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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXVII» ANNÉE. — SIXIÈME PERIODE
rOMB XL. — 1" JUILLET 1917.
REVUE
DES
DEUX MOIS
LXXXVII« ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME QUARANTIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES.
RUE DE l'université, 15
1917
7 o-^^':i ^
LA
CLOSERIE DE CHAMPDOLENT
(1)
rrERNIERE PARTIE (2)
VI. — LA RÉCOLTET du GOEMON
Quand les deux domestiques de Kerjan eurent mangé la
soupe, puis une large tranche de pain beurré, le plus jeune,
qui se disait encore malade, se leva de table ; mais Le Treff
avala une dernière crêpe de blé noir et plusieurs bols de cidre.;
Puis, sans hâte, il se prépara pour cette expédition de Mouster-
lin, endossant, par-dessus son gilet de tricot, une veste sans
manche, soutachée de velours, la seconde d'après le rang d'an-
cienneté, et qu'il mettait toujours s'il devait travailler hors du
domaine. Marie s'habilla un peu, elle aussi : mais, pour pro-
téger le bonnet, le ruban et la collerette, elle jeta, sur sa tête
et sur ses épaules, le châle de laine qu'elle attacha, sous le
menton, avec une épingle double. Et elle monta dans la char-
rette aux flancs cintrés, qui était toute semblable à la carène
d'un bateau de pêche, posée sur deux roues. Le Treff monta
près d'elle. Dans le fond, sur les planches, il y avait deux
fourches, une grosse pour le valet, une petite pour Marie. Les
deux chevaux étaient attelés en flèche : dans les brancards, la
vieille jument couleur d'acier, large de croupe et large d'épaules,
mais lasse et qui n'avait point de trot, et, en avant, tirant par
(1) Copyright b>j René Bazin, 1917.
(2) Voyez la Revue des l" et 15 juin.
6 REVUE DES DEUX MONDÉS.^
saccades, ombrageux, flairant le vent et le sol, mordant qui
s'approchait, un avorton de cheval blanc qui se dandinait entre
ses traits de corde.
Il fallut bien vingt minutes pour déboucher, des petits che-
mins, sur la route qui va de Fouësnant à Mousterlin. Marie
n'était point d'humeur à causer; elle avait la pensée au loin.
Elle se répétait à elle-même les phrases de la lettre que l'abbé
Alain, en ce moment, devait emporter vers Quimper, et qui
serait bientôt lue, là-bas, par des yeux qu'elle essayait d'imagi-
ner, dans la brume, ouverts et la regardant avec tristesse,
fermés, pleurant, ouverts de nouveau et ne croyant pas encore.
L'attelage allait un peu plus vite. Le Treff fouaillait, pour
s'échauffer.
— Aurait pas fallu faire ça avec la Jolie ! disait-il. Elle
nous aurait jetés dans la mer. Pauvre Jolie 1 A présent, sa peau
tannée court le monde !
— Vous croyez. Le Treff?
— Bien sûr! Les bêtes comme elle meurent les premières.
Il dit encore :
— Voilà la sacrée brume qui s'effiloche; c'est pas trop tôtl
Le grand nuage, depuis trois jours et trois nuits montant
dans la mer, se brisait, en effet. Dans la nappe uniforme,
étendue sur des lieues et des lieues de pays, il s'ouvrait des
corridors d'un bleu ardent que le vent élargissait, ou resserrait
très vite. Rai de lumière courant sur les bois de Landebecl
Grain sur Beg-Meil ! Souffle qui passe au ras de terre, et sou-
lève les cheveux de Marie! C'est le monde qui va secouer son
chagrin. Avant le soir, le ciel sera clair. Marie était seule avec
Le Treff, sur la route devenue toute plate, route bordée de
landes et de maigres champs, que divisent des pommeraies.
Les maisons ne manquent pas d'abord, aux deux côtés, puis
l'herbe devient rare, la pointe s'amenuise et la mer est au
delà. Plus d'habitations, si ce n'est un petit hôtel, volets
fermés, bâti dans la coulée des dunes, et, à droite de la route,
la grande ferme de Mousterlin, toute l'année dans l'embrun,
toute l'année dans le bruit des marées, et que protègent de
vieux ormes drossés par la tempête.
Les chevaux se sont mis au pas, à cause du sable que le
vent a roulé jusqu'à plus de trois cents mètres de la plage.
— Y a du monde au goémon! dit Le Treff.
LA CLOSERIE DE CHAMPDOLENT. I
Là OÙ la dune est fendue, droit en avant, là où la route
s'abaisse, tourne un peu et s'unit à la plage, on apercevait le
haut bord des charrettes arrêtées sur la grève, des têtes de
chevaux dresse'es, humant le vent de la mer, comme si l'avoine
était au large, et des fourches qui se levaient aussi, chargées
de goémon, décrivaient un arc de cercle, et retombaient.
Le valet de Kerjan cingla, d'un coup de fouet, les reins du
Bihan, le petit cheval de flèche, qui fît un rude effort; la peau
de la poulinière se plissa; les muscles des deux bêtes se ten-
dirent à se rompre, et les roues pénétrèrent dans le sable
léger.
C'était la pointe de Mousterlin, la sauvage et la désolée,
presqu'île de sable, arrondie à l'extrémité, nuit et jour battue
et polie par les lames, et qui devrait céder et couler dans la
mer. Mais elle est bien armée. Elle a, pour défendre son museau,
une corne comme un espadon, un éperon de roches brunes et
de roches noires. Jusqu'où va-t-il ? Dieu le sait, et un peu les
pêcheurs qui tendent dans les creux leurs casiers à homards, et
abritent leurs bateaux derrière les tables de pierre, les cara-
paces de tortues, les dos de monstres immobiles, que la
marée ne découvre jamais tout à fait. Là, dans l'abime des
eaux qui n'ont jamais la paix, dans les courans qui luttent, et
se tordent en remous, et répandent leur écume le long des
anses voisines, il y a des forêts d'algues rousses et d'algues
transparentes, les unes en forme d'épées, gaufrées le long des
bords, d'autres aplaties, souples comme des courroies, d'autres
taillées en forme d'arbustes, qui portent au bout des branches
des capsules gonflées d'air. On entrevoit, dans les beaux jours,
leurs bras qui montent et qui se tordent. La mer a ses halliers.
La tempête les abat, lorsque l'heure est venue. Le flot les
soulève et les pousse à la côte. Et, entre la pointe de Beg
Meil et celle de Ben Odet, où les chênes et les ormes verdoient
sur les falaises, la pointe rase de Mousterlin s'avance dans
le grand large, et reçoit tout le fumier de mer qui fera lever
les blés.
Voici donc la charrette de Kerjan qui tourne sur la plage,
droit au vent, et qui suit le bourrelet énorme de goémon,
amassé et tassé par la dernière marée, dans lequel des fermiers
de la côte de Fouësnant, ou du bourg de dollars, des vieux ou
des tout jeunes, enfoncent leurs fourches jusqu'au manche. Ils
8 REVUE DES DEUX MONDES.)
enfoncent leurs fourches, ils ont de la peine à les arracher du
tas et à les soulever, chargées de ces lanières gluantes qui
pendent en banderoles autour des hampes redresse'es, et qui
sont jete'es dans les charrettes. Déjà six charrettes sont acculées
au remblai de goémon. Kerjan, septième, se range tout au
bout de l'équipe. Le Treff et Marie descendent de la voiture*
Celle-ci leur cache à moitié les voisins. Ils sont juste au milieu
de la courbe que décrit la plage. La pente est raide. Les cail-
loux sont tout proches et la mer tourne autour. Elle montera
bientôt. Rien que du sable, des roches, des vagues, des nuées
devant soi.
Les chevaux soufflent, les gens aussi. Il faut bien regarder
le champ avant de travailler. A gauche, une clarté enveloppe,
au loin, les arbres de Beg Meil. La mer reçoit des lumières qui
voyagent. La mer s'endort quand la pluie est longue. On voit
au loin l'archipel des Glenans, comme une escadre disséminée,
toutes ses proues à l'Est, qui commence à s'enlever sur l'horizon
plus clair. Et Le Treff, qui regarde aussi, laboureur habitué à la
compagnie des marins, trotteur de grèves au lendemain des
naufrages, pêcheur de crabes dormeurs les jours de grande
marée, s'amuse à nommer les cailloux, pour montrer qu'il
sait tout. Le vent lui trousse sa barbe rousse et la divise en
flammes.
--- Tenez, Marie, en face, le Corbeau ; plus loin Men Vras,
avec la Vache, où l'on prend les plus beaux homards. Plus loin,
voyez-vous une balise?
— Non.
— Ce que c'est que des yeux de femme! Eh bien I les îles
au moins ne peuvent pas vous échapper? La grosse, là, c'est
l'Ile aux Moutons, dont on parle souvent dans les cabarets. Elle
a toujours sa couronne de fleurs blanches, mais pas bonnes à
cueillir, je vous en réponds. Des vagues, ma chère, des vagues
qui ne sont pas tendres à connaître! Ah! le soleil l'amignonne :
voyez!
Une grande barque, à voile jaune et tendue, passait dans la
rayée, à la pointe de l'île.
— Chalutier, dit Le Treff, ça va vers Concarneau.
D'avoir vu la voile et entendu ces noms-là, Marie est toute
troublée.
' — Travaillons! dit-elle.
LA CLOSERIE DE CHAMPDOLENT. 9
Marie alors se détourne et prend sa fourche. Elle enlève une
fourchée de goémon, pas trop grosse, comme elle peut faire, et
commence à charger l'arrière de la charrette, tandis que Le Treft
chargera l'avant. Elle se hâte, et lui aussi. Et après un quart
d'heure, le vent ayant soufflé, elle rajuste son fichu de laine,
d'où sont sorties les brides du bonnet. Par-dessus la charrette,
en se soulevant sur la pointe des pieds, en montant un peu
sur le bourrelet d'algues, que voit-elle? un vieux qui travaille
à dix pas d'elle, un homme qui a de petits favoris courts, tout
blancs, et qui a l'air bien las. C'est le closier de Ghampdolent.
Il est seul. Il a posé sa veste à terre et mis dessus un galet. Son
large chapeau, rejeté en arrière, découvre le front qui est tout
en sueur. Lentement, mais sans se reposer, il continue la
besogne. Elle est loin d'être achevée. Pauvre ancien! A-t-il
aperçu Marie? Rien ne le dit. Il ne se détourne pas. Il ne prête
attention ni aux mots qui remontent le vent, quand les hommes
crient, un peu plus bas, sur la plage, ni au mouvement de ce
point noir, là-bas, un pêcheur sans doute, qui va faire glisser
sa plate sur le sable, et rejoindre son bateau ancré entre les
roches. La pluie tombe encore, mêlée de lumière vive.
Ainsi une heure s'écoula. Nerveuse, désireuse de finir cette
lassante besogne, Marie avait fait sa part du chargement, ou
peu s'en fallait. De la pointe de la fourche, elle se mit à égaliser
les couches de goémon, entre les montans de la charrette. Elle
passa même à droite, du côté où se trouvait Jean Quéverne, et
elle vit que le closier de Ghampdolent ne travaillait plus. Il
avait pris quelques poignées de foin, emportées dans un filet
à grosses mailles, et, les ayant placées sur le sable mouillé, sous
le nez de la jument de Ghampdolent, il enlevait la têtière et le
mors, pour que la bête pût manger. Alors, Marie s'approcha :
il ne pouvait la voir. Elle jeta, dans la charrette moins qu'à
demi pleine, une fourchée de goémon, puis une autre, puis
une autre : il ne pouvait l'entendre. En quelques minutes,
comme elle y mettait toute sa force, elle en eut fait autant que
le vieux père en une demi-heure. Lui, tranquille, le bras
appuyé sur le garrot de la Buissonne, il respirait l'air qui
devenait plus doux.
A gauche, du coin de l'œil, Le Treff observait Marie. Il ne
comprenait point, et riait dans sa barbe fauve, de la bonne
plaisanterie. Mais quand il s'aperçut qu'elle ne s'arrêtait point
iO REVUE DES DEUX MONDÉS. i
de travailler pour ce pauvre closier, il haussa les épaules, piqua
sa fourche dans le sable, et, croisant les bras, les appuyant sur
le manche, l'air dédaigneux, il attendit, pour voir comment
cela finirait.
Il attendit tout juste le temps que mit la Buissonne à
manger sa poignée de foin. Comme elle relevait la tête, et la
secouait, ramenant avec sa langue les derniers brins d'herbe
sèche que le vent lui disputait, le closier se détourna : il aperçut
Marie qui travaillait pour Ghampdolent. Ses bras se levèrent
d'étonnement, la joie reparut sur ce visage d'honnête homme
qu'elle n'habitait plus guère, puis Jean Quéverne, devinant
qu'on l'épiait, à droite et à gauche, reprit son air tranquille et
las, et il vint vers Marie.
Il arriva jusqu'auprès d'elle, qui n'osait plus le regarder,
et travaillait encore,
— Marie? ma petite Marie, c'est vous qui avez fait cela?
— Je vous ai vu fatigué, père, et je vous ai servi.
En vérité, ceux qui guettaient les paroles ne purent
comprendre celles-là, qui furent dites à voix basse. Quéverne
dit encore, pour elle seule :
— Marie, je n'ai pas eu un si bon jour depuis trois ans!
Il eut envie sans doute de nommer un de ses fils, soit Pierre,
soit Alain, car il hésita un instant. Puis, se baissant pour
ramasser sa veste, il se rapprocha de la jument, reboucla la
bride qu'il avait enlevée, serra la sangle, puis, à haute voix :
— Hue, la Buissonne I
Les roues fendirent le sable, et le vent commença tout de
suite à écrèter les ornières, effaçant la trace de la charrette de
Ghampdolent, à demi pleine, et qui s'en allait.
Marie reprit sa place, à l'arrière de la charrette de Kerjan,
et se remit à l'ouvrage. Le valet qui, lui aussi, piquait la fourche
dans le goémon, demanda, en soulevant le faix :
— Qu'est-ce qu'il vous a dit, le Quéverne?
— Il m'a dit merci.
Mais l'homme, avant d'emporter la charge de lanières
brunes qui coulaient et s'agitaient autour de lui, éclata de rire,
et répondit :
— C'est votre mari, que vous avez aidé!
Elle se tut. Le travail pressait. La mer commençait à monter,
et le ciel était vert au-dessus des Glenans.i
LA CLOSERIE DE CHAMPÎ)OLENT« il
VII. — LE CONCERT DANS LES PINS
Son mari était au cantonnement. Deux compagnies logeaient
dans le village, c'est-à-dire dans des maisons qui n'avaient
plus de toit, plus de vitres, plus de meubles. Les murs droits
sont encore des abris à qui souffre du vent. Des hommes dor-
maient, la nuit, entre les quatre clôtures de pierre de ce qui
fut une habitation, une propriété jalousement aimée : cuisine
du fermier; boutique de l'épicier; forge du charron; salle car-
relée où le curé recevait ses paroissiens, et, les jours de confé-
rence, traitait ses confrères; cellier de l'aubergiste; grange
toujours pleine du riche du village, cultivateur tout ensemble
et marchand de grain. Canonné par les Allemands, canonné et
reconquis récemment par les Français, le pauvre village en
ruines rendait aux hommes et aux bêtes plus de services, depuis
quatorze mois, qu'il n'en avait rendu, au temps où les grandes
nuées d'automne, crevant sur la plaine champenoise, ne mouil-
laient que les toits bien entretenus et la terre blanche, maigre
nourrisseuse d'herbe. On était à sept kilomètres du front nou-
veau. De temps à autre, un aviateur allemand en reconnais-
sance laissait tomber une bombe ou doux sur ces groupes de
soldats, ces camions, ces cuisines, ces chevaux au piquet, ces
bâches recouvrant on ne sait quelles provisions et qui encom-
braient la rue tournante et courte, ne laissant au milieu que
le passage de deux roues. Et tout cela était l'arrière, le lieu de
repos, le cantonnement auquel on rêvait, dans la tranchée.
La V compagnie logeait plus haut, à moins d'un kilomètre,
sur le renflement très léger au pied duquel on avait autrefois,
pour les mieux garantir de l'orage et du vent, bâti les maisons
du village. Là, s'étendait un bois de pins, long et peu large,
suivant la ligne de faîte, et la crêtant d'une falaise qui fut verte
et compacte trente ans au-dessus des terres arables. Dans les
jours chauds, au temps de la paix, toute la plaine le regardait
avec envie. Les oiseaux de passage y logeaient tous une nuit.^
Les arbres avaient été semés soigneusement ; ils étaient bien
venus, malgré l'avarice de cette craie blanche où rayonnaient
leurs racines. Mais la guerre est bûcheronne. Elle avait brisé
plus de branches que di^ étés n'en font pousser, rompu des
troncs, percé des jours. Puis, par deux fois, une vague de gaz
12 REVUE DES DEUX MONDES.)
asphyxians avait roulé sur la colline. Et les arbres, ceux qui
restaient, ayant bu le poison, leurs couronnes étagées autour
de la tige, leurs pinceaux d'aiguilles vertes, leurs épis large
ouverts et qui balayaient le sol, avaient pris une couleur d'ocre
rouge. La futaie était morte et demeurait debout, sanglante.i
Au milieu, deux baraques en planches, depuis peu transportées
par le Génie, servaient de logement à des troupes, et, en ce
moment, à la 7® compagnie du bataillon d'infanterie coloniale.
Dans une autre baraque, plus petite, à gauche, le capitaine
Hellequin avait installé ses bureaux.
Pierre Quéverne sortait, avec d'autres, de la chambre,
comme il disait, lorsque, soudain, tous les autres le quittèrent
et coururent vers la baraque où logeait le capitaine. A la porte,
un groupe de coloniaux entourait le vaguemestre :
— J'en ai-t-il une?... Et moi?... Et moi?...
C'était la famille qui venait aux avans, avec ses baisers, ses
regrets, les nouvelles qui ne varient, guère, et le soutien des
mots qui furent écrits pour nous. Les hommes tendaient les
bras, comme s'ils se rendaient à cette force victorieuse : « Et
moi? Et moi? Et nous? »
Quéverne ne se mêlait jamais à ces heureux. Les déceptions
eussent été trop fréquentes. Il s'éloigna donc, comme d'habitude,
les mains dans les poches, voulant gagner la lisière du bois,
d'où la vue est grande sur la plaine. 11 avait pris de la vigueur
encore et de l'assurance, depuis qu'il faisait la guerre, et disait
volontiers : « Je me porte bien, mais je croyais savoir ce que
c'est que le gros temps, et c'est ici que je l'ai appris. » Aucun
soldat de métier ne lui en aurait remontré, ni pour astiquer un
fusil, ni pour chaparder du vin dans la cave d'une maison
éboulée, ni pour découvrir l'emplacement d'une mitrailleuse, ni
pour tailler une bague dans la fusée d' n obus : seulement,
quand la bague était faite, il la donnait aux amis. « Chez moi,
disait-il encore, on n'aime que les vrais bijoux. »
Il allait donc vers la lisière qui n'était pas bien loin de là,
car on voyait, entre les colonnes rompues des pins, entre les
branches pendantes, fauchées, tordues, des morceaux de la
plaine, tout entière vibrante dans la lumière du soir. Et il allait
lentement, retenu par l'espoir qui ne meurt pas d'être enfin
comme un de ceux-là, auxquels on écrivait. Il portait haut la
tète, selon sa coutume, et rien ne pouvait faire deviner la
LA CLOSERIE DE CHAMPDOLBNT.; 43
détresse de ce tlâneur qui cherchait le soleil et un coin pour
s'asseoir.
— Pierre?
— Après?
— Y en a une pour toi!
Il tressaillit, ne se détourna pas, et cria :
— Apporte, Kerdudal, si c'est pas de la blague!
Derrière lui, il entendit un pas qui s'approchait, et Ker-
dudal, sautant devant lui, l'arrêta. Il avait une lettre à la
main.
— Voilà, et d'une écriture jolie, encore! Une femme! Et ça
vient de Fouësnant.
Quéverne regarda, et répondit :
— La mienne.
Il n'avait pas perdu l'expression insolente qui lui était habi-
tuelle; il avait seulement pâli, et les cartilages de son cou
s'étaient gonflés, comme s'il étouffait. Avant de tendre la main,
il regarda l'enveloppe, une seconde fois.
— C'est bien d'elle, dit-il. Tu peux donner.
Il prit la lettre et la mit dans sa poche de gauche, la pro-
fonde, qui descendait jusqu'à son genou.
— Tu ne la lis pas?
— Plus tard,
— Je croyais que tu n'en avais jamais? demanda naïvement
Kerdudal.
— C'est-à-dire, pas souvent comme ça, par le vaguemestre.
Ah! mon pauvre vieux, on dit tant de choses, dans le militaire!
Des nouvelles de chez moi? J'en ai autant que j'en veux... plus
quelquefois... Allons nous reposer, puisque, demain, nous
remontons en ligne.
Les deux hommes, entre les arbres empoisonnés, qui
n'avaient plus que la forme de leur espèce et dont la sève était
tarie, continuèrent leur chemin côte à côte, l'un très grand,
flegmatique, épanoui, confiant, l'autre silencieux, mais l'œil
toujours ardent et courant- les lointains. Ils s'étaient retrouvés
depuis une quinzaine. Après la grande offensive de Champagne,
les unités décimées ayant été reformées, Kerdudal avait été
versé à la V compagnie. Demande du capitaine Hellequin?
Erreur? Hasard? Il n'en saurait jamais rien. Ce sont des choses
qu'il ne faut point approfondir. Ils étaient compagnons de cham-
a
REVUE DES DEUX MONDES.
brée, de soupe, de marche, de guet et de danger. Le voisinage
de Kerjan et de Champdolent aurait dû rendre la conversation
facile et intime entre les deux hommes. Fréquente, elle l'était.
Cependant ils ne parlaient point de plusieurs des gens qu'ils
connaissaient le mieux : pas une fois le nom de Marie n'avait été
prononcé. Souvent même, ils ne causaient que des choses du
régiment, du vin, des chefs, des camarades. Et Pierre avait
commencé à donner à Kerdudal des leçons de bombarde.
« Comme ça, disait-il, quand tu retourneras au pays, tu pourras
jouer dans les noces. »
A la lisière du bois, ils s'assirent, adossés au tronc d'un pin
abattu, que ses maîtresses branches, enfoncées dans l'herbe,
tenaient encore incliné, comme un homme appuyé sur ses
coudes. Ils avaient devant eux une vaste campagne plate,
roussie par le soleil et par la chimie de la guerre, tachetée çà
et là d'un peu d'herbe renaissante, et que traversait, à l'horizon,
du Nord au Sud, une route, autrefois bordée d'arbres, à présent
nue. Le canon tonnait au delà de la route. Au pied du plateau,
deux charrues, parallèles, l'une conduite par un tout jeune
gars, l'autre par une femme, défonçaient la jachère, et, dans
l'immensité, soulevaient une poussière minuscule, comme deux
moineaux qui se poudrent. Ce fut l'unique objet qui attira le
regard et émut le cœur du valet de Kerjan.
— Ahl dit-il, les vois-tu, Quéverne? Ils sont rentrés d'avant-
hier, dans la cave de leur maison, la mère et le fils, parce que
le père est comme nous, un pauvre bougre qui se bat, et déjà
ils travaillent; c'est bien...
Et, un moment après :
— Voilà tout de même de la terre réconciliée.
Sans savoir pourquoi, lui, descendant de vieille race
terrienne, il employait le mot qui, après une profanation,
exprime la rentrée en grâce et la bénédiction nouvelle d'une
église.
— Oui, dit Pierre, ils ont du cœur. Ça n'est pas des domes-
tiques de ferme, que tu connais bien, qui viendraient labourer
si près. des lignes, au risque de recevoir un obusl
— Quinquis, n'est-ce pas? Il n'est pas brave. Mais Gueule
de renard ne l'est guère plus. Ne devrait-il pas être avec
nous?
Quéverne fît un signe d'assentiment.
LA CLOSERIE DE CHAMPpOLENT.j 15
— A cette heure, ils commencent tranquillement, chez
nous, à battre leur blé noir.
Chez nous! Les mots sacrés qui les faisaient tous rêver,
soulîrir, espérer, et aussi affronter la mort, ceux-là que la
guerre, depuis quatorze mois, avait arrachés aux maisons per-
dues dans les campagnes, et dont chacune a charge d'un mor-
ceau de la terre de France, toute labourée ! Les deux soldats,
du même élan, étaient déjà revenus au pays de Cornouaille,
aux fermes de Kerjan et de Ghampdolent, bâties sur la même
pente qui descend vers la mer. Ils ne pensaient déjà plus aux
valets de ferme, ni à la récolte du sarrasin; ils songeaient à
la même jeune femme : Marie. Et il y eut entre eux un long
silence.
— A propos, repartit Quéverne, il faut que je lise ma
lettre !
Il disait cela sans hâte. Il ne voulait pas se démentir. Puis
il avait peur de l'inconnu. Dans les rares occasions où le père
avait écrit, ou la sœur Julie, la religieuse, ou le beau second
maître du Jaurégtiiberry, Pierre, pour décacheter la lettre,
s'était servi de son doigt, qui déchirait de travers le papier. Mais,
quand il eut mis la main au fond de sa poche, en se baissant,
il ramena, du même coup, la lettre et un couteau serpette, à
manche de corne, et, ayant passé la lame recourbée dans la
fente de l'enveloppe, près de l'angle, il coupa le papier avec soin,
comme si c'était une relique^ un morceau du voile d'une sainte
de Bretagne.
Kerdudal, par discrétion, ainsi que cela se doit, regardait
les attelages qui progressaient dans la plaine, tandis que son
camarade prenait connaissance de la lettre. Des grondemens
d'artillerie lourde arrivaient de l'horizon; la plaine relançait de
la lumière vers le ciel comme aux jours d'été; il faisait bon se
reposer sur l'herbe.
— Kerdudal?
Comme la voix de Pierre Quéverne avait changé, en une
petite minute!
— Dis, Kerdudal, c'est ma petite fille qui m'écrit,... cette
fois! La mère a mis seulement l'adresse, et les mots, comme
de juste... Ce qu'elle doit être mignonne, cette Jeanne-Marie!
Stupéfait, n'y comprenant rien, trop timide pour le montrer,
Kerdudal continua de s'intéressera la plaine, sans rien répondre
16
REVUE DES DEUX MONDES.
et sans bouger. Il cueillit une herbe, et la mit dans sa bouche.
Puis, s'enhardissant, une idée lui étant venue :
— Je l'ai revue, ta Jeanne-Marie !
— Tu ne l'as jamais dit !
— Dame, c'était avant les attaques de septembre, quand
j'ai été en permission. Je ne faisais pas partie de la septième.
— A qui elle ressemble à présent?
Embarrassé, Kerdudal mordillait son brin d'herbe.
— N'aie pas peur! Dis franchement! Ce n'est pas à moi?
— Non, à elle, tout à faitl
— Elle est jolie, alors! Elle promettait, quand je l'ai quittée.
Mais c'était si petit! Ah! elle ressemble à Marie? Quelle bonne
idée! Alors elle doit avoir le teint clair?
— Tout blanc, avec des petites taches de rousseur.
— Un air que je n'ai pas vu à grand monde de chez nous?
— Il m'a semblé aussi.
— Une voix qui fait du mal ou du bien à entendre, et qui
prend le cœur. Tu te rappelles?
— Elle n'a pas parlé devant moi.
— Eh bien ! mon compagnon, c'est la fille qui me l'écrit,
mais c'est la mère qui l'a pensé : elles me disent de prendre ma
permission, et de venir à Fouësnant!
Kerdudal n'y put tenir plus longtemps. Il tourna la tête, et
reconnut que Pierre Quéverne s'était rapproché de lui, qu'il
avait de la joie plein les yeux, qu'il riait en montrant ses dents
blanches, et qu'il lui tendait la lettre. Et, tout saisi d'avoir
appris tant de choses en un moment, le grand valet de Kerjan,
perdant cette prudence paysanne qui, jusqu'alors, l'avait empêché
de causer librement, osa dire :
— J'ai revu aussi ta femme, dans la grande pommeraie, un
matin que le vent avait rudement gaulé les pommes!
Il se mit à raconter la journée passée à Kerjan et à Champ-
dolent, les mots qu'il avait dits, même ceux qui n'importaient
guère, et comment Marie s'était informée de Pierre.
— Si j'avais su que ça te ferait plaisir, bien sûr, je te l'au-
rais dit plus tôt. Mais voilà, on a peur : les ménages, c'est des
secrets.
— Oui. Le monde n'y entend rien. N'y a que le bon Dieu.
Toi, Kerdudal, qui connais maintenant un brin de la vérité, n'en
parle pas 1
LA CLOSERIE DE CHAMPDOLBNT. IT
— Bien sûr!
— N'en parle ni à pre'sent, ni plus tard !
— On la saura, quand tu seras allé en permission.
— Si j'y vas.
Kerdudal mit la main sur l'e'paule de Quéverne, et ré-
pondit :
— Oui, je sais, tu n'as pas voulu, quand c'était ton tour;
mais ça peut se reprendre, une permission ! Je t'amènerai un
camarade qui n'a pas de famille, et qui a bon cœur. Pour une
pièce de quarante sous, je suis sûr qu'il céderait...
— Non. Il faut qu'auparavant je fasse une chose.
— Laquelle?
— Le coup de main sur la tranchée boche. Tu ne peux pas
comprendre pourquoi. C'est des choses convenues avec le
capitaine. Après, je répondrai à Marie.
— Tu as donné ton nom au capitaine?
— Pas encore.
Ils se trouvaient en confiance à présent ; ils se sentaient
plus d'amitié l'un pour l'autre, et Kerdudal, flatté, content de
lui-même, prévoyant que l'étape du lendemain serait rude,
s'étendit tout de son long près de l'arbre, la tête posée sur ses
mains jointes. Il prit le temps de rêver un peu.
— Pierre, il y a une chose qui me vient souvent à l'esprit.
Je voudrais te demander ce que tu en penses.
— Dis!
Et Pierre, toujours accoté contre le tronc du pin, commença
de bourrer sa pipe.
— Voilà : quand je serai rentré à Fouësnant, — ou bien a
Pleuven, car je peux changer d'idée, — je ne sais pas si je
ferai mieux de rester garçon, comme je suis, ou do me
marier. Rester garçon, ça n'est pas gai, et me marier, ça me
fait peur.
Il n'eût pas parlé ainsi dix minutes plus tôt. L'autre répondit,
négligemment :
— Tout dépend de ce que tu trouveras.
— Oh! je ne serai pas embarrassé! Des filles, chez nous, il
n'en manque pas ! Et des jolies!
— C'est vrai.
— Et de celles qui s'entendent à dépenser la paye de
l'homme!
TOMI XL. — 1917. â
18 REVUE DES DEUX MONDES.-
Ils se mirent à rire tous les deux, et à dire des noms. Puis,
brusquement, le grand blond Jean-Jérôme devint sérieux,
comme était sérieuse l'idée qu'il avait au fond du cœur, et dit,
les yeux fixés là-haut :
— Tu crois vraiment, Quéverne, qu'on est plus heureux
quand on se marie?
Pierre tira quatre bouffées de fumée, les suivit des yeux
dans l'air, et dit :
— Oui, je le crois aujourd'hui.
Puis, après un moment :
— Peut-être tu auras de la chance. Ce qu'il faut, c'est une
femme douce.
— Oui bien.
— Riche ou pas riche, ça ne fait rien, pourvu que l'ar-
gent lui reste dans la main. Une qui, une fois mariée, ne
regarde plus par la fenêtre. Une qui pense à toi plus qu'à sa
jeunesse.
— Je voudrais bien.
— Qui ait de la religion.
— Elles en ont toutes.
— Oh I que non ! C'est leur bravoure, vois-tu. Une femme
qui vaille mieux que nous.
— Je ne demande pas mieux.
— Une gentille enfin : voilà, mon vieux. Tâche de trouver!
Ce qui restait de tabac dans la pipe fut fumé en silence.
Le soleil s'était couché. Rien ne vivait plus dans la plaine,
que le roulement du canon, très loin, par intervalles. Les char-
rues dételées se confondaient avec les mottes. Des écharpes de
brume, tendues au-dessus des creux, montaient insensiblement
à la rencontre de la lune. Les deux soldats se relevèrent, et
revinrent au cantonnement. A la dérobée, et tandis qu'ils
marchaient entre les arbres devenus couleur de fumée, Ker-
dudal regardait Pierre Quéverne, avec une certaine déférence,
comme un être supérieur, profond dans ses desseins, et dont la
conversation était pleine de mystère. Car deux hommes ne
peuvent causer l'un avec l'autre, de quelque sujet grave, sans
se trouver déjà en relations d'autorité. S'il avait pu connaître
les âmes, il aurait vu un malheureux que la lettre de Marie
réjouissait comme un trop beau rêve, dont on a peur de
s'éveiller ; un fier qui défendait sa peine et son passé comme
LA CLOSERIE DE CHAMPDOLENT. 19
il pouvait, avec une pauvre habileté ; un énergique, prompt k
se décider, et capable de suivre une résolution, même la plus
dure qui fût.
Comme Pierre Quéverne longeait le mur de planches der-
rière lequel se trouvait le bureau du capitaine Hellequin, la
porte s'ouvrit, un soldat sortit, et Pierre entra. Le capitaine
signait des pièces. Il ne regarda pas qui entrait.
— Qui est là?
— Quéverne, mon capitaine.
— Pour quoi faire?
— Vous avez demandé des volontaires, pour après-demain?
— Oui.
— Il paraît qu'il vous faut des prisonniers?
— Oui, c'est l'ordre.
— Pour moi, les meilleurs prisonniers, c'est les morts.
Inscrivez-moi tout de même; on tâchera d'en avoir de
vivans.
— Merci, mon brave. Tu es inscrit.
Pierre aurait aimé que le capitaine se retournât, et lui dit :
« Eh bien! Quéverne? D'où en sommes-nous? » Mais l'officier
semblait totalement absorbé par la paperasserie, Pierre se
retira.
Le ciel demeurait clair.
Une heure plus tard, après la soupe, dans la longue baraque
d'à côté, qui recevait encore un peu de clarté du dehors par les
baies tendues de toile huilée, quatre-vingts hommes de la 7*
écoutaient un concert. La plupart étaient étendus sur les bat-
flancs inclinés, bâtis en planches comme le reste et maigrement
garnis de paille. La tête appuyée sur un coude, ou sur le mur,
sérieux, muets, ils se laissaient aller à la musique comme des
nageurs à la vague, tout entiers plongés dans cette onde de
joie ou de mélancolie qui les berçait ensemble. Le son d'une
musette, grêle et passionné, gouvernait cette assemblée de
paysans, combattans d'hier, combattans de demain, séparés du
monde et de la tendresse de chez eux. L'air était embrumé
par la fumée de quatre-vingts pipes ou cigarettes. Quatre
nappes de lumière, très haut, adieu du ciel encore vivant, tra-
versaient la baraque, et la fumée devenait bleue quand elle
passait là.
Qui donc amusait ainsi les compagnons de la guerre ? Un
2Ô REVUE DEâ DEUX MONDES.
soldat aux cheveux roux, au teint vif, assis au sommet du bat-
flanc de droite, juste au milieu de la salle, et qui appuyait ses
épaules à la cloison. Il ne regardait personne; il avait le regard
levé au-dessus de la paille et des compagnons ; il ne riait pas ;
il ne parlait pas, quand, à la fin des morceaux, les mains
applaudissaient, et que des voix criaient : « Bravo, Pierre! Du
triste, à présent ? Non I du gai ? Auprès de ma blonde! Non I pas
ça ! Tu sais bien : la Chanson des amoureux pauvres ? » Il jouait,
presque sans intervalle, des morceaux de musique empruntés
au répertoire des cafés-concerts ou de l'Opéra, des pardons de
Bretagne, ou des maisons retirées où les mères chantent encore,
près des berceaux. Il y avait des airs canailles et des airs très
doux, et de lentes mélodies coupées de ritournelles endiablées,
valses entremêlées de galops, élégies qu'un éclat de rire inter-
rompait, et les hommes, au fond de leur âme, trouvaient que
cela ressemblait à la vie. Quéverne jouait très bien, les joues
creusées par l'effort, les doigts courant sur le flageolet de bois
blanc acheté à la foire de Quimper, ses gros doigts qui avaient
manié les voiles, la charrue et le fusil.
Dans la baraque voisine, le capitaine Hellequin examinait
les pièces comptables de la compagnie. Le sergent-major,
debout près de lui, classait les feuilles, entre les pages d'un
registre ouvert sur la table. La chambre était très petite, et
séparée seulement de celle de la troupe par une douzaine de
pins. Quelques notes et surtout le bruit des applaudissemens
venaient jusque là, dans le vent du soir. Quand il eut donné la
dernière signature, Hellequin se leva, songea un moment :
« Est-ce bien tout? Sommes-nous parés pour la relève? » puis,
à demi-voix :
— Je lui ai promis d'aller l'entendre. Il faut aussi que je le
félicite d'autre chose. C'est un homme, décidément.
Et il sortit de la chambre.
Quand il entra dans la grande baraque, avec précaution, les
hommes étaient si attentifs, si absorbés par les variations
qu'exécutait Quéverne sur l'air du Lac de Niedermeyer, que
personne n'entendit le bruit de la porte, et que personne
n'aperçut, l'instant d'après, droit et debout le long des planches,
l'officier aux moustaches de Gaulois, qui souriait. Ce fut seule-
ment à la fin du morceau, qu'une voix cria, au milieu des
bravos :
LA GLOSERIE DE CHAMPDÔLENT. 21
— Fixe I
La paille remua; tout du long des bat-flancs, des torses se
redressèrent vivement.
— Repos i bonsoir, mesenfansi
— bonsoir, mon capitaine I
Les hommes, se recouchèrent. Quatre ou cinq seulement
demeurèrent assis, pour mieux voir. Le capitaine, faisant signe
à Quéverne de continuer, se tint debout à trois pas de la porte,
et les hommes le regardaient, parce qu'il avait bon air. Il
écoutait, comme eux, les mains dans les poches de la culotte
qu'il portait large, en souvenir des régimens d'Afrique. Qué-
verne, qui avait salué, en portant à la hauteur du front la main
qui tenait le flageolet, attaqua un de ses morceaux favoris, une
sorte de complainte, qu'on entend, les jours de fête, autour de
la chapelle de Sainte-Anne de Fouësnant, un chant de biniou
auquel répond la bombarde, un dialogue en mineur d'une tris-
tesse infinie, dont le vent et la mer pourraient être les deux
voix accordées et toujours reprenant le chapelet de leur misère.
Un jeune gars breton, étendu dans la paille, aux pieds de
l'officier, et qui n'avait pas dit un mot depuis une heure, leva
sa tête mince, trop pâle, un peu folle, et demanda :
— Vous l'aviez pas entendu, mon capitaine?
— Jamais. 11 joue comme un artiste.
— Il y en a plus d'un chez nous ! 11 y a aussi Bodivit, vous
savez, un homme dont la femme est sortie de Kerasploc'h ; il
sonne du biniou encore mieux que Quéverne ne joue de la
bombarde : on lui a demandé, un grand chef, oui, de faire
venir son biniou, pour amuser les camarades, dans les tran-
chées. Mais son biniou de concours et de noces est trop beau
pour les tranchées : Bodivit en a fait venir un autre, qui pleure
tout de même bien.
— Alors, tu appelles ça une bombarde, l'instrument dont
joue Quéverne ?
Le Celte mince eut un fou rire :
— Non, mon capitaine! C'est un flageolet, une musette, ce
que vous voudrez : pas une bombarde. 11 n'y en a que chez nous,
des bombardes 1 Elles sont noires, elles ont sept trous, elles ont
un pavillon d'ivoire : mais elles refusent de sonner ailleurs
qu'en Bretagne, parce qu'il faut, voyez-vous, que le sonneur,
avant de souffler, ait trempé l'anche dans du cidre !
22 REVUE DES DEUX MONDES.
Ayant dit ce souvenir de chez lui, l'homme se tut, coupa
un bout de corde de tabac, et se mit à le mâcher, lente-
ment,
— Bravo ! dit le capitaine, tu m'as fait plaisir, Quéverne.
Il s'approcha de l'endroit où était Pierre. Mais celui-ci s'étant
prestement levé, se trouva dans le couloir central de la baraque,
avant que l'officier eût fait la moitié du chemin. Le bruit avait
déjà recommencé ; la plupart des hommes, échappant au pou-
voir des notes, réveillés comme d'une ivresse, parlaient haut et
remuaient. Le capitaine frappa, d'une main amicale et forte,
l'épaule de Pierre, et ils purent causer quelques instans, dans
le vacarme de tous, sans être entendus des voisins.
— Je compte sur toi ?
— Oui, mon capitaine.
— J'ai mis ton nom sur la liste des volontaires. C'est très
bien Encore mieux que de jouer du flageolet. Après-demain
soir, n'est-ce pas?
— Oui, on sera là.
Les toiles huilées ne laissaient plus passer qu'une lumière
jaune et morte.
Vni. — COUP DE MAIN
Le surlendemain, presque à la même heure, la 7® compagnie
occupait une partie du secteur où elle avait déjà tenu les
premières lignes. La journée s'était passée très calme. On
connaissait jusqu'aux rats, qui avaient des noms : le pansu, la
moustache, tire-la-jambe, pince-sans-rire. La craie, délayée par
une averse froide, le matin, coulait sous le caillebotis, au fond
des tranchées. L'orage passé, le ciel était devenu d'une extrême
pureté. Mais, presque aussitôt, le canon, muet jusque là, s'était
mis à tonner chez les Français, puis, comme une réponse
nécessaire, chez les Allemands. L'attaque était prévue pour la
tombée de la nuit, et la nuit tombait. Le bombardement aug-
mentait de violence. Sifflemens, éclatemens, déchiremens de
l'air qui ne cessait de crier. Le sol tremblait. Entre les deux
lignes, sur la pauvre jachère champenoise déjà bossuée, des
obus de gros calibre tombaient à chaque moment, et proje-
taient, en éclatant, des gerbes de terre, de fumée, de mitraille
et de débris de bois. La tranchée allemande était entièrement
LA CLOSERIE DÉ CHAMPDOLENT.: 23
masquée par un rideau flottant de poussière et de vapeur, plus
haut qu'une futaie centenaire, et la tranchée française, à cin-
quante pas à droite et à gauche du poste d'écoute de la Tortue,
était aussi cachée dans un nuage. Là, dans la petite redoute
creusée en pleine craie, que protégeait, insuffisamment, une
calotte de rondins et de mottes de terre, la et dans les boyaux
d'accès, trente volontaires étaient groupés autour de l'officier,
un sous-lieutenant tout jeune, charmant de visage, blême un
peu, et riant, et très maître de ses nerfs, qui, toutes les
minutes, regardait l'heure, au cadran de la montre attachée
à son poignet. Ils étaient calmes, sauf deux ou trois, exaltés
par le danger, qui pi iisan talent. Quelques-uns devaient songer
à la mort, mais ils ne io disaient pas. C'était la campagne
française qui va au labour par l'orage ; c'était la marine qui
s'embarque par gros temps.
— Dans cinq minutes, les gars, dit l'officier à voix basse,
baïonnette au canon, et doucement, hein? pas de plai-
santerie !
Les hommes, sans faire de bruit, exécutèrent l'ordre, véri-
fièrent une dernière fois que les cartouches étaient bien à leur
place et les grenades aussi. Et ils se regardèrent les uns les
autres.
— En voilà un qui rigole, dit un des plus petits. On ne dirait
pas qu'on va où on va.
— Eh bien, quoi? dit Quéverne : on va faire des prisonniers!
on le sait bien !
— C'est l'heure, mes gars, dit l'officier; en avant!
Il prit la tête, et sortit le premier.
Silencieusement, les trevte hommes, comme des lapins dé-
boulant d'une garenne où on a lâché le furet, escaladèrent les
tranchées, par les degrés taillés dans la paroi verticale, et dans
la nuit presque faite, dans la fumée, on vit leurs ombres se
mouvoir vite. Qui les voyait? des yeux amis, derrière les cré-
neaux des tranchées voisines. Qui les regardait? toute la com-
pagnie, tout le bataillon même, dispersé dans les petites allées
creuses des tranchées, et qui savait qu'à cette minute précise,
trente camarades allaient tenter un coup de main. Mais tous
ne voyaient pas, et la fumée cacha bientôt les ombres même
aux guetteurs demeurés au poste d'écoute. Pas un coup de
fusil. Rien que le canon qui continuait de gronder; mais l'artil-
24 REVUE DES DEUX MONDES.
lerie savait, elle aussi, que les trente hommes venaient d'atta-
quer et elle allongeait le tir.
Dans les abris, combien d'oreilles tendues, guettant le crépi-
tement des mitrailleuses, qui pouvaient anéantir cette petite
troupe aventurée! Non, rien que les éclatemens des obus, le
tremblement incessant de l'air et de la terre, et dans le bruit
énorme, le sifflement des pierres et du plomb, des mortelles
abeilles déchaînées et volant à travers la fumée.
Trois minutes, cinq minutes d'angoisse. La sixième n'était
pas achevée, qu'un des guetteurs de la Tortue dit :
— Les voilà !
Une ombre qui grandit, une autre, puis une troupe qui sort
de la brume de guerre; ils courent; ils sont tous là. Celui qui
est en tète crie :
— Nous avons pris six Boches 1
Toute la grappe, en un instant se rassemble, s'aplatit et coule
dans la tranchée, coloniaux et prisonniers, tous ensemble.
L'étroite fente est pleine de soldats, tachés de blanc, déchirés,
soufflant, contens, qui se précipitent, entraînent les Boches vers
l'abri où sont les mitrailleuses. Car le bombardement est enragé.
Les Allemands se vengent. La crête de la tranchée, à gauche,
est arrachée par l'explosion d'un obus. Un autre obus éclate
dans la tranchée même, en arrière. Deux hommes tombent. Ils
se relèvent et rejoignent. On se presse dans l'abri, où l'on ne
peut tenir que sept ou huit. Le gros de la troupe reste dehors.
Le sous-lieutenant est à l'extérieur, accoté contre la paroi de
craie. Il n'a plus de casque. Une déchirure, d'où le sang coule,
traverse son visage, de la pointe du menton à l'oreille. Il regarde,
il compte ses volontaires, il dit des jjoms qu'on n'entend pas. La
nuit est venue. Un à un, les prisonniers sont poussés devant
lui. Il allume son briquet, pour voir, et son visage devient dur.
— Emmenez ça, et promptement! Quéverne, tu en as pris
deux pour ta part : conduis-les à l'arrière, avec Morel, Dutaux
et Mouchemin!
Dutaux buvait, pour se remettre; Mouchemin buvait. Ils
continuèrent, passèrent le pouce sur l'orifice du goulot, remi-
rent le bouchon, et firent demi-tour.
Ah ! ce fut une promenade rapide ! On ne s'arrêtait pas. Par
les boyaux, les six prisonniers, — trois bravaches et trois
loques, — ■■ contens d'avoir été pris et d'échapper au dur régime
LA ÛLOSÉRIE DE CnAMPÙOLÊNT.i 25
de la guerre, trottaient, reconnus au passage par les guetteurs,
masses grises, serrées contre la muraille, et qui se détournaient
à demi, puis reprenaient la veille, devant le créneau. Car on
ne pouvait se tenir debout sur les banquettes de tir. Le bombar-
dement redoublait. Quéverne marchait le dernier, houspillant
deux retardataires, un géant carré, barbu, à lunettes, qui traî-
nait la jambe, et une sorte d'avorton, effaré et cauteleux, qui
croyait son heure venue, et levait les mains, dans la nuit
déchirée d'éclairs, parce que, derrière lui, Quéverne, dont les
nerfs et le sang étaient encore travaillés par la colère du combat,
criait : « Hue! les Boches I Hue! sale gibier! » Et les tueurs de
Français s'en allaient, roulant, soufflant, hagards, aussi vite
que le permettaient le sol détrempé, le caillebotis par endroits
brisé, contre lequel le pied se heurtait, et l'ombre très profonde
dans la tranchée qui tourne.
On fit ainsi un quart d'heure de chemin; on descendit une
pente faible, on en monta une autre, et là, il y avait un mau-
vais passage, pris d'enfilade par les batteries allemandes. Qué-
verne, au moment oîi la tête de la colonne allait s'engager
entre les talus exposés au feu et déjà ébréchés par les explo-
sions, commanda, de sa même voix de colère :
— Baissez-vous, sales Boches! Y a du danger par ici!
Ils comprirent le français ; ils se plièrent en deux ; on passa..
Mais, au moment où la tranchée s'infléchissait vers l'Est, et où
les hommes étaient tout près du poste du commandant, une
volée d'obus tomba autour d'eux. Tous furent jetés à terre. Un
seul ne se releva pas : Quéverne. Deux des camarades revinrent
vers lui, des compagnons, éparpillés dans la nuit, furent hélés.
Le poste de secours était proche. On courut chercher une civière,
et le Breton évanoui, pansé à la hâte, l'épaule ouverte par un
éclat d'obus, continua le voyage vers. l'arrière. C'étaient les
deux Allemands, le géant et le pauvre hère, qui portaient le
blessé, et c'était un des camarades de Pierre, maintenant, qui
fermait la marche, et disait i
— Le sang lui coule de partout : allez vite! Pauvre gars,
qui jouait si bien : Auprès de ma blonde... Il n'est pas mort,
tout de même, mais ça n'est pas une bonne blessure, l'épaule...
Ils commençaient de sortir de la zone du feu, et il y avait du
vent, au-dessus d'eux, qui ne sentait plus la fumée.
26 REVUE DES DEUX MONDES.i
Trois jours plus tard, à l'hôpital n°47, entre Suippeset Mour-
melon-le-Grand, Pierre Quéverne reposait dans un lit blanc,
face à la fenêtre, le dernier lit, à droite, dans la longue salle du
baraquement. Il avait l'épaule gauche enveloppée de gaze, de
toile, de feuilles d'ouate, le tout ficelé, serré, moulé par des
bandes Velpeau. Entre cette épaule gonflée et l'autre mince, et
qui soulevait, à chaque respiration, la chemise neuve du service
hospitalier, la tête, exsangue et droite creusait son gîte dans
l'oreiller. Les yeux étaient clos, les mains cachées sous le drap.
Le blessé, opéré une première fois à l'ambulance, l'avait été de
nouveau dans la matinée, à son arrivée à l'hôpital 47. Il dormait.
Le chirurgien avait dit : « Guérira certainement, mais ce sera
long. Le n° 1 est libre? — Oui, monsieur le major. — Emme-
nez. » Le tuyau d'un poêle traversait la salle. Peu de bruit à
l'intérieur. Les blessés, nombreux, presque tous atteints grave-
ment, avaient cette seconde bravoure de souffrir en silence. Les
grandes étendues du camp de Ghâlons, tout autour, protégeaient
de leurs vagues de vent et de leurs bois, et de leurs bruyères
désertes, cet îlot habité, où toutes les douleurs voisinaient,
mais pas dans le bruit, pas dans l'air empoisonné, pas dans la
vision de la mort. C'est à peine si on entendait le bruit des
grosses assiettes de faïence, coulant et s'emboitant l'une
dans l'autre, et formant la pile, au sortir des mains de cinq
laveurs de vaisselle, qui travaillaient dans un appentis, vers
le milieu de la baraque. Le canon, qui grondait souvent, se
taisait ce jour-là. Il était deux heures. Le blessé dormait.
Un officier arriva du bout de la salle, précédé par un infir-
mier, qui s'efl"aça en murmurant : « Oui, mon capitaine, c'est
lui. » Et Hubert Hellequin s'avança, sur la pointe du pied,
entre la cloison et le lit de Quéverne. Il avait sur les lèvres un
sourire de bienvenue qui s'effaça. Il demeura immobile, regar-
dant son soldat qui respirait faiblement, avec lenteur, mais
régulièrement. Il pensait : (( Je suis le seul parent, moi, le chef,
qui puisse venir le visiter aujourd'hui. J'exerce mon droit
paternel, j'attendrai que mon fils blessé sorte de son sommeil.;
Ça ne sera pas long. Déjà ses lèvres grimacent et veulent se
plaindre. La douleur l'éveille... Non, elle a passé. Gomme il est
blanc! Pauvre petit! Entre ses moustachps rousses et ses che-
veux fauves, il n'a pas une goutte de ^>^ng sous la peau. Je
voudrais voir ici la femme qui l'a fait s ;ufîrir. Elle viendrait,
LA GLOSERIE DE CHA.MPDOLENT.
21
avec sa coi ITo de mousseline, et elle ne serait pas plutôt entrée
que le cœur lui cliavirerait de retrouver Pierre dans cet état-là.
Nous sommes dans un temps oîi il faut vite se réconcilier. Si
on refuse l'occasion, est-on sûr de ne pas arriver trop tard, la
seconde fois? Ça doit être une de ces filles, comme j'en ai
connu, qui s'entendent aussi à défaire la créature de Dieu. C'est
un morceau de fer allemand qui l'a blessé à l'épaule, mon
pauvre Quéverne, mais le comv était malade depuis longtemps.
Il a dû pleurer à cause d'elle. C'est pour cela que le camarade
leur faisait tant de peine à tous, et tant de plaisir, en jouant de
son flûtiau. Je l'avais deviné, avant même d'avoir causé avec
lui, une nuit, en faisant mon tour dans la tranchée. Chère
jeunesse qui as porté le plus lourd chagrin : l'oubli de celle que
tu aimes encore!... »
— Mon capitaine, elle a écrit I
La voix qui disait cela était comme une voix d'enfant, faible
et claire. Pendant que l'officier regardait en l'air, Pierre avait
ouvert les yeux; il avait reconnu; il essayait de sourire; il
parlait, et sa main droite, avec précaution sortait de dessous le
drap. Mais la tête n'avait pas bougé.
— J'en suis content, mon brave I Tu vas mieux?
— Oui, un peu.
— Tu guériras! Le major me l'a dit.
— Je veux bien guérir à présent... Elle a écrit, c'est-
à-dire que la petite a écrit : mais la mère tenait la plume, vous
comprenez? C'est comme si elle avait marqué, sur le papier :
<( Mon cher Pierre, » tout pareil! Cherchez dans ma musette!
Les yeux du blessé, encore noyés de sommeil et de rêve,
obéissaient mal et erraient au plafond...
— Tu veux que je lise la lettre de ta femme?
— Oui, et vous ne serez pas le premier : Kerdudal aussi l'a
lue; mais lui, il ne comprend pas tout... Au fond, dans le
portefeuille.
L'officier s'était baissé; il prenait, sur le plancher, la
musette, puis, dans l'étalage de bazar qu'enveloppait la toile
bise, le vieux calepin, fermé par un lacet de brodequin.
— Elle est facile à trouver : il n'y en a qu'une, mon capitaine-
— Voici, dit Hellequin..., carte postale aux drapeaux alliés...
« Mon cher papa. » — ...Gentil, tout celai... très gentil!... —
« Je serai contente, et maman aussi. C'est elle qui me le dit
28 REVUE DES DEUX MONDES.)
pour VOUS... » Eh bien! mon Pierre, iras-tu en permission,
cette fois?
— Ça ne suffit pas, mon capitaine.
— Comment ! Tu n'irais pas montrer, à ta femme et à ta
fille, ta croix de guerre?
— Je l'ai donc?
— La proposition est déjà partie, et je t'ai fait une citation
soignée, tu sais !
Sur les yeux bruns, Hellequin vit que les paupières s'abais-
saient, et qu'entre les cils,' deux larmes, mal combattues par
une volonté affaiblie, coulaient. Il ne dit rien, pour que la joie
fût libre de durer. Un souffle de vent heurta les fenêtres, en
face, comme un voyageur qui veut entrer. Les deux hommes,
immobiles et muets l'un près de l'autre, étaient, en esprit, bien
loin de l'hôpital. Ils voyaient une cour de ferme, et la porte de
la maison dont une jeune femme descendait les marches,
tandis que, devant elle, une enfant, portant sa première coiffe
blanche, courait en tendant les bras du côté du chemin, et
criant : « C'est mon papa qui revient de la guerre 1 Venez,
maman, venez 1 » Sans doute ils se représentaient diversement
les choses et les personnes, mais l'émotion les tenait émerveillés
et sans parole, parce que le malheur de plusieurs années prenait
fin en ce moment, et que Marie Quéverne, douce et pâle de
visage, ses rubans flottant derrière elle, s'avançait à son tour,
et qu'elle aussi, elle ouvrait les bras...
Quand Pierre et son capitaine se retrouvèrent dans la salle
d'un baraquement hospitalier, l'un déjà pressé par le temps,
obligé de rejoindre sa troupe, l'autre couché, fiévreux, l'épaule
gauche pesante comme un sac de blé, ils sentirent mieux que
jamais qu'il y avait entre eux de l'amitié. Plus habitué à se com-
mander soi-même, l'officier prit un ton plaisant, et dit, avec
un petit rire qui n'était que des lèvres :
— Alors, je demanderai bientôt pour toi un congé de conva-
lescence? Je connais le major. Sois tranquille 1
L'homme le regardait maintenant, entre ses paupières demi-
closes, d'un air si triste...
— Ça ne suffit pas encore?... Non?... Ah! je me rappellel...
N'aie pas l'air si malheureux, mon. Pierre, je me rappelle, j'ai
compris... Tu me l'avais presque dit, déjà, te souviens-tu? dans
la tranchée?.,!
LA CLOSERIE DE GHAMPDOLENT.; 29
Il se pencha.
— Tu veux que l'ancienne condamnation soit effacée, avan
de retourner à Fouësnant?
Les pauvres lèvres sourirent.
— Une misère, mon Pierre, cette histoire-là! Quand un
soldat a fait comme toi son devoir, on n'a plus le droit de lui
demander s'il n'avait pas bu un verre de trop, avant 1914... Mais
tu es haut d'honneur. Tu prétends avoir tes titres en règle, et
un arrêt de la Cour de Rennes, pour le montrer à tes jaloux.
C'est bon, on l'aurai Et alors : une jolie femme qui t'aime, et
qui te le dit, un bel enfant, une grande ferme, une croix de
guerre avec une étoile sur la poitrine, une citation magnifique,
l'estime de tous les camarades et l'amitié de ton capitaine, dis»
penses-tu que tu en auras, des envieux? Tiens, tu vas seulement
signer, là, sur la page de mon carnet; moi, j'écrirai la lettre
ce soir; je la ferai passer par la voie hiérarchique, et tu l'auras,
ta réhabilitation, avant longtemps, je t'en réponds!
Hellequin tira, de la poche de sa vareuse, un bloc-note, tendit
un stylographe au soldat, et quand, malaisément, celui-ci eut
tracé « Pierre Quéverne, » au bas de la page, se retira, disant :
— Tout ira bien. Repose-toi. Pense à Fouësnant, à Marie et
à Jeanne-Marie. Au revoir, mon glorieux!
Peu de minutes après, Hellequin, devant la porte de
l'hôpital 47, sous le petit auvent de planches qui était le seul
ornement architectural de la baraque, montait dans un auto-
mobile. Le médecin-chef l'avait reconduit.
— Je résume ainsi mon avis : blessure profonde, mais tout
est remis en place; l'opération a débarrassé votre soldat des
esquilles et des morceaux de laine qui avaient déterminé
l'inflammation; la fièvre va tomber; dans dix jours, je pourrai
le faire transporter à Ghâlons.
— Combien de temps pour que la plaie soit fermée?
— Un mois, peut-être un peu plus. Mais l'homme est très
sain. Ça ira vite.
— Au revoir, docteur!
(( Dans un mois, songea Hellequin, en attirant la portière de
la voiture, j'aurai l'arrêt de la Cour de Rennes. Pierre Quéverne
rentrera chez lui avec la croix de guerre, le casier judiciaire
net, et la joie dans le cœur. A présent, sa femme lui écrit... Le
pauvre garçon! Avait-il l'air content de me montrer la lettre!...
30 REVUE DES DEUX MONDES.t
J'aurais voulu voir la photographie de cette fille de Fouësnant
qui a fait souffrir mon ami très brave. Elle ne le vaut pas, j'en
re'pondsl Lui, j'ai connu son pareil, vingt fois, en Afrique :
mêmes yeux qui brasillent, même poil, même allure, mêmes
colères : et un cœur de petit poulet, quand on sait les prendre !...i
Enfin, ça ne me regarde pas. Ils s'arrangeront. Moi, je poursuis
la réhabilitation au pas de charge! Je l'aurait »
La nuit descendait. L'officier, rencogné dans la voiture qui
filait à toute vitesse, regardait venir, du fond de l'immense
étendue plate, les bois de pins qui débleuissaient, grandissaient,
montraient leurs troncs pelés, rouges dans la lumière du
couchant, appuyés à toute l'ombre où le soleil n'entrait plus,
et soudain, comme emportés en arrière par le vent, disparais-
saient, ouvrant aux yeux une clairière nouvelle, dont l'herbe
et les buissons coulaient en nappes grises, et pauvres, et déjà
endormies. Et parfois, quand le squelette d'un arbre mort se
levait à l'horizon, tout seul, image qui tremblait à travers la vitre,
et dérivait vers le gouffre des pays dépassés, oubliés et finis,
Hellequin, à demi rêvant, croyait suivre des yeux une barque
de pêche, avec le filet pendu à la pointe du màt, et qui faisait
route vers un port de Bretagne, poussée par des rames invi-
sibles.;
IX. — LE DÉPART
Dès le lendemain, Hellequin rédigea la demande de réhabi-
litation que Pierre Quéverne avait signée en blanc. Il y joignit
quelques pièces, et, notamment, son avis, qu'il libella ainsi :
« Pierre Quéverne, soldat à la 7® compagnie, n'a cessé de
donner l'exemple du courage, et de cette autre bravoure en
tenue de treillis, qui se nomme endurance. Dévoué à ses chefs,
plein de cœur, Français tout à fait, a été grièvement blessé,
au retour d'un coup de main heureux, auquel il avait pris part
comme volontaire. »
Le soir même, le commandant, nouvellement arrivé au
corps et auquel le dossier avait été porté, mettait sa note à côté
de celle du capitaine de la 1^. « Avis très favorable. Cet homme
a largement racheté un moment de violence, dont personne,
je suppose, ne se souvient plus. »
Trente-six heures plus tard, au milieu des papiers amassés
LÀ CrOSERIE DE CHAMPDOLENT. 31
sur une table de cuisine qui meublait son abri, I*e colonel,
— qui commandait le re'giment depuis le début, — signait ces
lignes me'dite'es avec scrupule : « J'appuie vigoureusement la
demande. Energique, plein d'allant, plusieurs fois volontaire
pour des missions périlleuses, Quéverne a su même trouver,
dans le danger, le commandement à jeter aux camarades.
Précieux soldat. »
Le général ne fut point d'un autre sentiment. Et la demande,
régulière, signée, contresignée, timbrée, s'achemina, d'étape
en étape, vers la magistrature. * '
Huit jours encore s'écoulèrent. Le capitaine Hellequin,
revenu en première ligne, dormait tout habillé, dans la cou-
chette de son poste de commandement. Il avait été réveillé
deux fois, dans la nuit, par des alertes. Le jour commençait,
pour ceux qui ne vivaient pas sous terre. Trois petits coups
furent frappés à la porte qui faisait communiquer la chambre
de Tofficier et celle des soldats. Le caporal téléphoniste, n'enten-
dant pas de réponse, entra :
— Mon capitaine?... On vous demande au téléphone.
— Qui?
— Le médecin-chef de l'hôpital 47.
Hellequin sauta à bas de la couchette, passa dans la chambre
voisine et, tournant à gauche, s'assit devant l'appareil où
déferlaient jour et nuit, comme des vagues sur une plage, des
voix venues du large.
— C'est vous, Marlier? Oui, c'est moi, capitaine Hellequin..
Qu'y a-t-il?
— Pierre Quéverne est très mal.
— Perdu?
— J'en ai peur. L'inflammation n'a pas cédé. Elle s'est
étendue. Peu importent les causes, n'est-ce pas? Je suis inquiet.
Il vous demande.
— Hélas I je suis en première ligne. Impossible. Ce sera
un des chagrins de cette guerre, qui ne m'épargne pas dans mes
amitiés. Quéverne a-t-il sa tête à lui?
— Toute.
— Dites-lui que je l'aime bien. Je vais prévenir son frère,
l'abbé Alain.
Hellequin raccrocha le récepteur, et demanda au télépho-
niste :
32 REVUE DES DEUX MONDES.
— Donnez-môi le R41.
Quatre hommes étaient là, autour de lui.; Ils avaient en
partie entendu, en partie deviné le dialogue, et, voyant l'officier
très ému, l'un d'eux, Breton, qui avait une figure de chèvre
maigre et un regard toujours noyé, dit :
— Faut pas vous en faire, mon capitaine : ça n'est que l'un
de nous.
Que voulait-il dire? Quel sens obscur, de révolte ou d'humi-
lité, revêtait la formule ambiguë? L'officier n'eut pas l'air de
douter. Il répondit, posément :
— C'est justement pour cela, Le Goz : un des miens.
Et ceux qui se trouvaient là, dans cette cave de guerre,
comprirent tous que cet homme rude, leur chef, avait pour eux
une sorte de tendresse dont la cause leur était inconnue. Ils
crurent en lui, même Le Goz. Aucun d'eux ne l'eût peut-être
avoué. Mais ils avaient tant besoin d'affection que leur âme fut
remuée, et qu'ils demeurèrent silencieux, tant que l'officier
parla au chef d'état-major de la division, et même un peu après,
qu'il eut quitté la chambre. Il n'y a qu'un amour : le souvenir
leur était venu à tous des choses de chez eux.
Il n'était que trop vrai : Pierre Quéverne allait plus mal. La
blessure s'était infectée, et ni l'opération, ni les pansemens
renouvelés, n'avaient pu enrayer l'action des poisons versés
dans les tissus de cette chair jeune, par les éclats de métal, les.
fragmens d'étoffe, la boue et l'infernale poussière du champ de
bataille. La fièvre à coups rapides brassait et usait, dans les
veines de ce pauvre corps, un sang diminué. Depuis la veille, on
ne luttait plus. Des piqûres de morphine calmaient la douleur
quand elle s'avivait trop. On avait transporté Quéverne dans
un appentis clos, par quoi se terminait, à droite, le baraque-
ment de l'hôpital.
Vers la fin du jour, prévenu dès le matin, l'abbé Alain put
arriver près de son « jeune. » Il avait eu bien du mal à faire
la longue route. Pour lui, point de voiture particulière, mais le
hasard des rencontres : un camion automobile qui revenait de
livrer de l'avoine; la carriole d'un paysan champenois pris de
pitié pour ce grand voyageur sans parapluie, coiffé d'un bonnet
de police, et qui marchait dans la boue, sous l'averse. Puis,
c'avait été une longue routera pied, à travers le camp de Châlons,
entre des bois tout pareils et des clairières toutes pareilles. Il
LA CLOSERIE DE CHAMPDOLENT. 33
était arrivé trempé, crotté, exténué. Mais l'àme était maîtresse.
U avait ouvert la porte; il avait aperçu Pierre ; il s'était penché
au-dessus de lui, avec la même tendresse et le même geste
qu'aurait eus la mère Quéverne, celle qui fut de Ghampdolent
et qui est maintenant en paradis.
— Ah ! mon jeune, comme te voilà! C'est moi, me reconnais-
tu? Alain? l'abbé Alain qui suis aumônier des chasseurs? Tu
sais bien?... Ton frère?... Celui qui t'a appris à pêcher les
crabes sur les roches de Mousterlin?... Ça te dit quelque chose...
Oui, à présent, tu commences à me retrouver... Regarde-moi
encore? Nous avons toujours été amis... Tu es en famille, mon
jeune. Je suis là!
Il dit ensuite à l'infirmier :
— Vous pouvez vous retirer : je le veillerai.
Pierre était immobile, étendu sous la couverture grise, les
mains cachées dans le lit; il ouvrait les yeux à l'appel des mots,
mais l'àme n'y montait que par degrés, hésitante. C'est une
chose alïrcuse, un regard qui ne pense pas. La souffrance avait
retiré la vie dans ce cœur qui battait encore, et qui luttait
contre la mort, difficilement. Elle vint pourtant, l'âme frater-
nelle, elle s'annonça par un peu de lumière, elle s'épanouit
tout à fait, et Pierre, à qui on parlait de sa jeunesse, pour
accueillir et remercier Alain eut un sourire d'enfant.
— Tu t'éveilles donc, mon jeune? Tu me souris. Comment
vas tu?
— Très mal, mon vieux. Je suis content : on se revoit.. .t
Peut-être que tu n'as pas mangé?... Faut demander, tu sais :
il y a du pain, ici.
Ils causèrent l'espace d'un demi quart-d'heure. Le blessé
essaya de raconter comment il avait fait un coup de main dans
la tranchée allemande, et qu'au retour, un éclat d'obus... Avant
qu'il n'eut achevé, la respiration lui manqua. Il tourna la tête,
vivement, pour ne pas montrer l'angoisse qu'il endurait, et,
quand la crise fut passée, il s'efforça de sourire une seconde
fois, pour faire entendre à Alain : « Tu vois, c'est fini, ce n'est
rien! » Mais il rencontra, sur le visage de son aîné, une si
grande pitié et une crainte si claire, qu'il demeura tout
interdit. Il se recueillit un moment, puis, comme s'il deman-
dait à son officier l'heure de l'assaut :
— Tu crois donc que je m'en vas?
TOME XL. — I9i7. 3
34
REVUE DES DEUX MONDES.
Et avant que la réponse lui lût donnée :
— Je me confesserai donc à toi, mon frère Alain... Je veux
bien... Je veux ce que tu me diras... Tu as raison de ne pas me
tromper... Aide-moi seulement.
Il dit encore :
— On est plus longtemps mort que vivant.
Dans cette cabane de planches, que le vent ébranlait et que
battait la pluie, l'abbé Alain reçut la confession de son frère.
Ils pleuraient tous deux, celui qui frappait sa poitrine et celui
qui absolvait. Pierre demanda ensuite à recevoir le viatique, et
quand il eut communié, la Bretagne aurait pu baiser au front
son enfant moribond : car il était beau à voir, ses grosses
mains jointes sur le drap, ses yeux clos, et ses lèvres, ses
pauvres lèvres pâles sous la moustache rousse, murmurant une
prière que Dieu seul entendait.
Il était alors environ dix heures du soir. Vers dix heures un
quart, Pierre fit signe de s'approcher à l'abbé qui était assis
au pied du lit, sur une chaise.
— Toi, dit-il, tu reverras Marie, n'est-ce pas?
— Sans doute, à moins qu'une balle ne m'attrape aussi.
— Elle m'a envoyé une lettre, tu sais, une lettre où elle
m'appelait...
— Que faudra-t-il lui dire, mon Pierre?
Le, fils du closier de Champdolent chercha un instant ce
qu'il était nécessaire de dire, la chose première, la plus
grande :
— Dis-lui que je la regrette tout de même.
Il sembla vouloir dire quelques paroles encore. Ses lèvres
remuèrent. Mais la force lui manqua. Il s'était endormi, de ce
sommeil plein de rêves et de combats intérieurs, qui épuise les
malades.
Au pied du lit, l'aîné veillait. Il laissait, entre ses doigts,
couler son cha[»elet, comme s'il filait l'amarre d'un bateau qui
s'en va. La faim, ni le froid ne le tiraient de la prière, ni de la
contemplation de ce visage où la douleur creusait toujours
plus avant, mais parfois, quand la tempête secouait le toit,
que la pluie flagellait les deux vitres de la fenêtre, et que la
flamme de la veilleuse à pétrole tremblait, au fond de la
salle, dans son manchon de verre, il pensait : « Mon Pierre
n'entend pas même le grain, »
LÀ. CLOSERIE DE CHAMPDOLENT.i 38
Et alors, laissant tomber ses bras, et le corps ployé, il
revoyait, en imagination, le beau marin qui ne dormait jamais,
dans les mauvais temps, même à terre.
Vers ihinuit, Pierre s'éveilla de nouveau, péniblement,
comme la première fois. Il gémissait ; il se dégageait de
l'étreinte de ces forces obscures qui nous font dire, au réveil :
« Contre quoi ai-je lutté? Pourquoi suis-je si las? Quels sont
les visages dé tout à l'heure, dont j'ai encore l'épouvante? »
— Alain, j'ai oublié de te dire : dans ma musette, il y a ma
croix de guerre ; ça n'est pas le gouvernement qui me l'a
envoyée; non, pas encore. C'est un camarade qui est venu me
voir; il en avait une : il me l'a donnée.
— Tu veux que je la remette, à qui, mon Pierre?
— A Marie. Ça sera le souvenir.
Il se tut; il eut l'air d'apercevoir, devant lui, un peu au-
dessus de son lit, une image toute pleine de joie.
— Tu trouveras aussi un porte-plume que j'ai fait pour
Jeanne-Marie, en remerciement de sa lettre ; tu trouveras encore
mon espèce de flûte; elle est pour Kerdudal. Je lui ai appris à
jouer. Et comme ça, plus tard, à Kerjan, j'aurai l'air encore d'y
être, quand il jouera.
La nuit continua de crier et de pleurer. Elle travaillait pour
les semailles.
Une autre fois, Pierre Quéverne parla, sans appeler, sans
relever ses paupières, et d'une voix qui rêvait :
— Mon frère Alain? Si tu es encore là, mon frère Alain ?
Un sanglot lui répondit oui.
— Etes-vous content ?
— De quoi?
— Je meurs t'y comme vous voulez?
Le prêtre baisa la tempe toute moite de sueur.
Pierre reprit, mais si bas que les mots ne quittaient plus
les lèvres :
— Mon capitaine...
— Oui, le capitaine Hellequin. Je comprends. Tu veux que
je lui fasse une commission ?
Il n'eut point de réponse. La grande marée du vent passait
sur la Champagne. Les deux frères l'écoutèrent ensemble) une
minute, comme ils avaient fait dans leur enfance, bien loin,
bien loin de là. Du moins l'abbé put croire que Pierre écoutait
36 REVUE DES DEUX MONDES.)
la nuit. Puis il entendit, très nettement, ces derniers mots :
— Mon capitaine l'avait bien dit : « Après la croix, ça sera
le retour, mon garçon, ça sera le paradis I »
Un peu avant le jour, le quatrième fils et septième enfant
de Jean Quéverne, de Ghampdolent, rendit son âme qui avait
souffert.
X. — LES LINGERES
Dans la rue longue, montante, divisée au bout en trois
routes et qui est tout Fouësnant, la maîtresse lingère habite sur
la droite, pas bien loin de la poste. La salle est profonde, les
murs sont blanchis à la chaux, trois femmes travaillent : la
patronne au milieu, debout; une ouvrière également debout,
au fond, presque dans l'ombre; une assise près de la fenêtre.
Et il y en a deux qui repassent des coiffes et des bonnets, et qui
lissent, à coups de fer, des rubans et des fonds de mousseline,
et même des mouchoirs brodés qui sont devenus à la mode, et
que les belles filles se font donner, les années de cidre, ou les
années de pêche. La plus jeune des trois femmes, Mathilde,
celle qui travaille près de la fenêtre, Mathilde qui est blonde,
et qui a le visage clair avec des yeux tout bleus, qui ne pensent
guère et savent seulement rire et pleurer, met la dernière main
à une parure de deuil. Depuis plus d'une heure, elle est assise
et penchée, cousant. Elle se redresse, prend entre deux doigls
une coiffe en coton molletonné, un ruban blanc, un col sans
dentelle qui sera tuyauté largement, son œuvre qu'elle est
près d'achever. Elle l'élève dans la lumière. Elle dit, pendant
que ses compagnes, à quelques pas d'elle, foulent la mous-
seline, de la pointe ou du talon du fer, pendant que la vapeur
d'eau monte des deux tables, en petits flocons, et coule vers
la rue :
— Voilà donc la coiffe de veuve et le col de Marie Quéverne.
Il fallait que ce fût fini ce soir. J'aurai fini avec le jour. Ça sera
pauvre tout de même !
— Pour une qui est si jeune !
— Pour une qui a du bien !
Le silence revient. Le fer coule sur les planches doublées
d'étoffe. Personne n'a regardé lacoiffe pauvre.
i^a maîtresse lingère, courbée, au milieu de la pièce, et sans
LA CLOSERIE DE CIIAMPDOLENT. 37
s'arrêter de lisser les rubans d'une coiffe de noces peut-être,
fleurie comme un talus de printemps, demande :
— Dites, Mathilde, aura-t-elle du crêpe autour des poches et
au bas de son tablier?
— Non.
— Pourtant, ça se fait bien, aujourd'hui, pour celles qui
sont riches.
— Sans doute, mais elle a fait dire à la couturière, — c'est
Marcelline elle-même qui me l'a répété : « Je ne veux que du
coton noir, tout uni. »
— Est-ce curieux? Une femme qui a aimé la toilette comme
pas une ici !
Un rire sonne, tout au fond de l'atelier, et une voix enrouée
répond :
— Pourquoi curieux? Les maris, moins on les regrette et
plus sévèrement on porte leur deuil. 11 le faut bien : le monde
est méchant.
— Tais-toi, Léonie! dit la patronne.
— Oui, tais-toi! reprend celle qui travaille dans la lumière.
On a raconté d'elle bien des histoires qui n'étaient pas vraies.
Elle est veuve à présent. Ceux qui parleront mal, d'elle ou do
lui, n'ont pas de cœur.
— Faut-il pas rire?
— Il y a des heures, ma petite.
— Voyez-vous cette blonde, avec sa morale!
Les yeux bleus, indignés et doux encore, regardent vers le
fond de la salle.
— Sais-tu bien, Léonie, comme elle a appris son malheur?
— Gomme tout le monde, je pense? Un homme est venu,
avec une dépêche.
— Il était neuf heures, et les deux domestiques, le vieux qui se
nomme Le Treff, et l'autre, le petit, dormaient dans la soupente,
et Jeanne-Marie dans la chambre d'en bas. Il n'y avait donc
dans la cuisine que la mère et la fille, la maîtresse de Kerjan
et cette pauvre de vingt-cinq ans qui allait apprendre, l'instant
d'après, qu'elle avait veuve. Trois coups à la porte : pan! pan!
pani Elles ont eu peur. Elles attendent un moment sans rien
dire; la campagne est tranquille comme la crèche de Noël; leur
chien même a peur, parce que vous savez que les chiens, et beau-
coup d'autres bêtes, sentent la mort qui passe, et il ne dit rien,
a8
REVUE DES DEUX MONDE8.1
— Qui était l'homme?
— Je ne sais pas. Les uns disent l'adjoint, d'autres l'ancien
facteur k la jambe toute qui fait souvent les commissions. C'est
encore quelqu'un de l'administration, puisqu'il a sa retraite.
La grosse maman qui est comme une tour, à peine si elle a
reconnu le compagnon, elle se lève vivement de la chaise, elle
court à lui, elle prend la dépêche qu'il avafit dans la main, et
elle dit, presque tout bas, mais pas assez bas il faut croire :
« Donnez-moi ça; elle est là, ma petite... Elle va voir l'enve-
loppe... Elle va comprendre!... Dites-lui que vous êtes venu
pour autre chose... » Mais lui, il ne savait qu'inventer. Il se
taisait. Une pauvre demi-minute et le malheur a eu fait soft
œuvre. Quand ils se sont retournés, lui pour débiter je ne sais
quelle menterie, et elle parce qu'elle n'entendait point parler
sa fille, ils ont aperçu Marie étendue par terre, devant la
cheminée, les yeux encore ouverts, mais la bouche ouverte
aussi, et toute bleue, comme si l'àme avait passé. Ils l'ont
appelée, elle n'a point répondu. Ils l'ont portée sur son lit
blanc, et soignée plus de vingt minutes. Alors, lui, il a voulu
s'en aller dans la nuit, parce qu'il avait affaire ailleurs. Et il
n'est plus resté que la mère et la fille.
Les deux lingères, qui avaient continué de travailler, posè-
rent le fer sur la planche. La maîtresse murmura :
— Pauvre femme ! On dit toujours trop de mal du cœur des
autres. Elle l'aimait.
— Mais oui, elle lui était revenue. Gomment? Ni vous ni
moi ne le saurons jamais. Ce qui est sur, c'est que, depuis
plusieurs semaines, elle lui avait écrit une lettre.
— La gueuse! dit la voix enrouée.
— C'est un mot qui n'est plus permis, quand le pardon est
descendu. Elle était si blanche sur son lit, que la mère la croyait
morte. La petite Jeanne-Marie dormait dans le berceau. Et
c'était toute la famille à présent : une graud'mère, une mère
et une enfant. L'homme qui avait apporté la dépêche leur avait
dit : « Je ne peux pas m'amuser plus longtemps, j'en ai une
autre à porter. » Lagrand'ihère n'a pas même pensé à demander
pour qui c'était. Elle n'a pas demandé : u Allez cheixher le
médecin! » Elle n'avait d'àme et d'idée que pour les yeux de .a
fille qui ne s'ouvraient point. Mais à peine la porto eut-elle élé
feriïiée, et coftimc on pouvait encore entendre le bruit des clous
LA CLOSERIE DE GHAMPDOLENT. 39
sur la pierraille de la cour, Marie a repris connaissance; elle
n'était qu'un peu changée; elle a repris sa jeunesse pour souffrir.)
Et vous croyez peut-être qu'elle a pleuré ?
— Moi, je l'aurais fait!
— Et moi de même, Seigneur!
La maitressc lingère a soupiré, et a dit :
— Vous croyez ça, parce que vous êtes jeunes. J'ai entendu
dire à des anciennes, plus anciennes que moi, et que toi surtout,
ma petite Mathilde, que celles qui ont beaucoup pleuré avant le
malheur ne trouvent plus de larmes quand il est arrivé. Je
n'en ai pas fait l'expérience. Je n'ai eu ni grand bonheur, ni
grand malheur; je n'ai eu que des jours de presse, où je ne
savais comment me retourner, et d'autres fois des semaines de
chômage, la peur de ne plus gagner mon pauvre pain : tout
ce que je demande.
— Moi, de même.
— Moi, j'attends mieux! dit Léonie au fond de la salle. Mais
que disais-tu, Mathilde, de Marie Quéverne?
— Eh bien! qu'elle n'a pas eu de larmes. Peut-être qu'elle
avait pleuré toute seule, comme dit la patronne, on ne sait
quand. Elle s'est redressée...
Pendant un temps elles restèrent en songe. L'histoire de
Marie Quéverne occupait ces trois pauvres cœurs. Seule,
Mathilde la blonde, achevant de coudre ses bandeaux de toile
de coton, murmurait en espaçant les mots :
— Demain je ferai une collerette et une coiffe aussi pour
l'enfant... Elle a bientôt cinq ans, et c'est l'âge de mettre la
coiffe... Jeanne-Marie qui n'a plus de père... On ne peut savoir
si la mère, toute seule, l'élèvera bien... Je ne fais qu'y penser,
parce que je l'aime...
La patronne laissa couler les minutes, et le silence venir.
Puis elle dit :
— Mes filles, si vous voulez, nous réciterons un Ave Maria,
pour Marie de Kerjan, qui est dans la peine.
Les deux fils de l'aubergiste du coin passèrent en ce moment,
et ils racontèrent dans la suite que, chez la lingère, on récite
le rosaire toute la journée.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
XI. — L APPEL
Le closier avait tant pleuré, en apprenant la mort de son
fils, qu'il croyait bien ne plus rajeunir. Mais quand l'âme est
robuste, elle se relève, et reparaît, comme elle était, non
diminuée..
Jamais peut-être l'automne de Bretagne ne fut si doux qu'en
cette année-là. Toutes les feuilles avaient peine à quitter l'arbre,
et demeuraient vertes, malgré le froid du premier matin et ces
brumes qui s'attardent ensuite, lumineuses, caressantes et
mortelles. Le milieu du jour était doré. Jean Quéverne, pour
herser ses derniers champs, quittait sa veste et gardait son cha-
peau. Deux marronniers, aux confins de Landébec, crurent que
le printemps recommençait, et se reprirent à fleurir.
La veille de la Toussaint, le soleil allait se lever, il faisait
clair et presque tiède, et le vent du large n'avait point de
rudesse. Jean Quéverne, toujours le premier dehors, était sorti
du jardin, pour juger du temps, et se tenait dans le chemin, à
l'endroit où le sol fait une bosse et peut servir d'observatoire à
qui veut regarder les champs, la mer et le ciel. Il vit que les
eaux dormaient dans un brouillard d'une blancheur inégale ,
que la brise se maintenait au Sud, et que le feu blanc de l'Ile
aux Moutons et le feu rouge de Penfret tournaient encore à
cause des règlemens. Le souvenir de son enfant n'était jamais
loin. Un mot, un coin de labour, le bruit des plages, une voile
au large, les places vides à table, un moment de relâche dans
le travail : et la pensée revenait, à lui comme à tant d'autres,
de ce qu'on avait perdu. « Mon pauvre gars, je ne sais pas si
vous n'avez pas eu raison -de vous en aller. Voilà le deuxième
jour, depuis que le service a été célébré pour vous dans notre
église, et Marie n'est pas montée à Ghampdolent, Je ne dis pas
qu'elle le doive. Elle n'a jamais été ma fille tout à fait, même
quand vous viviez. Mais j'aurais bien aimé la voir, et réciter
votre nom avec elle : Pierre faisait ceci; Pierre faisait cela;
Pierre habitait ici avec moi; Pierre aimait le temps doux,
comme aujourd'hui. Je sens bien que j'en dirais long de ce
chapelet-là, et je n'ai personne avec qui parler de mon fils. Il y
a bien les lettres de mes autres enfans, quand ils m'écrivent,
mais ils n'ont guère le temps, elles viennent quand elles
LA CLOSERIE DE CHAMPDOLENT» 41
peuvent, et c'est tous les jours que je voudrais plaindre ma
petite de son chagrin. Je voudrais l'entendre me dire qu'elle
vous regrette. Ou seulement la voir triste près de moi. Tous
ceux qui l'ont vue à Kerjan me l'ont rapporté : elle est veuve
comme je suis veuf, pas dans les mots, pas dans les cris,
mais dans son cœur. Elle a commandé une robe et une coiffe
de deuil sans même un brin de ruban pour les fleurir. Elle
cause à tout le monde qui vient, bien honnêtement; elle leur
montre la croix de guerre qu'elle a reçue, et la lettre du capi-
taine, qui est si belle, à ce qu'il paraît, qu'on n'en a pas lu
d'aussi belle, dans les fermes de Fouësnant où l'homme n'est
point revenu. Je ne fais que penser à Marie, qui parle aux
autres et pas à moi. Faut-il donc que je sois mort aussi, pour
qu'elle me prenne en pitié ? »
Le closier, songeant de la sorte, avait continué de regarder
la mer, qu'il aimait, sans trop le dire, à cause de tout ce qui
vient d'elle k la terre. Les deux feux, finissant la veille de la
nuit, cessèrent de luire. Derrière les brumes de l'Est, le globe
rouge du soleil commença de monter. C'est de ce côté-là que
Marie habitait. « Peut-être je demande trop ; elle n'a pas la
force encore de revoir l'ancienne maison de son mariage ? Ça
doit être ça. Quand elle aura la force, elle viendra. Je le crois,
je le crois : mais je voudrais bien qu'elle ne tarde pas
trop 1 »
— Jean Qaéverne, j'ai à vous parler?
Il se détourna, et vit, debout sur l'herbe du chemin, sa
servante Eugénie qui avaitmis les deux ailes blanches sur son
bonnet.
— Où allez-vous donc, que vous êtes en coiffe dès ce matin,
Eugénie? A Fouësnant, pour vous préparer à la fête de
demain ?
— Oui, et pour dire adieu aux filles que je connais : ma
mère veut que je m'en retourne à Pleuven.
— Je ne vous ai pas renvoyée, pourtant !
— Oh I non, et l'ouvrage ne me déplaît pas à Champdolent;
mais elle me fait écrire qu'elle est malade, à cause de la fatigue
de la guerre, et de mon frère, qui est revenu bien plus toussant
qu'il n'était parti.
— Quand donc allez-vous me quitter?
— Pas plus tard que la fête des Morts.
42 REVUE DES DEUX MONDES^
Le vieux Quéverne soupira, et leva les épaules comme ceux
qui chargent le sac.
— Faites donc comme elle dit : elle a besoin aussi d'être
aidée.
Il se dirigea vers la cour, d'où il entendait venir le bruit
des chaînons de fer que traînait après elle, au bout des traits de
corde, la Buissonne qu'on attelait. Mais il n'avait pas plutôt
rejoint l'homme qu'il appelait toujours le métivier, que celui-ci,
ayant rejeté et croisé les traits par-dessus les reins de la jument,
demanda violemment, le regard dur et direct :
— Me faut de l'augmentation, Jean Quéverne I Voilà Eugénie
qui part. Si vous ne me donnez pas mon droit, je m'en vas
comme elle !
Le closier se tut un moment. Il prit conseil de sa maison,
qu'il regarda tout du long, et de son étable, et de sa grange, et
de plusieurs pensées, meilleures encore, que, dans les jours
difficiles, c'est-à-dire presque tout le temps, il avait coutume
d'appeler au secours.
— Combien demandez-vous pour rester?
— Cinq cents francs de plus. Et je ne rabattrai point.
— C'est trop pour moi. Je tâcherai tout de même. Emmenez
le harnais dans la grand'pièce, et hersez bien menu.
Lorsque l'homme eut tourné, avec la Buissonne, à la sortie
de la cour, et pris le chemin de la grand'pièce, Quéverne rentra
dans la maison. En se retrouvant là, parmi les choses usées à
son service, il les considéra, l'une après l'autre, comme s'il les
prenait à témoin que le monde est mauvais et la vie difficile.
C'était là que les anciens, avant lui, avaient tenu conseil, et
toujours décidé de reprendre le combat contre la misère. La
peine d'être seul, à présent, lui revint au cœur; il envia son
passé; et la douleur ne l'accabla point, mais il chercha dans son
souvenir et se mit à compter tout bas ceux et celles qui n'étaient
plus là. Puis, entendant la servante qui, avant de partir, fer-
mait à clé l'armoire de la chambre voisine, l'armoire où elle
serrait ses coiffes, ses deux chemises, son livret de caisse
d'épargne et les lettres des amies de Pleuven, il se tint bien
droit, les bras croisés, devant la porte.
— Eugénie?
Elle vint, étonnée, intimidée du grand air d'autorité qu'il
avait. Pour la première fois, et la dernière, il la tutoya :
LA CLOSE RIE DE CHAMPDOLENT.
43
— Écoute, rends-moi service, toi qui vas me laisser.
— Je veux bien.
— Passe par Kerjan; ne parie pas à d'autres, pa:? à la mère,
pas aux valets : parle à Marie. Tu lui diras que je n'ai plus per-
sonne, à Ghampdolent, pour me servir.
— - Et vous croyez qu'elle viendra?
— Tu auras bien soin de ne rien lui dire de plus, Euge'nie^
Elle «^'t tout u'j même ma fille ; il faut qu'elle sache les malheurs
qui m'arrivent. Quand tu lui auras fait ma commission, tu
n'attendras pas la réponse.
— Si elle m'en donne une?
— Tu t'en iras quand même à Fouësnant, et tu pourras voir
tes amies, toutes tes amies, et te confesser pour la tête de
demain. .Je ne suis pas pressé, comme un jeune, de connaître
ce qui arrivera de moi et de mon bien. D'ailleurs, elle ne te
fera point de réponse.
Et la fille sortit, en nouant le cordon de son tablier.
Jean Quévern^e était seul à Ghampdolent. Ce matin-là,
jusqu'à dix heures, il travailla dans la pièce d'où l'on aperçoit
la grande pommeraie de Kerjan, et aussi la voyette, fermée par
une bairière, qui descend tout du long et qui mène au ruisseau.
Du bout de la fourche égaillant le goémon mêlé de fumier qu'on
avait mis en tas, à distance égale, sur la terre, il tournait la
tête, souvent, du côté du vallon, et des aulnes, et de la lande
qui monte au delà. « Eugénie entre à Kerjan, à cette heure...
Elle doit chercher Marie par les étables, ou dans le grenier...,
Et maintenant les filles causent, bien émoyées... Je voudrais
voir comment m.a servante a dit adieu à Marie, et les mots
qu'elle retourne dans son cœur... A présent, elle est bien sûr
partie; elle va, elle va par les bois, se dépêchant pour trouver
ses amies chez la lingère encore, ou chez le boulanger, ou
flânant dans la rue, avant que la soupe ne les rappelle... »
Un peu après dix heures, il revint vers Ghampdolent, et,
pensant que peut-être, tout à l'heure, une femme viendrait, la
servante ou la fille, — Dieu savait laquelle, — ■ pour préparer le
repas de midi, et qu'elle arriverait tard, et qu'il était bon de
dresser le bois dans le foyer, il prit, .sur son épaule, un rondin
de bouleau blanc réservé pour la Noël, trois éclats de pin, deux
brins de chêne et une poignée de bruyère sèche, qui avaii
encore de la fleur au bout des tiges. Dans la cheminée énorme,
44 REVUE DES DEUX MONDEâ.i
dont la moisissure du sol verdissait les assises, il disposa le
tout, comme il convient, ayant eu soin de creuser en dessous la
cendre toujours tiède. En ve'rité, il avait l'esprit tout en songe.
Il écoutait le vent. Il regardait la vieille horloge, et, ne sachant
que faire, il tirait les deux poids jusqu'au bas de la boite, de
peur que l'aiguille ne s'arrêtât. Il ouvrait la porte de la chambre
de Marie, et, s' approchant du lit, il enlevait l'oreiller du fils
qui ne dormirait plus.
Pauvre coeur qui n'avait qu'un espoir bien faible! Mais cela
suffit au grand courage. Jean Quéverne est retourné dans le
chemin, il a dépassé la haie de son champ; il s'est appuyé sur
la barrière de la voyette, près de la grande pommeraie, et il
regarde devant lui. Les aulnes n'ont plus de feuilles, depuis une
semaine. La lande n'est point haute sur le coteau d'en face.i
Personne ne vient. Le vent seul passe. Le vieux chef ne se lasse
point cependant de guetter celle qui peut encore descendre
entre les mottes d'ajonc, rude arbuste, qui tleurit encore en
octobre. Les hommes ont disparu des campagnes; les semailles
sont finies; les filles qui portaient à l'épaule la poche de froment
ou de seigle au quart pleine, ont repris leur place dans les
fermes, autour du feu ou des paillers. Rien ne bougerait dans
les champs si le vent ne soufflait pas. La servante s'attarde au
bourg. La femme qu'on espérait voir revenir, l'autre, par qui la
closerie peut encore être sauvée, n'a pas voulu entendre; elle
n'a pas eu pitié.
Elle vient cependant. Tout en haut de la colline, cette forme
noire qui tourne avec le sentier, et s'approche de la haie, et
commence à descendre, c'est Marie, c'est la femme de Pierre;
elle tient leur fille par la main.
0 mon Dieu, mon Dieu, il y a des heures bénies dans
l'épreuve de vivre 1
La mère et la petite mirent du temps à descendre la pente
et à remonter l'autre coteau, à travers la pommeraie de Kerjan,
et jusqu'à la voyette qui rejoint le chemin de Ghampdolent. Il
était près de midi quand Marie frappa du doigt à la porte de la
closerie. Jean Quéverne l'attendait au milieu de la salle, debout
près de la table, chez lui. Il pensait à son gars qui aurait dû
être là.
— Père, je ne suis pas venue plus tôt, — et elle montrait
l'enfant, — à cause de la coiffe de Jeanne-Marie, qui ne pou-
LA GLOSERIE DE CHAMPDOLENT. 45
vait pas rentrer chez vous sans son deuil. La lingère n'en a fini
que ce matin.
Marie se tenait à trois pas de l'homme, et toute la maison
était dans le grand silence.
— Je vous ai demandée parce que j'ai besoin d'aide. Mais
vous, pourquoi êtes-vous venue? G'est-il pour pleurer un
moment?
— Non, pour travailler avec vous.-
— Je ne suis plus jeune, je ne suis pas riche : c'est-il pour
longtemps que vous revenez?
— Autant que vous vivrez, vous m'aurez avec vous.
Alors, il ouvrit les bras, et il embrassa la veuve de son
enfant, sans plus rien dire. Et, comme elle commençait, tout de
suite ménagère, de mettre de l'ordre dans la maison, la llamme
jaillit dans le foyer, et couvrit la suie ancienne.
. '.1
Depuis ce jour et cette fin d'automne, Marie habite à Champ-
dolent. Nul ne l'entend se plaindre. Nul ne la trouve en faute
quand le travail la demande. Jean Quéverne, à cause d'elle, ne
parle plus de son malheur. Entre elle et lui, le nom de Pierre
Quéverne n'est jamais prononcé. Le soir seulement, après la
prière qu'ils récitent tous deux, selon la coutume, dans la minute
où chacun se recueille et fait à Dieu sa confidence, l'ancien ne
manque point d'ajouter :
— Donnez à mon Pierre la paix éternelle, et amenez-moi
auprès de lui I
Et Marie, de son côté, n'oublie jamais de dire :
— Soutenez ma faiblesse, à cause de lui, qui fut meilleur
que moi 1
René Bazin^
VISITES AU FRONT
(1)
SUR LE FRONT ANGLAIS
(JUIN 1916)
VERS LES TRANCHEES
Nous les avons vus pour la première fois du chemin de fer,
à trois heures de Paris, dans un maigre et délicat paysage de
Cazin : buttes et collines de sable, encadrant des morceaux de la
mer et de l'horizon pâles ; traînées de pins et de genêts en
tleurs. Tout le long de ces dunes, où l'on n'avait jamais connu
que solitude, une immense ville de toile est répandue, où
remue une population couleur de terre. Pendant une grande
demi-heure, le train, qui suit la côte, la traverse dans sa
longueur, en la dominant du haut du talus. Des centaines et
des centaines de tentes jaunes, quelques-unes entr'ouvertes,
pleines, par le contraste du sol éclatant, d'ombre fumeuse comme
celle des gourbis arabes. Des hommes assis à l'orientale, sur
le sable ; d'autres, immobiles, à l'exercice, en rangs précis
comme des palissades surgies pour la défense de cette terre.
Des groupes bleus, — la couleur d'hôpital : des malades, des
blessés ; quelques chaises longues orientées vers la mer. Plus
(1) Voyez la Revue des 15 décembre 1916 et 1" janvier 19n.
SUR LE FRONT ANGLAIS. 47
loin, des portiques de gymnase avec des mannequins suspen-
dus; alentour, des pelotons qui, à plein élan, travaillent l'es-
crime à la baïonnette. Des cuisines fument. De splendides
chevaux sont alignés au piquet. Et par-dessus le semis des
petites tentes, de longs pavillons se lèvent, portant des écri-
teaux : Scottish Church Mission, — Church Home, — Salvation
Army, — Y. M. C. A. {{), — Gordon H ut, — Wallon Hut, —
signalant des œuvres d'initiative privée, appliquées au récon-
fort, à l'hygiène des corps et des âmes, celles d(yit les enseignes,
les annonces ont souvent frappé nos yeux dans les grandes
cités industrielles d'Angleterre.
Au bas du talus, de lestes soldats essaient de suivre, en cou-
rant, le train. On leur jette des journaux : des figures se lèvent,
toutes pareilles, pareillement et strictement rasées, jeunes,
claires, saines, étonnamment roses, les traits en vigueur, les
mêmes jeunes gens que l'on a vus, vêtus de blanc, lancer leurs
balles de cricket sur les prairies vertes, autour de toutes les
villes d'outre-Manche. Il y a aussi des Australiens, des Nou-
veaux-Zélandais, reconnaissables à leurs grands chapeaux de
cowboys. Un officier qui voyage avec nous me désigne des
hommes do l'Afrique du Sud, des Canadiens. Voici des Hindous,
— hauts turbans sur des visages de bronze. Sur cette plage du
Boulonnais, une émanation de tout l'empire britannique s'est
trouvée soudain rassemblée. Je vois le meilleur, l'essentiel de
l'empire anglais, le plus vivant de sa substance. Des hommes
de Londres, de Bombay, de Melbourne, du Gap, de Winnipeg,
— des hommes des cinq nations qu'a chantées Kipling, unis
entre eux, unis à nous, dans la même volonté de combat et de
sacrifice pour le droit et la liberté. Beaucoup voient pour la
première fois le ciel d'Europe; leurs yeux n'avaient connu que
les étoiles de l'autre pôle. C'est la merveille de cet empire. Les
(( cinq nations, » des peuples séparés parles océans du globe,
la plupart vraiment indépendans les uns des autres, dont les
intérêts sont distincts, et parfois s'opposent; — et à l'appel
d'une idée de l'ordre sentimental, par l'élan spontané de
chacun, cette réunion devant la menace k l'idéal commun
et le danger de la vieille Angleterre. On pense à la façon dont
l'Allemagne fait marcher ses Alsaciens-Lorrains et ses Polonais.
(i) Association des Jeunes Gens Chrétiens.
48 REVUE DES DEUX MONDES.,
Ni l'Australie, ni le Canada n'ont encore institué la conscription,
mais cinq cent mille Canadiens se sont leve's pour combattre
l'Allemagne, et les Australiens, quittant la paix éternelle de leurs
antipodes, continuent toujours de s'enrôler pour la guerre. Un
empire qui ne se fonde pas sur la force militaire, mais sur
le sentiment d'un lien spirituel et sur une certaine idée de
liberté, un empire où le sentiment, agissant par les méthodes
de la liberté, peut susciter la force militaire, — il n'est pas
besoin d'être Anglais pour souhaiter au monde la durée d'un
tel empire.
*
* *
A X..., nous trouvons l'officier qui nous reçoit avec cet élan
de cordialité simple et de complaisance qui est la politesse
anglaise. C'est le ton d'une réception de week end, dans une
maison de campagne, aux environs de Londres. Les ordonnances
enlèvent les bagages. A la nuance spéciale de leur respect, à
leur tenue, à leurs brefs i/es Sir, no Sir, on sent que la diffé-
rence du chef aux hommes est moins celle du rang militaire
que de la classe sociale, — on peut dire de la caste. Aussi bien,
dans l'officier, d'allure si naturelle, facile (les Anglais disent :
casual), on aperçoit le gentleman avant le militaire.
Nous traversons X... Etrange réunion des deux mondes, de
cette France provinciale, avec ses maisons vétustés, son petit
peuple bourgeois, ses femmes en bonnets, le cahin-caha de son
trafic, tout ce que nous y aimons d'ancien et de somnolent, et
de cette Angleterre qui, tout d'un coup, s'y est superposée. Une
Angleterre plus uniforme et belle que celle d'outre-Manche,
puisqu'elle en est l'essentielle substance, la force jeune et virile,
efficacement disciplinée, organisée pour la guerre. Dès la porte
de la gare, le contraste était surprenant : les antiques fiacres,
les employés d'octroi, les flâneurs, les vieux commissionnaires,
la marchande de journaux, les figures civiles et françaises, dont
chacune dit d'abord l'individu distinct, — et cette file mono-
chrome, massive et nette d'automobiles et camions anglais,
ce peuple en khaki de jeunes hommes, à qui des influences
incessantes et simples, certaines disciplines morales et phy-
siques très insistantes, et puis les mois d'entraînement mili-
taire, ont fait des cœurs, des regards et des rythmes de vie si
pareils.
SUR LE FRONT ANGLAIS. 49
Dans les vieilles rues, où les soldats britanniques, le petit
stick réglementaire en main, passent par deux et par trois, du
même pas sonnant et cadence', l'opposition se précisait. Deux
mondes qui s'entre-pénètrent et restent distans. Deux espèces
qui se touchent dans le même habitat, et ne semblent pas com-
muniquer, dont chacune poursuit à part sa vie et sa pensée
différentes.
*
* *
Au tournant d'un quai, l'automobile a trouvé l'espace libre
et l'horizon de mer. Entre la plage et la falaise que nous lon-
geons, de plus en plus nous sentons se former autour de nous
l'Angleterre. Des prairies, des pelouses, plutôt, dont le velours
et le lustre attestent ce besoin et cette entente du fini que les
Anglais apportent à toutes leurs œuvres matérielles. Là-dessus,
un semis de pavillons de toile et de bois clair, tout neufs, dirait-
on, posés comme des maisons-joujoux sur un tapis de billard.
C'est un hôpital. La beauté du décor> ces belles nappes de ver-
dure qui semblent appeler des jeux, la qualité de ces baraque-
mens — quelques-uns avec terrasses pour chaises longues, -=-
tout cela fait penser à certains décors anglais de luxe et de
plaisir, aux terrains de golf, avec leurs bengalows où l'on prend
le thé, aux prairies d'Oxford, avec leurs club-houses au bord de
la rivière, à des parcs seigneuriaux où l'on a vu des tentes se
dresser pour une fête de charité.
Pendant une heure, nous visitons cet hôpital : on dirait
qu'on se promène dans une exposition, et que tout y mérite le
premier prix : les nurses, en linge éblouissant, rehaussé d'écar-
late ; les majors, qui semblent sortir d'un magasin de Bond-
Street, tant leur whip-cord est net et bien coupé, tant reluit le
fauve de leurs bottes et courroies épaisses. On nous montre des
dortoirs, cuisines, salles d'opérations, de bains, de jeux, de lec-
ture : l'impression est toujours la même, — celle qu'éprouve-
rait un voyageur en passant de son hôtel accoutumé dans un
Palace. Toutes les choses matérielles sont ici de qualité supé-
rieure, plus solides, plus massives et finies, faites de plus
désirable matière. Partout le cuir est du cuir, la toile, de la
toile ; les baignoires sont de vraies baignoires, avec des robinets
d'eau chaude, en cuivre, et qui donnent véritablement do l'eau
chaude. Le thé sucré, au lait, presque brun, dont on nous fait
lOME XL. — 1917. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
goûter, et que l'on sert aux hommes à cinq heures, en de grandes
bassines, a le parfum et la vertu d'un thé de Geylan authentique
et préparé suivant les règles. Dans les pavillons qui portent les
initiales de tel donateur, de telle secte ou association religieuse,
les fauteuils d'osier, chaises longues, rockings, bibliothèques,
tables de jeu (où l'on voit surtout des échiquiers), feraient hon-
neur à un joli club anglais de campagne. Il faut aller au 7ness
des officiers pour trouver mieux : des gravures et des aquarelles
sur les murs, des roses sur la table, un piano dans un coin, >
tous les grands journaux et magazines de Londres.
Et ce qui frappe autant que cette qualité des choses, c'est
leur tenue. Cuivres et nickels fourbis comme pour figurer der-
rière une glace de magasin; parquets brillans où l'on verrait
une poussière; peintures et vernis immaculés des murailles et
des meubles. Tout ici témoigne de l'effort habituel et victorieux
de l'homme contre les forces extérieures d'inertie, contre la
tendance des choses à se ternir et se défaire, contre sa propre
tendance à suivre la ligne de résistance moindre. Dans un
dortoir où l'on attend des blessés, telle était, tout à l'heure,
l'impression de pureté neuve, de conformité absolue, et par
conséquent instable, de l'objet au modèle idéal, qu'à peine
osait-on marcher et toucher ce que l'on vous montrait. Sur la
route, nous avons croisé un escadron dont tous les chevaux
semblaient, par leur lustre et leur beauté, par l'étincellement
des boucles et des mors, des montures d'officiqrs. On songe à la
vigilance et la patience, aux heures de brossage et d'astiquage
qu'exige cette perfection d'entretien. Des Français, qui n'avaient
pas encore vu nos Alliés aux tranchées de première ligne,
s'étonnaient : quelque critique perçait dans leur ad^niration.
« Les Anglais, disaient-ils, prennent les moyens pour le but.
Tant de travail et d'argent dépensé pouvait s'employer plus
directement aux fins essentielles. » D'autre part, le sentiment
des Anglais avant la guerre, quand ils n'avaient pas vu les
Français à l'œuvre, c'est que l'objet français est en général
insuffisant, trop mince, trop léger, pas tout à fait efficace; que
l'ouvrier, s'il ne s'agit pas d'œuvre d'art, ne l'a pas poussé
jusqu'au bout, — surtout qu'il n'est pas attentivement entre-
tenu. Je me rappelle (au temps lointain des « piqûres d'épingle »)
un vieil article du Times sur « le raccommodage français au
bout de ficelle. » L'auteur concluait que 1 objet n'étant qu'un
SUR LE FRONT ANGLAIS. 51
a peu près, il ne rend qu'à peu près le service pour lequel il
est fait, qu'un peuple dont tout l'outillage souffre de cette insuf-
fisance est moins bien armé pour la vie.
G'e&l ici le contraste et I-"" malentendu de deux civilisations.
Les Anglais ont appris, depuis la bataille de la Marne, ce que
les Français peuvent faire, avec leur apparente insouciance des
choses et des soins mate'riels. TJn de leurs journalistes le savait
déjà quand, il y a cinq ou six ans, décrivant une de nos revues,
il leur disait, en parlant do batteries de 7o, dont le lustre lui
semblait laisser à désirer : « Ces canons qui sont peut-être les
plus mal tenus, mais 'probablement les meilleurs de l'Europe. »
D'autre part, nous avons compris que l'habitude et le besoin de
ce qui nous parait luxe, confortexcessif, peuvent s'allier aux plus
viriles qualités d'énergie et d'endurance, au mépris de la mort,
à l'héroïque volonté de dévouement. A certains égards, ces dis-
positions peuvent même témoigner de vertus qui ajoutent à la
puissance de l'homme sur les choses. Car il faut une grande
faculté de résistance à l'ennui, des nerfs stables, solides, pour
tout prévoir, achever, entretenir ainsi. Rubinson, avec le labeur
de son installation, sa lutte solitaire, consciencieuse et toujours
reprise contre l'hostilité des choses, demeure le type éternel de
ce peuple. Un Latin est plus économe de sa peine et plus dédai-
gneux de la matière. Pour la fin nécessaire, il fera l'effort néces-
saire. Que son œuvre puisse rendre l'essentiel du service désiré,
cela lui suffit. 11 est intelligent, raisonneur; il jugerait oiseux,
pédant d'aller plus loin. 11 voit l'idée : l'Anglais voit l'objet
et le respecte. Parce qu'il le respecte, il ne se résigne pas à le
réparer avec le serviable bout de ficelle que le journaliste de
Londres donnait comme une caractéristique de La civilisation
latine, et dont l'usage apparaît plus fréquent, à mesure que l'on
descend vers le Midi. Le cocher de fiacre parisien a, peut-être, la
cervelle plus active que son confrère anglais, mais reconnais-
sons que son fiacre, son cheval et, souvent, sa personne, sont
moins bien tenus.
La différence est bien celle du Nord et du Midi. Dans le
climat septentrional, l'homme a pris l'habitude de besogner
pour opposer à la tristesse et l'hostilité du milieu naturel un
monde indépendant du dehors, dont les choses le servent et le
réjouissent. A la perfection matérielle de ce monde, les Anglais
trouvent des vertus moralisantes et toniques. D'abord pour se
52 REVUE DES DEUX MONDES.
maintenir, elle exige de l'attention, un effort continu. Et puis,
en se maintenant, elle enveloppe l'âme de suggestions d'ordre
et de volonté. Dans les plus pauvres quartiers de Londres, cette
idée se manifeste en des établissemens comme Toynbee Hall,
dont l'architecture intérieure, le décor, le mobilier, qui rap-
pellent les collèges d'Oxford, veulent suggérer à une plèbe trop
apathique la notion et le goût d'un certain degré de bien-être, le
désir de faire effort pour s'y hausser. Soutenir la créature contre
les influences qui dépriment, — misère, surmenage, vice,
sombre laideur et monotonie du milieu industriel; défendre,
accroître ce que Ruskin appelait « la première des richesses, »
la quantité de vie de l'individu et du groupe, telles sont en
Angleterre les fins directes de tout l'effort social; et l'on sait
combien de sociétés, ligues, clubs y travaillent depuis le
milieu du xix® siècle, combien d'églises et chapelles aussi, car
à ces fins la religion, toujours pratique en ce pays, confond
de plus en plus les siennes (1). Tout à l'heure, au cercle
des ofticiers où je feuilletais des journaux, l'idée m'appa-
raissait en toute clarté, illustrée par une image parlante que
publie dans le Moiming Post l'œuvre anglicane des Huttes du
■Soldat. On voyait un paysage du front. Au loin, des arbres
mutilés, des éclatemens d'obus. Au premier plan, des hommes
se poussent, boueux, harassés, trop nombreux pour entrer tous,
k la porte d'un de ces Pavillons de Récréation que signalent la
croix et le drapeau de l'œuvre. Alentour, une série de médail-
lons, montrant par le détail les divers bienfaits de l'institution.;
Il en est deux q-ui résument tous les autres. Le premier porte ce
titre : Nourriture du corps. Des soldats en casques assiègent un
buffet chargé de bonnes choses : théières fumantes, bouilloires
sur des réchauds de cuivre, piles de sandv^iches, jattes d'oranges
et de gâteaux. Deux amis, joyeusement attablés, soufflent sur
leur Bovril en piquant de la fourchette un solide morceau de
jambon. L'autre vignette est intitulée : Nourriture spirituelle.
Les mêmes Tommies, sac au dos, tête nue, à genoux, s'incli-
nent sous la main du prêtre qui tend à l'un d'eux le Sacrement.
Ce qui frappe, en ces deux tableaux, c'est l'air de calme, honnête
énergie de ces hommes. Les certitudes de la religion s'ajoutent
aux influences salutaires du bien-être et d'un milieu bien
■ ({) Ainsi le mot salvalion, dans Salvation Army, a presque changé de sens. On
le Lruduirdit aujourd'hui plutôt par sauvetage que par salut.
SUR LE FRONT ANGLAIS. 53
ordonné, l'hygiène des âmes à celle des corps, pour assurer ce
qu'un Anglais met au-dessus de tout : la force stable et disci-
plinée de l'individu, qui en fait une créature heureuse et de
valeur pour le groupe. Plutôt qu'un sentiment de justice ou de
charité, c'est cette idée, toute pratique, on pourrait presque
dire utilitaire, qui dirige en Angleterre la volonté de bien-
faisance. « J'aime mieux donner », disait Ruskin, « pour main-
tenir un homme debout, que de le nourrir quand il est par
terre. »
Une autre idée, d'ordre non moins moral et social, explique
ce souci et ce respect des perfections matérielles. En cette dé-
mocratie, c'est généralement le modèle aristocratique qui
s'impose : le type régnant de civilisation et de vie vient d'en
haut. Un homme tient à un certain degré de raffinement dans
son existence quotidienne (et un volontaire, en s'engageant, n'y
a pas renoncé). Il y tient non par besoin de jouissance, — car
souvent, en un décor de luxe, il poursuit un idéal stoïque et
puritain, mais parce que l'idée de ce qu'il se doit l'exige,
comme de se laver le corps tous les jours à grande eau; parce
qu'il entend se tenir physiquement comme un gentleman. Et
la même volonté le maintient moralement debout, droit, atten-
tif à ses consignes professionnelles et personnelles.
C'est un trait général de l'Angleterre que le goût du confort
s'y allie depuis longtemps au goût de l'effort. On y prête au
confort une valeur morale. Il est une condition, et il est la
récompense de l'effort.
*
* *
Sur le quai, où l'on attend un transport anglais, pareil à
tous ceux qui s'espacent au long du haut mur, qui viennent
d'arriver ou qui vont repartir.
Que de fois je suis venu ici, et comme la guerre a tout
changé! Il y a beaucoup de monde et, sur ce quai français,
pas une figure française. Le khaki règne, la teinte nouvelle
et monochrome qui est celle, aussi, des steamers amarrés.
Partout la couleur anglaise de la guerre, et partout les clairs,
jeunes visages venus de l'autre côté de la Manche. On
manœuvre des grues; on charge des caisses sur des v^-agons;
des officiers surveillent, la badine en main. Une troupe de
%siliers gallois attend, l'arme au bras. Près du sémaphore,
.^4 REVUE DES DEUX MONDES.:
un groupe, jaune comme tous les autres, et qu'on n'avait pas
d'abord distingué, se révèle, quand on approche, d'espèce bien
différente. Hauts turbans d'Asie, eau mystérieuse et sombre
des yeux, fins et graves visages de bronze : ce sont des cava-
liers sikhs chargés du service de la posté. Immobiles, ils se
taisent et regardent la mer avec la vieille expression orientale
d'attente et d'impassible fatalisme. C'est la première fois que
^ela se voit dans l'histoire du monde : les hommes d'Extrême-
Asie venus pour faire la guerre dans cet Occident dont ils ne
savaient rien, sino-n que c'est le fabaleux pays des sahibs qui les
commandent. Ils regardent la mer, la blanche mer septentrio-
nale d'où montent, avec la marée, les bateaux de pèche picards :
rudes chalutiers anx voiles tannées et rapiécéos; aux ponts
chargés de filets et de marée, aux aspects de travail ouvrier
et de misère.
Un triste mugiss'^mriit de sirène, et tous les yeux se sont
touraés vers les musoirs. Une fumée monte derrière l'esta-
caile, et tout de suite, voici paraître, presque surgir, tant il
vient vite et grandit sans bruit, glissant sur ses tambours, le
transport attendu. En deux minutes, il est devant nous, tout
près, manœuvrant déjà pour se mettre à quai, ses ponts
supérieurs nous dominant, chargés d'humanité anglaise. On
n'entend que les coups de timbre au cadran de la passerelle, et
la voix du commandant jetant ses ordres par le mégaphone.
Et puis le craquement des cables qui se roidissent. C'est le
moment indécis où les hommes surgis des lointains de la mer
vont se répandre sur le sol qui leur est nouveau, se mêler à
ceux qui les attendent et en sont encore entièrement séparés.
Brèves minutes, mais qui semblent bien longues, presque
solennelles, tandis que l'intervalle se rétrécit entre la pierre
du quai et la muraille du grand bateau. D'un côté à l'autre,
des regards s'échangent; un immatériel et silencieux contact
s'établit. Avant que cette masse humaine et couleur d'argile
commence à couler sur les passerelles, je les vois, ces jeunes
gens, tels qu'ils sont partis d'Angleterre, serrés les uns contre
les autres, les yeux tournés vers la terre où les attend l'in-connu
de leur destin. Ils sont bien deux mille : magnifiques garçons
qui, depuis deux ans, ne pensent qu'à la guerre, ne l'ont jamais
vue, et arrivent, enfin, au pays de la guerre. Troupes de renfort,
: — drafts, — envoyées par les dépôts pour compenser l'usure
SUR LE FRONT ANGLAIS. 55
quotidienne de l'armée anglaise. Plusieurs fois par jour,
arrivent de pareilles fournées humaines, — le plus pur, le
plus frais et vivant de l'Angleterre, — ■ qui vient entretenir ce
brasier du Moloch où fond continûment, depuis bientôt trois
ans, la substance active de l'Europe. Voici le commencement
du cycle. Combien retourneront sur la couchette du navire-
hôpital, et combien ne retourneront pas, mêlés pour tou-
jours à cette terre française qu'ils regardent pour la première
fois !
Maintenant ils se poussent, en flux terreux et continu,
comme lorsque, d'un chaland, on décharge par des glissières
du sable ou du minerai. C'est tout près de nous qu'ils mettent
le pied sur le sol français, par deux et par trois à la fois, assez
lentement pour que nous puissions percevoir chaque figure
distincte. Et peu à peu, de tant d'individus qui se succèdent,
de leurs nombres qui passent, naît en nous le sentiment du
caractère commun et de l'espèce. C'est quelque chose de plus
élémentaire et de plus uniforme que chez les nôtres, de plus
vigoureusement régulier et déterminé dans les traits, de plus
vague (uncoîisciousj, aussi, dans le regard. Un journaliste
anglais, à la devanture d'un café, regardant passer la foule
parisienne, disait : « Une population de types! » Ce qui le
frappait en chaque visage, c'est le caractère singulier, le trait
ou l'expression qui le fait différent de tous les autres. Ici,
probablement, la monochromie du vêtement militaire est pour
quelque chose dans notre impression, mais de tout temps, en
arrivant en Angleterre, j'ai senti cette différence. Ce qui se
traduit eu ces yeux limpides et ces traits énergiques, c'est
à la fois la vigueur de la race et l'honnête simplicité des
âmes. Ces jeunes hommes sont pareils comme de jeunes che-
vaux, aussi naturels et sains, leurs physionomies façonnées,
non par les mouvemens de l'être cérébral et nerveux, mais
par les influences de la coutume, toutes fortement accentuées,
arrêtées dans le type général par la force des habitudes et cer-
titudes ataviques et communes, parmi lesquelles il faut comp-
ter celles de la religion, — une religion qui parle urtout du
devoir.
Beaucoup de figures heureuses, dont l'expression riante
persiste dans le sérieux du moment. On sait leurs jeux,
leurs chants, leur humour. Simplement, ils sont la belle eréa-
56 REVUE DES DEUX MONDES.;
ture humaine, bien nourrie, dressée, de corps et d'âme, poui
l'action honnête, efficace, et la résistance à la fatigue.
On dirait des soldats de métier, des soldats qui viennent de
faire la guerre, tant ils sont hâlés, bronzés par de longs mois
d'exercices et de manœuvres, par les pluies, le vent, le soleil
et les sueurs. Sous ce hâle, le sanguin de la complexion trans-
paraît. Cela fait un ton magnifique, d'un rouge foncé de cuir,
011 le bleu septentrional des yeux semble plus lumineux et
plus clair. J'avais vu déjà, chez des officiers anglais de l'Inde, ce
contraste des froides prunelles du Nord et du teint brûlé par le
soleil. Un air de force lente, latente, que semble aggraver la
masse du harnachement : sacs, bissacs, bidons, fusils, gibe-
cières, cartouchières, — tout cela fauve et massif comme la
laine des longs manteaux.
Fusiliers irlandais et gallois, Borderers, Blackwatch, Scot-
Greys : les voici déjà rangés en deux troupes sur le quai.
Vigilans comme des chiens de berger, les sous-officiers aboient
des ordres brefs : Shun! Forrm! Fours! Par rangs de quatre,
ils se forment, épaulent leurs fusils, et puis, massivement,
s'ébranlent.
Ces deux longues colonnes apparues sur notre sol, c'est,
visible, mesurable au mètre, l'un des accroissemens quotidiens
de l'armée britannique en France, à la veille d'une grande
offensive. Deux masses jaunes, rectilignes qui s'éloignent,
confondues à la terre, pareilles à de la terre qui marcherait :
deux mille hommes sortis de la terre anglaise, et qui viennent
combattre pour la nôtre.
*
* *
Sur la grand route française, à travers le pays du Nord, si
lumineux et clair, aux rayons obliques du soir, l'auto anglais
nous emporte, nous ne savons pas où, dans l'intérieur de ce
vert Boulonnais. Fuite glissante, silencieuse (on perçoit le
petit chant infini des alouettes), si rapide que l'on voit couler
d'un mouvement continuel le plus lointain détail du paysage :
petits arbres, villages, taches qui sont des boqueteaux à
l'horizon. Passent de grandes ondulations rasées par le vent de
mer, qui, derrière nous, s'^n vont tomber sur des grèves, en
tranches verticales et blanches de falaises. Passent les plateaux
boises, dont les lignes se chevauchent, disparaissent, à mesure
SUR LE FRONT ANGLAIS. 57
que se forme la haute plaine. Passent les jeunes blés, éclabous-
se's du sang des coquelicots, les champs veloutés de profond
trètle rouge. Cela sent le soir et le mois de Juin, la terre
mouillée, la fenaison, l'églantine. Paix infinie de ces cam-
pagnes. Elles baignent dans le même rayon qui, à quinze
lieues d'ici, éclaire les terrains fauves de la guerre et de la
mort.
Gomme c'est le Nord, déjà! Deux ou trois degrés, à peine,
nous séparent de nos paysages accoutumés, et tout semble plus
frais, plus clair, plus léger. Il y a des hameaux presque anglais,
avec de vrais cottages, dont la brique brune est tapissée de roses,
des jardinets fleuris de molles pivoines roses, de minuscules
églises, à tour carrée, crénelée, comme celles que nos voisins
appellent normandes, et qu'on voit dans les plus vieux villages
du Kent et du Sussex. Et pour achever l'illusion, ces soldats au
cantonnement, les mêmes que je voyais, en 1915, dans les
prairies et sur les routes d'Angleterre : visages bien rasés,
uniformes de bonne laine khaki. Ils semblent vraiment faire
partie du pays, continuer naturellement sa calme vie de tous
les temps. A l'entrée d'une ferme où nous arrêtons pour
prendre de l'eau, l'un est assis sur un escabeau à côté d'une
paysanne, devant deux vaches immobiles, tous les deux occupés
à traire. En voici d'autres qui lavent la cour à grands coups de
seaux, la manche de chemise retroussée sur le bras vigoureux
pour mieux besogner. Une vieille dame, en bonnet tuyauté,
est sortie de la maison. Ils l'ont saluée; elle a répondu par un
signe amical de bonne grand'mère. Les gentils garçons, de
silhouette si propre et si droite!
Eux seuls, dans le pays, traduisent aux yeux l'incroyable
réalité d'aujourd'hui. Eux seuls, et de loin en loin, au long de
la route, une motoclyclette, un auto d'officier qui croise le
nôtre avec un bruit vibrant de projectile. Sur la grande chaus-
sée rectiligne, où cheminaient jadis, cahin-caha, les lourds
charrois rustiques, on ne rencontre plus que cette mécanique
et cette vitesse, et l'on voit bien, malgré les fermes, malgré les
champs en fleurs, que le mouvement ancien et propre de
ces campagnes est arrêté, qu'un autre s'y substitue, d'espèce
bien différente, produit immédiat de la logique et de la
science.
Surviennent des bourgs, de petites villes, dont on croit sen-
58 REVUE DES DEUX MONDES.
tir un peu, — comme on perçoit, au passage, le parfum propre
d'un arbre, — l'âme et le caractère distincts. Pavé ancien, grands
capuchons d'ardoises, reflets de briques vernies et de glaces
bien lavées, sages pignons rangés autour d'une petite place,
église au porche bas, dont les pluies, le vent de mer ont rongé
les ogives et fleurons, — tout cela fort sombre, élégant et sérieux,
tenant à la fois de la Flandre et de la France.
Le soleil était couché depuis longtemps ; tout s'avaguissait, et
rien ne passait plus sur la roule. Dans la clarté d'un jour sans
foyer, cetle campagne, où nous n'étions jamais venus, prenait
je ne sais quels mystérieux aspects de déjà vu. C'était le soir,
qui apporte en tous pays les mêmes harmonies et le même
sentiment, — le soir pareil à tous les soirs, la diversité de la
campagne se résumant alors en quelques grandes lignes et
plans obscurs qui, partout, se ressemblent, et que l'on retrouve
avec bonheur, comme un enveloppement familier de solitude
et d'intimité. Alors les choses perdent leur nom ; le moment
présent disparaît ; le paysage n'est plus que le lieu du rêve qui
naît et qui s'étend; tout finit par s'en pénétrer et s'y fondre.
Combien rares ces minutes d'oubli, dans le monde que nous a
fait la guerre I
De hautes masses végétales se levèrent, noires dans le bleu
déjà demi-nocturne, épanchant une profonde senteur de forêt. La
voiture tourna. Dans quel domaine de légende entrions-nous,
dans quel parc ancien, crépusculaire, où des figures de Watteau
auraient pu chatoyer dans l'ombre ? Une avenue de grands
arbres, dont les ramures, sous un ruban de ciel verdissant,
enfermaient des profondeurs de nuit. Et puis, entre deux pavil^
Ions, une façade de pierre pâle, un long fronton Louis XVI...
On sortait décidément du présent : une voiture magique, dans
l'interminable tombée de nuit, nous avait transportés jusqu'à
ce château de Belle-au-Bois dormant, où nul écho ni souci de la
guerre n'était jamais entré. Le plus étrange, c'est que cette
surprise surprenait si peu. Tout paraissait également naturel
dans la longue sorcellerie du soir.
Et puis des voix anglaises sonnèrent ; des ordonnances
parurent... Cinq minutes après, on montrait à chacun son
logis : Thisway, please. Hotwater, Sir? Certainly, Sir. Dinner at
nine. Et une autre voix, déjà toute cordiale, amicale : We dont
SUR LE FRONT ANGLAIS.
59
ciress : war, you know. Une autre illusion remplaçait celle qui
venait de se rompre. Le château du vieux temps français se
muait en country seat. Que de fois, de l'autre côté de la Manche,
on avait reçu ce même accueil 1
Alors, dans une chambre qui a gardé ses meubles et presque
son odeur d'autrefois, par la fenêtre trouvée grande ouverte
(comme toujours en Angleterre), on goûtait la paix secrète,
l'intimité de ce domaine fermé. Je voyais une prairie redevenue
sauvage, dans le cadre circulaire et ténébreux d'une vieille
futaie. Et par devant, quand on se penchait, des fleurs, toutes
les fleurs de Juin, une profusion de folles fleurs.
Hautes et froides, elles semblaient, en leur vie si brève, plus
merveilleusement apparues sur ces fonds de brume pâle et de
nuit.
»
* *
* Nous avons passé trois soirées et trois nuits dans cette calme
maison, et si j'y arrête un instant le récit d'une visite au front
anglais, c'est que l'idée, la manière, on peut dire le style d'une
telle hospitalité sont si caractéristiques, en harmonie avec tant
d'aspects et façons d'être qui nous ont frappé^ de l'arinée
anglaise; c'est qu'on y apprenait ce que nos alliés peuvent
apporter de leurs traditions les plus significatives, en France,
au milieu de la guerre.
L'idée qui se traduisait là est d'origine aristocratique; elle
subsiste, comme beaucoup de traits de même essence, en pleine
démocratie. Elle vient do ces manoirs dont les habitans furent
les modèles de Gainsborough et de Reynolds, les héros des
romanciers, depuis Addison jusqu'à Meredith, et composèrent
si longtemps la personne active et visible de l'Angleterre. De
cette gentry qui vivait dans ses terres, les mœurs, les disci-
plines, tout l'idéal de vie s'imposèrent, par l'effet d'un prestige
qui reste l'un des principes de la société d'outre-Manche, à la
bourgeoisie montante du xix^ siècle, et de proche en proche,
plus ou moins atténués, mais gardant toujours quelque chose
de leur essence, à toute cette Angleterre d'aujourd'hui que
Galsworthy a définie : « un mélange inintelligible à l'étranger
d'aristocratie et de démocratie, » et Kipling : <.<- une démocratie
d'aristocrates, n
Ainsi le manoir est devenu, demeure le modèle dont toute
60 REVUE DES DEUX MONDES.
maison qui se respecte tend à se rapprocher. De là ces noms
à la fois fe'odaux et campagnards dont se décorent les moindres
villas des faubourgs ; de là leur parure étudiée de fleurs et de
feuillages, et, peut-être, la tradition qu'est, en Angleterre, l'art
delà serre et du jardin. De là l'importance de ces distinctions
qui font le degré de dignité sociale d'une maison, et que ne
manque pas de faire sonner un commissaire-priseur : semi
detached, — detached, — standing in its own groiinds — (dans
le premier cas, on dit this genteel hoiise ; dans le dernier, on
prononce le mot de résidence, évoquant la condition d'une
famille qui vit dans ses terres). De là le décor aristocratique et
rustique des grandes écoles, des vieux collèges d'université :
c'est presque la vie de château que l'on mène en ceux d'Oxford,
coupée de rudes parties de foot-ball ei de lectures grecques sur
des pelouses de velours. De là, enfin, toutes ces demeures
modernes de nouveaux riches qui s'espacent, au milieu de leurs
bois et de leurs parcs, dans la campagne anglaise : campagne
féodale, et non paysanne, disait un Américain, en la compa-
rant à la terre de France. Il est entendu que l'existence me-
née en ces amples domaines par les hommes de la landed
gentry (on sait la valeur sociale de ce mot, et de quel ton on
le prononce) est le type accompli de la vie anglaise. Un Amé-
ricain y trouvait tant de dignité et de bonheur qu'il disait avec
sérieux : « de la vie et de la félicité humaines. » Tout bourgeois
anglais qui travaille à la ville y aspire. C'est celle que mène,
dans sa retraite deSandringham, le Roi, simple 5^î«>e ou gentil-
homme campagnard, à côté de ses fermiers et de son ami le
recteur. Et l'Etat anglais s'est occupé tout de suite de l'orga-
niser pour ses invités dans un manoir de France, en chargeant
un officier de jouer le rôle de maître et de maîtresse de maison,
de veiller à la perfection silencieuse et automatique du service :
eau chaude, le matin et le soir, devant les portes, — puisque,
hélas! un vieux château français est dénué de tuyauteries
modernes, — papeterie bien garnie dans les chambres, fleurs
sur les tables, vaisselle sérieuse, vins honorables, cigares de
qualité.
A huit heures et demie, la profonde rumeur du gong, et
puis un solide et tranquille déjeuner à l'anglaise : ce n'est pas
pour le'fe damned Germans qu'il convient de changer nos babj-
SUR LE FRONT ANGLAIS. 61
tudes. Il ne manquait sur la nappe éblouissante que le Times
du matin, luisant et volumineux, fleurant la fraîche odeur
d'imprimerie; encore trouvait-on au fumoir celui de la veille,
avec les autres journaux de Londres et de Paris. Ensuite, nulle
hâte inconvenante de se mettre en route. On décachetait son
courrier. La boite d'argent passait, pleine de cigarettes. blondes.
A neuf heures et demie, les autos. Ils se rangeaient au bas du
perron; les domestiques apportaient des paniers, des plaids;
le capitaine jetait son Ail right! et par la belle allée circulaire
de la terrasse, et puis la grande avenue, on filait, aux abois
désolés des deux terriers qu'une ordonnance retenait. C'étaient
toutes les impressions du matin, dans une grande maison de
campagne anglaise, lorsque, sans oublier les provisions du
pique-nique, on emmène les invités vers quelque Epsôm ou
quelque rendez-vous de chasse.
Ce n'était pas Epsom que l'on allait voir, mais des ruines,
des tranchées où tombent toujours les obus et les torpilles, des
plaines fauves où la guerre a mis partout le ravage et la mort.
Et le soir, après une longue après-midi de marche, — car on
marchait rudement dans les boyaux de terre et de boue, — on
retrouvait les sensations que les Anglais aiment tant, après une
journée de travail parmi la pierre et le tapage de la ville,
celles dont le désir pousse tant d'hommes d'affaires à demeurer
à la campagne : d'abord le plaisir, dans une chambre calme, où
l'eau est abondante, de dépouiller le vêtement et la fatigue de
la journée, et puis le silence, l'ordre, la fraîcheur des feuil-
lages inviolés, à l'heure où, le soleil baissant, leur senteur se
fait vespérale. Je regardais le capitaine, suivi de ses deux
chiens, tourner seul, à petits pas, dans la paix du soir, autour
de la sauvage pelouse. Et puis apparaissaient, dans leur sobre
et net uniforme, d'autres officiers, chaque jour différens, venus
du dehors pour dîner avec les hôtes.
Ils causaient, de leur ton habituel, jamais cérémonieux,
mais jamais lâché, à voix tranquille et basse, en la baissant
encore, comme il convient, pour certaines anecdotes, certains
mots — bien véniels, — mais sur lesquels un gentleman doit
passer vite, avec l'air de s'excuser. Je ne saurais guère définir
ce qui manquait de professionnel à leur aspect, à leurs
rnanières; mais on avait l'impression d'être reçu par des
62 REVUE DES DEUX MONDES.
membres quelconques d'un bon club de Piccadilly. C'étaient
pourtant bien des ofticiers de carrière. Ils avaient tous la même
apparence de bonne humeur e'gale, avec cette fraîcheur et
presque cette innocence lisse du visage que les fatigues et les
soucis de la vie n'ont pas touché. L'Anglais, dans cette classe,
garde longtemps sa simple et souple jeunesse. Mais on sentait
le sérieux profond, les certitudes fondamentales, l'expérience
acquise, et, chez quelques-uns, une intelligence dont la vivacité
et la pénétration surprenaient. Encore une fois on constatait
qu'il n'est pas besoin d'être très intellectuel pour être très
intelligent.
L'un d'eux nous disait (je rassemble des propos épars, des
réponses à nos questions, car personne ne discourait) :
(( Nous ne savions rien, en 1914 ; mais, dans cette guerre,
c'est presque un avantage de n'avoir rien su : on n'a rien à
oublier. Simplement, chaque jour apporte sa leçon, et l'on finit
par connaître tous les tours de Frère Boche. En somme, c'est
un foot-ball, plus compliqué : on l'apprend à force de le jouer.
A la longue ça vaut bien l'enseignement d'une école de guerre
où personne ne pouvait prévoir les nécessités actuelles. »
« Le plus difficile, » disait un autre, « c'a été les cadres. » Ceux
qui servaient jadis à une armée de deux cent mille hommes,
ont à peu près fondu dans les premières batailles, et c'est trois
millions d'hommes qu'il a fallu dresser, commander. On s'est
adressé d'abord à tous les vieux majors et colonels en retraite,
et puis aux élèves des Public Schools, aux jeunes gens de la
bourgeoisie : Tommy ne prendrait pas au sérieux des officiers
d'une origine moindre. Ils passent d'abord par le rang, et puis
entrent dans des corps spéciaux oii on les prépare. L'éducation
est pratique. Nous avons une école près du front, où on leur
apprend les tranchées, les abris, les fils de fer, la routine de là
guerre de position. L'essentiel, c'est la faculté de commander :
ils l'ont presque tous, avec le sentiment sérieux de leurs respon-
sabilités. C'est très joli chez les tout jeunes. Vous vous rappelez
l'admiration de Kipling pour nos midships. On raconte une
histoire de middie qui l'aurait amusé. C'était aux Dardanelles.
Un transport venait d'arriver, amenant, avec des troupes, un
général et son état-major. Une canonnière vint les chercher,
commandée par un enseigne de dix-sept ans, un enfant aux
joues roses, qui avait l'air plein de pain et de beurre. Près de
SUR LE FRONT ANGLAIS.
63
terre, où tout le courant passe, voilà le bateau qui entre en
danse. Le général, voyant une plage prochaine et d'aspect pro-
pice à l'abordage, la montre du doigt au timonier. Le chérubin
l'arrête net : « Je vous demande bien pardon, Sir, mais c'est
moi qui suis responsable de ce bateau. / am in charge of
this boat. »
Un autre jour, on parlait des hommes :
(( Nous en avons de toute espèce, mineurs, ouvriers, commis,
employés, cultivateurs, gentlemen, — assez rares, maintenant,
ceux-ci, — la plupart se sont engagés au début, et presque tous
ceux qui n'ont pas été tués sont officiers aujourd'hui. Quand on
pense à ces commencemens, aux rangs de civils qui manœu-
vraient avec des bâtons dans les squares de Londres, au dispa-
rate des costumes, des physionomies, des allures ! C'était la foule,
tout simplement. Et maintenant cette unité du type, du rythme,
de l'esprit... Vous avez vu débarquer le produit achevé (the
finislied article). Il faut huit à dix mois pour le livrer.
« Ils y ont mis du cœur et de la conscience. Ils nous éton-
nent. On dirait des soldats de métier: ils prennent la discipline
avec le même sérieux que leurs anciens, et de plus, ils l'aiment,
ils y tiennent, et elle est stricte. Ils se persuadent en l'observant,
comme en parlant le vieil argot militaire, qu'ils sont véritable-
ment ce qu'ils ont voulu être : des soldats, non des amateurs.
Elle fait partie do « la vraie chose » {iC^ part of the real thing);
elle rehausse l'idée qu'ils ont de leur tâche et de leur nouvelle
vie. Regardez les sentinelles monter la garde. C'est aussi bien
qu'à Buckingham-Palace : de l'horlogerie, — clock-work.
... « Et nous approuvons cela. L'expérience montre que le
meilleur soldat, c'est encore celui dont le fusil est le mieux
astiqué. On n'a pas besoin d'y tenir la main, dans la nouvelle
armée. Ils ne demandent qu'à bien faire, — autrement, ils ne se
seraient pas engagés. Ils sont patiens, résistans à la fatigue, à
l'ennui, — sans doute parce qu'on les a rudement entraînés, et
puis, c'est une qualité qui leur est naturelle; elle compense ce
que vous pouvez trouver en eux d'un peu lourd, muet, inarticulé.
Pourvu qu'ils aient une pipe et du tabac, et qu'ils sachent que
la Missus, à la maison, touche son allocation... Et pourtant les
mois et les mois de tranchée, sous la pluie, dans la boue, avec
laseule distraction des torpilles et des whizz-bangs! ... Interrogez-
les : ils ne feront pas de phrases : ils vous diront, peut-être, que
64 REVUE DES DEUX MONDES.
« ça n'est pas toujours rose, » — not in the pink; qu'ils commen-
cent à « en avoir soupe', » — to be fed up. Mais ils passeront
très bien tous les hivers qu^il faudra. Us ne sont pas pressés.
« ïu as signé pour sept ans? » disait l'un d'eux à un régulier :
« Veinard! Moi, je suis pour la durée de la guerre. »
Un Français demanda : « En somme, quelle idée ont-ils de
la guerre, qu'est-ce qui les pousse et les soutient? » — « Pas la
haine, dit l'officier. De la haine, on n'en manque pas à l'arrière,
en Angleterre, aujourd'hui. Il y en a aussi, chez les survivans
du début, qui ont vu les dévastations de la Belgique et de votre
Nord... Mais en général, non; ils ne voient dans les soldats
boches que de pauvres diables qui peinent comme eux (1). Et ce
n'est pas non plus le patriotisme pur : l'Angleterre n'a pas été
attaquée, au début, et la plupart ne voient pas que son existence
est menacée. »
— « Alors? »
Il ne répondit pas tout de suite. Enfin, à voix plus basse et
plus lente, avec l'embarras, la pudeur presque de l'Anglais qui
n'aime pas à prononcer les grands mots :
— « Mais, vous savez... Je crois vraiment que c'est l'idée du
droit (right), la simple idée du bien et du mal. La victoire de
l'Allemagne leur apparaîtrait comme le triomphe du mal... »
Sous les calmes paroles, on sentait bien le sérieux et la force
de cette conviction. De l'ennemi qui a chanté sa haine, et tout
faitpour attester à l'Angleterre sa volonté d'insulte et de destruc-
tion, ils parlaient avec les mots les plus ordinaires, avec humour,
parfois, et ils en parlaient fort peu. Mais une simplicité si tran-
quille traduisait l'absolue détermination. L'Allemagne, pour
eux, c'est aujourd'hui, dans la société des nations, quelque
chose comme l'anarchiste ou le Fenian qui s'est mis par un
attentat, — an outrage, — hors de la société. Or l'Anglais, en
qui le respect de la règle sociale est aussi fort que celui de la
liberté, ne tolère pas l'anarchiste, du moment que celui-ci passe
aux actes. Il en parlera sans passion, mais il entend que la
police l'arrête pour qu'on le juge et qu'on le pende. Et si la
police n'y suffit pas, il s'engagera comme « constable spécial »
(1) Une seconde visite, toute récente, au front anglais m'a convaincu que ceci
n'est plus vrai depuis la dévastation systématique, par les Allemands, du pays de
Bapaume et de Péronne. On m'a dit et répété : it fias made a lot of différence.
SUR LE FRONT ANGLAIS. 65
pour l'y aider. C'est une affaire qui regarde tout Anglais, et
tant qu'elle n'est pas régle'e, il n'y en a pas d'autre. On y mettra
le temps, la peine et l'argent qu'il faudra, mais la loi aura le
dernier mot. Simplement, on n'imagine pas le contraire.
(( Cette affaire, » « cette besogne, » c'étaient leurs mots
pour parler de la guerre. This business. This job.
*
Le lendemain, nous avons repris la même route, continuant
tout droit vers la région des ruines oii, les chemins ordinaires
cessant, des sentiers s'enfoncent dans la terre. Ainsi, en ces
deux jours, depuis le port où les hommes et le matériel d'Angle-
terre débarquent, nous avons traversé tout le pays, jusqu'à
l'apparent désert entre les peuples opposés, la longue plage
où vient aboutir et tomber le flot accumulé de la force anglaise»
Et peu à peu, nous avons vu se former et s'épaissir ce flot
dans les campagnes, à mesure qu'elles prenaient autour de nous
les apparences de la guerre.
On ne voyait d'abord que celles du printemps, si touchantes
par un froid matin, sous un ciel obscur. Les nuages pesaient
sur les grandes levées du pays, où le vent moirait des blés verts.;
Toujours des profusions d'églantines sur les haies. Mais on croi-
sait des motocyclettes, lancées avec leur allure de hàtc furieuse
et d'importance. Et puis parurent les premières troupes : des
Highlanders, en jupons jaunes, assis, couchés, fumant leur
pipe sur les talus où, de loin, ils semblent des tas de glaise.
Nous passions vite, mais ils étaient nombreux, et l'on avait le
temps de percevoir la massive simplicité de ces hommes marqués
de sueur et de poussière, et qui reposaient avec la même
gravité immobile et muette que les nobles animaux.
A C..., où l'on arrêta pour l'examen des papiers, j'eus le
temps de mieux voir une section de fusiliers gallois en route
pour le cantonnement. Tous portaient la salade à bord plat, qui
semble une grande cuvette à barbe; et sur la nuque, cousu à
leur veste khaki, le petit triangle noir qui ne sert à rien qu'à
rappeler les temps anciens du régiment, quand la queue de la
perruque portait sur ce morceau de drap. Ils marchaient d'un
pas petit, lent, avec une lourdeur étrange, celle de leur fatigue,
et non pas seulement de leurs sacs et havresacs, — mais ils
chantaient : quelque chose de sentimental et de mineur, où je
TOME XL. 1917. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
croyais reconnaître une tonalité celtique. Et les paroles étaient
galloises.
Nous rattrapions des files de camions : longues chenilles
grises, progressant avec lenteur, d'un seul mouvement feans
vie, à la façon des aveugles processionnaires. L'une de ces files
'était française. Surprise de retrouver là le bleu pâle et les
casques de nos soldats. Cette chaîne de camions s'était intégréeT
je ne sais comment, dans le va-et-vient de la grande méca-
nique anglaise. La collaboration des deux races qui se com-
prennent si peu devenait une réalité visible.
Plus loin, ce furent des trains d'artillerie montés, des che-
vaux puissans et lustrés comme des bûtes de concours. Et puis,
par séries, des cuisines roulantes, des ambulances-automobiles,
des fourgons sur lesquels on lisait, avec des numéros divers,
des mots comme ceux-ci : Wireless, — Antiaircraft , — Navy Air
Service (Egypt), — tout cela neuf, semblait-il, avec cet aspect
de solidité massive et de fini, qui signale les matières et les
produits de l'industrie anglaise.
Nous longions une ligne de chemin de fer dont les Anglais
ont triplé les voies. Les rubans d'acier étincelaient sur un lit
de pierres neuves. Un train-hôpital passa, marqué au chiffre
du Great Western. On commençait à voir avec les yeux la
densité des services à l'arrière, l'abondance et la perfection de
l'outillage, le sérieux de la base matérielle que ce peuple a
construite à sa façon, graduellement, consciencieusement, pour
y appuyer son effort militaire, proportionnant les préparatifs à
la grandeur et la longueur prévues de l'effort. Ceux qui savent
ce qu'il peut dépenser d'attention, d'argent et d'activité préa-
lables à l'aménagement d'un terrain de jeu, pouvaient imaginer
ce que seraient ses installations de guerre.
De loin en loin, dans les champs, des baraquemens commen-
çaient à se lever, indiqués par des flèches et des écriteaux sur
les arbres de la route : Watering Parties, Coff'ee Bar, Blacksmith,
Motor Repairs. D'autres, tout le long des trèfles et des blés,
répétaient : Dont ride, on the fields. Mais à l'entrée d'un village,
nous lisions ces mots : Infected village. To he crossed witlioiit
stopping.
Ces deux avis, — ne pas marcher sur les moissons ; traverser
le village sans s'arrêter, — donnaient idée des relations de
l'autorité anglaise et de la population. En se superposant
SUR LE FRONT ANGLAIS.
67
au pays, cette armée s'efforce d'en rester inde'pendanie et de
n'y faire sentir aucun poids. Si la vie du pays s'est faite plus
rare et plus lente, c'est, — comme par toute la France, —
par l'effet de notre mobilisation. A travers l'organisation et les
hie'rarchies étrangères, l'ordre indigène persiste et transparaît.
Par exemple, au milieu des hommes et des canons d'Angleterre,
c'est une prévôté française qui fait, pour les Français, la police
de ces routes. A côté du capitaine anglais, dans l'automobile
anglais, c'est à des gendarmes de chez nous que nous devions
montrer nos papiers anglais. De même, dans les villes que nous
avons traversées, je n'ai pas vu une seule affiche signifiant à la
population un ordre, un appel, un avis de l'autorité britan-
nique. Pour empêcher les hommes de s'alcooliser au cabaret,
on ne s'adresse qu'aux hommes : nulle interdiction au caba-
retier. Seulement, si l'on découvre qu'un soldat a bu chez
lui des liqueurs fortes, on agit comme pour le village infecté :
d'abord le soldat est puni, et puis défense à la troupe de
mettre les pieds chez ce cabaretier pendant quinze jours. Saut
les logemens, où l'on a pris la suite de l'armée française, on
ne réquisitionne pas; on achète, et la consigne est de ne pas
marchander. J'ai su ce qu'une maison, où un important service
est installé, coûte à l'État anglais : c'est un surprenant loyer.
L'Intendance pouvait en fixer le prix. Comme nous le disait
un officier, le principe est d'éviter à l'habitant tout sentiment
des gènes et contraintes qui suivent une occupation militaire.
« Notre idéal, ajoutait-il, serait de passer invisibles. »
Il parlait de l'armée. Le soldat est invité « à saisir toute
occasion de cultiver les relations les plus amicales avec nos
alliés, » et il se fait beaucoup de petits commerces, au canton-
nement, avec l'habitant. On sait le simple langage qui s'est
improvisé si vite pour ces échanges.
Long arrêt à Saint-Pol, — sombre, sérieuse, ramassée dans
sa vallée, — pour prendre les permis nécessaires à la visite des
premières lignes. Nous attendions dans la cour du Quartier
Général, installé dans une maison du xviii^ siècle (il y en a
partout dans ce pays) : longue façade basse et blanche, avec
deux ailes en retour; vaste grille de fer forgé, et dans
l'espace enclos, de sages quinconces de platanes. Dans ce cadre
si français, je suivais les mouvemens do la sentinelle. C'était
68 BEVUE DES DEUX MONDES.
bien ce que l'on m'avait dit, du clock-work, une allée et venue
d'automate comme on en voit à certaines horloges célèbres de
la Renaissance, avec quelque chose de plus fort, précis, impé-
rieusement rythmé dans le mécanique. A droite, à gauche, par
coups de balancier, une marche rectiligne, le pas sonore
scandant exactement le pavé. Et puis, toujours au même point,
le factionnaire arrêté net, sans un muscle qui bouge, la face
haute, le regard fixe et tendu. Alors, un à un, les deux autres
temps du demi-tour, chacun coupé du même arrêt. Je songeais
à ce qu'on m'avait dit : à tant de rigueur et de perfection,
l'homme devait prendre un secret plaisir.
De cette minutie du rite et de cette ardeur à bien faire,
j'avais eu déjà le sentiment en les regardant saluer leurs offi-
ciers. Geste du conducteur de camion et du tringlot, dont le
bras se baisse instantanément; geste de la sentinelle dont la
main droite vient s'appuyer sur la crosse du fusil. Le salut
ordinaire est le plus beau, — si ample, instantané, complet,
les yeux dans les yeux du chef. Quand c'était le chef habituel,
je lisais mieux que du respect dans ce regard si bleu, si viril et
si droit : de la fidélité, — loyalty, — le sentiment de l'attache
personnelle, directe, au leader, à celui qui conduit dans une
entreprise commune.
Pourtant les officiers ont l'air de leur parler bref. Et tout
à l'heure, une compagnie passant devant le Quartier Général,
au moment où sortait un colonel, j'ai entendu ce comman-
dement : Eyes right! Et toutes les prunelles ont tourné vers le
colonel.
Une telle consigne, que l'on pouvait croire tout allemande,
étonne dans une armée démocratique. Mais l'Angleterre n'est
pas simple. En cette démocratie, où « l'honneur et les droits
d'un lord », disait récemment un ministre, « comptent, aux
yeux de la loi, tout juste autant que celui d'un marchand de
légumes (1), » on continue pourtant de croire aux distinctions
de caste, et que Te sang d'un non-gentleman n'est pas tout à fait
de même essence que celui d'un gentleman. Dans l'ancienne
armée, où tous les soldats appartenaient à la première catégorie,
(1) Le gouvernement de Vienne réclamait un signe spécial sur un bateau
anglais amenant d'Orient des Autrichiens prisonniers, et qui pouvait être torpillé.
L'une des raisons alléguées était que ces fonctionnaires appartenaient pour la
plupart à la « haute classe. »
SUR LE FRONT ANGLAIS.
69
et tous les officiers à la seconde, cette distinction et les gestes
qu'elle impose, ont toujours fait partie de cet ordre naturel des
choses dont un Anglais ordinaire ne s'avise pas de raisonner. Or,
par amour du passe', l'armée nouvelle (si différente d'origine, et
vingt fois plus nombreuse) tient à continuer l'ancienne. Elle n'a
pas voulu de drapeaux nouveaux, et les vieux régimens durent
s'agrandir de tous ses nombres. Comme elle en a repris les
noms hisloriques, elle en a repris les traditions et consignes,
dont le prestige est exactement celui d'une étiquette : une éti-
quette que l'on observe pointilleusement, parce que, en l'obser-
vant, on respecte l'armée, qui est l'œuvre de tous et de chacun,
et que, soi-même, on se respecte davantage. Ainsi la tradition
ajoute au prestige de la règle, si puissante et spontanément
conçue, au pays du puritanisme et de la liberté. Voilà le trait
qui, sous les gestes pareils, fait la différence profonde entre la
discipline anglaise et l'allemande : c'est par un acte personnel
que l'homme s'y soumet.
La' sentinelle aux mouvemens d'automate n'était pas un
automate, mais énergiquement un volontaire.
Le général nous a reçus. Je le revois, avec ses deux officiers
d'ordonnance, dans le grand salon clair et lambrissé, de si
parfaites proportions, où les verdures brumeuses du parc sem-
blaient, dans les fenêtres cintrées, aux reflets glauques, de hautes
et froides tapisseries. Des cartes a toutes les échelles couvraient
les murs. D'autres se tendaient sur de longues tables à cheva-
lets. Il y avait deux téléphones sur le bureau. Nous étions au
centre cérébral où se projettent les images d'un morceau du
front, et d'où partent les filets nerveux qui le commandent.
Il se penchait sur une feuille où deux enchevêtremens de
lignes, l'un rouge et l'autre bleu, figuraient les labyrinthes
opposés des tranchées.
(( Ce matin, disait-il, c'est assez calme. Vous entendez le
canon : c'est nous ; ils ne répondent pas. Mais souvent, c'est
moins sain. Vous entrerez par ici : Hospital road et puis Cabaret
road. N'oubliez pas de vous espacer. En tout cas, vous verrez
des tranchées bien faites. Tout le monde y a travaillé : les
Boches d'abord, à qui les Français les ont prises, et puis nous,
à qui vous les avez passées. »
70 ÎIEVUE DES DEUX MO^D?^^
C'est près de là que nous vîmes changer l'horizon. La riche
campagne de Juin continuait en houles bleues de jeunes blés.
Mais par delà, une zone pâle, un peu jaune, apparut, comme
lorsque dans le Sud du Sahel, le désert commence à se révéler.
C'était bien le désert, celui que la guerre a fait, immobilisée là,
chronique depuis la grande poussée de 1915 : les terrains
morts, où tant d'hommes sont morts. Nous arrivions à la limite
actuelle de notre monde, — à cette longue plage pressentie, où
la force dont nous avions vu progresser une onde, vient chaque
jour déferler et faire explosion. Dans le Nord, à quinze ou vingt
kilomètres de distance, des fumées brouillaient l'espace ; mais
on distinguait, à demi voilés, deux étranges triangles presque
noirs. C'étaient des crassiers de houillères, les pyramides de
scories auprès des puits de Maries et de.Bruay, le commence-
ment du Nord industriel et de nos richesses minières que, plus
loin, du côté de Lens et de Courrière, l'ennemi dévore.
Nous avions quitté la grande chaussée d'Arras pour suivre,
plus au Nord, des chemins compliqués, chargés de troupes et de
voitures. Si près des premières lignes, les camions avaient
disparu, leurs chargemens transbordés (aux stations que les
Anglais appellent dumps) en des charrettes, cacolets, caissons,
qui vont les distribuer aux tranchées. Le charroi était com-
mandé comme à Londres : aux carrefours se trouvait un poli-
ceman en khaki [milhary police). Sans un mot, d'un pelil
geste de la main, ilcoupait les files, vous arrêtait et vous laissait
repartir.
Les canons tonnaient devant nous, et maintenant chacun
des coups se laissait à peu près situer. Ce n'était plus ce que
nous avions entendu presque toute la matinée, le sombre mur-
mure, et puis la rumeur grossissante d'orage qui semble venii
de tout l'horizon.
A C..., on prend les casques et les masques. Presque aus-
sitôt, le paysage tourne au tableau de guerre : colonnes massées
au long de la route, villages pleins de troupe et de mouvement,
canons de tous calibres, alignés dans la rue, forges où l'on
travaille, fils de fer et tranchées de soutien au travers de^^
champs, chevaux au piquet, entre des baraquemens et des
semis de tentes, dépôts de matériel, piles de rails, rondins,
SUR LE FRONT ANGLAIS.
[1
obus, — ceux-ci couvrant le sol par champs rectangulaires qu'on
espace prudemment.
Et puis d'autres rectangles, — hérisses, ceux-là, de croix
blanches dont le nombre augmente chaque jour...
Il fallait arrêter souvent. Un peloton de cavaliers sikhs
défila, dont je pus voir chaque visage. Le pkis beau type de
l'Inde : sombre, anguleux, regard de feu noir et languide,
barbe de jais qui découvre tout le bel arc de là lèvre brune.
Parmi les blés de France, sous un ciel que ternissent des fumées
de houillères, ils apportaient l'Asie, son ardeur secrète, son
rêve, son mystère. Lance en main, casque en tête, le pied à
fond dans l'étrier, ils n'étaient pas des soldats, mais des guer-
riers, des guerriers de Mille et une Nuits : on voit de telles
figures sur des gouaches persanes. Voilà les contrastes de cette
guerre où des armées passent des années dans les mêmes
boyaux de terre, où des combats singuliers se livrent en plein
ciel, où l'ennui le dispute à l'horreur, où les scènes d'épopée
surgissent à côté de travaux qui préparent et multiplient indus-
triellement la mort.
Survint un bataillon d'Australiens qui rentrait des tranchées.)
Ils marchaient de ce même pas petit, sans rythme, et si lent,
qui m'avait déjà surpris, — le pas, me dit-on, des hommes
habitués à cheminer par files, un à un, dans les sapes étroites
où la glaise colle aux pieds. Grands, puissans, brûlés par le
grand air, chargés de tout leur équipement, le casque terni, le
fourreau de baïonnette et l'uniforme au ton de boue éclaboussés,
encroûtés par endroits de boue véritable, ils allaient en silence,
enfermés dans un sérieux aussi farouche que la guerre. Sous
leur fatigue, on sentait leur force et ce qu'une telle troupe
signifie, dans la bataille, de volonté muette et d'obstination. Un
de nos compagnons anglais les loua d'un mot : « By Jove! they
look business... »
Ensuite, — dans le même sens que nous, — un convoi de
munitions, chaque fourgon gris avec son attelage de quatre
mulets en flèche, ses deux cavaliers conducteurs, dont la main
tient un petit fouet de cuir. Des Anglais : visiblement la même
famille humaine que les Australiens, mais une branche diffé-
rente — plus petits, de figure plus claire, formée au climat du
Nord, aux frais brouillards, le sang à fleur de peau. Ils sem-
72
REVUE DES DEUX MONDES.
blaient aussi bien plus jeunes. C'est peut-être seulement que
l'homme mûrit moins vite en Angleterre. L'unité du type
étonnait toujours. On voyait le IVuit humain qu'un certain
peuple, façonné par une certaine culture — l'une des plus insis-
tantes, intolérante aux variations individuelles, — répète comme
tel cerisier ses cerises, par générations et par multitudes.
Ils se suivaient en longue frise où revenaient toujours les
mêmes fourgons, le même attelage, le môme couple de cavaliers,
— le même motif de jeunesse, de force et de consciencieux
travail.
Enfin, nous sortîmes de ce courant de trafic, et de nouveau
ce fut la solitude. A l'entrée d'un vallon, l'auto s'arrêta. La
route n'allait pas plus loin. Nous étions devant des monceaux
de pierraille et de plâtras : les premiers vestiges de Carency.
♦
« *
Des vestiges, non des ruines. J'avais vti des ruines en
Argonne, en Champagne : murs éventrés, carapaces vides, il
restait toujours quelque chose qui parle, une silhouette pathé-
tique. Ces bourgs dévastés de l'Artois attristent moins les
yeux. C'est que les cadavres des maisons ont à peu près dis-
paru, la plupart des constructions étant de brique, laquelle, au
choc, à l'explosion, se pulvérise. Carency est plus morte que
Pompéi, mais la mort, à ce degré, cesse d'être sinistre pour
n'être plus que ce qui n'est plus. Çà et là, dans les hautes gra-
minées de Juin, des lignes d'arasement, des morceaux de murs,
des socles plutôt, par-dessus lesquels on sauterait, ne montrent
que la place et le plan des habitations. Et cette désolation se
prolonge assez loin : on s'étonne, en marchant, de la voir conti-
nuer au détour du vallon. Je cherchais le célèbre cimetière
d'où l'infanterie française (11-13 mai 1915) finit par déloger
les Allemands. Ce fut une lutte épique, car l'ennemi en avait
fait un réduit formidable, et la résistance fut désespérée, — mais
un simple épisode dans l'immense bataille qui, de Notre-Dame
de Lorette au Mont Saint-Eloi, se développa d'heure en heure,
et finalement nous donna, avec le promontoire qui domine la
plaine de Lens, Carency, les « ouvrages Blancs, » une partie
de Neuville, la Targette : notre plus grande avancée, à ce
moment, depuis la bataille de la Marne.
SUR LE FRONT ANGLAIS. 73
Le cimetière se reconnaissait à peine : des fragmens de
dalles, des fosses ouvertes. Mais tout l'espace entre les deux
pentes n'est plus qu'un cimetière : l'ennemi y a laissé des mil-
liers de morts qu'il fallut enterrer par grandes masses. Par-
tout se lèvent de verts tumulus. Il n'était pas besoin de savoir :
nous ne savions pas d'abord... Nous étions assis sur l'un de ces
monticules où notre guide, insensible à ces contingences de la
guerre, avait fait poser quelques provisions de route. Par
momens, un subtil, secret, mais affreux effluve passait, mêlé à
la senteur fraîche des buissons...
Le lieu était vide, sauf, à cinquante mètres, une batterie
dont le tir secouait fort notre bref repas. A chaque coup je
voyais le recul du canon dans son logement : secousse rétrac-
tile, comme d'un tentacule très sensible sous une subite exci-
tation. Et puis la longue chose grise, lentement, d'un mouve-
ment aveugle et certain, revenait, recommençait de s'al-
longer...
Mais, dans les intervalles de silence, on entendait des
gazouillis d'oiseaux; le murmure des abeilles reprenait. Et si
l'on penchait un peu la tête pour ne plus voir les bas-fonds, il
ne restait que les pentes de fraîche verdure et tout près, des
graminées, des buissons, des fleurs : bouillons blancs et mille-
pertuis.
Je songeais à ce mot de l'artiste français qui disparut, en
avril 191o, dans un combat des Eparges, et qui suivait avec
une si fervente attention l'impassible mouvement de la nature
sous nos tumultes de guerre : « Les morts ne gêneront pas le
printemps... »
DEVANT LA CRÊTE DE VIMY
C'est au sortir de Garency, que l'on entre dans les vues de l'en-
xiemi, et l'on prend, pour gagner les défenses de première ligne,
un interminable boyau d'accès. Alors commence la marche dans
la boue, — boue gluante comme celle de l'Argonne, parfois
eau jaune, où les parois plongent, et presque toujours aux
endroits où la tranchée va tourner à angle droit, en sorte
qu'il faut y entrer sans savoir jusqu'où cette inondation conti-
nue. Il ne pleuvait pas, il n'avait pas plu la veille, et nous étions
au mois de juin..
if-i REVUE DES DEUX MOiNDES.;
Passée la route d'Arras-Bélhune (en tranche'e naturelle-
ment), commence la cité souterraine, l'immense terrier humain
oii respire et remue une armée, que trois armées ont occupé
l'une après l'autre, sans que rien apparaisse à la surface que
des vagues successives de terre retournée comme celle que des
taupes géantes soulèveraient en fouissant. Toujours, à gauche,
à droite, de nouveaux couloirs : c'était bien le dédale dont nous
avions vu l'image, au Quartier Général, en inextricable fouillis de
lignes rouges. Hospital Road, Cabaret Road, Ersatz AUey, je
retrouvais, aux coins des galeries, ces noms que l'on nous avait
montrés sur la carte, et aussi des Régent Street, des Tottenham
Court Road, évocation, dans ces tristes fossés, de la fête et du luxe
de Londres. Aux portes des abris, on en lisait d'autres : Rose and
Thistle Mansion, The Marygolds, Shamrock Cottage, rappelant
avec humour et sentiment la patrie locale, l'Ecosse, l'Irlande,
et ce que chantent les romances anglaises : le home, la maison
fleurie qui porte un nom de fleur.
A mesure que l'on allait, il y en avait davantage, de ces
souterrains dont la noirceur s'ouvre sous un porche de tôle
ondulée. Nous étions dans les tranchées de réserve, et la popu-
lation de ce terrier-là se révélait très dense. Des groupes
s'affairaient à des toilettes, à des cuisines, à des travaux de menui-
serie, de cordonnerie. Il y avait beaucoup de barbiers, envelop-
pant de neige savonneuse les têtes de leurs patiens.Ges logettes
sombres et ces besognes d'artisans, cela rappelait un peu les
bazars du Maroc. Mais quelle autre humanité! — claire, saine,
pure, amie de l'eau froide et du plein air, et dont les traits
parlaient d'énergie tranquille et qui se discipline. Beaucoup
travaillaient sans veste ni gilet, les bras nus (souvent historiés
de tatouages), la chemise ouverte sur la poitrine. D'autres, qui
se lavaient, montraient des torses d'athlètes grecs. Une civière
passa, portant un blessé vers l'arrière : une figure blonde et
blême d'adolescent. Le cou était enveloppé d'un linge oii l'on
voyait du sang. Gomme on se serrait contre le mur, et qu'on le
saluait en lui adressant un mot de sympathie, il essaya de
sourire et répondit par un don l mention it intimidé.
Le « Brigadier, » prévenu par téléphone, nous attendait à
l'entrée de son souterrain. Bleu froid des prunelles, teint de
maroquin rouge, souple minceur de la silhouette, malgré la
moustache grise, le poids de l'âge réduit à rien : toujours le
SUR LE FRONT ANGLAIS. 75
même type d'officier supérieur, dont le pratique et sobre khaki
(le col paré de vermillon, et l'insigne du grade sur l'épaule) fait
ressortir l'énergique noblesse. Il nous reçut comme à son club,
et puis nous donna deux lieutenans : « Divisez-vous ; cela vaut
mieux, bien qu'il n'y ait pas beaucoup de strafhig en ce
moment-ci. » Strafmg, c'est le marmitage allemand, le Goit
strafe England, qui amusa tant les Anglais, ayant donné ce mot
qui, maintenant, fait partie de la langue.
Consciencieusement, durant deux heures, le lieutenant nous
a fait tourner dans ces couloirs de première ligne, beaucoup
plus étroits et moins vivans que les tranchées de réserve.
Impression de mortelle monotonie. Plus de groupes s'activant
joyeusement à des besognes de métiers. La sape toujours
pareille, avec son rondinage et son eau jaune, sa banquette, les
veilleurs dont on ne voit que le dos de laine fauve, les sacs de
terre empilés sur le parapet, le fil barbelé, tendu sur des piquets
de fer qui sont toujours ceux des Allemands. Par terre, une
profusion d'éclats rouilles d'obus et de torpilles, et surtout, par
trois et par quatre, encore fixées sur la coulisse du chargeur,
des balles boches, françaises, anglaises, celles-ci à foison : je
suppose qu'on en fait, de temps en temps, la cueillette. Parfois
un officier, la jumelle à la main, dans une embrasure; un
téléphoniste agenouillé devant son appareil ; un obusier sur un
terrassement ; une mitrailleuse dans un réduit. Dans une
galerie latérale, on nous montra un éboulis récent : un coup
de torpille. Là, venait d'être frappé le blessé dont nous avions
croisé la civière. Ces tranchées, où rien ne semblait se passer,
n'étaient pas inactives.
Un ennui affreux s'en dégageait pourtant. 11 faut imaginer
ce qu'est la vie dans ces repaires, où la seule distraction est de
donner et de risquer la mort. Le bourbier, l'eau jaune, la paroi
suintante, la fosse que l'hiver noie, où le printemps n'apporte
pas une herbe, la glaise et la craie infectées de cadavres, les
pentes blêmes où ne poussent que les croix des morts et du fil
de fér : toujours, à travers les mois, les années, revenir à cela
(beaucoup de ces soldats furent d'abcJrd à l'Yser, où l'inondation
a charrié la pourriture) ; toujours retrouver cela, au réveil, k
matin, — quelle entrée dans la vie pour ces jeunes gens qui
n'avaient jamais pensé à la guerre ! L'existence des nôtres est
toute pareille, mais ils semblent plus formés, plus consciensj
76 REVUE DES DEUX MONDES.
Paysans, bourgeois, ouvriers, ils savent qu'ils défendent leur
terre; ils ont toujours su qu'ils auraient peut-être à la défendre.
Avant la guerre, ils ont été, ou savaient qu'ils seraient soldats.
Ils n'ignoraient pas l'ennemi ; la frontière envahie, ils se sont
mis à le haïr. Ceux-ci, les lieutenans surtout, semblent si
jeunes ; ils sont venus avec tant de candeur 1 Ils font penser à
des enfans qui voient et vivent ce qui n'est pas de leur âge, ce
qui n'est pas pour eux. Et puis, on songe à ce qu'était leur
vision du monde et de la vie, à leur Angleterre si profondé-
ment civilisée, où le bonheur était facile et fréquent, parce que
l'homme y est simple, et que tout s'y orientait depuis long-
temps vers un idéal d'ordre et de santé, — à cette Angleterre
qui ne doutait pas de la raison et de la sécurité du monde, et,
de parti pris, se masquait, dans la vie, la vue du tragique,
faisant une part de plus en plus grande aux vacances, aux loisirs
dans les jardins, aux jeux sur les parfaites pelouses.
Seulement, — et c'est là le trait original, — sous les habi-
tudes de bien-être et de luxe, persistait la foi à l'absolu de cer-
tains commandemens, avec la conviction qu'un homme vaut
suivant sa faculté de se les imposer à lui-même. C'est le fonds
de l'enseignement qu'ils avaient reçu à l'église et à l'école. Au
milieu de leur paix, dans leurs jeux mêmes, ils trouvaient une
discipline d'endurance et de volonté. Ils avaient appris au foot-
ball qu'il faut se taire et serrer les dents quand un coup de pied
vous démolit la jambe. Ils savaient que le premier commande-
ment de l'art honorable (c'est leur mot pour la boxe) est de sou-
rire tout doucement quand on reçoit un coup de poing dans la
figureis De leur éducation anglaise, ils avaient retenu surtout
qu'un homme ne doit jamais avouer, ni à autrui ni à lui-
même, une émotion ou seulement une inquiétude, — par
conséquent, ne jamais admettre qti'il se trouve devant une
difficulté ou un péril plus forts que sa résistance et sa déter-
mination. Ils apportaient à la guerre cette consigne et cette
habitude, avec la convention sociale d'un langage qui dit tou-
jours le moins pour le plus, et transpose le tragique sur le
plan de l'humour et de la plaisanterie. Il faut connaître ce
langage pour comprendre, quand ils parlent d'un assaut, d'un
bombardement, d'une attaque de gaz, qu'il ne s'agit pas d'une
chose amusante ou simplement curieuse. Un sous-lieutenant
nous contait que dans la campagne de l'Yser, le parapet de sa
SIR lE FRONT ANGLAIS.
11
tranchée avait contenu, tout un hiver durant, un cadavre dont
les pieds gelés sortaient de la paroi. Ces. deux pieds, on en
parlait toujours comme du « portemanteau » : ihe hat rack.
Ceci donne le ton. Il s'agit bien d'une transposition constante,
où se manifeste, sans doute, la verve, l'inépuisable vitalité
de ces jeunes gens, mais aussi, leur secret parti pris de ré-
sistance.
De son pas tlàneur, avec l'allure d'un homme qui s'acquitte
par conscience d'une besogne qu'il juge inutile, l'adolescent
nous a menés à deux cents mètres environ de l'ennemi (à par-
tir de là, le fossé s'en éloignait).
— « Il n'y a pas beaucoup d'accidens, dit-il, parce qu'ils
ont dos heures régulières de tir. Mais on ne sait jamais au
juste. Passez vite les yeux par-dessus le parapet, si vous voulez
voir l'ensemble des positions. »
Il était monté sur un terrassement qui sert aux mortiers, et
ia moitié du buste hors de la tranchée, d'une voix nonchalante,
il expliquait le paysage :
— u Là-bas, en face, cette crête, c'est le plateau de Vimy.
A gauche, au Nord, Souchez et le plateau de Notre-Dame-de-
Loretle. Maintenant, tournez-vous. Dans le Sud, Neuville-
Saint-Vaast, Ecurie. Bien entendu, les emplacemens : il ne
reste rien de visible. A droite, les deux tours lointaines sur une
éminence isolée, c'est Mont-Saint-Eloi. Arras, qu'on ne voit
pas, est par derrière. »
C'était tout le champ de bataille d'Artois qui s'étendait sous
nos yeux, le champ illustre de juin 1915, où nos vagues d'assaut,
balayant la plaine d'un élan que le Commandement n'avait pas
imaginé, percèrent si vite, du côté de Vimy, que l'horaire et
tout le dispositif de soutien en furent déconcertés.
On ne voyait qu'une étendue pâle, pleine de ravins et de.
cratères, qui descendait, chaotique, devant nous, et puis remon-
tait pour finir, là-bas, sur le ciel, en ligne ondulante comme,
en mer, la crête dénivelée d'une longue houle qui vient de passer
et qu'on regarde fuir. Nul signe de l'ennemi, rien de vivant, pas
même un détail visible, pas un arbre ou une maison dans cette
vallée de la mort. Un silence absolu. Ces espaces où des nappes
de sang ont coulé sous des nappes de mitraille, ces espaces ter-
ribles fascinaient. De quels yeux furent-ils regardés à la der-
78 REVUE DES DEUX MONDES.
nière, infinie minute qui précède l'altaque, quand chaque
homme, qui, pendant des mois, ne les a vus que par un étroit
créneau ou par un périscope, tend sa volonté pour s'y lancer?
La nuit, seulement, quelques-uns, les plus braves, s'y aven-
turent pour aller reconnaître les travaux, approches de l'en-
nemi. Armés de grenades, le couteau à la ceinture, une bous-
sole phosphorescente dans la poche, ils s'en vont dans le noir.
Mais de bleuâtres, éblouissantes étoiles s'allument. Alors, sur
le terrain dont chaque relief s'illumine impitoyablement, il
faut se jeter à plat ventre, ne plus bouger, ou bien ramper.
se traîner de pierre en pierre, sous de brefs bourdonnemens
de balles.
On essayait d'imaginer ces choses. Mais tout restait vide
dans le désert sans couleur et bouleversé, jusqu'au moment où
la canonnade anglaise rompit encore une fois le silence. Très
loin, alors, jalonnant la crête de Vimy, des fumées apparurent,
tout de suite levées et ramifiées comme de grands arbres fan-
tômes. Chacune suivait un bruit ronflant, propagé tout droit
dans le ciel, comme d'un train qui passerait là-haut, très vite,
par-dessus le plafond de grisaille. Mais rien du feu des éclate-
mens : les » arrivées » se produisaient dans le mystérieux
au-delà, derrière le faux horizon tendu par la plaine mon-
tante.
Les Boches durent perdre patience, car des bruits nouveaux
et prochains se mirent à fendre l'espace. Cela passait en lignes
sifflantes, bien plus rapide et plus bas que les volées anglaises.
C'étaient comme d'immenses coups de fouet lancés au ras des
parapets : on eût dit à deux ou trois cents mètres devant nous.
On sentait la véhémence furieuse et rigide de la chose qui,
par là, tendait contre toute vie la barrière de son invisible
trajet.
Un factionnaire nous arrêta. On ne passait plus.
« C'est vrai, dit le lieutenant, il vaut mieux attendre un
moment. Presque tous les deux jours, d'ailleurs, c'est la même
chose à la même heure. On dirait un horaire de tir. »
Alors vingt minutes d'attente dans un abri de mitrailleuse,
tandis que s'épuisait cette fureur. Et puis, la paix revenue, en
route, de nouveau, dans le boyau jaune. Il remontait, et nous
allions maintenant hors des sapes, sur une lar^e et libi-e voie,
SUR LE FRONT ANGLAIS.
79
sorte de boulevard à demi protégé, sur la droite, par une pente
dont la coupure faisait muraille, u Restez près du mur, » disait
un écriteau. Tout d'un coup, le tir allemand recommença. Un
coup passa, coupant la route en arrière, assez près, cette fois,
avec exactement le bruit prolongé d'une fusée dans un feu
d'artifice, mais ici fusée horizontale, tendue tout près de terre.
Un autre suivit, toujours du même côté, et certainement très
proche.
Et presque aussitôt, une chose toute nouvelle. Devant nous,
un souffle violent, un whizz démesurément enflé, la trajectoire
tendue à portée de la main, semble-t-il, dans l'intervalle de
quelques mètres qui nous sépare de l'officier. Instinctivement,
les têtes se baissent, les corps se jettent de côté, vers le mur de
terre, et l'on voit l'obus éclater à cinquante mètres en contre-
bas, près d'un champ de croix blanches, sur la pente ravagée
qui descend à gauche de la route. On nous entraîne au fond
d'un abri. A l'instant où il est perçu, le danger est déjà passé
(si danger il y eut, car sans doute étions-nous restés dans
l'angle mort du talus), — • et l'on est bien sûr qu'il ne se renou-
vellera pas. Mais, l'expérience est bonne. On conçoit plus direc-
tement qu'on ne faisait ce qu'il faut avoir en soi pour imposer
à la « carcasse, » après une telle sensation, d'en attendre sans
bouger une autre, et puis une autre, parce que la consigne est
de garder le terrain. On se rappelle ceux qui sont morts pour
avoir impassiblement laissé se rapprocher d'eux, un à un, les
souffles terribles.
La minute suivante, nous sommes à huit mètres sous terre,
dans une jolie chambre où la lumière des lampes éclaire d'ai-
mables images de la Vie parisienne . De simples et gentils garçons
font passer des cigarettes, du whisky -and-soda. Et puis, c'est un
thé en règle, avec cake et marmelade, tandis que là-haut, les
ivhizz-bang mènent inutilement leur tapage. On cause, on parle
des ennuis de l'existence confinée, de la longueur des semaines
et des mois. L'aîné de nos hôtes, — vingt-quatre ans environ, —
dit avec nostalgie : The foxes are having a good time at home (les
renards, au pays, se donnent du bon teriips). Le plus jeune, qui
semble frais émoulu d'Eton, a fait toute la guerre : « Nous
sommes 'liés de l'Aisne à Ypres, et quand nous en sommes
partis, il ne restait dans le bataillon que trois officiers du
début. »
80
REVUE DES DEUX MONDES.i
Les whizz-bang coniinudint, mêlés aux tonnerres des canons
anglais, nous sommes remontés jusqu'à l'entrée du souterrain,
pour regarder la fête. C'était bien une fête. Du côté du talus,
devant les abris, la route, vide auparavant, s'était remplie de
monde. Têtes nues, en bras de chemise, les hommes riaient,
causaient, comptaient les coups : « Ça, c'est eux ! Ça, c'est nous!
Le howitzer de douze pouces! » Animation soudaine, et qui
rappelait l'Orient, à l'heure où, la terre enfin délivrée de
l'insupportable soleil, la vie se répand sur la poudre d'un
sokko, bourdonne devant les portes. L'ennui de la journée tom-
bait comme une chaîne de plomb, rompu par la canonnade.
Quelqu'un grattait du banjo. Un groupe se mit à chanter.
Je reverrai longtemps l'étrange scène: désolation lunaire du
paysage, éclairs et fumées d'explosions sur une pente vide,
champ de croix du petit cimetière, heureuse et magnifique
jeunesse surgie dans la pâleur du soir, — et puis ces voix chan-
tantes, ces traînantes, nostalgiques tonalités anglaises, entre
des bruits formidables d'obus...
André Chevrillon*
LE PERIL
DE
NOTRE MARINE MARCHANDE
IIP)
L'INSUFFISANCE DE NOS PORTS DE COMMERCE
LES OUVRAGES DU PORT »
Nous avons, au cours de nos précédens articles essayé de
montrer la détresse de nos constructions navales, et indiqué
les lacunes de notre législation en ce qui concerne le navire,
l'équipage, le travail à bord. Nous voici maintenant conduit à
dénoncer l'insuffisance grave de nos ports de commerce dont
l'organisation exerce une si grande influence sur le développe-
ment de notre flotte marchande. Dans nos ports, en effet, celle-ci
procède à son armement et se charge : plus tard elle y revient
pour se décharger et se réparer. Il est donc de la plus haute
importance pour elle de savoir comment ont été réglés l'appro-
fondissement des passes et des bassins, l'établissement des
quais, la répartition et les dimensions des formes de radoub.
C'est notre pavillon qui pàtit surtout de l'infériorité de
nos moyens d'action.- Alors que les Compagnies étrangères ne
s'arrêtent pas définitivement sur nos côtes et ne supportent que
d'une façon accidentelle les inconvéniens qu'elles peuvent y
rencontrer, nos bàtimens font de nos cités maritimes leur séjour
(i) Voyeg Ia Rgyue des l" Bvril et Vé mai 19*7»
82 REVUE DES DEUX MONDES.
habituel. II y a pour les uns et les autres la différence qui existe
entre un port d'escale et un port d'attache. Dans ce dernier, le
navire compose son e'quipage et prend la majeure partie de son
fret. Le port d'attache est, en quelque sorte, le domicile légal
du navire. Bien souvent, au contraire, les bateaux étrangers ne
passent pas vingt-quatre heures à l'intérieur de nos jetées.
Quand ils jugent qu'ils ne s'y trouvent pas à l'aise, ils se hâtent
de cingler vers des eaux plus hospitalières, détournant ainsi le
trafic de nos rivages.
Un fait à peine croyable, c'est qu'aucun de nos ports ne
soit en état de recevoir les grands paquebots modernes à
toute heure de marée. Les liners français de l'Atlantique, eux-
mêmes, doivent régler leur arrivée au Havre, àSaint-Nazaire, à
Bordeaux, sur la hauteur des eaux, car nos ouvrages maritimes
ne se sont pas adaptés en temps opportun aux dimensions
des nouveaux paquebots. L'exemple du Havre est là pour le
démontrer. Une première enquête pour l'agrandissement du
port fut entreprise dès 1882. Le Parlement ne vota qu'en 1895
les crédits nécessaires à l'exécution d'un plan restreint qui ne
répondait déjà plus aux exigences du moment. On décida donc
de modifier les fondations des musoirs d'entrée et de's quais de
marée. Faute d'avoir vu assez grand, les travaux d'ensemble
auront coûté plus cher et ne sont même pas encore achevés. On
dut en 1907 adopter un second programme dont la dépense
s'élèvera à 85 millions. Ce programme consiste en une emprise
sur la mer de 285 hectares environ, entourée de 4400 mètres
de quai. Ces bassins eussent rendu, au cours des hostilités,
d'incalculables services. Alors que le besoin s'en faisait si
cruellement sentir, on se demande pourquoi les Ponts et Chaus-
sées n'ont pas réalisé l'effort nécessaire pour couper le batar-
deau qui devait nous livrer l'avant-port, même s'il devait être
aménagé à l'aide d'installations provisoires.
Les ouvrages du Havre ont, d'une façon générale, l'inconvé-
nient de concerner plutôt l'accès du port, que les bassins inté-
rieurs. 11 en résulte que ces entreprises favorisent surtout le
Havre en tant que port d'escale pour les bâtimens étrangers.
ASaint-Nazaire le chenal de la Loire est très délicat à embouquer
par suite de la présence de la barre des Charpentiers qu'on ne
peut franchir qu'aux hautes eaux, et des difficultés analogues
attendent les navires qui doivent remonter la Gironde jusqu'à
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 83
Bordeaux. On étouffe littéralement dans nos ports de commerce.
Tous ces derniers temps, quand on attendait anxieusement le
charbon et le matériel de guerre, on a pu voir de véritables
flottes de vapeurs immobilisées à Cherbourg avant de pouvoir
remonter jusqu'au Havre, où, d'ailleurs, de nombreuse cargos
stationnaient en rade de longs jours avant de pouvoir être
déchargés. En Méditerranée, dans la baie de l'Estaque, j'ai
compté, à plusieurs reprises, plus de trente de ces cargos à
destination de Marseille.
Cette immobilisation des bàtimens dont le concours eût été
si précieux, outre les conséquences financières dont je parlerai
plus loin, a eu le très grave inconvénient de condamner à l'inac-
tion des navires qui eussent apporté à notre pays le grain et
les matières premières qui nous manquent aujourd'hui. Si
l'on faisait le total des journées perdues- de ce fait, on arrive-
rait sans peine à prouver qu'une meilleure utilisation du ton-
nage flottant aurait permis le ravitaillement de la France
entière pendant plusieurs mois de guerre. La question de la
« souduro » ne se poserait pas et la population n'eût point été
privée de charbon pendant tout l'hiver dernier.
Tandis que Liverpool, Londres, Anvers, Rotterdam, Ham-
bourg, Brème, aux années qui ont précédé la guerre, se sont
développées dans des proportions gigantesques, comment excu-
ser notre indifférence? Les Chambres de commerce ont bien
établi en temps voulu leurs prévisions, mais les Pouvoirs
publics, à qui incombait le soin d'élaborer les plans d'ensemble
de notre outillage national l'ont fait avec une extraordinaire
lenteur. On n'imagine pas par quelle filière passent les projets
de travaux avant d'être convertis en lois. A force de courir du
secrétariat de la Chambre de commerce au bureau de l'ingénieur
local, au Conseil des ponts et chaussées, pour s'échouer enfin
dans les bureaux du Parlement, les projets se démodent avant
d'être adoptés.
n semble, en outre, que l'on ait commis une erreur en émiet-
tant nos ressources sur tout le littoral au lieu de les concentrer
en quelques points bien déterminés. J'approuve, certes, les allo-
cations de crédits, plus ou moins élevés, qui ont servi à fonder
dans certaines criques ou certains estuaires des ports utiles ; mais
était-ce une raison pour négliger l'exécution des travaux d'agran-
dissement à Dunkerque, au Havre, à Saint-Nazaire, à Bordeaux,
84 REVUE DES DEUX MONDES.
à Marseille? Durant la guerre, les ports secondaires ont effecti-'
vement rendu des services au ravitaillement du pays, mais cela
tient surtout à ce que nos grands ports étaient débordés. L'infé-
riorité de leur rendement n'entraînait en temps de paix que des
inconvéniens d'ordre économique. La guerre éclate : des besoins
énormes surgissent ; il faut, à tout prix, ravitailler la France
et son armée. Nos ports devraient le permettre. Hélas! on
s'aperçoit que rien n'a été prévu pour parer à cet accroissement
des importations! Ce qui n'était autrefois qu'une faute admi-
nistrative devient un danger pour la Patrie! Lorsqu'on veut se
servir de nos ports d'une manière intense, ils sont vite envahis
par des amoncellemens de marchandises, de caisses, de colis,
de ballots de toutes sortes, qu'on attend en vain dans les villes
pour nourrir ou chauffer les habitans, dans les campagnes pour
cultiver la terre, au front pour combattre l'ennemi. Partout on
doit se mettre à l'ouvrage et se hâter pour improviser vaille
que vaille, en pleine guerre, ce qu'on aurait dû préparer plus
économiquement et mieiix pendant la paix.
Dans cette besogne les Chambres de commerce locales font
preuve d'une remarquable activité et d'un sens pratique averti.
Partout elles multiplient les moyens de fortune pour se plier
aux exigences du moment. Des wharfs surgissent à l'aplomb des
rives des fleuves, où des grues élèvent leurs grands bras le long
de môles qui n'en avaient jamais supporté. H faudrait men-
tionner tous nos ports pour rendre aux Chambres de commerce
l'hommage qu'elles méritent. Depuis le début des hostilités,
celle de Bordeaux a pu livrer 600 mètres de quais nouveaux :
les quais de Bourgogne, dits quais verticaux, sur la rive gauche
du fleuve près du pont de pierre, ayant 198 mètres de longueur
avec trois grues pouvant recevoir deux navires, et les appon-
temens de Bassins sur la rive droite avec 400 mètres (^e quais
et six grues desservant trois navires. Dunkerque a ouvert le
quai Freycinet n° 5 que la base britannique exploite à l'aide
d'apparaux perfectionnés et- grâce à une importante gare créée
de toutes pièces.
Marseille a continué l'exécution de son plan d'extension vers
la baie de l'Estaque. Le bassin de la Madrague est maintenant
protégé par un mur de quai de 200 mètres ; le môle G a été
mis en service et la traverse du cap Janet est sur le point de
l'être. Dans un petit port comme Dieppe, la Chambre de corn-
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE, 83
merce,qui possédait 23 grues en juillet 1914, en avait 11 de plus
en janvier 1915. Les travaux entrepris : deux appontemens et la
prolongation du mur Ouest du bassin à Ilot, permettront de
porter à huit le nombre des places à quai. Des voies ferrées
nouvelles ont été posées à Dunkerque, à Saint-Nazaire, à
Cherbourg, etc., par les prisonniers allemands.
Rouen s'est distingué par sa merveilleuse faculté d'adapta-
tion. Il suffit pour nous en convaincre de calculer le tonnage
que ce port a dû absorber. Le mouvement des marchandises,
qui était de 5007 000 tonnes en 1914, est passé à 8 164 000 tonnes
en 1915. En 1910, Rouen est devenu le premier port importa-
teur de France avec 1 245000 tonnes contre 6 100 000 tonnes à
Marseille. Se rend-on compte des efforts qu'il a fallu réaliser
pour faire face à cet afflux soudain de marchandises?
Et tout cela ne sert qu'à mieux faire ressortir l'impré-
voyance du gouvernement dans la constitution de notre outil-
lage national. Malgré tous ces sacrifices en effet, le service des
quais reste très au-dessous des besoins réels, car on n'a pas eu
le temps matériel de substituer un automatisme bien compris
aux vieux procédés désuets d'embarquement. On manque par-
tout d'instrumens mécaniques et ce n'est pas en pleine guerre
qu'on peut se les procurer. Les difficultés ne se sont d'ailleurs
pas bornées au déchargement des marchandises. Elles se sont
aggravées lorsqu'il a fallu évacuer celles-ci vers les lieux de
destination définitive. On a constaté alors que les voies d'ache-
minement ne pouvaient même pas permettre l'évacuation des
marchandises déchargées, quelque insuffisant que fût déjà le
mouvement des ports. Il n'y avait pas derrière eux d'artères
terrestres et surtout iïuviales, de véhicules de camionnage, de
lignes ferrées, de wagons, de locomotives, de péniches, de
remorqueurs, en nombre assez considérable.
Un exemple typique fera mesurer les erreurs de cette poli-
tique à courte vue qui a prévalu en France depuis trop long-
temps. Je veux parler du canal de Marseille au Rhône et de
l'utilisation de l'étang de Berre ; Marseille, qui bénéficie par
ailleurs d'une situation hors de pair, manque de moyens de
pénétration naturels à l'intérieur des terres, puisque, seule de
toutes nos grandes villes maritimes, la cité phocéenne n'est pas
située sur les bords d'un fleuve. Pour obvier à cette condition
toute spéciale d'infériorité géographique, il suffisait d'établir le
8G REVUE DES DEUX MONDES.
canal de jonction du Rhône à Marseille en employant l'étang
de Berre et l'étang de Garonte jusqu'à Port-de-Bouc. Ce travail
si important a bien été entrepris, mais avec quels retards!
L'établissement d'une voie de communication entre Marseille
et le Rhône fut officiellement proposée... en 1620! Il a fallu
attendre deux siècles et demi pour que la question fût sérieu-
sement reprise et divers plans examinés, notamment celui du
lieutenant-colonel du génie Marchand, qui proposait d'ouvrir
un canal souterrain praticable pour les bâtimens de la marine
commerciale à traversées collines du Rove. C'est ce qui a été
décidé par la suite, mais le premier coup de pioche n'a été
donné qu'en avril 1911, à la tête Sud du port de la Lave, par
lequel on accède à l'avant-port de Marseille. Le souterrain n'a
été attaqué qu'en 1912 du côté Nord par la tranchée de Gignac.
La rencontre des deux tronçons de galerie d'avancement a eu
lieu avec une précision mathématique le 18 février 1916.
Combien ne devons-nous pas déplorer que le canal n'ait pas
été achevé avant la déclaration de guerre, quand nous réflé-
chissons aux services qu'il nous eût rendus pour l'achemine-
ment des diverses marchandises vers le centre de la France!
De plus, l'aménagement de la masse d'eau de l'étang de Berre
comme succursale de Marseille eût singulièrement facilité la
navigation française. Quand cette mer intérieure, dont les
profondeurs dépassent sept mètres sur une grande partie de
son plan d'eau, sera rendue navigable pour les grands navires
par l'étang de Garonte et reliée à Marseille grâce à un canal,
une immense superficie de quais pourra y être édifiée. Un
ingénieur anglais me disait en parlant de l'étang de Berre :
« L'inutilisation de ce bassin naturel au xx*' siècle est une
hérésie économique impardonnable. »
D'ailleurs, on ne peut s'empêcher de frémir en songeant
que Marseille ne communiquait avant la guerre avec le reste
du pays que par une seule voie ferrée traversant un tunnel
qu'une cartouche de dynamite eût pu faire écrouler. Gomment
s'étonner que notre marine marchande ne jouisse pas de la
prospérité qu'elle mérite lorsqu'on constate que les œuvres
les plus indiquées pour favoriser son développement restent si
longtemps dans les limbes? En vain la Chambre de commerce a
multiplié les démarches pour faire aboutir plus tôt ce projet
capital. La Revue des Deux Mondes m'a permis de l'exposer
LE PERIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE.
81
à ses lecleiirs le l''"' fe'vrier 1893 et je l'ai rapporté deux fois
devant la Chambre des Députés, sans parvenir à faire com-
prendre la nécessité de son exécution immédiate.
De grands travaux, sinon aussi urgcns, du moins aussi
utiles, seraient aussi à entreprendre : par exemple, la mise en
état de navigation du Rhône jusqu'à Genève. L'aménagement
du Rhône comme voie de navigation constituerait une artère
d'une richesse merveilleuse au sein de l'Europe centrale,
qu'elle vivifierait au profit de la France en détournant le trafic
des ports allemands. Ce serait en outre le moyen de permettre
l'organisation des forces hydro-électriques du fleuve et de ses
affluons. Celles-ci, d'après certaines évaluations, peuvent fournir
un débit moyen de plus de deux millions de chevaux. On épar-
gnerait, par l'emploi de la houille blanche, une consommation
considérable de charbon dont nous manquons et dont le prix
de revient pèse lourdement sur l'armement français. C'est un
point sur lequel on ne saurait trop insister que cette cherté
du combustible qui place la France dans une condition si
défavorable vis-à-vis des marines concurrentes, anglaise, belge,
ou allemande.
Et que dire des bassins de radoub, ces hôpitaux des navires
qui leur sont aussi indispensables que les formations sanitaires
à une armée en campagne? Actuellement, le paquebot France,
qui navigue en Méditerranée, est forcé de se rendre à Malte, s'il
veut trouver une forme sèche assez longue pour le recevoir.
Dans les ports de commerce le nombre des cales ne répond
nulle part à l'importance des carénages à effectuer. Au Havre,
les cales de radoub ne peuvent hospitaliser les paquebots que
construisait avant la guerre la Compagnie Transatlantique et
ceux-ci doivent aller se faire caréner à Southampton. Mais ceci
est encore plus extraordinaire : Rouen, devenu, nous l'avons dit,
noire premier port d'importation, ne possède ni forme sèche nj
bassin de réparation à flot. Les navires qui ont eu besoin de se
réparer, parmi la quantité considérable de bâtimens fréquentant
le port, ont dû se rendre en Angleterre pour se faire radouber,
au lieu de trouver sur place de quoi remédier à leurs avaries.
En revanche, onéreuse des bassins dans les arsenaux militaires
où leur nécessité n'est pas toujours démontrée. C'est ainsi
qu'après l'achèvement des travaux de Lanninon, Brest aura
trois formes de vastes dimensions, Lorient une, Cherbourg une.
88 FEVUE DES DEUX MONDES.;
Si VOUS passez par Marseille ou par le Havre, vous vous aper-
cevrez que des navires attendent leur tour pour franchir les
portes des bassins de radoub, tandis qu'avant les hostilités, les
bassins de Cherbourg, de Brest, de Lorient, restaient presque
toujours vides.
Cette insuffisance générale de nos ports de commerce devait
fatalement aboutir à une crise très grave : la crise des transports
dont il a été parlé ici-même. Je n'y reviendrai que pour signaler
une fois de plus sa répercussion sur la situation militaire du
pays. Il ne faut pas s'y tromper, c'est faute de n'avoir pas été en
mesure de répondre aux demandes de l'armée et de la popula-
tion, dès les débuts de la guerre, que nous souffrons aujourd'hui
du blocus sous-marin. L'état de nos ports maritimes ne nous
a pas permis de constituer des réserves nationales, et nous a
même conduits à entamer les stocks que nous possédions :
résultat désolant quand on sait que, pendant près de deux
années, nous avons possédé, presque sans trouble, la maîtrise
des mers.
* «
Plaçons-nous maintenant au point de vue commercial et
examinons les conséquences du mauvais état de nos ports sur
l'avenir de notre pavillon.
Un navire peut se louer à l'heure comme une bicyclette.
C'est ce qu'on appelle l'affrètement en time charter. L'armateur
compte, en effet, le prix de revient de son navire par unité
horaire : heure, jour, mois, etc. Toute immobilisation de ton-
nage flottant, tout retard dans l'entrée au port ou le décharge-
ment des marchandises se traduit donc par une perte sèche
d'autant plus considérable que la capacité du navire est plus
grande. En matière de navigation, le problème consiste à trans-
porter le maximum de marchandises dans le moindre laps de
temps possible. Quand les opérations de déchargement du
navire sont rendues plus laborieuses et plus longues, ce fait
produit une réaction immédiate sur les résultats de l'exploi-
tation.
Tout d'abord, la prolongation de l'indisponibilité du navire
entraîne le paiement d'indemnités appelées surestaries, propor-
tionnelles au temps de l'immobilisation du vaisseau. Elles se
sont chiffrées en France par 25 millions environ par mois au
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 89
début des hostilités. Les surestaries, que l'armateur supporte en
partie, influent fâcheusement sur ses affaires en l'empêchant de
jouir de son navire et d'en retirer les revenus qu'il en attend.
Ses combinaisons sont déjouées par des contre-ordres constans
dans le programme des voyages.
Le mauvais outillage des ports cause à notre armement un
préjudice beaucoup plus grave encore, en lui enlevant une
partie de la clientèle de nos propres commerçans. Avant la
guerre, nous voyions les marchandises françaises prendre cou-
ramment la route d'Anvers où elles trouvaient des facilités
plus grandes pour s'embarquer et des conditions de fret moins
onéreuses, justement parce que le port était outillé en vue. de
charger avec plus de célérité et d'économie. Par exemple, un
cargo jaugeant net 3 100 tonneaux payait au Havre 6 227 francs
comme droits de quai, péage, pilotage, taxes diverses, etc.,
tandis que le même navire n'avait à acquitter que 2 963 francs
pour une escale à Anvers. C'est-à-dire que, par tonneau de
jauge nette, les frais de l'armateur se montaient à 0 fr. 95 dans
le port belge et à 2 francs dans le port français où le paquebot
France doit laisser plus de 12 000 francs à chaque voyage. Qu'en
résultait-il? Nos compagnies de navigation se voyaient enlever
un fret important sur lequel elles eussent été en droit de
compter, et cela sans qu'il y eût de leur faute.
La question de l'aménagement de nos ports est d'autant
plus grave que, géographiquement, la France se prête assez
mal au succès de l'armement national. A cheval sur deux mers,
sur le passage de toutes les routes de navigation mondiales,
notre pays est propice à la cueillette des marchandises par les
navires étrangers. Nos côtes sont des points d'escale rêvés, aussi
bien pour les vapeurs se rendant d'Allemagne, de Hollande ou
des pays Scandinaves en Amérique que pour ceux qui, partant
de ces rivages et des Iles Britanniques, vont franchir le canal
de Suez. Nos armateurs sont donc soumis à la concurrence
de tous leurs rivaux, qui, ayant déjà constitué la meilleure
part de leur chargement, se bornent à combler chez nous les
vides de leurs cales. Gonvietit-il que cette situation d'infé-
riorité naturelle soit encore aggravée par un vice d'orga-
nisation?
Il est facile de se convaincre du danger en considérant que,
sur 60 millions de tonneaux qui représentaient en 1913 les
90
REVUE DES DEUX MONDES.
entrées et les sorties de navires des ports français, 26 pour 100
seulement appartenaient à notre pavillon.
l'autonomie des ports — LES ZONES FRANCHES
Un des meilleurs remèdes à celte situation consisterait à
accorder aux ports leur autonomie administrative et financière,
en les poussant dans la voie de la spécialisation qui leur permet-
trait de mieux adapter leurs moyens mécaniques de transborde- .
ment au genre de mouvemens qu'ils sont appelés à effectuer.
A la suite de diverses interventions, notamment celle de
M. Taconet, membre de la Chambre de commerce du Havre, et
de l'honorable M. Louis Brindeau, sénateur de la Loire-Infé-
rieure, le Parlement a bien voté, le 5 janvier 1912, un texte de
loi relatif à l'autonomie des ports ; mais, en fait, ce texte est si
éloigné de l'autonomie véritable qu'il n'a nullement rempli le
but qu'on se proposait. En quoi consiste, en effet, cette
autonomie ?
Un port dépense des sommes considérables pour son entre-
tien : balisage, nettoyage des quais, réparations diverses,
police, etc. Les autorités locales doivent donc percevoir des
taxes pour les rémunérer des services rendus aux navires.
L'idée qui se présente d'elle-même à l'esprit, c'est que le port
a son budget autonome, qu'il est organisé à la manière d'une
commune avec une sorte de conseil municipal et de maire à
la tête de son administration. Cependant, malgré la loi de
1912, c'est l'Etat qui continue à administrer. Si l'on excepte, en
effet, les péages des Chambres de commerce, les taxes fiscales
rentrent entièrement dans le budget général des Travaux
publics. Il n'y a pas même de compte spécial ouvert à chaque
port : au lieu que les ressources de chacun ne bénéficient
qu'à lui seul, elles sont reportées sur tous les autres. Ainsi que
je l'écrivais autrefois, il a été créé une soixantaine de ports dont
l'entretien est à la charge de l'Etat. Or, il n'en existe que
quelques-uns où les recettes soient supérieures aux dépenses.
Quand le fait se produit, l'excédent des revenus ne sert nulle-
ment à l'amélioration du port qui a perçu les droits de quai et
qui se trouve en bénéfices. Gomment espérer, dans ces condi-
tions, que nos ports puissent prospérer? Voit-on les communes
de France fondant intégralement leur budget dans celui du
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 'M
ministère de l'Intérieur ?^ Il n'y aurait plus d'administration
municipale possible.
Le régime de Tautonomie est si logique qu'il est appliqué
dans la plupart des nations de l'Europe. En Angleterre, à
quelques rares exceptions près, les ports de commerce relèvent
de pouvoirs locaux, corporations, villes, sociétés commerciales.
Suivant la tradition anglaise, l'Etat laisse une extrême liberté
aux exploitans. Ceux-ci fixent à leur gré les tarifs d'après
la situation commerciale, les besoins du moment et les néces-
sités de la concurrence. En Allemagne, les ports de Hambourg,
Brème, Lubeck construits, entretenus et administrés par les
États de Hambourg, de Brème et de Lubeck, et non par les
communes qui portent le même nom, n'en jouissent pas moins
'd'une autonomie à peu près complète : l'autorité locale qui
les dirige décide souverainement de tout ce qui les intéresse,
réserve faite de quelques questions d'ordre général, qui doivent
être nécessairement soumises aux assemblées supérieures,
soit de l'Etat lui-même, soit de l'Empire d'Allemagne. Les
grands ports belges ou hollandais, Anvers, Rotterdam et
Amsterdam, vivent sous le régime de l'autonomie communale.
L'Etat n'intervient que pour participer aux améliorations im-
portantes et pour homologuer les taxes perçues sur les usagers.
Enfin, depuis 1903, Gênes est administrée pn.r un consoi'zio local.
Le principe de l'autonomie a été adopté i)ar le Comité des
Armateurs de France qui, à la suite d'un référendum, a formulé
le vœu que l'autonomie fût organisée sur les bases suivantes :
représentation prépondérante des délégués de l'armement et
des industries maritimes, au sein du Conseil chargé de l'admi-
nistration du port; adaptation de l'organisation administrative
aux circonstances propres à chaque établissement et aux besoins
spéciaux auxquels il répond ; simplification des formalités admi-
nistratives ayant pour effet une plus grande rapidité dans
l'exécution des travaux; maintien, entre les mains de l'industrie
libre, des services que celle-ci exploite, le remorquage, par
exemple.
La loi qui a été votée en 1912 pour créer l'autonomie des
ports a été suivie d'un règlement d'administration publique
promulgué le 10 mars 1916. Rien ne s'oppose donc plus à ce
que le régime organisé par la loi du 5 janvier 1912 soit institué
dans nos ports. Mais ce régime est si éloigné de l'autonomie
^2 REVUE DES DEUX MONDES.
réelle, dont le principe avait été admis tout d'abord par le Par-
lement et par le gouvernement lui-même, qu'on peut redouter
de le voir repoussé par les intéressés. C'est ce qui semble
résulter des délibérations de l'Assemblée des présidens des
Chambres de commerce qui s'est tenue à Paris le 3 avril 1916,
et dont voici le compte rendu :
« L'Assemblée des présidens, après avoir pris connaissance
du décret du 25 janvier 1916, pris en exécution de la loi du
5 janvier 1912, sur l'autonomie des ports de commerce, consi-
dérant que les Chambres de commerce sont particulièrement
qualifiées pour apprécier les conditions les plus favorables dans
lesquelles peuvent être assurés les services du port, demande
instamment que, si les Chambres de commerce intéressées
croient devoir émettre un avis défavorable à l'institution du
régime de l'autonomie, il ne puisse être passé outre à leurs
délibérations. »
Pour moi, qui ai salué avec joie le premier avant-projet du
gouvernement, je reste fidèle à l'idée d'autonomie. Jfe demande
qu'on apporte à la réalisation de cette idée un esprit plus libéral
et qu'on fasse, grâce à lui, sortir de leur gangue ces perles que
sont nos grands ports : Marseille, le Havre, Saint-Nazaire,
Nantes, Bordeaux, Dunkerque, etc. Si l'on ne peut organiser
partout une direction autonome par la Chambre de commerce,
qu'on accorde au moins à chaque port une autonomie finan-
cière pour lui permettre de grandir à l'aide de ses ressources
personnelles, sans faire appel à l'Etat.
Nous avons dit qu'il fallait développer la puissance attractive
de nos villes maritimes afin d'y faire affluer le plus de mar-
chandises possible. Une institution qui se prêterait admirable-
ment à ce dessein serait celle des zones franches.
Toutes les fois qu'on a parlé des zones franches et qu'on en
a vanté l'utilité, les divers gouvernemens qui se sont succédé
au pouvoir ont répondu et répondent encore que ce système
a été avantageusement remplacé par celui des entrepôts et de
l'admission temporaire. Personne plus que moi n'est parti-
san des entrepôts et n'approuve davantage l'ordonnance de
1817 sur ce point, mais il n'y a aucune comparaison à établir
entre le régime des entrepôts et celui des zones franches. Ils
répondent à des buts absolument diiïérens et se complètent
l'un l'autre. C'est ainsi qu'on le comprend chez nos cqncurrens
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 93
étrangers et il est profondément regrettable qu'on s'obstine à
ne pas le comprendre chez nous.
La meilleure définition que l'on puisse donner des zones
franches est celle que l'on peut lire dans une délibération de
la Chambre de commerce de Marseille en l'an XIII. « C'est un
port établi hors de la ligne des douanes, ouvert à tous les
bàtimens de commerce sans distinction, quels que soient leurs
pavillons et la nature de leurs chargemens. C'est un point
commun où vient aboutir par une sorte de fiction le territoire
prolongé de toutes les nations. Il reçoit et verse de l'un à
l'autre toutes les productions respectives sans gênes et sans
droits. »
Les zones franches ne peuvent donc porter atteinte à aucun
Intérêt existant, mais elles ouvriraient en France un champ
nouveau à des industries qui ne sauraient se créer sous la
législation actuelle et imprimeraient certainement une beau-
coup plus grande activité à notre commerce d'exportation. Je
sais bien que le grand argument mis en avant contre cette
bienfaisante mesure par les protectionnistes consiste à repré-
senter les zones franches comme favorisant les fraudes et por-
tant ainsi atteinte à la qualité et au bon renom des marchan-
dises exportées. — Mais la concurrence déloyale ne serait pas
plus tolérée, dans les zones franches, que l'assassinat ou le vol.
Si un industriel malhonnête se permettait de contrefaire les
marques de fabrique, il serait passible des mêmes peines que
s'il avait opéré, quelques mètres plus loin, en dehors des limites
de la zone affranchie, qui, dénationalisée au point de vue
douanier, doit rester soumise à toutes les lois françaises. Ce
qui nuit actuellement au commerce et à l'industrie, ce n'est
pas la mission de police de la Douane, mais bien la surveil-
lance fiscale, les mille et une formalités qu'elle nécessite, et
l'interdiction absolue de fabriquer tel ou tel article. Il n'y a
donc pas plus de raison pour que lés marques de nos indus-
triels soient contrefaites en zone franche qu'en un point quel-
conque du territoire français.
La Chambre des Députés a eu l'occasion d'aborder ce pro-
blème de la franchise en votant un projet de loi sur le régime
dos entrepôts qui est actuellement réglé par un texte datant
du 19 avril 1906 et qui vient à expiration le 20 avril 1918. La loi
nouvelle a été disculée au Palais-Bourbon dans les séances
94 REVUE DES DEUX MONDES.
des 43 et 15 février, 28, 29 et 30 mars 1917; elle a été votée
le 30 mars. Je ne veux point entrer dans le détail de ses
articles. Je me borne à faire remarquer que, contrairement à
ce qu'on attendait, elle n'innove pas suffisamment en matière
de liberté économique.
La disposition fondamentale de la loi est de rendre possible,
sur le territoire, certaines manipulations telles que des opéra-
tions de mélanges ou de transvasemens de marchandises intro-
duites en vue d'une réexportation, et cela sans payer les droits
de douane lors de leur entrée en France ; mais l'article 7 stipule
que des décrets pourront interdire l'admission en entrepôt de
certains produits qui peuvent servir à en fabriquer d'autres
portant le cachet d'origine français, tels, par exemple, que les
vins de cru. Cette simple réserve annule tout le bénéfice de la
loi puisque c'est, au contraire, dans ces cas spéciaux qu'il y a
intérêt à recevoir en entrepôt des produits étrangers similaires
pour conserver la clientèle au cours des années déficitaires. Je
suis d'accord, malgré tout, avec M. le ministre du Commerce
pour penser que la loi nouvelle « constitue une amélioration
sur le régime actuel de l'entrepôt » et qu'elle est <( un essai
loyal d'un régime libéral qui pourra nous conduire à des solu-
tions nouvelles, » auxquelles M. Clémentel « ne répugne nulle-
ment. » Ces solutions nouvelles ne peuvent consister que dans
la création de zones franches. Il faut hardiment s'y résoudre.
La Chambre des Députés a fait, à ce point de vue, un sérieux
pas en avant dans sa séance du 29 mars dernier. Dans un élo-
quent discours, M. Chaumet fit très justement observer que nous
ne saurions admettre un système unique d'entrepôts et instituer
le même régime pour les villes de l'intérieur et pour les ports
maritimes. « Nous voulons, a-t-il dit, une réglementation plus
souple. Nous vous demandons de considérer les intérêts spé-
ciaux de nos ports et de notre marine marchande, intérêts qui
sont solidaires des intérêts généraux du pays, de tous les inté-
rêts nationaux. »
L'honorable député a adjuré la Chambre de se prononcer
enfin sur le principe d'une réforme dont elle est saisie depuis
plus de vingt ans, non seulement par l'initiative parlementaire,
mais aussi par l'initiative gouvernementale. En effet, sous le
ministère Combes, M. Rouvier déposa un projet de loi deman-
dant la création de zones franches. Ce projet fut étudié par la
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. îio
Commission do l'Agriculture. Il Ht l'objet d'un rapport favo-
rable, mais qui ne put jamais venir à l'ordre du jour des^
séances publiques : M. Chaumet a formulé l'espoir que le gou-
vernement comprendra toute la portée de la réforme que, nous
souhaitons.
Grâce à sa ténacité, le député de Bordeaux a pu obtenir,
par 266 voix contre 235, que son projet fût renvoyé à la Com-
mission du Commerce. Ce renvoi, qui était combattu par le pré-
sident de la Commission des Douanes, constitue un succès pour
les partisans des zones franches. Ceux ci ont, devant l'assem-
blée des Présidens des Chambres de commerce, présenté leurs
argumens de la façon suivante :
(( En permettant d'introduire en franchise des produits
étrangers, de les additionner et mélanger à nos produits
nationaux, sous réserve de l'application de la loi sur les fraudes,
et de présenter ainsi ces derniers dans les conditions et sous
les formes que recherche à l'étranger la clientèle du plus grand
nombre, le régime des ports francs augmenterait le trafic du
port tant à l'importation qu'à l'exportation, contribuerait pour
une large part au développement de notre marine marchande
et ramènerait chez nous les grands courans de navigation. »
Nous nous associons pleinement à cet exposé d'une mesure
qui peut avoir sur les destinées économiques de la France une
influence considérable et trop longtemps méconnue.
Si nous venons maintenant à envisager le régime douanier;
nous ferons cette constatation désolante qu'il favorise les
marines étrangères aux dépens de la nôtre.
On se préoccupait autrefois en France de défendre nos
navires contre la concurrence résultant de la fréquentation
trop facile de nos rivages par des étrangers. L'ancien régime
avait été même jusqu'à réserver entièrement importations et
exportations aux bàtimens français. Puis on s'arrêta à la surtaxe
des pavillons étrangers afin d'avantager le nôtre. Cette surtaxe
fut supprimée en 1873. Aujourd'hui, non seulement il n'existe
aucune protection spéciale pour les navires français, mais le
régime douanier bénéficie au contraire à nos rivaux et surtout
à nos ennemis! Il a été décidé en 1897 que les droits de quai
seraient perçus, non d'après le tonnage du navire, mais selon
96 REVUE DES DEUX MONDB8.1
l'importance de la cargaison débarquée proportionnellement à
la jauge du bâtiment. Naturellement, les cargos français, qui
se déchargent finalement dans un de nos ports, se trouvent
acquitter le maximum du droit, tandis que celui-ci ne frappe
les étrangers que très légèrement.
Le résultat de cette politique douanière néfaste n'a pas
tardé à se faire sentir. Les navires allemands qui hésitaient
autrefois à relâcher chez nous pour ne pas payer de droits de
quai ont saisi cette occasion d'aller nous ravir le fret qui
s'offrait si bénévolement à eux le long de notre littoral et
leurs navires sont apparus sans cesse plus nombreux dans nos
villes maritimes. D'ailleurs, non contentes de favoriser nos
ennemis sous le rapport douanier, les autorités françaises
poussaient l'inconscience jusqu'à se faire les auxiliaires con-
descendans de l'invasion germanique.
Sans se déranger de leur route, tous les navires allemands,
à destination de l'Amérique du Nord ou de l'Amérique du Sud,
faisaient escale à Boulogne ou à Cherbourg et y prenaient nos
passagers et notre fret dans des conditions de bon marché tout à
fait exceptionnelles, — puisqu'ils restaient en rade et n'avaient
à payer que les droits de pilotage, tandis que nous autres, pour
entrer dans nos ports d'attache, nous étions obligés de payer
dix fois plus.
A Cherbourg, l'hôtel où descendaient les passagers, en atten-
dant le bateau, était tenu par un Allemand et les domestiques
qui servaient à table portaient la livrée du Norddeutscher
Lloyd. Les wagons qui transportaient les passagers destinés aux.
bateaux allemands, sur la ligne de l'Ouest-Etat, étaient choisis
pafmi les plus neufs et les plus confortables do la Compagnie,
tandis qu'on nous gratifiait du vieux matériel.
C'est également par un Allemand que l'hôtel était tenu à
Bizerte, mais à Alger c'était bien plus fort : un individu ven-
tripotent, qui répondait au nom de Heckmann et qui était censé
représenter la Compagnie du Norddeutscher Lloyd, n'était autre
qu'un agent diplomatique allemand, pour ne pas dire un
espion, envoyé là pour attirer aux Compagnies allemandes le
plus de fret possible, en disant pis que pendre des Compagnies
françaises. Comme les navires du Norddeutscher Lloyd, venant
de l'Orient et de l'Extrême-Orient, s'arrêtaient à Alger pour
charbonner, ils avaient intérêt à détourner sur Gènes le plus de
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 97
passagers possible, afin do les empêcher de pénétrer en France
par Marseille, Port-Vendres ou Cette, et priver ainsi notre pays
du mouvement auquel ils donnaient lieu.
Nous avions eu, pour notre part, connaissance de ces agis-
semens; nous nous en étions même rendu compte de visu;
mais quand nous en faisions respectueusement l'observation au
gouvernement, on nous répondait par l'éternel : « Pas d'his-
toires ! »
Or, l'inconvénient de cette mainmise teutonne sur nos ports
n'était pas seulement d'ordre commercial. Demandez-vous en
effet quelles étaient ces escales choisies par les Allemands.
C'était Cherbourg, Alger, Bizerte : Cherbourg, notre sentinelle
dans la Manche ; Bizerte, arsenal d'avant-garde sur l'Adriatique ;
Alger, la clef de nos possessions africaines! Il n'est pas besoin
de réfléchir longuement pour se rendre compte que le fait
d'avoir toléré cette emprise allemande sur ces points spéciaux
mérite plus que d'être taxé d'indifférence.
Au lendemain des hostilités le pays ne saurait permettre le
retour d'un tel état de choses. Avec nos amis nous nous lierons
par des traités de réciprocité ; nous aurons, à l'égard des neutres?
une attitude conforme à celle qu'ils auront observée pendant le
conflit; mais rien ne nous empêchera de barrer la route à nos
ennemis sur le terrain économique, comme nous avons su le
faire sur le champ de bataille de la Marne.
Ce devrait être, en effet, une règle absolue que l'accès des
rades militaires fût interdit, sauf aux nations alliées. A l'égard
de celles-ci, la Conférence interalliée du commerce, tenue à
Rome le 17 mai, vient d'émettre le vœu suivant, dont nous ne
saurions trop recommander la lecture : « Une entente devra
intervenir entre les Alliés pour l'utilisation de leurs ports ou
de leurs rades militaires, pour l'accostage, le mouillage et les
escales des navires de commerce. Un accord devra également
être conclu relatif aux droits de navigation à percevoir. Les
Alliés s'engageront à abolir leurs conventions maritimes avec les
neutres. Les services directs seront institués entre les chemins
de fer et les lignes de navigation des nations alliées, qui se
réservent, dans toute circonstance, de prendre les mesures
de défense exigées par la situation contre la concurrence enne-
mie, laquelle ne manquera pas de se manifester après la guerre.:
Enfin, la Conférence attire l'attention des Alliés u sur l'oppor-
TOME XL. 1917. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.)
tunité qu'il y a pour eux à apporter dans leurs ports principaux
des améliorations conformes aux conditions de la navigation
moderne. »
Notre gouvernement, qui, jusqu'ici, a fermé l'oreille aux
suggestions pressantes des Chambres de commerce et des arma-
teurs français, écoutera peut-être la voix de ses Alliés l'invitant
à une meilleure compréhension de ses intérêts et le conviant à
purger nos ports des hôtes indésirables qui les ont exploités
jusqu'ici.
LA RÉFORME DU PILOTAGE
Il nous reste h nous occuper des pilotes, qui sont les inter-
médiaires entre le navire et le port.
En France, le pilotage est obligatoire pour les navires, et le
monopole en est réservé aux pilotes brevetés par l'Administra-
tion. Les prix perçus pour la conduite des navires résultent,
dans chaque cas, de tarifs fixés par des règlemens d'administra-
tion publique, et dont il n'est pas permis de s'écarter. Ainsi,
le pilotage est un impôt. L'armateur ne peut, sauf exception,
pas plus s'y soustraire qu'à la cote personnelle et mobilière
ou aux patentes. Et cet impôt doit être acquitté, même si le
service qu'il représente n'a pas été exécuté.
L«s recettes du pilotage ont subi une augmentation très sen-
sible. En 1886, elles se montaient à 4 300 000 francs; en 1907,
elles s'élevaient à 7 millions et demi. Pendant cet intervalle,
l'effectif des pilotes n'a cependant pas beaucoup varié. On voit
dans quelle proportion leur rémunération globale s'est accrue.
Mais ce qu'il y a de plus caractéristique, c'est que les recette?
sont très inégalement réparties. Pour 47 stations, le salaire
moyen annuel des pilotes n'atteindrait pas 1 000 francs et,parm'
elles, il en est plusieurs où il serait inférieur à 100 francs.
<( Dans l'ensemble de ces 47 stations, nous dit M. Colson, pour
141 pilotes la recette brute est d'environ 90 000 francs et la
recette nette n'atteint pas 60 000 francs. Les pilotes ne peuvent
vivre qu'en se livrant à la pêche, qui est leur principale res-
source. » Ce sont donc les pilotes de quelques ports qui accapa-
rent la majeure partie du produit des taxes. On compte, en
effet, 31 stations où le salaire moyen des pilotes est compris
entre 3 000 et 5 000 francs et 8 autres où il s'élève de 5 000 à
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 99
7 200 francs, ce qui est tout à fait normal. Mais il en est 7 où
le salaire annuel moyen est de 14 000 francs. Au Havre, il
atteint 18 000 francs. A Cherbourg, les recettes ont été, en 1907,
de 737 000 francs, laissant à chaque pilote un bénéfice net de
i7 800 francs.
Je n'ai certes pas l'intention de m'élever, en principe,
contre les rémunérations que touchent les pilotes et qui, sauf
exception, sont la juste récompense de leurs services. Leur mé-
tier exige tout un ensemble de connaissances techniques et
d'habileté pratique, et entraîne de grosses responsabilités. Mais
il importe d'adopter une organisation telle que, sans nuire aux
intéressés, elle ne fasse pas peser, sur notre marine marchande,
un fardeau trop lourd. La première chose à faire, c'est de sup-
primer une cinquantaine de stations inutiles. Dans toutes les
autres stations, on fixerait un salaire minimum et maximum
pour chaque pilote. Si ce maximum était dépassé, l'excédent
tomberait dans une caisse centrale commune, permettant, le
cas échéant, de parfaire la différence entre le salaire minimum
et le salaire effectivement perçu. Quant aux ports jouissant de
l'autonomie, ils auraient toute liberté pour organiser le pilo-
tage comme ils l'entendraient.
La réforme la plus importante à apporter au régime
actuel, dans l'intérêt de notre Marine nationale, consisterait, à
autoriser les capitaines français à passer des examens spéciaux,
afin d'obtenir le droit d'entrer dans les ports sans recourir
aux services des pilotes. Partout en effet où le pilotage est
obligatoire, le règlement des taxes qui sont dues, même si le
service n'est pas effectué, constitue pour nos armateurs un
impôt injuste, car il faut passer coûte que coûte sous les four-
ches caudines de la station. Nous demandons, au contraire, la
libre circulation du pavillon français le long de tout le littoral,
dans les rades, les estuaires et les fleuves, sous réserve que les
capitaines chargés de la conduite du navire aient justifié de
leur parfaite connaissance du milieu maritime où leur naviga-
tion les appelle. C'est ce qui se passe à Marseille où le pilotage
n'est pas imposé : des licences sont délivrées à des capitaines-
pilotes. Mais, tandis que chez nous ces licences sont données
sans distinction de nationalité, en Angleterre le Merchant
shipping act de 1906 a décidé que de tels brevets ne pourraient
plus être délivrés à des étrangers. L'Angleterre nous a tracé
100 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi la voie à suivre. En généralisant l'institution des licences
de capitaine-pilote dans nos ports au profit des officiers navi-
guant sur nos lignes régulières, nous obtiendrions un dégrève-
ment sensible dans les frais généraux des entreprises d'arme-
ment françaises.
Il faudrait en outre régler le sort des navires n'ayant pas pu
se procurer de capitaines-pilotes. En ce qui les concerne, le
système que nous préconisons permettrait des réductions dans
l'effectif des pilotes, proportionnelles à l'importance des entrées
ou sorties des navires opérées sans leur concours. Il serait donc
possible d'abaisser le taux des perceptions dans les stations où
il est abusif. Avec quelques réductions dans les autres ports où
les gains des pilotes atteignent jusqu'à 7 000 francs, et dans
ceux dont l'effectif est exagéré, on diminuerait aisément le total
des taxes de pilotage de 2 500 000 francs, soit du tiers de leur
montant actuel. Le distingué conseiller d'Etat, M. Colson
estime que ce montant représente de 0 fr. 25 à 0 fr. 30 par ton-
neau de jauge nette sur les navires soumis au pilotage; la
réduction atteindrait donc de 8 à 10 centimes, ce qui, réparti
sur tout l'armement français, mérite considération.
En définitive, le régime du pilotage, encore réglé par un
décret de 1807, ne se prête plus aux conditions de la navigation
moderne. Il nuit à l'armement national : il faut donc y apportei
les modifications voulues pour libérer nos armateurs sans tuer
une institution nécessaire et sans traiter défavorablement une
corporation de travailleurs très méritante. Alors, quelle raison
nous empêche de résoudre comme il convient cette question qui
a pour notre marine marchande une importance beaucoup plus
grande qu'on ne le croit généralement? On a prétendu qu'il
existe une différence profonde entre les ports à marée et ceux
qui n'y sont pas soumis, surtout pour les ports situés aux
embouchures des fleuves ou dans leurs estuaires, que, par consé-
quent, ce qui est possible pour Marseille, ne l'est pas pour
le Havre, Saint-Nazaire, et, à plus forte raison, pour Bordeaux.
Nous ne croyons pas cette objection fondée parce que les passes
de nos ports sont surveillées, non point par les pilotes, mais
par le service des Ponts et chaussées, et que les commandans
de nos navires entrent dans leurs ports d'attache et en sortent
assez souvent au cours d'une année pour en connaître tous
ies mystères et n'être exposés à aucune surprise. Jl en çst
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 101
donc de cette réforme comme d'une foule d'autres! Ce sont de
pures considérations électorales qui en empêchei^t la réalisation.
LES SUBVENTIONS DE l'ÉT'AT
Nous avons passé en revue les principales causes d'infério-
rité qui mettent en péril notre marine marchande. J'entends
mes contradicteurs m'objecter : « Ces causes existent malheu-
reusement. Elles tiennent à une situation géographique ou à
des exigences sociales qu'il est difficile de corriger. Mais l'Etat
en a tenu compte aux armateurs en inscrivant à son budget des
crédits importans pour leur venir en aide. » Et, à l'appui de
celte thèse, on me citera des chiffres impressionnans. Quelle
est la valeur de ce raisonnement?
Il est exact que le Parlement a voté des primes à la con-
struction ; mais elles n'intéressent pas l'armement français,
ayant uniquement pour but de corriger l'élévation inévi-
table du prix de revient des navires commandées en France;
elles sont payées non aux armateurs, mais aux construc-
teurs. Les crédits affectés à la navigation proprement dite com-
prennent des compensations d'armement et des subventions
postales. Sur le premier point, je n'ai pas l'intention de mon-
trer dans quelles conditions le gouvernement a été amené à
instaurer, dès 1881, le système qu'on a improprement qualifié
de «primes à la navigation. )> On est revenu, plus tard, à une
conception plus juste en supprimant le m,ot de « primes, » qui
semble impliquer une idée d'encouragement, de gain à réaliser,
pour adopter celui beaucoup plus exact de compensation d'arme-
ment. C'est une loi du 19 avril 1906 qui règle actuellement ces
compensations d'armement. Les sommes qui sont accordées par
cette loi et qui sont mandatées au compte des armateurs ont
bien tout le caractère d'une compensation. Il s'agit donc de
savoir si cette compensation est équitable. Une sorte de contrat
do ut des a été souscrit entre l'Etat et l'armateur. L'État a
dit à l'armateur : « Je vous impose des eharges, mais en retour
je vous les compense par des allocations proportionnelles à l'im-
portance de ces charges, afin que vos entreprises, si nécessaire
au bien général, puissent vivre et se développer. »
Qu'est-il arrivé ? '
La Commission extra-parlementaire de la marine marchande,
402
REVUE DES DETTX MONDES.
qui a été chargée de préparer la loi de 1906, a siégé de 1903 à
1904. Elle a évalué soigueusemeut les charges susvisées, mais
elle n'a pu le faire que sur les données de la législation alors
existante. Ses évaluations sont consignées dans le rapport déposé
par M. Millerand, au nom de cette commission, le 4 mai 1904.
La loi issue de ces travaux n'a été promulguée qu'en avril 4906.
Or, entre temps, diiïérentes dispositions réglementaires ont
augmenté considérablement les charges de l'armement. Par
suite, le jour où la loi est entrée en vigueur, l'équilibre était
déjà rompu entre les charges supportées par l'armement et les
allocations par lesquelles la loi de 1906 prétendait les compenser.
Un travail très consciencieux a été fait par le Comité des
Armateurs de France pour se rendre compte de l'aggravation
des eharges qui a résulté des diverses décisions parlemen-
taires postérieures aux études qui ont servi de base à la loi
de 1906. Voici les résultats de ces recherches. Le décret du
22 juin 1904, en modifiant les règles de jaugeage des navires,
a eu pour effet de majorer de 13 pour 100 le tonnage net de la
flotte commerciale française. Les droits de navigation et taxes
de tolites sortes se sont trouvées, de ce fait, majorés annuelle-
ment de 1 950 000 francs. La loi du 29 décembre 1905 a augmenté
les cotisations des armateurs à la Caisse de prévoyance, d'où
une surcharge annuelle de 1 OT.jOOO francs. Le 14 juillet 1908,
on a imposé aux propriétaires de navires un versement de
3 pour 100 sur les salaires des équipages, soit une contribution
annuelle de 1 500 000 francs. Les prescriptions de la loi de 1907
nous obligent à une augmentation de personnel d'environ
10 pour 100, qui se traduit par une dépense supplémentaire
de 8 325 000 francs. Cette même loi prescrit diverses visites qui
comportent des taxes ressortant à environ 227 087 francs, si l'on
prend pour base le tonnage sous pavillon français au moment
de la promulgation de la loi.
En outre, il faut tenir compte des charges résultant de la
rémunération légale des heures supplémentaires et de l'appli-
cation de la sentence arbitrale du président Ditte, en ce qui
concerne le repos hebdomadaire. Nous arrivons ainsi à un
total annuel de plus de 13 millions. Quel est, en regard de
ce chiffre, le montant des compensations d'armement payées
au titre de la loi de 1906 depuis sa mise en vigueur? Au
point culminant de son application en 1913, ces sommes ont
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 103
atteint 6786000 francs. Dans l'ensemble, de 1906 à 1915
inclus, leur total n'atteint guère plus de 45 millions, soit
une moyenne de 4 500 000 francs par an environ. Ce raisonne-
ment établit formellement que les charges re'elles de l'arme-
ment sont de beaucoup plus éleve'es que celles que l'Etat a la
prétention de compenser. Il y avait, entre l'Etat et les arma-
teurs, une sorte de contrat Synallagmatique que l'une des
parties n'a pas exécuté, tandis qu'elle exigeait au contraire, que
toutes les clauses en fussent respectées par la partie adverse qui,
en l'espèce, n'avait qu'à s'incliner.
Si l'exploitation de nos navires doit être gérée sur les bases
de l'union entre le patron et les marins, il est non moins
indispensable qu'il règne entre les propriétaires de navires et le
Parlement un esprit de concorde absolu. Les représentans du
pays et ceux de l'armement doivent se mieux pénétrer, afin
d'établir entre eux des accords durables. A ce point de vue, il
est opportun que les armateurs soient fixés sur le régime qui
sera réservé à la marine marchande, car celui de la loi du
19 avril 1906 vient à expiration le 20 avril 1918. Un projet de
loi prorogeant la loi de 1906 pour une durée égale à celle de la
période de guerre a, il est vrai, été votée drnièrement. Mais il
ne saurait s'agir là que d'une mesure provisoire destinée à
nous permettre d'examiner une bonne fois la situation qui
résulte, pour la marine marchande, de notre législation et de
notre réglementation nationales. Quand nous saurons oii nous
allons les uns et les autres, nous pourrons travailler utilement
et faire des projets d'avenir.
L'Etat distribue également des subventions postales. En
l'espèce, il ne s'agit plus de compenser des charges, mais bien
de rémunérer des services. La critique de nos conventions
nécessiterait une longue étude que je n'ai pas l'intention
d'aborder. Il me suffira de dire que les exigences postales que
subissent nos courriers, du fait de l'ingérence administrative,
entraînent pour eux plus d'inconvéniens que d'avantages. La
preuve en est que nos lignes subventionnées rapportent moins
à leurs armateurs que les autres. Une commission a été nom-
mée pour reviser les conditions des cahiers des charges et c'est
vraisemblablement à cette conclusion qu'elle aboutira. Si l'on
veut permettre à nos compagnies postales de subsister, il est
nécessaire de leur donner une plus grande liberté d'allures. On
104 REVUE DES DEUX MONDES.
les conduit actuellement à refuser du fret pour ne pas perdre
quelques minutes dans une escale et violer ainsi la lettre d'un
contrat dont le commissaire du gouvernement à bord est le
gardien fidèle. Conséquence déplorable aussi bien pour le pays
que pour l'armement.
Une des obligations des Compagnies subventionnées consiste
à transporter sur réquisition les passagers de l'Etat. Or, les
tarifs appliqués pour les transports des fonctionnaires sont
incontestablement beaucoup trop réduits. Pour ne parler que
des lignes de la Méditerranée, il est évident que transporter des
passagers de 1'"^ classe, entre Marseille et Alger, pour une somme
de 40 fr. 75, c'est-à-dire pour un trajet de vingt-cinq heures
environ, en cabine, couchés, nourris, constitue une opération
qui ne peut se solder que par des pertes. Il en est de même dans
les différentes autres classes, puisqu'on 2^ classe, entre Marseille
et Alger, le prix est de 27 fr. 05 ; en 3'^ classe, entre Marseille et
Bougie, de 16 fr. 95; en 4'' classe, entre Marseille et Philippevillo,
de 15 fr. 15. Tous ces prix laissent les Compagnies concession-
naires en déficit. Si le nombre des fonctionnaires transportés
éttait faible, on pourrait dire que la perte ne constitue qu'une
charge relativement supportable; mais, pendant l'année 1913, le
nombre des fonctionnaires civils et militaires a atteint, pour la
seule Compagnie Générale Transatlantique, le chiffre de 80 753. Si
l'on avait appliqué à ces 80 753 passagers le tarif du commerce,
il y aurait eu une recette supplémentaire de 1 440 600 francs. La
Compagnie Générale Transatlantique par l'effet de ces réduc-
tions manque donc à percevoir une somme supérieure au montant
total de sa subvention qui est d'environ un million par an.
Si encore ce tarif, dit « des fonctionnaires, » ne s'appliquait
qu'à des personnes ayant véritablement la qualité de fonction-
naires et à leurs familles ; mais, par suite d'une interpréta-
tion de plus en plus large de la convention, on a fait rentrei
peu à peu dans la catégorie des fonctionnaires quantité de per-
sonnes qui n'ont avec l'Etat ouïes municipalités que les attaches
les plus lointaines ou même qui n'en ont aucunes. Le gouver-
nement oblige en effet les concessionnaires à transporter un
nombre considérable de personnes « voyageant dans un intérêt
d'ordre public. » Le vague de cette rédaction permet de grands
abus, auxquels il serait temps de mettre un terme.
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE. 105
« «
N'hésitons pas à le dire, en terminant : les questions que
nous avons traitées au cours de cet article et des deux qui
l'ont précédé sont des questions vitales pour notre marine
marchande.
De toute évidence, le premier point à régler est ccJui
des constructions navales, afin que nous puissions récupérer,
tout au moins en partie, les pertes subies par notre flotte do
commerce du fait des sous-marins. Le second consiste dans
la réorganisation complète de la législation intéressant la police
de la navigation. Les textes de loi régissant la composition de?
équipages et le commandement, la disc'pline et le travail à
bord, doivent être profondément remaniés. Nous devons ouvrir
largement le pont de nos bâtimens à tous les indigènes de nos
possessions coloniales et abolir les mesquines entraves qui
s'opposent au choix des capitaines, des officiers et des matelots.
Il est de toute nécessité d'édicter un nouveau décret pénal
sur la marine marchande pour sauvegarder la discipline sans
laquelle aucune entreprise de navigation ne peut prospérer.
J'ai signalé que la plupart des dispositions relatives 'au tra-
vail à bord plaçaient nos armateurs dans une position des plus
défavorables vis-à-vis des étrangers, qu'il s'agisse du repos
hebdomadaire, du règlement des effectifs, ou du traitement de
maladie des matelots et de leur rapatriement, obligations qui
font généralement double emploi avec celles qui découlent des
lois sur les retraites ouvrières ou sur la Caisse de prévoyance
contre les accidens de mer. Enfin, il faudra que nous nous occu-
pions de la question si grave des ports et que nous les aména-
gions de façon à les mettre à la hauteur des nécessités actuelles.
Nous n'oublierons pas de gratifier de l'autonomie financière
les grandes cités maritimes qui le demanderont et nous leur
octroierons le droit de constituer des zones franches. Nous
serons heureux d'ouvrir nos côtes librement à nos alliés, mais
nous les fermerons aussi radicalement que possible à nos
ennemis, afin de ne pas retomber dans l'erreur néfaste que
nous avions commise avant la guerre en faisant de quelques-
uns de nos ports des succursales de Hambourg ou de Brème-
La question de la marine marchande est à reprendre o.b ovo.
Pour élaborer la charte qui lui conviendrait et pour en aiain-
â06 REVUE DES DEUX MONDES.
tenir ensuite les principes, il serait indispensable qu'il y eût
plus de stabilité dans la direction de ces services si impor-
tans. Malheureusement, c'est tout le contraire qui se produit.
Nous avions, salué avec reconnaissance, le 29 mars 1913, la
création d'un sous-secrétariat d'Etat de la Marine marchande,
centralisant les divers services dont elle dépend et qui étaient,
jusque là, dispersés dans de nombreux ministères. Les fluctua-
tions politiques ont rendu bien difficile la tâche des titulaires
chargés de ce mandat. Loin de ' nous la pensée de critiquer
les cinq honorables députés qui se sont succédé au boule-
vard Montparnasse du 29 mars 4913 au 29 octobre 1915 :
MM. de Monzie, Ajam, Guernier, Bureau et Naill Mais personne
n'a la science infuse, surtout quand il s'agit d'une industrie
aussi complexe que celle dont nous nous occupons, et c'est
précisément quand * le titulaire commence à avoir quelque
clarté des multiples questions à résoudre qu'il doit quitter la
place et la céder à un successeur dont l'éducation est entière-
ment à faire. S'il est impossible de convertir certains minis-
tères ou sous-secrétariats d'Etat en postes non politiques, pour-
quoi ne placerait-on pas, à côté du sous-secrétaire d'Etat, un
directeur non soumis aux mêmes changemens, un homme
connaissant à fond les questions maritimes, ayant voyagé sur
terre et sur mer et pouvant s'appliquer, avec compétence et
esprit de suite, à la bonne marche de notre industrie nationale?
Nous ne voyons pas d'autre remède à la situation actuelle,
encore que ce remède soit lui-même imparfait.
Telles sont les réformes qu'il nous paraît urgent d' opérer.)
Il en est une dernière, d'ordre moral, que je crois indis-
pensable d'indiquer, quelque délicat que puisse être un tel
sujet. Il faudrait que la majorité de la représentation natio-
nale modifiât son état d'esprit, que le Parlement cessât de se
faire le détracteur de l'armement, qu'il mît un terme à des
accusations imaginaires qui faussent l'opinion publique et
découragent les bonnes volontés. Au lieu de combattre l'arme-
ment et de lui reprocher de u gagner de l'argent, » le Parle-
ment devrait, au contraire, souhaiter qu'il en gagnât plus
encore, car les armateurs n'ont aucun goût pour la thésaurisa-
tion et ne demandent qu'à employer leurs bénéfices au déve-
loppement de la flotte marchande et de la prospérité générale.
J'ai voulu poser devant l'opinion publique cette grave ques-
LE PÉRIL DE NOTRE MARINE MARCHANDE.; 101
tion de la marine marchande. Gomme on dresse, devant les
passes difficiles, des phares indicateurs, je me suis eflbrcé de
mettre en pleine lumière les erreurs et les lacunes dont souffre
l'armement français et qui, si l'on n'y prend garde, risque-
raient de causer sa perte. Les Compagnies de navigation ont pu
réaliser, pendant la guerre, des bénéfices éphémères, plus appa-
rens que réels, justement parce qu'elles ont cessé de subir les
lois de la concurrence et que les besoins ont dépassé les moyens
d'action. La paix signée, nous serons acculés à la même
impasse si nous ne corrigeons pas les causes d'infériorité que
j'ai signalées. La décadence sera d'autant plus rapide que nous
n'aurons plus de navires pour faire face aux nécessités urgentes
d'un traific gigantesque, alors que, de toutes parts, les étrangers
se préparent à profiter du réveil économique sans précédent qui
ne manquera pas de suivre cette période troublée. C'est pourquoi
j'ai dénoncé le danger pressant qui nous menace. Il n'est que
temps de prendre les mesures qui s'imposent pour sauver notre
marine marchande de la naine. Or le relèvement de cette
marine est indispensable au relèvement lui-même du pays et
importe essentiellement à son avenir. A quoi nous auront servi
les lourds sacrifices que nous avons consentis pour nous assurer
la victoire, si c'est pour baisser ensuite, devant les marines
marchandes neutres ou même ennemies, notre pavillon san-
glant et glorieux?
J. Charles-Roux,
POÉSIES
DANS CETTE OPPRESSION,..
Dans cette oppression qui lentement amène
Le cœur à confesser un amoureux secret,
Dont le désir convient, mais que l'orgueil tairait,
Écoutez-moi, Chimènel
J'ai longtemps redouté les suaves affronts
Qu'inflige au fier esprit une" âme consumée,
Et j'affirmais, l'orgueil éclatant sur mon front :
« L'amour, c'est d'être aimée I »
Je craignais le bonheur par le malheur doublé.
Ce langoureux bonheur dont les femmes expirent.
Et ces cruels désirs qui font se ressembler
La meilleure et la pire!
Plus qu'une autre j'ai vu, fixes ou passagers.
Des yeux voluptueux, battant comme des ailes,
S'efforcer de mêler dans mes graves prunelles
Mon cœur et l'étranger.
Je voyais ces regards pleins de bontés humaines,
Calices débordant de chaude charité.
Et bien que mon exil reconnût son domaine,
Je fuyais ces clartés;
POIÎSIES. 109
Mais ce soir mon amour est brûlant et prodigue :
11 donnerait le monde et trouve que c'est peu.
Aviez-vous cet élan, possédiez-vous ce feu.
Quand vous aimiez Rodrigue?
Je songe à vous, Chimène, et pour mieux m'éblouir
J'entends le frais satin d'un pigeon qui s'envole ;
Les grillons dans les prés font sourdre et s'éjouir
La guitare espagnole.
J'aspire sur les bords de mon lac endormi
Un parterre d'œillets mourant de poésie :
C'est cette même odeur qui s'exalte et gémit
Dans l'air d'Andalousie I
La passion, Chimène, et la haute fierté
Veulent qu'on les accorde ou que l'amour périsse;
Mais songez que peut-être il est quelque beauté
Dans l'entier sacrifice.
Peut-être a-t-on le droit, quel que soit le destin
Qui toujours met l'honneur en regard de l'ivresse,
De laisser consentir un cœur parfois hautain
Aux plus humbles caresses.-
L'honneur est un tel bien que l'on ne peut sans lui
Ni respirer le jour ni supporter soi-même;
Mais on ne quitte pas l'honneur, on le conduit
Jusqu'au ciel quand on aime.:
Aussi, lorsqu'un soupir vaste et silencieux
Animera bientôt la nuit secrète et vide,
Quand les parfums, la paix, le vent, comme un liquide,
Découleront des cieux.
110 REVUE DES DEUX MONDES.,
Quand nous serons tout seuls, comme on voit sur la grève
Deux promeneurs errans aborder l'infini,
Quand nous nous sentirons, ainsi qu'Adam et Eve,
Isolés, rapprochés, vaincus, maudits, bénis.
Quand je ne verrai plus de l'univers immense
Qu'un peu du rosier blanc et qu'un peu de ta main,
Quand je supposerai que le monde commence
Et finit sur un cœur humain.
Quand j'entendrai chanter les astres, ces cigales
Dont l'éclat jubilant semble un bourdonnement;
Lorsque je sentirai que l'amour seul égale
L'ordre et la paix du firmament.
Je jetterai mon front dans ta main qui m'enivre.
Je boirai sur ton cœur le baume essentiel,
Afin de n'avoir plus ce long désir de vivre
De ceux qui n'ont jamais goûté l'unique miel
Et qui ne savent pas que le bonheur délivre,
Afin d'être sans peur, sans regrets, sans remords,
A l'heure faible de la mort...
JE CROYAIS ÊTRE...
Je croyais être calme et triste.
Simplement, sans demander mieux
Que ce noble état sérieux
D'un cœur lassé. Le soir insiste i
Avec les glissemens du vent,
Et la froide odeur des herbages,
Et cette paix des paysages
Sur qui le désir est rêvant
Il défait mon repos sans joie,
Ce repos qui protégeait bien,
Il exige, hélas 1 que je voie
Ces rusés jeux aériens
POESIES.
Où tout s'enveloppe et se pille,
Du sol tiède aux clartés des cieux...:
— Pourquoi, soir mol et spongieux
D'oii coule un parfum de vanille.
Blessez-vous, dans mon cœur serré
Qui soudain s'entr'ouvre et vacille,
Cette éternelle jeune fille
Qui ne peut cesser d'espérer?
LE SILENCE
Ecoute, on n'entend rien. Que le silence est beaul
Il est, ainsi que l'aube^et la nuit étoilée,
Sans souffle, sans projets, sans voix et sans écho.
C'est un jour chaud dormant sur une immense allée,
C'est midi terrassant de sommeil les hameaux,
C'est une grotte froide avec de l'eau verdâtre
Qui git dans le granit comme un miroir brisé ;
C'est un chemin du soir, immobile, apaisé,
Où décroissent les pas des troupeaux et du pâtre.
— 0 Silence! Balcon sur la mer à minuit!
Pointe hardie, étroite et sableuse des grèves,
Qui s'en va de la terre et prolonge son rêve
Au loin, entre le ciel qui songe et l'eau qui luit!..*
— Silence ! 0 majesté, candeur, sainte colombe
Qui couve l'on ne sait quel œuf immense et pur;
Colonne de douceur, indiscernable trombe
Faite d'âme rêveuse et d'invisible azur!...
— Et je vous dis cela, cette nuit, mon ami,
Car, lasse de bénir les lourds trésors du monde
Sur votre chère épaule où je dors à demi,
J'écoute le silence, onduleux comme l'onde.
Oui, le silence est frais ainsi que l'eau qu'on boit.
Il est prudent et fier comme un faon dans les bois,
Il paraît s'assoupir et cependant il danse !
Et j'observe, l'esprit tendu comme un chasseur,
— Tandis que je languis d'amour sur votre cœur
Dont j'entends en pleurant les mortelles cadences — ^
La course illimitée et pure du silence 1
111
112 REVUE DES DEUX MONDES.;
IL PLEUT, LE CIEL EST NOIR...
Il pleut. Le ciel est noir. J'entends
Des gouttes d'eau qui, sursautant,
Font un bruit de pattes et d'ailes
De maladroites sauterelles.
Le vent, gluant de nuit et d'eau,
Met sur mon front comme un bandeau
Trempé dans l'odeur de l'espace. .^^
— Je suis bien ce soir avec vous,
Jardin apaisé tout à coup
Par la pluie qui tombe et se casse
Sur le feuillage et le gazon 1
Les odeurs que l'onde libère
Semblent s'évader de prison
Et flotter, légères galères,
Sur tous les vents de l'horizon. .?■
— 0 pluie aimable à la raison,
Tu viens pétiller goutte à goutte
Sur le cœur qui, comme les lleurs,
Te reçoit, t'absorbe et t'écoute.
Et je respire sans effroi
Un languide et terreux arôme :
Odeur du sol, le dernier baume
Autour des corps muets et froids!
— Parfum large et lent que je hume.
Calmes effluves dilatés.
Confort divin des nuits d'été,
Se peut-il que je m'accoutume
A cette noire éternité
Où tout humain vient se défaire?
— 0 monde que j'ai tant aimé.
Un jour mes yeux seront fermés,
Mon cœur chantant devra se taire,
Le souftle un jour me manquera,
En vain j'agiterai les bras!
Je songe, ardente et solitaire,
Au dernier objet sur la terre
Que mon regard rencontrera..-..
POÉSIES.: 113
CEUX QUE LA JOIE ENIVRE...
Ceux que la joie enivre à l'infini sont ceux
Que la douleur étreint dans la même mesure :
Inconsolables cœurs, heureux ou malheureux
Ils portent une austère ou brillante blessure.
L'amour, le philtre unique aux humains proposé,
S'efforce d'empêcher ces âmes turbulentes
De rechercher encore, au delà des baisers.
L'océan dé l'espace et l'île de l'attente,
Où, large oiseau tremblant, l'espoir vient se poser...
— Nous qui connaissons bien ces grands cœurs frénétiques.
Où l'univers se meut sans heurter leurs parois,
Nous savons que l'amour est un refuge étroit :
Alentour, les climats, les parfums, les musiques
S'effacent, assoupis par le fort narcotique
Du sensuel bonheur et du subit effroi...
Tous les plaisirs épars que jamais on n'assemble.
Les beaux ciels du voyage, enduits de volupté,
L'étrangère cilé sur qui la chaleur tremble,
Les odeurs d'un jardin bues dans l'obscurité,
Les orchestres errans des nuits siciliennes,
La mer, fécond parfum plein de complicité.
Enfin, tous les appels, sont des marchands qui viennent
Déployer les trésors de la Félicité
Et nous traîner aux pieds de la Magicienne...
Mais voici deux humains qui se sont reconnus!
Que leur importe un monde éblouissant ou iiu?
Ces deux humbles vivans, resserrés dans l'espace.
Dont les regards, les bras, les genoux sont liés.
Ne cherchent, dans la sombre ardeur qui les terrasse,
Ni les jardins d'Asie et ses chauds espaliers,
Ni le lac langoureux sur qui des barques passent.
Ni ces soirs infinis où l'espoir se prélasse.
Mais le bonheur restreint et sans fond d'oublier.t.
TOME XL. — 1917, 8
114
REVUE DES DEUX MONDES.
Oublier! Perdre en toi tout l'univers trop tendre,
Engloutir dans ton cœur l'eau d'or des ciels d'été,
Précipiter en toi, pour ne jamais l'entendre,
Le chant silencieux fusant de tous côtés,
Faire de notre amour une tombe profonde
Où parfums, sons, couleurs, s'épuisent, enfermés,
Abolir l'éphémère, envelopper les mondes,
N'être plus, être toi, dormir, mourir, aimer!...
CONFESSION
Je t'aime comme on aime vivre,
A mon insu, et cependant
Avec ce sens craintif, prudent,
Qu'ont surtout les cœurs les plus ivres!
J'ai douté de toi, mon amour,
Quelle que soit ta frénésie.
Puisqu'il faut qu'il existe un jour
Au loin, où, ni la poésie.
Ni les larmes, ni la fureur.
Ni cette vaillance guerrière
Qui criait au Destin : « Arrière! »
N'empêcheront l'humble torpeur.;
Jamais je ne fus vraiment sûre
De te voir, quand je te voyais :
Ce grand doute sur ce qui est
C'est la plus fervente blessure!
Tu sais, on ne peut exprimer
Ces instinctives épouvantes :
J'ai peur de n'être pas vivante
Dès que tu cesses de m'aimerl...,
POÉSIES. 115
LE CRI DES HIRONDELLES
Hirondelles du crépuscule
Qui volez sur un ciel de fleurs,
Un ciel couleur de renoncule
Et couleur de pois de senteurs,
Vous qui mêlez par vos coups d'ailes
Ce rose et bleu des ciels du soir,
Et qui jetez vos cris d'espoir,
Mélancoliques liirondelles.
Cris d'espoir plaintifs, anxieux,
Qu'ont aussi les trains qui pénètrent
Dans l'humble et respirant bien-être
Des horizons silencieux,
Hirondelles mélancoliques.
Qui sillonnez l'azur où luit
La pure étoile spasmodique.
Muet balbutiement des nuits.
Pourquoi vos longs vols en détresse
Percent-ils le cœur, harcelé
Du besoin d'être consolé
De la beauté, de la tendresse,
Consolé même de l'amour.
De sa paix distraite ou pensive,
Quand l'amour n'a pas chaque jour
Ses saintes fureurs excessives?
— Que sais-je de plus fou que vous.
Oiseaux dont les cris tourbillonnent?
Peut-être la nuée où tonne
Le romanesque orage d'août,
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Peut-être, dans les soirs trop tendres,
Le flot d'odeurs glissant des bois,
Peut-être le trouble d'attendre,
Secrètement, l'on ne sait quoi...
PROMENEUSE
Tu marchais sous le ciel nocturne,
A l'heure où perlent les grillons.
Près d'un compagnon taciturne ^
Tu parlais à ce compagnon.
On sentait que son lourd silence
S'emparait amoureusement
De ta plaintive violence
Qui montait vers le firmament.
Disais-tu à l'homme qui t'aime
Tes regrets, tes vœux, ton ennui?
— Ame solitaire quand même,
Tu te racontais à la nuitl...;
LE CIEL GRIS, CE MATIN...
Le ciel gris, ce matin, dénoue
Son frais collier de gai cristal :
La pluie est un soleil qui joue
Avec des rayons de métal.i
Le printemps, comme une arche, flotte
Sur les eaux nombreuses, et l'air
Dans ses bonds allègres cahote
Un parfum incisif et vert.i
Les branchages, à chaque ondée,
Entendent respirer plus fort
Et se tendre le frais ressort
Dos pousses fermes et bondées.
POESIES.
A travers ces pre'paratifs
De feuilles, de graines, de baumes,
Les oiseaux glissent, légers, vifs,
Rapides comme des arômes.
— Gais oiseaux annonciateurs.
Dont le cri bourgeonne et verdoie,
Vous savez, sous l'eau qui vous noie,
Que le sol est gonflé d'ardeur 1
Vous baignez, étonnés, timides,
Et pleins de pépiemens joyeux.
Dans les rais de la harpe humide
Qu'est le mol éther pluvieux!
Vous hissez vers vos courtes ailes,
Vers vos cols dépliés d'amour,
Les chétives plantes nouvelles
Qui font l'ascension du jour.
Pleurs de joie, amoureux baptême,
Scintillement preste et joyeux 1
La nue, active et fraîche, sème
Un blé argentin et frileux.
Et puis ce beau jet soudain cesse :
Tout est paisible, frais, câlin;
Partout des gouttes d'eau se pressent
Gomme un fin muguet cristallin.
L'atmosphère est mouvementée :
De courtes brises, dans l'éther,
Glapotent, mollement heurtées
Gontre le cap des rameaux verts :
Les vents légers s'enflent, s'abaissent;
Que de grâces, de politesses !
J'accueille, dans mon cœur ouvert,
Ges salutations de l'air...
Ml
11^ REVUE DES DEUX MONDES.)
LES POÈTES ROMANTIQUES
J'ai plus que tout aimé la terre des Hellènes,
Une terre sans ombre, un pin vert, un berger,
L'eau calme, une villa rêveuse à Mytilène,
Dans le halo tl'odeurs fusant des orangers.
J'ai plus que tout be'ni le regard d'Antigone
Levé vers le soleil que sa prière atteint;
Mon cœur, semblable au sien et rebelle à l'automne,
' Eût souhaité mourir en louant le matin.
J'ai plus que tout chanté la fougueuse jeunesse
Qui bondit et s'éboule et renaît dans ses jeux.
Comme on voit, en juillet, les chevreaux en liesse
Mêler leurs corps naïfs et leurs yeux orageux.
Certes, rien ne me plait que tes étés, ô monde 1
Ces jours luisans et longs comme un sable d'argent.
Où les yeux éblouis, tendus comme une fronde,
Font jaillir jusqu'aux cieux un regard assiégeant.
Je n'ai rien tant vanté que vos vers, Théocrite 1
Je les ai récités à vos temples meurtris.
Aux ombres qu'ont laissées vos cités favorites
Dans le blé blanc, couleur de jasmin et de riz.
Enfant, au bord du lac de saint François de Sales,
Où les coteaux semblaient s'envoler par leurs fleurs.
Tant un azur ailé soulevait les pétales,
J'ai repoussé un mol et langoureux bonheur.
Mon âme, ivre d'espoir, cinglait vers vos rivages,
Platon, Sophocle, Eschyle, honneur divin des Grecs,
0 maîtres purs et clairs, grands esprits sans nuages.
Marbres vivans, debout dans l'azur calme et seci
J'ai longtemps comprimé mon cœur mélancolique,
Mais les jours ont passé, j'ai vécu, j'ai souffert,
Et voici que, le front de cendres recouvert,
Je vous bénis, divins poètes romantiques I
POÉSIES. 119
Poètes furieux, abattus, révoltés,
Fiers interrogateurs de l'âme et des étoiles,
Voiliers dont l'ouragan vient lacérer la voile,
Vous qui pleurez d'amour dans un jardin d'été,
Vous en qui l'univers tout respirant s'engouffre
Avec les mille aspects des fougueux élémens;
Vous, possesseurs du monde et malheureux amans,
Qui défaillez de joie et murmurez : « Je souffre 1 »
De quoi? De la forêt, du ciel bleu, des torrens,
Des cloches, doux ruchers d'abeilles argentines?
Dans Aix, sur les coteaux pleins de ruisseaux errans.
De quoi souffriez-vous, mon tendre Lamartine?
J'ai vu votre beau lac farouche, étroit, grondant,
Et la maison modeste où soupirait Elvire,
J'ai vu la chambre basse oii pour vous se défirent
Ses cheveux sur son cou, ses lèvres sur ses dents.
De quoi souffriez-vous? Je le sais, un malaise
Teinté de longs désirs, de regrets, d'infini,
Venait sur le balcon transir vos doigts unis.
Lorsque soufflait, le soir, le vent de Tarentaise.
De quoi souffriez-vous ? D'éphémère beauté.
D'un jour plein de langueur qui s'éloigne et qui sombre,
D'un triste chant d'oiseau, et de l'inanité
D'être un pauvre œil humain sous les astres sans nombre 1
De quoi souffriez-vous? De rêve sensuel
Qui veut tout conserver de ce dont il s'empare;
Et, lorsque la Nature est à chacun avare.
De pouvoir tout aimer pour un temps éternel!
Hélas! Je connais bien ces tendresses mortelles,
Cet appel au Destin, qui ne peut pas surseoir.
Je connais bien ce cri brisant de l'hirondelle,
Comme une flèche oblique ancrée au cœur du soir.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
Je connais ces remous de parfums, de lumière,
Qui font du cre'puscule un cap tiède et houleux
Où le cœur, faible esquif noyé par le flot bleu,
S'enfonce, en s'entr'ouvrant, dans l'ombre aventurière.i
— Lamartine, Rousseau, Byron, Chateaubriand,
Ecouteurs des forêts, des astres, des tempêtes.
Grands oiseaux encagés, et qui heurtiez vos têtes
Aux soleiileux barreaux du suave Orient,
Vous qui, évaluant à l'infini la somme
De ce que nul ne peut étreindre et concevoir,
Ressentiez cependant l'immensité d'être homme
Sous le dôme distrait et fascinant du soir.
Vous qui, toujours louant et maudissant la terre,
Lui prodiguiez sans cesse un amour superflu,
Et qui vous étonniez de rester solitaire
Comme un rocher des mers à l'heure du reflux,
Soyez bénis, porteurs d'infinis paysages.
Esprits pleins de saisons, d'espace et de soupirs.
Vous qui toujours démens et toujours les plus sages
Masquiez l'afTreuse mort par d'éternels désirs 1
Soyez bénis, grands cœurs où le mensonge abonde.
Successeurs enivrés et tristes du dieu Pan,
Vous dont l'âme fiévreuse et géante suspend
Un lierre frémissant sur les murs nus du monde I
Comtesse de NoailleSis
L'EXTRÊME-ORIENT
PENDANT LA GUERRE
(1914-1917)
Si, dès la première heure, et avant même que le proche Orient,
l'Orient musulman et ottoman ne s'émût, le lointain, l'Extrême-
Orient est entré, a eu sa part dans la guerre qui, depuis le
2 août 1914, a éclaté sur le monde, c'est que le Japon, la grande
Puissance des pays du Soleil Levant, était depuis douze ans
l'allié de l'Angleterre et qu'il a, au premier fracas des armes,
avec la fidélité, la loyauté des anciens samurais, uni ses éten-
dards aux nôtres.
Mais il était dans la loi de cette guerre, dans le caractère
d'universalité que lui imprimait la gravité croissante des intérêts
en jeu, dans la contagion qui, de proche en proche, gagnait
tous les continens et toutes les mers, que l'humanité tout entière
eût peu à peu l'aperception, la conscience que c'est, non point
de telle ou telle nation, de tel ou groupe d'Etats, mais d'elle-
même et de sa destinée qu'il s'agissait.
L'objet de cette étude serait, en traçant le rapide tableau de
l'Extrême-Orient pendant ces trois dernières années, de montrer
comment, après le Japon, notre allié de la veille, notre com-
pagnon du premier jour, la Chine elle-même, à son tour, est
venue, à l'appel des Etats-Unis, se ranger à nos côtés, et comment,
par la communauté d'action et d'intérêts qui s'est ainsi établie
entre les deux grands Etats de l'Asie orientale et les Etats-Unis,
tous trois riverains du Pacifique, cette vaste région du monde
se trouve aujourd'hui libérée du pavillon, des sujets, du com-
122 REVUE DES DEUX MONDES.)
merce, des entreprises, des menaces de l'Allemagne. L'Asie
comme l'Afrique, l'oce'an Pacifique comme l'océan Indien,
nous offrent l'image, nous donnent par avance la saveur de ce
que seront l'univers et notre vie lorsque l'emprise et la tyrannie
allemandes en seront définitivement éliminées.
I
Au commencement de l'été de 1914, quelques semaines avant
que l'Allemagne ne provoquât et déchaînât la guerre qui depuis
trois ans ensanglante l'Europe, la situation de l'Extrême-Orient
pouvait être décrite ainsi qu'il suit.
En Chine, après deux ans et demi de péripéties et de luttes,
le président Yuan-che-Kai, ayant triomphé de ses adversaires
de gauche et des partis qui avaient essayé de soulever contre
lui les provinces du Sud et de la vallée du Yang-tse, était le
maître de la République issue de la révolution de 1911. Soutenu
par les généraux, par le haut mandarinat, par les Puissances
étrangères qui l'avaient reconnu au mois d'octobre 1913, et lui
avaient assuré le concours financier sans lequel il n'eût pu
vivre, il avait graduellement substitué à la constitution révolu-
tionnaire sortie des délibérations du premier- Parlement do
Nankin et aux Chambres législatives dont l'opposition lui fai-
sait obstacle un régime autocratique et personnel comprenant,
outre la Présidence, le Conseil d'Etat, un Sénat purement
consultatif, composé de soixante-douze membres, et une nou-
velle Chambre (Li fa yiien) que devaient élire au second degré
des électeurs censitaires, âgés, et triés sur le volet. Le nouveau
Cabinet, formé le 2 mai 1914, avait pour président Siu che
tch'ang, ancien vice-roi de Mandchourie, ancien vice-président
du Conseil privé de l'Empire, qui avait été l'un des hauts fonc-
tionnaires favoris de la dynastie mandchoue et qui, après la
révolution, avait été nommé grand tuteur et gardien de TEmpe-
reur. Les autres membres du Cabinet, Souen paoki, ministre des
Affaires étrangères, Tchéou tsen tsi, ministre des Finances,
Touan k'i jouei, ministre de la Guerre, Leang touen yen,
ministre des Communications, étaient d'anciens collègues, des
créatures ou des amis du président Yuan. Yuan s'était débar-
rassé de tous ses rivaux ou ennemis qui avaient, ou succombé
dans la dernière sédition de l'été de 1913, ou cherché refuge à
l'extreme-orient pendant la guerre 123
l'étranger. Il avait toute raison de se croire libre et tout-puissant.
Au Japon, l'Empire avait traversé, depuis la mort du dernier
souverain, l'empereur Meiji-Tennô, une série de crises parle-
mentaires et presque constitutionnelles sous les Cabinets du
marquis Saionji, du prince Katsura et de l'amiral Yamamoto. A
deux reprises, l'émeute avait grondé dans Tokyo contre les deux
derniers Cabinets dont les chefs impopulaires avaient dû se
retirer devant l'opposition du Parlement et de la Nation. Mais
la formation, au mois d'avril 1914, du Cabinet présidé par le
comte Okuma et qui comprenait, outre le chef entièrement
acquis à la cause constitutionnelle, d'ardens partisans du régime
strictement parlementaire, tels^que le baron Kato, ministre des
Affaires étrangères, M. Wakatsuki, ministre des Finances,
M. Ozaki, ministre de la Justice, M. Kono, ministre de l'Agri-
culture et du Commerce, avait rétabli la confiance et le calme
au Parlement comme dans le pays. L'Empire avait repris avec
une autorité sereine le cours de ses destinées.
Depuis le renouvellement de l'alliance anglo-japonaise
(12 août 1903) et le traité de Portsmouth (5 septembre 1905),
mais surtout depuis les arrangemens successifs du Japon avec
la France (10 juin 1907), avec la Russie (30 juillet 4907), avec
les États-Unis (30 novembre 1908), la constellation politique
de l'Extrême-Orient était formée par cet accord entre le Japon
et les quatre grandes Puissances de l'Ouest, Angleterre, France,
Russie, États-Unis, qui s'étaient entendues pour garantir, avec
l'indépendance et l'intégrité de la Chine, l'équilibre et la paix
de l'Asie orientale et du Pacifique. La Chine, sans être elle-même
partie au dit accord, en était la bénéficiaire. L'ordre et le statu
quo du lointain Orient étaient maintenus, comme l'avaient été
pendant de longues années ceux de l'Orient ottoman, par une
coalition puissante qui, outre qu'elle veillait à la sécurité poli-
tique de l'Asie, assurait la liberté et l'égalité de l'expansion
économique dans ces régions dont les richesses naturelles étaient
à peine exploitées et dont les besoins ne pourraient manquer
de s'accroître.
Seule, de toutes les Puissances ayant des intérêts en Asie,
l'Allemagne s'était tenue en dehors des arrangemens ainsi
contractés entre le Japon et l'Occident. Elle avait préféré, tantôt
déaoncer le péril jaune, tantôt exciter les unes contre les autres
les Puissances sur les divisions et l'affaiblissement desquelles
124
REVUE DES DEUX MONDES.;
elle comptait édifier sa propre fortune, l'Angleterre et le Japon
contre la Russie et la France, la Russie contre l'Angleterre et
le Japon, la Chine et les Etats-Unis contre cet empire du Mikado,
considéré depuis son alliance avec l'Angleterre et depuis son
rapprochement avec la France et la Russie, comme l'un des
ennemis qu'elle devait ruiner et détruire. A Taide de ces
intrigues, elle croyait pouvoir tout ensemble consolider et
étendre le domaine si perfidement acquis sur la côte orientale
du Ghan-Tong et se concilier cependant le bon vouloir de la
Chine qu'elle affectait de protéger contre d'autres convoitises.
Avec la cécité habituelle que déterminaient chez elle l'esprit de
malfaisance, la joie de iwnre (Schadenf rende) et l'avidité impa-
tiente, elle n'avait pas vu par quelle évolution le Japon, en qui
s'étaient mariés les deux cultures et les idéaux de l'Orient et de
l'Occident, avait senti la nécessité de ne poursuivre le dévelop-
pement, ou plutôt la renaissance de l'Asie, que dans une pleine
entente entre lui et les Puissances de l'Ouest qui comprendraient
et approuveraient son dessein. Les expériences de 1894-1805 et
de 1900, je veux dire la guerre sino-japonaise et l'insurrection
des Boxeurs, avaient été, à cet égard, des enseignemens lumineux
pour le Japon, et c'est d'elles qu'il s'était inspiré avant de nouer,
d'abord avec l'Angleterre, puis avec la France et la Russie, enfin
avec les Etats-Unis, les accords sur lesquels reposaient solide-
ment désormais, outre l'avenir de ses propres destinées, l'équi-
libre et la paix de l'Asie. Les conséquences de ce contraste entre
l'aveuglement brutal de l'Allemagne et la claire prévision du
Japon et de ses alliés n'allaient pas tarder à apparaître, tant sur
le ciel du lointain Orient et sur les eaux du Pacifique que sur
l'horizon orageux de l'Ouest, sur les mers b.iignant les côtes de
l'Europe.
II
Lorsque éclata, le 2 août 1914, la guerre provoquée par
l'agression de l'Allemagne et que, deux jours plus tard, l'Angle-
terre fut amenée par la violation de la neutralité belge à se
ranger aux côtés de la France et de la Russie, le Japon n'hésita
pas. Allié de l'Angleterre, et par conséquent de la France et
de la Russie, il se mit aussitôt en ligne pour remplir tout son
devoir. Le 15 août, le gouvernement impérial du Mikado avait
l'extréme-orient pendant la clerre. 125
fait remeltre aux représentans du gouvernement allenriand, à
Berlin et à Tokyo, une note par laquelle, afin de sauvegarder
les inle'rêts généraux prévus dans le traité d'alliance anglo-
japonais et d'assurer la paix durable de l'Asie orientale, il
invitait le gouvernement allemand :
1° A retirer immédiatement des eaux japonaises et chinoises
ses bàtimens de guerre et bâtimens armés de tout genre, et à
désarmer ceux qui ne pourraient être retirés;
2*^ A livrer et remettre aux autorités japonaises, à une date
n'excédant pas le 15 septembre, sans condition ni compen-
sation, tout le territoire cédé à bail de Kiao-tcheou, dans le
Chan-tong, en vue d'une restitution éventuelle du dit territoire
à la Chine.
Cette note étant restée sans réponse, le 23 août, à midi,
le gouvernement impérial du Japon fit connaître qu'il se consi-
dérait en état de guerre avec l'Allemagne. Une proclamation
de l'Empereur commandait à l'armée et à la marine de pour-
suivre de toutes leurs forces les hostilités contre l'ennemi, et
donnait l'ordre à toutes les autorités compétentes de faire, dans
l'accomplissement de leur mission respective, tous leurs efforts
pour réaliser les aspirations nationales par tous les moyens que
permet le droit des gens.
La récupération du territoire de Kiao-tcheou, dont l'Alle-
magne avait prétendu faire le levier de sa pénétration dans
l'Asie orientale et de sa future domination dans la mer Jaune
et le bassin du Pacifique, était la première tâche qui s'imposait
au Japon. C'était en même temps l'exécution d'un verdict de
l'immanente justice et de l'imprescriptible Némésis contre la
fourberie et la violence avec lesquelles l'Allemagne, sous prétexte
de punir le meurtre de deux de ses missionnaires catholiques,
s'était saisie en pleine paix d'un port et d'un territoire qu'elle
convoitait et sur lesquels elle avait, après une étude attentive
du littoral chinois, jeté son dévolu. Les agens allemands avaient
bien songé, au dernier moment, et pour parer un coup mortel,
à restituer eux-mêmes à la Chine ce territoire que le Japon
leur réclamait par un ultimatum si catégorique. Et la Chine
eût peut-être été tentée, par les influences malfaisantes qui
s'exerçaient sur le président Yuan, de se laisser entraîner dans
cet imbroglio, si le Japon n'avait clairement signifié sa réso-
lution d'accomplir l'acte de revendication et d'expiation qu'il
126 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était assigné comme son premier devoir. Je n'ai pas èi redire
ici la façon magistrale dont en deux mois une escadre et une
armée japonaises, assistées de quelques bâtimens britanniques
et du petit corps anglais du major-général Barnardiston, rédui-
sirent la forteresse allemande qui capitula le 1 novembre avec
ses 222 officiers et 4 426 sous-officiers et soldats. Le 11, les
vainqueurs faisaient leur entrée solennelle dans Tsing-tao, lavée
et purifiée de la souillure allemande. Je n'ai pas à rappeler non
plus comment la flotte japonaise, redevenue libre, acheva, avec
les escadres anglaise et australienne, d'occuper toutes les colonies
allemandes du Pacifique, l'archipel des Samoa, les Mariannes,
les Marshall, les Garolincs, et de purger les mers lointaines de la
présence du pavillon germanique. Tandis que le dernier pirate
allemand, VEmden, allait se faire couler le 7 novembre par le
croiseur australien Sydney, l'escadre allemande, composée de
deux croiseurs cuirassés, le Scharnhorst et le Gneisenau, et de
trois éclaireurs, le Nûrnberg, le Leipzig, le Dresden, et qui
avait dû évacuer le Pacifique, était attaquée et détruite le
8 décembre, à la sortie des détroits du Sud et à la hauteur des îles
Falkland, par l'escadre anglaise du vice-amiral sir F. Sturdee,
dont les canons eurent raison en quelques heures des cinq bâti-
mens ennemis. A partir de ce jour, sur les mers nettoyées et
libres, le commerce des Alliés, le transport des troupes et des
munitions eurent, par le Pacifique et l'océan Indien, une
sécurité absolue. C'est aussi à cette date que le Japon, ayant
terminé sa tâche militaire essentielle, put se consacrer, en
faveur des Alliés et surtout de la Russie, à la fabrication inten-
sive du matériel de guerre, des munitions, ainsi qu'à l'envoi
des équipemens, vêtemens, chaussures, vivres, ravitaillemens de
toute sorte, qui, lors de la retraite de Pologne, furent d'un si
grand et si providentiel secours pour les armées du grand-duc
Nicolas.
Le Japon s'était transformé en une vaste usine de guerre,
en un immense atelier, pour subvenir aux besoins des Alliés.
Les canons légers ou lourds, les obus de tout calibre, les fusils^
les plaques de blindage, le cuivre, les harnachemens, les
uniformes, les bottes fabriquées spécialement en Corée, les
conserves de poisson, de viande et de légumes, le riz, toute
cette quantité infinie de fournitures était expédiée par la voie
du Transsibérien qui, certes, à l'origine, ne paraissait pas avoir
l'extrême-orient pendant la guerre. 127
été destinée à cet office, et qui devenait la grande artère de
communication entre les Etats-Unis, le Japon et la Russie.
Alors que les autres issues étaient fermées ou précaires, alors
que la route d'Arkhangel et de Kola même était si pleine d'aléa,
le rail sibérien amenait régulièrement à Petrograd, à Moscou,
à Kiew, ces transports ininterrompus dont, pendant une si
longue période, vécut l'armée xusse. Nombre des canons quij
sur le front moscovite, depuis les marais du Pripet jusqu'à
Stanislau, Kolomea et Gzernowitz, permirent en 1916 la reprise
victorieuse de l'offensive russe, venaient directement des arse-
naux de Tokyo et d'Osaka.
III
Le gouvernement japonais, après la libération du port de
Kiao-tcheou el du territoire de Tsing-tao, considéra qu'il devait,
sans plus attendre, déterminer et régler avec le gouvernement
chinois les conditions dans lesquelles ces territoires, à la fin de
la guerre générale, seraient restitués à la Chine. Une négocia-
tion s'imposait. Le gouvernement chinois, que la campagne
japonaise avait troublé et inquiété, était tout d'abord aussi peu
enclin à accepter cette négociation qu'il l'avait été dix ans aupa-
ravant, à la lin de 1905, après la guerre russo-japonaise, à
ratifier et homologuer avec les représentans du Mikado celles
des clauses du traité de Portsmouth qui concernaient le transfert
au Japon des baux, concessions et privilèges que la Russie
avait obtenus de la Chine en Mandchourie.
La négociation à laquelle le président Yuan ne se prêtait
que d'assez mauvaise grâce ne laissa pas d'être laborieuse.
Ouverte le 18 janvier 1915 par la remise au gouvernement
chinois d'un Mémoire qui contenait, en cinq groupes, les pro-
positions du gouvernement japonais concernant le Chan-tong,
la Mandchourie méridionale et la Mongolie intérieure, et cer-
taines concessions dans d'autres régions de la Chine, elle se
poursuivit par la remise, les 12 février, 26 avril, i^' mai, de
contre-projets successifs des deux Hautes Parties, et se termina,
l'accord n'ayant pu s'établir, par un véritable ultimatum qu'à
la date du 7 mai le ministre du Japon, M. Hioki, adressa au
ministre chinois des Affaires étrangères, Lou tcheng sian^. Cet
ultimatum renfermait les conditions finales du gouvernement
128 REVUE DES DEUX MONDES.:
japonais et laissait à la Chine quaranle-huit heures pour faire
connaître son assentiment ou son refus. Le gouvernement
chinois s'inclina le 9 mai. Le 25 du même mois, après les for-
malite's nécessaires, furent signés entre les représentans des
deux gouvernemens deux traités et divers documens annexes.
Le premier de ces traités était relatif au Chan-tong : le gou-
vernement chinois s'engageait à reconnaître tous les arrangc-
mens qui pourraient être faits ultérieurement entre les gouver-
nemens japonais et allemand au sujet des droits, intérêts et
concessions jusqu'alors possédés dans cette région par l'Alle-
magne. Il s'engageait, en outre, au cas où un chemin de fer
serait construit entre Tche-fou et la ligne jusqu'alors allemande
de Kiao-tcheou à Tsinan-fou, à en négocier les conditions
financières avec des capitalistes japonais. Il s'engageait enfin
à ouvrir aussitôt que possible un certain nombre de ports et
de villes dans la province du Chan-tong pour la résidence et
le commerce des étrangers. Le second traité était relatif à la
Mandchourie et à la Mongolie : les deux Hautes Parties contrac-
tantes s'accordaient à proroger pendant quatre-vingt-dix-neuf
ans le bail des territoires de Port-Arthur et de Dalny (Ta-lien-
ouan), ainsi que les contrats d'exploitation du chemin de fer
sud-mandchourien et de la ligne de iMoukden à Antoung. Les
Japonais obtenaient le droit de résider dans la Mandchourie
méridionale et de s'y livrer à tous les commerces, métiers et
industries. Ils pouvaient désormais, dans la Mongolie orientale
intérieure, s'associer aux Chinois pour les diverses entreprises
agricoles et industrielles. Des tribunaux mixtes devaient juger
les causes et procès entre Chinois et Japonais. Des ports et villes
devaient être ouverts pour la résidence et le commerce des
étrangers. Par une série de déclarations et de lettres annexes à
ces deux traités, le gouvernement chinois s'engageait à n'alié-
ner, à ne céder à bail ou autrement à aucune Puissance étran-
gère aucun territoire de la côte ou des îles du Chan-tong; il
fixait à des échéances précises : 1992, 2002, 2007, de l'ère
chrétienne, les termes d'expiration des baux de Port-Arthur et
de Dalny, des contrats du Sud-Mandchourien et de la ligne de
Moukden à Antoung ; il déterminait en détail les mines qui
pourraient être exploitées par des Japonais dans la Mandchourie
méridionale; il s'engageait, au cas où il ferait appel à des
instructeurs ou conseillers étrangers dans la Mandchourie
l'extreme-orient pendant la guerre. 129
méridionale en matière politique, financière, militaire ou de
police, à s'adresser de préférence à des Japonais; il consentait à
approuver les arrangemens qui pourraient être faits entre Japo-
nais et Chinois pour l'exploitation des mines et usines d'Han-
yang dans la vallée du Yang-tse; il affirmait enfin sa résolution
de ne concéder à aucune Puissance étrangère ni arsenal, ni
établissement militaire, ni dépôt naval ou de charbon dans la
province du Fo-kien. Le gouvernement japonais s'engageait,
d'autre part, s'il avait, à la fin de la présente guerre, la libre
disposition du territoire cédé à bail de Kiao-tcheou, à le resti-
tuer à la Chine moyennant les conditions suivantes :
l*» Ouverture de toute la baie de Kiao-tcheou dv^mme port
de commerce;
2° Établissement d'une concession (settlement) japonaise
dans la localité qu'aurait désignée le gouvernement japonais ;
3" Etablissement d'une concession internationale, si les
Puissances étrangères le désirent ;
4° Arrangement à faire, avant la restitution du» territoire,
entre les gouvernemens japonais et chinois, concernant les
établissemens et propriétés publiques appartenant aux Alle-
mands, et tous autres détails de procédure.
Le Japon, en même temps qu'il accomplissait ainsi son
devoir envers ses alliés d'Occident et qu'il éliminait l'Allemagne
des terres et des mers d'Extrême-Orient où elle avait essayé
d'asseoir sa domination, s'acquittait une fois de plus de sa
mission de paix et d'union envers l'Orient lui-même. Tandis
qu'il extirpait du Chan-tong et des Mers jaunes la menace
allemande, il soustrayait la Chine aux dangers dans lesquels
eût risqué de l'impliquer l'esprit de nuisance et d'intrigue de
la politique germanique. Il était, pour la Chine comme pour
l'Europe, la vigie attentive à ne plus laisser TAllemagne
tenter par de nouvelles surprises je ne sais quels méfaits contre
cette région du monde d'où elle était désormais exclue. La
Chine et le président Yuan n'eussent pu que gagner à mieux
comprendre et interpréter les intentions et les effets du ser-
vice que le Japon rendait, non seulement à la cause des
Alliés, mais à la sécurité, à la paix, à la liberté de l'Asie
orientale.
TOME XL. — 1917.
130 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
A la date où étaient signés à Pékin les traités du 25 mai
1915, le Parlement japonais siégeait à Tokyo en session extra-
ordinaire pour discuter et voter le budget complémentaire qui
lui était soumis par le Cabinet Okuma. Le comte Okuma avait
dû, à la fin du mois de, décembre 1914, demander à l'Empereur
la dissolution de la Chambre des représentans dont l'énorme
majorité était composée des membres du parti dit constitutionnel
(Seiyukai), qui avaient soutenu les Cabinets de ses prédécesseurs
le marquis Saionji et l'amiral Yamamoto. Des élections géné-
rales qui avaient eu lieu au mois de mars était issue une ma-
jorité nouvelle, non pas homogène comme la précédente, mais
dont les divers élémens, le Doshikai (parti fondé par le prince
Katsura), le Kokuminto (parti nationaliste formé des débris de
l'ancien parti progressiste), le Chuseikai (parti de M. Ozaki,
l'ancien maire de Tokyo), étaient, chacun pour des raisons dif-
férentes, favorables à la personnalité et à la politique du comte
Okuma. Cette majorité comptait 270 voix environ contre 111.
La session ouverte le 15 mai et close le 10 juin fut, malgré
le nombre considérable des voix soutenant le Cabinet, très
orageuse et violente. La minorité, composée surtout des mem-
bres du parti vaincu, le Seiyukai, ne j)résenta pas moins de
quatre ordres du jour de défiance contre le ministère dont elle
attaquait la politique en Chine, la politique intérieure et la
politique financière. Le Cabinet Okuma sortit vainqueur de la
lutte, après avoir fait ratifier les divers articles de son pro-
gramme, c'est-à-dire la création de deux nouvelles divisions
militaires que depuis trois ans le Parlement avait repoussée,
l'augmentation des crédits destinés aux constructions navales
et l'adoption des mesures financières requises pour le rétablis-
sement au chiffre de 50 millions de yen du fonds annuel de
l'amortissement de la dette qui avait été réduit à 30 millions.
— Mais, dans le feu de la bataille, plusieurs des membres du
Cabinet avaient été si maltraités par l'assaillant que quatre
d'entre eux, les ministres des Affaires étrangères, de l'Intérieur,
des Finances, de la Marine, préférèrent se retirer quelques
semaines après la clôture de la session. Le vicomte Kato,
ministre des Affaires étrangères, dont la politique à l'égard de
l'extreme-obient pendant la guerre. 131
la Chine avait été ardemment combattue, était aussi le ministre
le plus visé parce qu'il était le partisan le plus résolu du gou-
vernement parlementaire selon le type anglais et de la respon-
sabilité ministérielle devant les Chambres. Pour ne pas gêner
l'action du comte Okuma, il suivit dans la retraite le vicomte
Oura, M. Wakatsuki et l'amiral Yashiro, tout en restant sincè-
rement attaché à la personne du chef aimé et respecté sous
les ordres duquel il avait servi. C'est dans le remaniement
partiel qui eut lieu alors que le vicomte Ishii, ambassadeur du
Japon à Paris, devint ministre des Affaires étrangères, tandis
que l'amiral Kato, MM. Ichiki, Taketomi, Minoura, recevaient
les portefeuilles respectifs de la Marine, de l'Intérieur, des
Finances et des Communications. Le Cabinet Okuma, affaibli
sans doute par la perte de quelques-uns de ses membres les
plus distingués, mais allégé et moins exposé pour le moment
aux entreprises d'irréconciliables adversaires, allait pouvoir se
consacrer entièrement aux efforts qu'exigeait le devoir d'assis-
tance aux Alliés combattant sur tous les fronts de l'Europe. H
allait aussi présider à la célébration de la grande cérémonie
rituelle qu'avaient retardée pendant plus de deux ans les deuils
successifs de la Cour, à savoir le couronnement à Kyoto du
nouvel Empereur.
La Chine, pendant ce temps, je veux dire le président Yuan
che kai, s'abandonnait à un dessein ou plutôt à une illusion
étrange et qui risquait de compromettre l'œuvre si laborieu-
sement édifiée depuis la fin de 1911. Le président Yuan, se
croyant délivré de ses ennemis et affranchi de tout obstacle,
s'imaginait pouvoir reconstituer par degrés à son profit le pou-
voir personnel et jusqu'au régime même auquel il avait contri-
bué à mettre fin. Ce politicien si avisé, ce mandarin si souple
et qui avait su avec tant d'art ménager les transitions entre
la révolution et la dynastie de façon à en dégager une répu-
blique viable, défaisait maintenant tout ce travail et repre-
nait à rebours les étapes parcourues. Après avoir congédié
le Parlement et les assemblées provinciales, fermé les sociétés
politiques et les clubs, aboli la constitution de 1912, il s'était
prêté à l'élaboration d'une constitution dans laquelle la prési-
dence élective de la République, transformée en présidence à
vie, puis en présidence héréditaire, n'avait pour contrepoids,
au lieu des anciennes Chambres, qu'un Conseil politique, pure-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
ment consultatif, de cinquante à soixante-dix membres, choisis
dans la classe mandarinale; au lieu de l'ancien Conseil des
ministres, une sorte de Cabinet présidentiel, dans lequel les
ministres n'étaient plus que les secrétaires du président ; enfin,
une Cour suprême d'administration, chargée de contrôler la
gestion des diverses classes de fonctionnaires. Yuan che kai
avait, dans l'intervalle, quitté son ancienne résidence pour
s'installer au Palais impérial, dans les pavillons mêmes qu'oc-
cupait à la fin de sa vie l'empereur Kouang-siu. Il avait cru
devoir, comme les empereurs, présider lui-même, au Temple
de l'Agriculture, aux sacrifices et aux cérémonies rituelles des
saisons. Il avait fait épouser à une de ses filles l'ex-héritier du
trône désigné pour régner. Il avait enfin fait ou laissé organiser
dans tout le pays une vaste campagne de pétitionnement par
laquelle le peuple était censé réclamer la transformation de la
présidence en empire. Yuan devant être naturellement le chef
de la dynastie nouvelle. Toute cette préparation savante, toute
cette intrigue était, sinon conseillée, du moins encouragée par
les représentans à Pékin de l'Allemagne et de l'Autriche-
Hongrie, qui pensaient se faire les complaisans et les meneurs
du nouveau monarque, et contrarier ainsi l'action du Japon et
des Alliés qui avaient, au contraire, loyalement soutenu et
assisté les débuts difficiles» de la République chinoise.
C'est à ce moment, au mois d'octobre 1915, qu'intervinrent
le Japon et les Alliés, désireux d'éviter tout ce qui risquerait
de troubler la paix intérieure de la Chine et l'équilibre de l'Asie
orientale. Le gouvernement japonais, avec autant de tact et de
modération que d'opportunité, fit remettre au gouvernement
chinois, par son chargé d'affaires à Pékin, M. Obata, une Note
fort bien conçue et rédigée, par laquelle, et sans vouloir s'im-
miscer dans les affaires intérieures du pays voisin, il s'atta-
chait à montrer tout le danger que pourrait présenter une telle
modification apportée au régime que toutes les Puissances
avaient reconnu en 1913. Il donnait à la Chine le conseil
amical de laisser les choses dans l'état, de ne pas réveiller l'es-
prit d'inquiétude, d'opposition et de désordre, de ne pas provo-
quer des troubles qui causeraient un dommage incalculable,
d'abord au pays lui-même, mais aussi aux Puissances étran-
gères ayant des intérêts sur son territoire, et particulièrement
au Japon qui se trouve en relations spéciales avec elle. Il ajou-
l'extrême-orient pendant là guerre. 133
tait qu'il était guidé par l'unique souci de conserver la paix en
Extrême-Orient au moyen de mesures attentives de précaution,
et que c'était là pour lui un devoir de bon voisin.
Yuan, mal renseigné sans doute sur le cours des événe-
mens du monde, égaré par les conseils de la légation d'Alle-
magne, crut pouvoir tout d'abord ne pas tenir compte de cet
avis du gouvernement japonais. Il répondit qu'il s'agissait là
d'une alfaire de politique intérieure, que le gouvernement
chinois ne pouvait s'opposer aux vœux du peuple, qu'il était
seul responsable du maintien de l'ordre. Lorsque, au mois de
décembre, une délégation des diverses provinces se rendit à
Pékin pour déclarer au président que les collèges électoraux du
pays réclamaient le rétablissement de la monarchie, Yuan
atTecta de s'être laissé forcer la main et d'avoir dû, le 12 dé-
cembre, consentir à la publication d'un décret rétablissant
l'Empire. Auprès des uns, auprès des légations des Alliés
notamment, il maintenait son titre de président; auprès des
autres, auprès des légations d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie,
il se laissait traiter d'empereur. Il voulut, à cette date, envoyer
à Tokyo un ambassadeur extraordinaire pour féliciter l'empe-
reur Yoshi-Hito après l'accomplissement de la cérémonie du
sacre, et lui porter la plus haute décoration chinoise. Le gou-
vernement mikadonal ayant demandé s'il s'agissait d'une déco-
ration impériale ou d'une décoration républicaine, et si l'ambas-
sadeur serait un représentant du président ou de l'Empereur,
Yuan se le tint pour dit et renonça à son projet d'ambassade.
Alors apparurent en Chine les premiers signes précurseurs
de l'orage. L'amiral Tsing ju cheng, gouverneur de Shanghai,
avait été tué à coups de revolver par deux adversaires de la
restauration monarchique. Dans ce même port deShanghai, un
cuirassé, à bord duquel étaient des marins rebelles, tira sur
l'arsenal et sur la ville. Au Yunnan, l'ancien gouverneur Tsai,
brusquement revenu, leva, le 27 décembre, l'étendard de la
révolte, protestant contre le rétablissement de l'Empire. Le
mouvement ne tarda pas à se propager et à s'étendre. Des ma-
nifestes, signés par tous les chefs révolutionnaires, Sun yat
sen.Houang sing, Gheng-ki-mci, et même pard'anciens monar-
chistes tels queTsen tchouen bien et Liang si chao, attestaient
que la révolte allait grandissant. A la fin de janvier, Yuan fit
annoncer que la restauration de la monarchie était ajournée,)
134 REVUE DES DEUX MONDES.)
Le 23 février, un décret présidentiel rétablissait la République.
Mais tous ces actes contradictoires se succédant les uns aux
autres trahissaient trop l'alTolement, l'incohérence désespérée
du joueur qui a perdu sa veine et la poursuit encore. Yuan crut
qu'il allait pouvoir s'entendre avec tous ses adversaires conju-
rés, avec Tsai, avec les chefs révolutionnaires, avec les géné-
raux du Yang tse, qui avaient fait mine de l'abandonner,
avec ceux du Nord et de Pékin qui fléchissaient, en leur propo-
sant la réunion à Nankin d'une commission des diverses pro-
vinces chargée de décider si le pouvoir devait lui être main-
tenu ou retiré. Il était trop tard. Le gouverneur du Yunnan,
Tsai, consentait à accorder la vie sauve à Yuan, mais à condi-
tion qu'il fût banni à l'étranger et condamné à restituer les
60 millions de dollars qu'avait coûté la campagne de restaura-
tion monarchique. Vinrent ensuite les défections du dictateur
de Canton, Long si kouang qui, après s'être déclaré partisan
de Yuan, laissait proclamer l'indépendance de la province;
celle du maréchal Feng kouo chang, commandant en chef des
troupes du Yang-tse, qui invitait catégoriquement le président
Yuan à donner sa démission; enfin celle même du président du
Conseil, le général Touan k'i jouei, qui, appelé par Yuan au
poste d@ premier ministre, refusait de se solidariser avec lui et
demandait avec instance à résigner ses hautes fonctions.
Abandonné de ceux qu'il croyait ses fidèles, huit provinces
s'étant déclarées contre lui, le Chan-tong, le Tche-li, la Mand-
chourie paraissant à la veille de se détacher. Yuan était vaincu.
Dans le courant du mois de mai, le bruit se répandit qu'il était
gravement malade. Le 30, les dépêches de Shanghai annon-
çaient qu'il avait été empoisonné. Le 6 juin, sa mort était con-
firmée et attribuée, par les uns à un suicide, par les autres à
une crise d'urémie. Qu'il ait succombé à la maladie, que le
jour fatal ait été hâté par une main criminelle ou qu'il ait lui-
même, en absorbant une feuille d'or, mis fin à ses jours, sa
destinée n'avait plus aucune issue. Sa brusque disparition ne
causa ni surprise, ni émoi. Le général Touan k'i jouei, reprenant
aussitôt possession de ses fonctions de président du Conseil,
annonça qu'en vertu de la constitution de 1912 autocralique-
ment restaurée, le vice-président Li yuan hong devenait prési-
dent de la République. Le rêve et la chimère de Yuan une fois
dissipés, le régime fondé en 1912 était rétabli comme si rien
i/extrême-orient pendant là guerre. 135
n'en eût interrompu le cours, avec cette différence cependant
que les troubles civils avaient fait de nombreuses victimes, que
des deux côte's, des chefs notoires avaient disparu, et que, si,
dans la dernière phase de la crise, le régime républicain de 1912
avait été restauré ou maintenu, c'est surtout parce que les géné-
raux du Sud et du Centre, comme ceux du Nord, s'étaient pro-
noncés contre Yuan.
Ce dénouement, en même temps qn'il laissait sans motifs
et apaisait les mouveinens insurrectionnels des provinces et
rétablissait l'ordre en Chine, donnait satisfaction au Japon et
aux Puissances alliées, dont le principal souci avait été précisé-
ment de prévenir toute modification, toute atteinte au statu
quo, à l'équilibre, à la paix de l'Asie orientale.
Le gouvernement japonais qui avait, à la fin de 191G, célé-
bré les fêtes du couronnement de l'empereur Yoshi-hito, qui
avait reçu en grande pompe à Tokyo, au mois de janvier 1916,
le grand-duc Georges Mikhaïlovitch, chargé de porter au
mikado les félicitations du Tsar, et qui venait, durant toute
cette période, de porter au plus haut degré d'intensité sa con-
tribution militaire, industrielle, économique aux gigantesques
efforts des Alliés en Europe, avait cru devoir saisir cette occa-
sion pour marquer par un nouvel acte son intimité croissante
avec la Russie. C'est au plus fort de l'offensive russe sur tout le
frontde Riga au Dniester, et notamment du général Broussiloiï
sur le front de Bukhovine, que s'étaient engagées à Pétrograd
entre le vicomte Motono et M. Sazonoff les négociations qui
aboutirent, le 3 juillet 1916, à la conclusion d'un nouvel
accord destiné, comme les accords de 1907, 1910, 1912, à asso-
cier et unir les intérêts et l'action des deux gouvernemens et
des deux pays dans toute la région d'Asie où leurs territoires et
leur influence étaient limitrophes.
Par cet accord, qui ne comprenait que deux articles, les
deux gouvernemens s'engageaient tout d'abord à n'accéder à
aucun arrangement, à aucune combinaison politique qui pour-
rait être dirigée contre l'un ou l'autre d'entre eux. Ils s'enga-
geaient, en outre, au cas où leurs droits et intérêts spéciaux en
Extrême-Orient seraient menacés, à agir de concert en vue de
136 REVUE DES DEUX MONDES.)
prendre toutes mesures propres à assurer la protection et la
défense de ces intérêts et de ces droits.
De telles dispositions rendaient vaine d'avance toute tenta-
tive qui pourrait être faite dans l'avenir pour séparer les deux
Puissances désormais alliées et décidées à ne plus être dupes de
la politique de duplicité si longtemps pratiquée par l'Alle-
magne. Elles donnaient au rapprochement russo-japonais un
caractère et un rang égal à celui de l'alliance anglo-japonaise
et faisaient de cette union avec la Russie et l'Angleterre, comme
avec la France leur commune amie et alliée, la pierre angulaire
de la politique du Japon qui, d'ailleurs, en adhérant à la décla-
ration de Londres du 4 septembre 1914, ainsi qu'aux conclu-
sions de la conférence économique de Paris du mois de juin
1916, avait déjà témoigné hautement de sa ferme résolution de
se tenir en une entière harmonie avec ses alliés, non seulement
dans les régions lointaines de l'Asie orientale, mais sur tous
les points de l'immense et infini théâtre de la guerre.
A l'accord du 3 juillet était joint un arrangement accessoire
par lequel la Russie concédait, à titre onéreux, au Japon
l'exploitation d'une partie de la ligne ferrée de Mandchourie
entre la station de Kouang-chang-tse, qui avait été jusqu'alors
le terminus de la section japonaise, et la station de Tao lai
tchao, à une distance d'environ soixante milles au Nord, immé-
diatement voisine de la rivière Sungari, qui est le point de
partage des zones d'influence russe et japonaise. Par cette
concession se marquait encore le désir des deux gouvernemens
de ne laisser subsister aucun malentendu, aucune équivoque
sur les limites respectives de leurs sphères d'action dans cette
région de l'Asie orientale où ils ne songeaient plus qu'à coopé-
rer étroitement l'un avec l'autre.
Au mois de février de cette même année, le gouvernemeni
mikadoual avait, par une innovation mémorable dans son his-
toire financière, autorisé l'émission au Japon de bons du Trésor
russe, d'une valeur de 50 millions de ijen à 5 pour 100 d'intérêt
et au taux de 95 pour 100. Un syndicat formé des principales
banques japonaises avait, à lui seul, absorbé la quasi-totalité de
cette émission dont le montant était destiné à payer les four-
nitures de matériel de guerre et de munitions faites parle Japon
à la Russie. — Une nouvelle émission de 70 millions de yen
devait, l'automne suivant, porter au total de 120 millions de
l'extrême-orient pendant la guerre. 137
yen l'ensemble des bons du Tre'sor russe ainsi placés au Japon.
L'un des effets de la guerre et de l'assistance prêtée aux
Alliés en matériel, munitions, vivres, équipemens, fournitures
de toute sorte, avait été d'écarter et de résoudre pour le Japon
la difficulté la plus grave à laquelle il s'était précisément
heurté depuis la guerre de 1004-1905 avec la Russie et depuis
la j)aix de Portsmouth qui ne contenait aucune clause d'indem-
nité. Alors que, depuis cette date, le gouvernement japonais
avait eu peine à équilibrer ses budgets et à trouver dans les
ressources du pays les moyens de suffire à son expansion
industrielle et économique, voici que maintenant, par l'énorme
excédent des exportations sur les importations, par l'accroisse-
ment extraordinaire de sa navigation et de son industrie, par
les bénéfices considérables qu'en recueillaient la balance de
son commerce et sa situation monétaire et ses changes, il était
à même de compléter rapidement son outillage, de développer
comme il l'avait désiré son armée et sa marine, d'exécuter de
grands travaux publics non seulement dans ses îles, mais en
Corée, en Mandchourie, en Chine, de payer une partie de sa
dette domestique et extérieure, enfin, de prêter à son tour, aux
Puissances alliées. Le commerce d'exportation qui, en 1914,
était de 591101461 yen, atteignait, en 1915, 708 306 997 yen,
en 1916 1 512 000 000 yen. Le commerce d'importation atteignait,
dans ces trois années, les chiffres respectifs de 595 735 725 ?/e?î,
332 449 938ye?i, 569 000 000 yen. Tandis qu'en 1914 le com-
merce d'importation présentait encore un excédent de
4 634 264 yen, l'excédent de l'exportation sur l'importation
atteignait en 1915 le total de 175 857 659 yen, en 1916 le chiffre
énorme de 371 millions de yen. Une grande partie du com-
merce d'exportation était sans doute représentée par les fourni-
tures aux Alliés, mais l'accroissement pris par des articles tels
que les laines, les serges, les cuirs, est de ceux qui peuvent,
jusqu'à un certain degré, survivre à la guerre. La dette exté-
rieure remboursée de 1915 jusqu'à la fin de mars 1917 se
monte à 160 millions de yen, dont une somme de 40 millions
représente la moitié des bons du Trésor japonais placés en
France en 1913, et qui n'étaient remboursables que dans dix
ans. Outre les 120 millions de yen prêtés à la Russie, le Japon
a autorisé, à la fin de 1916, l'émission à Tokyo de dix millions
de livres sterling (100 millions de yen] de bons du Trésor
138 REVUE DES DEUX MONDES.;
anglais, au pair et à 6 pour 100, remboursables en trois ans.
Le but de la combinaison était de faire remettre aux Etats-Unis,
par l'intermédiaire du gouvernement japonais, et grâce aux
conditions favorables de change entre les États-Unis et le Japon,
une somme de dollars équivalente à dix millions de livres. Ces
diverses opérations n'ont pas empêché le Trésor japonais
d'affecter, sur l'exercice 1917-1918, une somme de 80 millions
de yen à un rachat supplémentaire de la dette extérieure et une
somme de 100 millions de yen en bons intérieurs aux cinq
objets suivants : 1° construction de lignes ferrées au Japon ;
2° remboursement d'avances faites sur les fonds des caisses
d'épargne à la comptabilité spéciale des chemins (ïe fer de
l'Etat ; 3° exécution de travaux publics en Corée ; 4° conver-
sion des bons du Trésor coréen ; S'' exécution de travaux
publics dans l'île de Formose. Ajoutez à celte liste les sommes
déjà convenues pour l'augmentation des forces de terre et de
mer, dans un budget qui cependant, pour le même exercice
1917-1918, représente un excédent de recettes de plus de
110 millions de ijen, et vous vous ferez une idée de l'ère de
prospérité économique et financière qu'a ouverte au Japon une
guerre dans laquelle il remplit en même temps si loyalement
son devoir envers les Alliés.
Malgré ces brillans résultats, dont la plupart lui étaient dus,
le comte Okuma, qui, après le couronnement de l'Empereur,
avait été élevé au rang de marquis, avait cru pouVoir, à la fin
de l'été de 1916, décharger ses épaules d'un fardeau trop lourd
et rentrer dans sa retraite de Waseda. Il invoquait à l'appui de
sa résolution son grand âge (soixante-dix-huit ans) et les
fatigues du pouvoir. Mais sans doute aussi il ne pouvait mécon-
naître les difficultés que, dans plusieurs sessions, la Chambre
des représentans, même celle où depuis les élections générales
de mars 1915 il avait la majorité, n'avait cessé de lui opposer.
Lui qui avait été pendant toute sa vie le chef des constitution-
nels et des parlementaires, qui avait depuis de longues années
réclamé la formation de Cabinets de parti, homogènes, s'ap-
puyant sur une majorité, il se rendait compte, par sa propre
expérience des deux dernières années, que la constitution même
de 1889, les traditions bureaucratiques et militaires, l'influence
persistante des « genro, » l'esprit de clans lui faisaient obstacle
et ne permettaient pas la réalisation de son idéal politique. Il
L'EXTRÊME-ORIENT PENDANT LA GUERRE. 139
lui en avait coûté de voir le vicomte Kato se séparer du Cabinet
en 1913, évidemment parce que ce Cabinet n'était pas en
mesure, malgré les doctrines et l'autorité de son chef, d'appli-
quer la politique résolument parlementaire. En se retirant à
son tour le 2 octobre 191 G, le marquis Okuma rendit hommage
à son passé et justice au vicomte Kato, en proposant à l'Empe-
reur le nom de ce dernier pour lui succéder comme président
du Conseil. Mais les « genro, » s'ils avaient pu, au printemps
de 1911, dans une crise presque inextricable, se résigner à
conseiller au souverain de faire appel, malgré ses convictions
bien connues, au comte Okuma, qui était le seul homme
d'Etat capable de rétablir une situation compromise, n'étaient
aujourd'hui nullement disposés à indiquer à l'Empereur, pour
la présidence du Conseil, le nom de l'homme politique qui
représentait par excellence, et plus que le marquis Okuma lui-
même, la doctrine parlementaire, le système des Cabinets homo-
gènes et de parti, soutenus par la majorité de la Chambre
basse. Ils n'hésitèrent pas, au contraire, à désigner comme le
plus apte à recueillir la succession du pouvoir le chef reconnu
de la tradition bureaucratique et de gouvernement étranger et
supérieur aux influences des partis parlementaires. Leur can-
didat fut le maréchal Teraoutsi, l'ancien ministre de la Guerre,
présentement gouverneur général de la Corée, homme d'État
de premier ordre, d'ailleurs, et hautement digne de prendre sa
place à côté des Ito, des Saionji, des Katsura, dans la lignée
des grands conducteurs et maîtres de la politique japonaise.
Le 9 octobre, le Cabinet Teraoutsi était constitué : le maré-
chal y assumait, avec la présidence du Conseil, l'intérim du
ministère des Finances; le vicomte Motono, ambassadeur à
Pétrograd, y recevait le portefeuille des AITaires étrangères; les
barons Goto et Den, MM. Okada, Matsumuro, Nakashoji étaient
nommés ministres de l'Intérieur, des Communications, de
l'Education, de la Justice, de l'Agriculture et du Commerce, le
lieutenant général Oshima et le vice-amiral Kato restant titu-
laires des ministères de la Guerre et de la Marine. C'était là
un gouvernement fort par les capacités et les talens des
membres appelés à en faire partie, et particulièrement propre,
par les personnes de son chef et de son ministre des Affaires
étrangères, à inspirer confiance aux trois grandes Puiisances
alliées de la première heure, la France, la Grande-Bretagne, la
140 BEVUE DES DEUX MONDES.
Russie. Mais il offrait plus de prise encore que le Cabinet
Okuma aux objections et à l'opposition fondamentale des partis
rangés sous la bannière du combat contre la bureaucratie, les
<( genro » et les clans. Ces partis venaient précisément de se
coaliser et de s'unir, sous la direction du vicomte Kato. en une
seule association, le Kensei-kai (Société de la Constitution),
disposant de plus de deux cent trente voix à la Chambre des
représentans. Là était, pour le nouveau Cabinet, dès son ori-
gine, l'obstacle préjudiciel, la cause indéniable du péril. Le
maréchal Teraoutsi, toutefois, n'était pas homme à hésiter,
surtout lorsqu'il avait conscience de la tâche qui, ne fût-ce que
pour une durée limitée, s'imposait à lui. Il combattrait à visage
découvert pour le Japon et pour les Alliés, se fiant à sa destinée.
VI
Trois semaines seulement après la constitution du Cabinet
Teraoutsi, le gouvernement chinois, régi, depuis la mort de
Yuan che kai, par le président Li yuan hong, mais resté sans
vice-président, se compléta par l'élection à la vice-présidence, à
la date du 30 octobre 1916, du général Feng kouo chang, com-
mandant en chef des troupes chinoises à Nankin. L'élection fut
faite par les deux Chambres du Parlement que Yuan che kai avait
dissous, et qui, rappelé par le président Li, avait repris session
dès lel®"^ août. Feng kouo chang, malgré l'attitude conservatrice
et modérée qu'il avait jusqu'alors observée, s'était trouvé être,
3ans doute parce qu'il résidait à Nankin, le candidat des répu-
blicains du Sud et du parti avancé du Kuo-ming-tang. Il est
possible cependant qu'à son élection aient concouru, non seu-
lement les membres du Kuo-ming-tang, mais aussi les membres
de partis plus modérés, ayant des sympathies pour sa personne.
L'élection a été, d'ailleurs, considérée comme de nature à satis-
faire tout ensemble les républicains du Sud et les partis plus
conservateurs du Nord. Elle a été suivie, à quelques jours de
date, par la désignation et la ratification parlementaire, comme
ministre des Affaires étrangères, d'un diplomate de carrière,
Wou ting fang, qui, après avoir été longtemps secrétaire du
vice-roi Li hung tchang, puis, à plusieurs reprises, ministre de
Chine à Washington, avait, à la fin de 1911, représenté le
parti républicain aux conférences de Shanghaï où le parti de
LEXT.RÊiME-O RIENT PENDAN'r LA GUERRE. 141
la. république l'emporta. Les deux nominations, bien accueillies
l'une et l'autre à Tokyo, et qui ne précédèrent que de peu le
règlement définitif entre les deux gouvernemens d'un fâcheux
incident survenu en Mandchourie entre les troupes japonaises
et la police chinoise, avaient été comme l'occasion et le signal
du rétablissement entre les deux Cabinets de relations plus
satisfaisantes. La disparition de la personne et du régime de
Yuan avait été une première cause d'apaisement : l'attitude
observée par le nouveau président Li, par le vice-président
Feng qui, dès son élection, avait fait des déclarations publiques
de sympathie à l'égard du Japon, par le ministre Wou ting
fang enfin qui s'exprimait de même dans les termes du meil-
leur augure, n'a pu que confirmer cet heureux revirement.
Lorsque, à la réouverture du Parlement japonais, le 23 jan-
vier 1917, le nouveau ministre des Affaires étrangères, le
vicomte Motono, prononça devant la Chambre des représentans
son discojjrs sur la politique extérieure de l'Empire, un long
et important passage de cette harangue était consacré aux rela-
tions sino-japonaises. Le vicomte Motono, avec autant de fran-
chise que de largeur, reconnaissait les fautes qui, de part et
d'autre, avaient pu être commises, mais il rappelait tous les
actes par lesquels le gouvernement japonais avait marqué et
prouvé son sincère désir d'entretenir avec la Chine les rapports de
la plus cordiale entente. Après avoir signalé la situation spéciale
qu'occupe le Japon dans les régions de la Chine limitrophes de
la Corée et la nécessité pour le gouvernement impérial de sauve-
garder les intérêts et droits légitimes qu'il y a acquis, il a ajouté
que le Japon n'a aucune intention de poursuivre une politique
égoïste en Chine, qu'il est résolu à demeurer d'accord avec
toutes les Puissances intéressées, comme lui, au maintien de
l'indépendance et de l'intégrité du territoire chinois et qu'il ne
se propose, avec elles, que la prospérité et la paix de la grande
République voisinç.
Dans une autre partie du discours, le vicomte Motono insistait
également sur le désir du Japon d'entretenir les relations le
plus sincèrement amicales avec le gouvernement et le peuple
des Etats-Unis. Il mentionnait incidemment les propositions
que des capitalistes américains avaient faites au gouvernement
japonais en vue d'une action commune dans les affaires finan-
cières de Chine, en déclarant que le gouvernement impérial
142
REVUE DES DEUX MONDES.
suivrait avec le plus vif intérêt le développement ultérieur du
rapprochement économique des deux pays.
Mais le discours était surtout, comme il fallait s''y attendre,
un exposé magistral de la politique japonaise dans le grand
contlit qui avait ligué contre l'ambition et la barbarie germa-
niques la plus grande partie du monde civilisé. Il disait la part
prise par son pays à cette lutte gigantesque et la ferme réso-
lution du Japon de défendre, non seulement ses intérêts parti-
culiers, mais ceux de ses Alliés et de l'humanité tout entière. Il
commentait les réponses faites parles Alliés, y compris le Japon,
à la Note allemande du 12 décembre 1916 et à la Note améri-
caine du 21 du même mois, concernant la prétendue proposition
de paix des gouvernemens ennemis et les buts de la présente
guerre. Une certaine émotion s'était d'abord manifestée à Tokyo
lors de la remise par l'ambassadeur des Etats-Unis de la Note
allemande. Mais le gouvernement japonais avait aussitôt, comme
les autres Alliés, pénétré la vanité et éventé le piège des soi-
disant propositions de la duplicité germanique. Il s'était donc
pleinement associé à la réponse des Alliés, en marquant cepen-
dant, comme l'indiquait le vicomte Motono, que, si cette réponse
ne contenait pas toutes les conditions de paix que les Puis-
sances alliées exigeraient, il n'avait pas manqué, quant à lui,
de prendre toutes les mesures nécessaires pour la sauvegarde
de ses droits sur la disposition future des territoires coloniaux
reconquis sur l'Allemagne.
Une grande et légitime place était faite aussi dans ce discours
aux relations russo-japonaises et a l'accord du 3 juillet 1916
dont le vicomte Motono avait été lui-même le négociateur et le
signataire. « Le Japon et la Russie, ajoutait-il, ont de grands
intérêts communs à préserver en Extrême-Orient. L'accord
intime des deux nations, de même que notre alliance avec
l'Angleterre, constitue une garantie indispensable de la paix
dans ces parages. » Il avait dit plus haut -de l'alliance avec
l'Angleterre qu'elle était la base de la politique extérieure du
Japon et que la guerre actuelle avait démontré la solidité infran-
gible de l'alliance, ainsi que ses indiscutables bienfaits.
Mais l'heure était venue où, par les provocations criminelles
de l'Allemagne, et plus encore par l'admirable vigilance et
fermeté de la première des Puissances neutres, par l'une des
plus hautes et des plus nobles résolutions qu'aient jamais prises
l'extrême-oriEiNT pendant là guerre. 143
dans l'histoire une nation d'un grand cœur et un gouvernement
docile au plus sublime idéal, le théâtre déjà si vaste de la guerre
allait s'étendre encore dans des proportions inouïes. L'heure
était venue où les buts de la guerre, si clairs, si lumineux pour
tous les Alliés unis dans la croisade de la liberté contre la
tyrannie, allaient, par l'entrée des Etats-Unis dans le conflit et
par la révolution russe, revêtir plus de précision encore et de
grandeur et confondre dans la défense d'une même cause la
liberté des individus comme celle des peuples, les droits de
l'humanité comme l'indépendance des Nations. C'est surtout
l'accession des États-Unis à la coalition dont les conséquences
devaient aussitôt se faire sentir dans toute l'étendue de l'Extrêmo-
Orient et s'y traduire par des sanctions immédiates. La Chine
et le Japon avaient fort opportunément, malgré les dernières
crises intérieures, recouvré toute la liberté d'esprit et d'action
nécessaires pour pouvoir, dans cette phase décisive de la guerre,
jouer le rôle qui leur appartenait et contribuer aux mesures
d'exécution ou de garantie qui seraient requises contre la
Puissance de proie, désormais condamnée par le verdict des
Nations et l'inéluctable destin.
VII
Lorsque, le 4 février 1917, le président Wilson prononça sa
sentence et fit connaître solennellement ses résolutions, ce fut
pour rompre toutes relations avec l'Empire félon qui, une fois
de plus, manquait à ses engagemens, et pour ranger les Etats-
Unis aux côtés des Alliés qui menaient le combat de la liberté,
de la justice, du droit. Le président Wilson, en faisant, dès
le même jour, notifier à toutes les Puissances neutres par ses
représentans auprès d'elles les résolutions ainsi prises et la
rupture consommée avec l'Allemagne, leur faisait exprimer sa
conviction que ce serait travailler à la paix du monde si elles
pouvaient toutes adopter une ligne de conduite analogue à celle
à laquelle il avait dû lui-même s'arrêter.
Le Japon, lui, était déjà, et depuis la première heure, dans
la lutte. Il ne pouvait que saluer, comme il le fit, avec une
sincère émotion et gratitude, l'acte généreux par lequel les
États-Unis entraient, à leur tour, dans le conflit pour soutenir
la cause de l'humanité et pour avancer l'heure de la paix par la
144
REVUE DES DEUX MONDES^
victoire. Il se félicitait, de plus, de voir fortifier par ce nouvel
et puissant lien les accords qui, depuis le 30 novembre 1908,
existaient entre les deux gouvernemens pour le maintien du
statu quo, de l'équilibre et de la paix dans le bassin du Paci-
fique et dans l'Asie orientale. Il saisissait enfin cette occasion
de repousser du pied les perfides et niaises manœuvres par les-
quelles le gouvernement allemand avait cru pouvoir l'entraîner
avec le Mexique dans une action hostile et traîtresse contre les
Etals-Unis. L'accession des Etats-Unis à la bonne cause fut
célébrée à Tokyo avec autant d'enthousiasme et de foi que dans
toutes les autres capitales vies Alliés.
Parmi les Puissances neutres, ce fut la Chine qui, la pre-
mière, entendit et suivit l'appel des Etats-Unis. Le Cabinet de
Pékin adressa sans retard au Cabinet de Washington une
réponse par laquelle il faisait connaître dans les termes les plus
éloquens son adhésion sans réserve à la communication qui lui
avait été transmise. Le ministre Wou ting fang envoyait en
même temps au gouvernement allemand une Note de protesta-
tion aussi ferme que digne, se terminant par la déclaration
que, s'il n'y était pas fait droit, le gouvernement chinois se
verrait obligé de rompre ses relations avec la chancellerie de
Berlin, La Chine, élevée dans les maximes de Confucius sur
l'identité entre la morale des Etats et la morale privée, et qui,
depuis son adoption du régime républicain, se sentait plus rap-
prochée encore du gouvernement des Etats-Unis auquel la
liaient déjà d'anciennes sympathies, avait compris que la Note
du président Wilson lui traçait son devoir et lui donnait l'occa-
sion de rectifier l'attitude obscure trop longtemps observée par
le président Yuan che kai dans la grande crise qu'avait ouverte
la guerre de 1914. En se plaçant sous l'égide américaine, elle
allait du même coup se trouver l'alliée des grandes Puissances
d'Occident, toutes prêtes à l'accueillir, et du Japon avec lequel
elle désirait, depuis la mort de Yuan, rétablir des relations,
non seulement correctes, mais confiantes et cordiales. Jamais
chance meilleure ne pourrait se présenter pour elle de réparer
les erreurs commises depuis l'année 1900 et de se concilier le
durable appui des Puissances dont il lui importait le plus de
rechercher et de cultiver l'amitié.
La Chine ne pouvait oublier, d'autre part, tout ce qu'elle
avait eu, depuis vingt ans, à souffrir de l'Allemagae qui, après
L'EXTRÊME-ORIENT PENDANT LA GUERRE. 145
avoir fait mine de lui venir en aide en 1895, lui avait, en 1897,
arraché par violence la cession à bail du territoire de Kiao-
tcheou, lui avait impose', en 1900, la plus humiliante expiation
de l'insurrection des Boxeurs, et qui, depuis lors, n'avait cessé de
l'exciter dans un dessein intéressé, d'abord contre la Russie, puis
contre le Japon, contre la Grande-Bretagne, contre la France.
Le président Yuan avait eu la faiblesse de se laisser circonvenir
par les intrigues et les flatteries des agens allemands qui, depuis
le début de la grande guerre, avaient réussi à l'entourer. Il les
avait laissés exercer leur propagande et répandre dans tout le
pays les nouvelles les plus tendancieuses et les plus fausses sur
les événemens d'Europe. C'est par eux qu'il avait été encouragé
dans sa campagne chimérique de restauration impériale.
C'était, ou jamais, le moment de rompre avec tout ce passé,
d'exorciser tous ces spectres. Le ministre Wou tingfang, qu'heu-
reusement son long séjour aux Etats-Unis avait familiarisé
avec l'esprit et les idées de la nation américaine, eut la sagesse
de ne pas perdre une heure. En vain le gouvernement allemand
s'efForça-t-il de démontrer à la Chine que la guerre sous-marine
ne pouvait la viser ni l'atteindre, et que de grandes précautions
seraient prises pour épargner les bàtimens et les sujets chinois.
La Chine, n'ayant pu obtenir plus de satisfaction que les États-
Unis et aucun autre gouvernement n'en avaient obtenu, le
ministre d'Allemagne, l'amiral von Heintze, sur l'activité
duquel l'empereur Guillaume II avait fondé tant d'espérances,
reçut ses passeports et dut s'embarquer à Shanghai sur un bâti-
ment hollandais, avec un sauf-conduit lui assurant le passage
par les Etats-Unis, et de là en Europe. Les ministres de Chine
quittèrent de même Berlin et Bruxelles avec tous les consuls et
tous les sujets chinois.
La rupture ainsi consommée, le gouvernement chinois prit,
sans plus tarder, les mesures qui s'imposaient à l'égard des
concessions allemandes de Tien-tsin et de Han-Keou, de même
qu'envers les bàtimens allemands internés dans les ports. Il
interrompit, d'autre part, jusqu'à la lin des hostilités, tout
paiement au gouvernement et aux sujets allemands des coupons
des emprunts, dont le bénéfice servait surtout à la propagande
pangermaniste. L'Allemagne se trouva en même temps exclue,
au grand soulagement des Alliés, du « consortium » financier
avec lequel avait été contracté l'emprunt de réorganisation
TOME XL. — 19i7. 10
446 REVUE DES DEUX MONDES^
de 11)13. Toutes les entreprises commerciales, maritimes, indus-
trielles des Allemands en Chine furent autant que possible
suspendues, les sujets allemands dépouillés des privilèges de
l'exterritorialité étant eux-mêmes étroitement surveillés et mis
hors d'état de nuire. Le gouvernement chinois se réservait enfin
la faculté de prendre par la suite, à l'exemple des Etats-Unis,
et selon ce que les circonstances exigeraient, toutes les disposi-
tions additionnelles propres à accentuer son attitude envers
l'Allemagne. .
Le Japon appréciait autant, sinon même plus encore que
les autres Alliés, le divorce qui délivrait la Chine de l'emprise
allemande. Il accueillit très volontiers cette éventualité nou-
velle d'une Chine faisant bloc avec les Etats-Unis et avec lui
contre les Puissances germaniques. Au rêve pangermaniste
d'une Allemagne appelée à dominer l'Asie d'un côté, à l'Ouest
par l'Asie Mineure, le Taurus et la ligne de Hambourg à
Bagdad, de l'autre à l'Est, par Kiao-tcheou, le Ghan-tong, le
Tcheli et toutes les extensions projetées, se substituait l'union,
la coopération en Extrême-Orient et sur le Pacifique des trois
grands Etats riverains, les Etats-Unis, le Japon et la Chine,
simultanément alliés aux trois grandes Puissances d'Europe, la
France, l'Angleterre, la Russie, ayant précisément les plus
grands intérêts territoriaux, politiques et économiques en Asie.
— Dès aujourd'hui, par l'impuissance à laquelle la réduisait
l'effondrement de tout son domaine colonial et la disparition
des mers de son pavillon militaire ou marchand, l'Allemagne
est exclue de cette vaste région du monde où elle avait espéré
se créer un Empire. Le Pacifique et l'Asie sont à l'abri de ses
atteintes. Il y a là une heureuse portion du globe déjà lavée et
purifiée de la souillure, de la lèpre allemande, et qui nous
donne l'avant-goût de ce que sera l'univers définitivement
alïranchi où les poumons respireront un air libre, où l'huma-
nité pourra reprendre le cours de ses destinées et se vouer en
paix à l'avenir de la civilisation pour laquelle la « kultur »
teutonne eût été, au cas où elle eut triomphe', un si effroyable
péril.
Pendant de longs siècles la Chine et le Japon s'étaient eux-
mêmes volontairement enfermés dans leur isolement, exclus de
tout rapport avec l'univers. Le continent américain était ignoré,
inexistant pour l'ancien monde; et quand, trois siècles après la
l'extrême-orient pendant la guerre. 147
découverte de Christophe Colomb, les descendans des émigrans
du Royaume-Uni fondèrent entre le Canada et les embou-
chures du Mississipi la république des Etats-Unis, eux aussi,
ils eurent d'abord pour politique d'écarter d'eux l'Europe et de
ne pas intervenir eux-mêmes dans les affaires européennes.
Tels furent, à l'origine, le sens et le but de la doctrine formulée
en 1823 par le président Monroe. Or, il est arrivé que ce sont
les Etats-Unis qui ont les premiers, de 1840 à 1853, successi-
vement ouvert au commerce et aux rapports internationaux la
Chine, la Corée, le Japon. Et c'est le président Wilson qui
aujourd'hui fait de la doctrine de Monroe la formule même de
l'union entre l'ancien et le nouveau monde. <( Je propose, disait-
il dans un message au Sénat du 22 janvier dernier qui contenait
ses vues sur la future paix, sur les garanties et sanctions de
cette paix; je propose que les diverses nations acceptent d'accord
la doctrine du président Monroe comme la doctrine du monde,
qu'aucune nation ne cherche à imposer sa politique à un autre
pays, mais que "chaque peuple soit libre de fixer lui-même sa
politique personnelle et de choisir sa propre voie vers son dé-
veloppement. » Et il ajoutait dans son adresse inaugurale du
4 mars : « Nous ne sommes plus des provinciaux : les événe-
mens tragiques des trente mois de guerre que nous venons de
vivre nous ont constitués citoyens du monde. Toutes les nations
sont également intéressées à la paix du monde, à la stabilité
politique des peuples libres et sont également responsables de
leur maintien. » C'est ainsi dans la région de l'univers jadis le
plus fermée aux communications avec le dehors, et par l'initia-
tive de la grande République du nouveau monde la plus rebelle
par principe à tout accord avec l'Europe qu'aura été scellé, dans
la présente guerre, le pacte d'alliance le plus vaste et le plus
compréhensif qui ait jamais uni les hommes. Ce sera le grand
et impérissable honneur du président Wilson d'avoir éto
l'initiateur et comme le prédicateur de cette nouvelle croisade.
Ce sera aussi pour les deux nations de l'antique Asie, pour le
Japon allié de la veille, pour la Chine qui a entendu l'appel des
États-Unis, un titre glorieux d'avoir été, dans cette lutte, du
côté de la justice et du droit contre la barbarie, du côté de la
lumière contre les ténèbres.
14-8 BEVUE DES DEUX MONDES.:
VIII
A la fin (lu mois de janvier de cette année, le lendemain
même du remarquable discours prononcé par le vicomte Motono
devant la Chambre basse sur la politique extérieure de l'Empire,
le gouvernement japonais avait dû dissoudre la Chambre des
représentans dont la majorité avait fait une opposition irréconci-
liable au Cabinet. Le motif de cette obstruction était le grief pré-
judiciel contre le Cabinet de n'avoir pas été formé selon les prin-
cipes du gouvernement parlementaire, d'être l'élu des « genro »
et des clans, de représenter, non la nation, mais la tradition
bureaucratique et militaire. A ce grief, articulé par le vicomte
Kato, chef du Kensei-kai et de toute la coalition antiministé-
rielle, le maréchal Teraoutsi répondit le 9 février, dans un
discours adressé à la réunion des gouverneurs de provinces en
rappelant que, d'après la constitution impériale de 1889, les
ministres sont responsables, non devant les Chambres, mais
devant l'Empereur; que, d'ailleurs, le Parlement comprend,
non-seulement la Chambre des représentans, mais la Chambre
des Pairs, que la Chambre basse ne peut donc à elle seule
inspirer ou dicter la politique du gouvernement. Il ajoutait que
le Cabinet, loin de méconnaître l'importance de, la Chambre
basse, s'était au contraire attaché à lui exposer ses intentions, ses
desseins, et s'était efforcé de rallier ses suffrages, qu'il regret-
tait de n'avoir pu la convaincre, mais qu'il ne pouvait vrai-
ment renoncer pour elle au devoir d'accomplir la tâche que le
souverain lui avait confiée.
Les élections générales pour le renouvellement de la
Chambre ainsi dissoute viennent d'avoir lieu, à la date du
20 avril. Elles ont eu pour résultat la défaite de l'opposition,
réduite de 230 à 155 voix, et la victoire du Cabinet qui disposera
désormais de 216 voix. Non que le Cabinet, qui demeure fidèle
à ses origines et à son principe, entende se subordonner à un
parti proprement parlementaire, mais, et tout en n'étant res-
ponsable que devant l'Empereur, il ne fait pas difficulté d'être
soutenu dans la Chambre nouvelle par le parti constitutionnel,
(Seiyukai) qu'avait jadis fondé le prince Ito, sur lequel s'étaient,
l'un après l'autre, appuyés, non seulement le prince Ito et le
marquis Saionji, mais le prince Katsura et l'amiral Yamamoto,
l'extrême-orient pendant la guerre. 149
«t qui vient d'obtenir aux élections ge'ne'rales cette majorité' de
plus de 200 voix.
Le maréchal Teraoutsi et le vicomte Motono, ministre des
Alïaires étrangères, restent donc au pouvoir et se dédieront
avec plus de sérénité et de confiance aux grands objets exté-
rieurs ou domestiques qui réclament toute leur attention. Les
sympathies envers notre pays du maréchal Teraoutsi qui, après
avoir élé l'élève de notre école de Saint-Cyr, est revenu pour
plusieurs années à Paris comme attaché militaire, et du vicomte
Motono, docteur en droit de notre Université, et qui, dans ses
différentes missions à Bruxelles, à Petrograd, à Paris, s'est
montré un constant et sincère ami de la France, nous sont un
sûr garant de l'esprit dont continuera de s'inspirer leur gou-
vernement. Les déclarations faites par eux en octobre 1916
comme au mois de janvier 1917 ne nous laissent aucun doute
sur la façon dont ils poursuivront leur tâche envers leur propre
pays et envers les Alliés. Les dispositions dont le vicomte
Motono, dans son discours du 23 janvier dernier, s'était déjà
fait l'interprète à l'égard des Etats-Unis et de la Chine n'ont
pu être que singulièrement confirmées et fortifiées par les
événemens survenus depuis lors et par le fait que les Etats-
Unis et la Chine se sont maintenant ralliés à notre cause
commune. Il n'en aura qu'une autorité et une facilité plus
grandes pour resserrer les liens entre les trois gouvernemens
dont l'objet et l'œuvre consisteront, en secondant de tout leur
pouvoir les efforts des Alliés, à préserver cette région du
monde, non pas seulement pendant la présente guerre, mais
après le rétablissement de la paix, contre un retour offensif de
l'ennemi. Ce n'est pas d'ailleurs pour un jour et pour une seule
campagne que la ligue entre les trois riverains du Pacifique doit
s'être ainsi faite et constituée contre l'Empire insolent et jaloux
qui, par la bouche de Guillaume II, avait successivement
dénoncé le péril américain et le péril jaune : elle devra, au
contraire, survivre à la victoire et réaliser ce qui a été, dès le
début de l'ère de Meiji, le noble idéal de la révolution japonaise,
l'union durable entre l'Orient et l'Occident.
A. Gérard.
NOTRE AVENIR ÉCONOMIQUE
FRANCE ET ESPAGNE
La guerre implacable, qui déchire l'Europe depuis près de
trois ans, sera nécessairement suivie d'une après-guerre éco-
nomique, à laquelle tous les peuples se préparent, comme ils
auraient dû tous se préparer à la guerre elle-même. Les cadres
de ces hostilités nouvelles resteront, dans leurs grandes lignes,
ceux que trois ans d'association armée vont avoir solidement
établis. Après comme avant le traité de paix, les amis demeu-
reront, il faut l'espérer, des amis, et les adversaires actuels ne
se réconcilieront pas assez pour ne pas chercher à restreindre,
dans la mesure du possible, leurs relations d'aflaires. Il n'est
pas probable et il n'est pas à souhaiter qu'une telle convulsion
amène l'établissement rapide de cette fraternité universelle qui
suscitait, il y a trois ans, l'enthousiasme illusionné de quelques
rêveurs. L'après-guerre économique présentera même cette
différence avec la guerre à coups de canon que toutes les neu-
tralités apparentes ou réelles d'aujourd'hui en seront éliminées.
Comme la continuation des hostilités le met déjà de plus en
plus en lumière, chaque peuple, sans exception aucune, sera
forcé d'adopter un camp, sous peine de se trouver, plus encore
que dans nos conflits militaires, pris entre deux feux. Personne
ne pourra plus sans risques se dire « l'ami de tout le monde. »
Il faudra choisir. Aussi, dans cette veillée des armes commer-
ciale et industrielle qui coïncide avec la dernière phase de la
lutte, chacun cherche-t-il à apprécier les ressources et les
FRANCE ET ESPAGNE.
151
besoins de ses allie's, de ses voisins, de ses fournisseurs ou
cliens possibles, afin de concevoir l'état des marchés à venir, les
centres de production utilisables, les développemens à provo-
quer, à favoriser ou à craindre, la direction et l'intensité des
futurs courans économiques.
II se fait, dans cet ordre d'idées, tout un grand travail sou-
terrain que ne mentionnent pas les « Communiqués, ^) mais
pour lequel nous ne saurions ignorer l'ardeur minutieuse,
organisée et persévérante qu'apportent nos ennemis. A ne
considérer que les pays neutres (dont le nombre, fort heureu-
sement, diminue de jour en jour), un double danger nous
menace : l'accumulation par les Allemands des stocks qui
devront, au premier jour, leur fournir des matières premières
ou leur permettre de servir des produits fabriqués à leurs
anciens cliens et la substitution sournoise de marques neutres
aux marques germaniques que nous aurons décidé de boycotter.
De notre côté, on ne reste pas non plus inactif et, malgré l'indi-
vidualisme trop prononcé qui entrave nos groupemens, il suffit
de rappeler quelles vastes organisations ont été conçues pour
les matières colorantes ou pour les métaux : organisations dans
lesquelles des parts seront sans doute attribuables à d'autres
qu'aux onze peuples alliés. A l'occasion de ces efforts, les sympa-
thies, les communautés de sentimens que détermine l'unité de
race peuvent favoriser des associations d'intérêts qui, à leur
tour, sont le plus solide fondement des amitiés. Pour nous,
Français, en particulier, il est tout indiqué de vouloir étudier
plus à fond le seul de nos grands voisins qui n'ait pas pris part
à la guerre actuelle; non pour tendre à modifier sa neutralité
sincère et bienveillante, mais afin de jeter, sur les deux versans
des Pyrénées, les bases de relations économiques plus étroites
et plus fructueuses. Il existe là deux peuples séparés par une
frontière naturelle assez nette pour que toute hypothèse d'un
conflit entre eux puisse être heureusement écartée; et, néan-
moins, cette frontière naturelle va bientôt, avec l'ouverture pro-
chaine des deux transpyrénéens, cesser d'être une barrière.
Leurs rapports d'affaires sont déjà nombreux et doivent le
devenir plus encore. A bien des égards, ils se complètent : sur
quelques points seulement, pour lesquels ils doivent aisément
s'entendre, ils peuvent se trouver en compétition. Chacun d'eux
a tout avantage à être en bons termes avec l'autre; et chacun
152 REVUE DES DEUX MONDES.i
des deux ne peut que gagner à voir son voisin prospérer; car
on ne fait de bonnes affaires qu'avec les riches. Si Ton joint à
cela certains rapprochemens d'esprit manifestes qui entraînent
un pareil souci pre'dominant du droit et de l'honneur, pn com-
prendra que l'Espagne et la France sont également intéressées
à mieux se connaître, à voisiner, à converser plus intimement
fct plus souvent.
Pour faciliter ces rapprochemens, l'Institut de France avait
déjà pris l'initiative d'une mission littéraire, artistique et
scientifique, dont M. Etienne Lamy a exposé ici les résultats.
Une seconde mission de l'Institut est partie pour l'Espagne, au
mois de novembre 1916, composée cette fois, dans un esprit
différent, d'hommes que leurs habitudes intellectuelles, leurs
travaux et leurs fonctions conduisaient à envisager plus volon-
tiers le côté pratique des problèmes, ou tout au moins à cher-
cher et à désirer l'application réaliste de la science. Cette mis-
sion peut être considérée comme la mise en œuvre d'une idée
que je crois fondamentale pour l'avenir de notre pays et qui,
malgré certaines résistances occultes, commence à faire son
chemin : l'association effica'ce et constante de la science fran-
çaise avec l'industrie; la démolition de cette cloison étanche
qui, pendant une période trop longue où l'on a rompu avec la
tradition des Lavoisier, des Thénard, des Berthollet, des Gay-
Lussac, des Monge, des Prony, de tous ceux qui fondèrent la
science française au début du xix^ siècle, a prétendu enfermer
l'Académie des Sciences dans une tour d'ivoire dédaigneuse,
pour ne plus laisser briller devant des yeux hypnotisés que les
boutons de cristal des mandarins.
Dans le voyage de cinq semaines qui a été fait à cette occa-
sion, on s'est proposé de voir et d'apprécier, non plus la grande
Espagne du passé, l'Espagne du Cid, des conquistadores, de
Cervantes ou de Velazquez, mais la non moins grande Espagne
du présent, celle des forces hydrauliques, des mines, des sucre-
ries, des industries mécaniques et chimiques : une Espagne
nouvelle que regardent en général trop distraitement les tou-
ristes, séduits d'abord par les musées, les palais arabes ou les
cathédrales; une Espagne qui me parait être le pays d'Europe
le plus intéressant pour les industriels et les financiers par ses
perspectives de développement prochain. On a abordé ainsi des
groupemens humains très actifs et très vivans qui sont ceux
FRANCE ET ESPAGNE. 153
des Chambres de commerce ou des Chambres industrielles,
des Ecoles techniques, des laboratoires, et, pour employer un
terme très espagnol, du Fomento, de cet échaulVement, de cet
excitement, de cet encouragement (pour traduire le mot dans
son sens littéral), qui embrasse les travaux publics, le commerce
et l'agriculture.
Ayant eu l'honneur d'être associé à ce voyage, je me suis
trouvé, pour ma part, conduit à visiter, en des villes que je
croyais bien connaître, un pays tout différent de celui qui
m'avait attiré et ravi, souvent passionné, dans mes excursions
antérieures, un peu surpris tout d'abord, je l'avoue, d'aller voir
un haut fourneau ou un chantier de mine poudreux quand
m'appelaient au voisinage de vieilles demeures armoriées, des
statues gothiques ou des retables aux fines sculptures, d'avoir à
examiner des alambics non loin du Prado, de visiter des instal-
lations de port à Séville ou une fabrique de sucre à Grenade,
mais bientôt conquis par tout ce que je découvrais ainsi de vie
agissante ou latente, de fermentation féconde, d'ardeur au tra-
vail, d'évolution rapide vers l'industrie la plus moderne. Un
point de vue nouveau suggère toujours des idées nouvelles, ou
incite k coordonner différemment des idées anciennes. Ce sont
quelques-unes de ces idées que je voudrais exposer ici, parmi
celles qui touchent le plus vivement à nos préoccupations pré-
sentes, et en envisageant uniquement les « choses d'Espagne »
dans leurs rapports possibles avec notre pays.
Il ne s'agit pas de révéler aux Français, suivant un mot qui
nous a été plus d'une fois redit avec amertume, que l'Espagne
n'est pas seulement la patrie des castagnettes, des cigarières et
des toreros : cette découverte, si elle a jamais été nécessaire,
est réalisée depuis longtemps; mais peut-être, sur 'quelques
points plus précis, est-il certaines observations utiles à répandre,
aussi bien d'un côté de la frontière que de l'autre, pour faciliter
les rapprochemens économiques. En les énonçant avec fran-
chise et avec des restrictions nécessaires que l'atmosphère trop
chaude des banquets ou des réceptions cordiales amène parfois
à négliger, je n'ai pas besoin d'ajouter que je parlerai en mon
nom tout personnel, plutôt à l'occasion d'une mission récente
que comme suite à celle-ci. J'ai regardé l'Espagne avec infini-
ment de sympathie, une sympathie qui n'est pas celle d'un
converti, mais celle d'un Latin incorrigible, et ce Latin s'est
154
REVUE DES DEUX MONDES,
très généralement réjoui de la transformation qui s'opère au
delà des monts. Mais on doit la vérité surtout à ses amis. Il
pourra donc arriver incidemment que je ne paraisse pas trouver
tout parfait en Espagne; je ne crois pas non plus tout parfait
en France. Devrai-je alors garder le silence? Ce n'est pas par
des congratulations réciproques que l'on progresse. Il vaut
mieux, ce me semble, mettre le doigt là où il reste un effort à
faire, un défaut à déraciner, alors qu'il ne s'agit pas de pro-
blèmes intérieurs où les amis les mieux intentionnés n'ont rien
à voir. On peut le faire d'autant plus nettement que, presque
toujours, les faiblesses des Espagnols sont aussi les nôtres.
Nous sommes frères, même en cela; L'Espagne a des ressources
matérielles énormes, et sa population possède toutes les qua-
lités nécessaires pour mettre ces ressources en valeur. Elle l'a
déjà commencé dans une large mesure. Elle peut plus encore.
Il ne sera pas dit, même au delà des Pyrénées, qu'une mauvaise
organisation, sur les vices de laquelle nos voisins sont généra-
lement d'accord, une administration de politiciens aux opinions
changeantes, empêchent tant d'élémens fructueux de prospérer
autant qu'ils le devraient.
LA QUESTION MINIÈRE
Afin de mettre un peu d'ordre dans un sujet très complexe
et qui demanderait presque un volume, j'examinerai tour à
tour les principales ressources actuelles de l'Espagne et ce
qu'elles peuvent comporter d'utile pour la France, en insistant,
comme je l'ai dit, sur les moyens de les mieux utiliser. On
m'excusera de traiter avec quelques développemens la question
minière, 'dont l'importance est ici de premier ordre, en me
bornant à effleurer d'autres parties qui touchent moins particu-
lièrement notre pays. Ce n'est pas un tableau de toute l'indus-
trie espagnole que j'essaye de tracer, et je serai conduit à en
retrancher tout ce qui n'a qu'un rôle purement national.
Les ressources d'un pays, envisagées dans un sens très
large, peuvent se diviser en plusieurs groupes principaux :
matières premières à extraire une fois pour toutes du sol par
le travail des inines ; forces hydrauliques susceptibles de rem-
placer d'une façon plus durable le charbon de terre; sol culti-
vable pouvant emprunter à l'air, aux nuages, au soleil, des
FRANCE ET ESPAGNE. ISo
élémens chimiques et des calories indéfiniment renouvelés;
facilités de communication intérieures ou extérieures permet-
tant la pénétration utile ou le transit fructueux des produits
étrangers, l'exportation féconde des produits nationaux; enfin
capital argent et capital humain.
Pour l'ensemble des matières minérales, l'Espagne est, dans
l'ensemlile, merveilleusement douée. C'est, on peut le dire, le
pays d'Europe le plus riche en métaux, celui qui soutient le
mieux la comparaison avec les régions productrices du Nouveau
Monde. Cependant, cette affirmation qu'aucun mineur, je crois,
ne contredira et qui fut classique dès l'antiquité, ne semble
pas conforme aux calculs des statisticiens. Pour ne prendre
qu'un chiffre global, la production minière de l'Espagne en
•1913 est estimée à 572 millions de francs, tandis que celle de
la France, par exemple, dépasse officiellement 800 millions sur
le carreau des mines. Cette contradiction apparente tient, en
partie, à ce que les gisemens espagnols ne sont pas complète-
ment mis en valeur; mais elle résulte surtout de ce que l'Es-
pagne, abondante en plomb argentifère, en cuivre, en zinc, en
mercure, en petits métaux divers, en pyrites sulfureuses, voire
autrefois en or et peut-être demain en platine, se montre, au
contraire, pauvre en combustibles minéraux : c'est-à-dire qu'elle
parait manquer de cette richesse minière primordiale, en
regard de laquelle les autres ne sont qu'accessoires et ne
peuvent même pas être totalement utilisées. Je n'ai pas besoin
de' revenir sur cette importance de la houille dans notre forme
de civilisation moderne, ayant traité le sujet ici même. Or, dans
le tableau de la production houillère européenne, l'Espagne
vient loin en arrière, et ses 4 millions et demi de tonnes font
piètre figure, je ne dis pas seulement à côté des 260 millions
que produisent la Grande-Bretagne ou l'Allemagne, mais même
en regard des 42 millions de tonnes attribuées à l'Autriche, des
41 millions que fournit la France, des 27 millions extraits en
Russie ou des 23 millions sortis de terre en Belgique. Il lui faut
importer près de la moitié de sa consommation (au moins
3 millions de tonnes). La houille espagnole représente 76 mil-
lions de francs d'extraction annuelle (lignite et anthracite com-
pris) contre 639 millions pour la houille française. On doit
ajouter, ce qui est plus grave, que la production augmente ici
avec une lenteur relative que fait encore ressortir la rapidité de
156 REVUE DES DEUX MONDES.)
l'essor simultané dans les autres pays : 4,4 millions de tonnes
en 1915 contre 3,2 en 1905 et 1,8 en 1895. Y a-t-il là disette
définitive et irrémédiable, ou simplement provisoire, c'est le
problème capital dont dépend en grande partie l'avenir indus-
triel de l'Espagne et qu'il convient d'examiner dès le début.
Car la solution actuelle, qui consiste à acheter annuellement
3 millions de tonnes de combustibles étrangers, ne saurait être,
malgré les facilités d'importation offertes par les côtes espa-
gnoles, qu'un moyen accessoire. Avec le développement futur
de toutes les industries européennes et la concurrence crois-
sante des pays entre eux, chacun éprouvera de plus en plus
durement la nécessité de subvenir à ses propres besoins. J'ajoule
aussitôt que la question nous touche aussi très vivement. La
situation géographique des principaux charbonnages espagnols
et le manque de débouchés intérieurs que cette situation
entraînera longtemps encore, permettraient, si la production
houillère espagnole se développait, de l'envisager momentané-
ment comme un appoint très intéressant dans nos régions
méridionales de France.
On connaît et l'on exploite, dès à présent, en Espagne, deux
zones de charbon principales : celle des Asturies et de Léon et
celle de la Sierra Morena (Penarroya-Belmez-Puertollano),
auxquelles s'ajoutent quelques bassins accessoires, ou des
lignites, comme ceux de Teruel (dont le cubage a été estimé à
650 millions de tonnes). En 1913, sur 4 millions de tonnes
extraites en Espagne, le groupe Asturien en a produit 2,7 mil-
lions (près de 3 millions en 1915 sur 4,4 millions) et le groupe
de la Sierra Morena 750 000 tonnes. Peut-on découvrir de
grands bassins nouveaux? Peut-on développer davantage ceux
qui existent?...
Dans toute découverte de houille, il y a deux stades, plus
distincts qu'on ne le croit généralement : il faut d'abord ren-
contrer ces terrains d'âge carbonifère qui, en Europe, contien-
nent généralement les combustibles; il faut ensuite, dans ce
carbonifère productif, reconnaître des couches de charbon
utilisables. En ce qui concerne les découvertes de larges zones
carbonifères nouvelles pouvant devenir fructueuses, il est pru-
dent de ne pas trop compter sur l'avenir. En Espagne comme
dans la plupart des pays européens, la carte géologique est
maintenant établie, au moins d'une façon très approximative.
FRANGE ET ESPAGNE. 157
Le terrain houiller, tant par son aspect caractéristique que par
sa valeur marchande, est peut être celui de tous qui a eu le
moins de chances de passer inaperçu lorsqu'il existait à la sur-
face. On ne peut espérer le trouver, avec une vaste extension,
en dehors des bassins déjà connus, que lorsqu'il est masqué au
jour par un manteau, par un recouvrement de terrains plus
récens. C'est de cette manière, par exemple, qu'ont été obtenus
les grands succès récens en Belgique, en Hollande, en Alle-
magne, par des sondages traversant le crétacé ou le tertiaire.
C'est ainsi également qu'on a reconnu en France le houiller
souterrain de la Lorraine ou de la plaine de Lyon. Mais, en
règle générale, on n'explore guère par ce moyen coûteux que le
prolongement plus ou moins direct de bassins houillers déjà
visibles et exploités ; nous n'en sommes pas encore à la période,
qui viendra un jour, où les gouvernemens entreprendront
l'exploration méthodique du sous-sol primaire et de ses
richesses cachées sous les grandes cuvettes de sédimens stériles,
telles que le bassin de Paris et celui de la Garonne, ou, en
Espagne, les plaines de la Manche, les vallées de l'Èbre et du
Guadalquivir. Etant donnée la disposition des bassins houillers
espagnols, on n'aperçoit guère qu'une région oii des recherches
par extension directe soient indiquées : c'est le bassin des
Asturies dont je vais reparler. Ailleurs, aucune campagne de
sondages ne s'impose avec des chances sérieuses de réussite.
Les petits bassins houillers des provinces de Cordoue, Jaen,
Ciudad "Real et Badajoz pourront être l'objet d'affaires finan-
cières brillantes et de trouvailles limitées qui doubleront,
tripleront leur tonnage : ils ne donneront jamais lieu à une
révélation sensationnelle de nature à transformer l'aspect sous
lequel nous apparaît l'industrie houillère espagnole. Ce sont
les équivalens de nos bassins de la France Centrale, remplis-
sage d'anciens lacs limités, simples poches appelées à se vider
dans un temps restreint.
J'ajoute que, si l'on envisage l'industrie minière espagnole
d'un point de vue français, c'est encore le bassin des Asturies
qui appelle notre attention : les autres bassins houillers n'étant
intéressans pour nous que par une rémunération possible
apportée à nos capitaux.
Ce n'est pas ici le lieu d'étudier techniquement ce bassin
compliqué des Asturies, et je ne voudrais pas, en signalant sa
158 REVUE DES DEUX MONDES*
valeur présumée par quelques phrases brèves, dépouillées des
réserves nécessaires, imiter ces journalistes pressés qui nous
annoncent chaque jour avec indignation l'existence de telle ou
telle richesse minière méconnue sur le sol français. Ces char-
bonnages des Asturies ont une réputation assez médiocre parmi
nos industriels ; et cette mauvaise réputation est en partie jus-
tifiée : couches minces, tourmentées, souvent redressées verti-
calement, cendreuses, ne donnant pas ou donnant rarement du
charbon à coke ; renversemens de terrains encore mal compris;
moyens de transport difficiles arrêtant l'exportation vers l'inté-
rieur de l'Espagne; morcellement habituel des concessions
espagnoles paralysant une mise en valeur extensive, toujours
coûteuse, etc., etc. L'essor des charbonnages asturiens, depuis
longtemps prévu, fréquemment annoncé, a été jusqu'ici une
question à éclipses, marquée déjà par quelques faux départs et,
pour avoir cru prématurément à un développement trop rapide
de la région, plus d'une affaire y a déjà sombré. Voici cepen-
dant quelques réflexions très simples qui plaident en faveur de
ce pays. Il existe là un ensemble de terrains houillers dont
l'étendue visible, dans les deux provinces des Asturies et de
Léon, dépasse 500 000 hectares et dont le prolongement caché
doit être considérable : un bassin à couches marines comme
celles du bassin houiller franco-belge; ce qui, pour un techni-
cien, implique une certaine régularité de dépôt, des chances de
continuité dans les couches. Or, ce bassin, qui, dans son état
actuel, fournit à lui seul les deux tiers de la production espa-
gnole et dont le cubage officiel, d'après le directeur de l'Institut
géologique espagnol, dépasserait 3 milliards de tonnes de
houille, n'a été, jusqu'ici, l'objet que de travaux absolument
superficiels, ne constituant en aucune façon une exploration
sérieuse ; malgré les recherches théoriques de géologues émi-
nens, espagnols ou français, il est, à vrai dire, pratiquement
presque inconnu.
Cela ne démontre pas qu'il soit riche; mais cela implique
des possibilités dont l'économiste doit tenir compte. La question
de sa mise en valeur est mûre et les prix exorbitans, auxquels
la guerre a porté le charbon en Espagne, auront contribué à
en accélérer la solution. La production de 1916 a marqué un
accroissement notable et l'Association des mines asturiennes
s'est résolue à employer une grande partie de bénéfices excep-
FRANCE ET ESPAGNE.
159
tionnels en travaux d'installation. Les projets grandioses de
tous genres ne manquent pas, favorisés par la chaude imagi-
nation espagnole. Le gouvernement s'y inte'resse activement et
ses ingénieurs ont déjà entrepris des sondages pour rechercher
le prolongement Nord du houiller dans le sens de la mer. Vers
le Sud également, il est possible que le houiller existe en profon-
deur sous la plaine de Léon. L'avenir dira ce qu'il doit advenir
des espérances actuelles. Mais, sans vouloir préjuger les décou-
vertes, nous devons, comme voisins immédiats, envisager les
conséquences qu'elles auraient pour l'Espagne et pour nous.
La position du bassin des Asturies, presque sur le golfe de
Gascogne, au flanc Nord d'une chaîne accidentée qui sépare ses
charbonnages de l'Espagne centrale, fait que l'avenir immédiat
de ce pays dépend, en partie, de ses exportations en France. C'est
en vue d'une opération semblable que les premières tentatives
y eurent lieu à une époque où on n'envisageait pas comme
praticable la jonction par voie ferrée avec la Castille. On acheta
alors une flotte qui, seule, échappa, dit-on, au naufrage général
de l'entreprise. Aujourd'hui où le réseau de chemins de fer
existe, reliant les Asturies à Madrid et à Bilbao, c'est encore
vers la mer que descendent les trois quarts des charbons, vers
les trois ports de Gijon, Avilés et San Esteban de Pravia. Jus-
qu'ici, cependant, on n'a pas exporté en France. Avant la guerre,
les charbons espagnols n'auraient pu lutter contre les charbons
anglais, concurrencés par ceux de la Westphalie. Depuis la
guerre, l'exportation du charbon espagnol est interdite. Mais,
à la paix, il y aura, pour suppléer aux charbons allemands,
une place à prendre sur notre réseau du Midi, et notre intérêt
sera de voir les houilles des Asturies s'installer sur ce marché
nouveau.
Envisager ainsi une exportation de charbons espagnols, alors
que l'Epagne manque, nous Tavons dit, de houille, et proba-
blement en manquera toujours, pourra sembler paradoxal, et je
crois, en effet, que cette solution devra être provisoire. Mais,
en industrie (pour ne pas chercher d'autre exemple), existe-t-il
autre chose que du provisoire? Actuellement, c'est un fait que
l'Espagne, en général, a trop peu de charbon, et que les char-
bonnages de ce pays sont néanmoins forcés de restreindre leur
production possible, faute de débouchés. La difficulté tient
surtout à l'insuffisance des moyens de transport, qui sera
160 REVUE DES DEUX MONDESa
examinée plus loin et à laquelle on pourra remédier un peu
par l'installation de centrales électriques, conduisant au loin
l'énergie, faute de pouvoir y amener la houille. Il ne faut pa&
oublier non plus, empêchement plus durable, la position géogra-
phique respective des principaux charbonnages et des centres
industriels, eux-mêmes déterminés par toute une série d'autres
considérations. Pendant quelques années au moins, l'expédition
par mer restera donc le moyen le plus sûr pour permettre aux
charbonnages asturiens d'écouler en totalité une production
rapidement croissante et pour leur donner ainsi la faculté de
s'outiller, largement, à la moderne. Ces ventes à l'étranger
n'empêcheront pas de fournir d'abord à l'Espagne le plus de
charbon possible et, grâce aux bénéfices supplémentaires résul-
tant de l'exportation, on atteindra ainsi plus vite le temps à
prévoir oii se seront agrandies ou créées, sur la côte des Asluries
et de la Biscaye, les industries susceptibles d'employer la totalité
du charbon produit.
Il faut, pour cela, pour que la région asturienne puisse
d'abord concurrencer Bilbao, rivaliser ensuite avec la Catalogne,
des voies ferrées mieux coordonnées, plus nombreuses et plus
commodément exploitables : en un mot, des relations plus étroites
avec les producteurs de matières premières et les consomma-
teurs. Mais, déjà, le port de Gijon se prépare fiévreusement à
grandir et s'outille en conséquence. Ses hauts fourneaux et son
aciérie, qui vivotaient péniblement, trouvent, grâce à la
guerre, un regain d'activité propice. Avilés voit également
s'établir (au moins en projet) des hauts fourneaux et des chan-
tiers de construction maritime... Le développement sidérurgique
est tout particulièrement à envisager. Un pays, qui possède à la
fois du charbon, du minerai de fer et des ports, est indiqué
pour des hauts fourneaux, pour des aciéries, pour des ateliers
de construction mécanique, pour des chantiers maritimes. Par
là, cet avenir se trouve dépendre, en grande partie, de la
proportion dans laquelle on pourra obtenir sur place le coke
métallurgique nécessaire au traitement du fer. Quant aux
minerais de fer, ils abondent : les uns très riches à Bilbao, les
autres pauvres, mais néanmoins utilisables, dans les Asturies
mêmes et Léon. Le soleil du Midi aidant aux mirages, qui ne
se représenterait ici un futur Sheffield?...
Pour fournir à l'industrie espagnole le charbon qui lui fait
PRANCE ET ESPAGNE. 464
défaut, ce charbon sans lequel il ne saurait y avoir de nation
moderne réellement forte et adaptée aux luttes de la paix comme
à celles de la guerre, je viens d'indiquer deux ressources :
développer les Asturies; mettre les charbonnages du centre en
communication avec les ports par des transports de force élec-
trique. C'est encore traiter le même sujet que d'indiquer ici
comment se présente en Espagne la question de la houille
blanche. Malgré la faiblesse des précipitations pluvieuses,
l'Espagne est bien dotée à cet égard. La forme même de son
relief, si incommode pour son unification pratique, y contribue.
Non seulement elle possède tous les fleuves et torrens descen-
dant delà chaîne pyrénéenne, mais le reste du pays est constitué
dans son ensemble par le grand plateau élevé de la Meseta, que
rehaussent encore de fortes ondulations. Les fleuves qui y
prennent naissance et qui ont le temps d'y grossir, descendent
par des pentes rapides vers les plaines. A la condition de les
emmagasiner en prévision des périodes sèches, leurs forces
sont prêtes à être captées. L'Espagne possède là, dans son large
réseau fluviatile, une richesse qu'elle commence seulement à
mettre en valeur, tant pour la transformer en énergie que pour
l'utiliser à l'irrigation de ses champs.
Il est difficile d'évaluer la puissance hydraulique disponible
en Espagne. On a pu avancer un peu hardiment un total de trois
à quatre millions de chevaux, dont un million dans les Pyrénées.
Ces gros chiffres sont toujours sujets à caution et exposés à
fondre, dans la pratique, peut-être de moitié. Mais, quand on
compare avec les calculs du même genre faits pour la France,
on obtient un premier élément d'appréciation. Or, en France, on
estime les réserves totales de houille blanche (puissance moyenne)
à neuf millions de chevaux-vapeur. Une autre évaluation plus
modeste donnerait seulement pour les réserves bien reconnues
et aisément aménageables de l'Espagne un million et demi de
chevaux. La proportion utilisée est déjà considérable, et s'accroît
très rapidement. Rien que pour les grandes installations mo-
dernes et en laissant de côté toutes les petites usines, moulins,
scieries, etc., on arrive dès à présent à environ 400 000 chevaux-
vapeur installés, comparables avec les 500 000 que nous utilisons
dans les Alpes. Le versant Sud des Pyrénées s'est couvert de
vastes organisations dépassant souvent 20 000 chevaux, attei-
gnant 40 et 50 000. D'autres non moins considérables se trouvent
TOME XL. — 1917. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
en Biscaye, dans les Asturies, autour de Madrid, dans la province
de Valence. En résumé, on calcule que, dans les seules villes
de Madrid, Barcelone, Bilbao et Valciice, la houille blanche
remplace déjà chaque année 2o0 000 tonnes de houille noire.
La Catalogne, en particulier, présente le spectacle d'installations
électriques admirablement développées. C'est 1' « énergie élec-
trique de Catalogne, » avec son usine de Capdella fournissant
40 000 chevaux et celle de Molinos en construction qui en
donnera 20000. Ce sont les « Riegos y fuerza del Ebro » dont
les usines de Seros, Talarn, etc., arrivent, comme puissance
installée, à 9G000 chevaux. C'est la (c Catalana de Cas y electrici-
dad » avec ses 30 000 chevaux disponibles.
Une noble émulation excite les sociétés dont les capitaux sont
parfois de nationalités adverses et, sur un terrain où les Alle-
mands étalent volontiers leur prétendue supériorité, nous avons
remporté récemment de belles victoires. Ainsi, à la veille de la
guerre, !'« énergie électrique de Catalogne » engageait la bataille
contre une grande société allemande déjà installée dans le pays,
en même temps que contre un puissant groupe canadien. Rapi-
dément elle s'outillait, mettait sa première usine en marche et
distançait ses rivaux.
Grâce à cette concurrence fructueuse pour l'Espagne, la
Catalogne s'est remarquablement modernisée. Il y existe main-
tenant en majorité de ces usines propres et silencieuses, où la
magicienne de notre temps apporte, le long de quelques minces
fils suspendus en l'air, la force sans tumulte, sans poussière et
sans épuisement humain. L'importance qu'ont prise et que
prennent chaque jour davantage les filatures et tissages de
laine ou de coton de Barcelone, Tarrasa, Sabadel, rappelle les
principaux centres manufacturiers de l'Europe. En un temps de
guerre où nos usines à laine nous manquent pour la plupart,
nous sommes heureux de trouver une aide dans celles de ce pays.
Avant cette digression amenée par la houille blanche, nous
avions été déjà amenés à parler du fer; il faut y revenir, car le
développement des usines de fer est un de ceux qui manifestent
le mieux aujourd'hui la prospérité industrielle d'un pays.
En ce qui concerne les minerais de fer, l'Espagne offre de
larges ressources, sans présenter pourtant rien de comparable
à notre immense gisement lorrain. Elle a paru, jusqu'ici, parti-
culièrement bien fournie en minerais riches et de qualité supé-
FRANGE ET ESPAGNE. 163
rieure. Les meilleurs et les plus célèbres, ceux de Bilbao, sont,
depuis un demi-siècle, recherchés en France, en Angleterre, en
Belgique, en Allemagne. A leur propos, il n'est peut-être pas
inutile de rectifier une idée très répandue parmi les profes-
sionnels. Chacun va répétant que les gisemens de Bilbao s'épui-
sent et que leurs jours sont comptés. Il est, en effet, manifeste
que la production diminue ftout en atteignant 2 600 000 tonnes
en 1916) et qu'elle tend à se composer uniquement de minerais
carbonates remplaçant les anciens oxydes plus appréciés, aux-
quels est due la vieille réputation du gisement. Mais je serais
tenté de faire, à cet égard, une remarque analogue à celle qui
trouvait tout à l'heure sa place pour les Asturies. Bilbao, si
connu, si vanté industriellement, est encore techniquement fort
mal exploré. Il est arrivé là ce qui se produit souvent dans les
entreprises trop riches, où les bénéfices se réalisent si facilement
qu'on oublie de penser à l'avenir : avenir représenté en fait de
mines par la prolongation souterraine des gisemens. Aujour-
d'hui seulement, le temps des vaches maigres étant venu ou
approchant, on commence à se préoccuper d'explorer la pro-
fondeur. Les gisemens qu'on y rencontrera seront nécessaire-
ment grevés de frais supplémentaires et donneront de moins
copieux dividendes. Mais, en ce qui concerne le tonnage dispo-
nible, je ne serais pas surpris, — et c'est ce qui intéresse surtout
notre industrie métallurgique française, — que les explorations
futures vinssent assurer aux gisemens de Bilbao une durée de
vie supérieure à celle que l'on a d'ordinaire escomptée.
Bilbao n'est pas, du reste, loin de là, le seul gisement de fer
espagnol et, même en s'éloignant peu du littoral qui seul peut
présenter des gisemens utilisables quand il s'agit de minerais
ayant une aussi faible valeur, on en citerait aisément de nom-
breux. Sans se perdre dans une longue énumération, il suffit de
suivre la côte du golfe de Gascogne pour trouver, d'abord, à
l'Est de la Gorogne, à Vivero, des magnétites évaluées à 50 mil-
lions de tonnes. Puis, dans les provinces d'Oviedo et de Léon,
on estime au moins à 150 millions de tonnes certains minerais
pauvres et siliceux à 30 ou 40 pour 100 de fer, dont quelques-
uns sont très voisins des charbonnages asturiens. S'ils n'étaient
aussi chargés de silice, ce qui ne sera pas toujours un obstacle,
on aurait Jà une ressource particulièrement abondante. On peut,
dès à présent, compter sur un autre grand gisement situé au
164 REVUE DES DEUX MONDES.
Sud-Ouest de ceux-ci, a 130 kilomètres de la côte, entre Pon-
ferrada et Astorga (Léon). Ce gisement Wagner contient au
moins 25 et peut-être 60 millions de tonnes de minerais ana-
logues à nos minerais normands. Au moment oîi la guerre a
éclate', des Allemands s'occupaient d'un chemin de fer destiné
à l'utiliser. Près de Santander, la Nueva Montana est exploitée
déjà assez activement, en accord avec nos Aciéries de la Marine,
pour fournir en temps normal 1 400 000 tonnes par an. Si l'on
passe à la zone méditerranéenne, la Sierra Mènera, à la limite
des provinces de Teruel et de Guadalajara, contient, sous la
forme de grands amas, près de 100 millions de tonnes, pour
l'exploitation desquelles on a construit un chemin de fer de
270 kilomètres aboutissant à Sagunto. Bornons-nous à men-
tionner encore les nombreux gisemens situés dans la région de
Carthagène et d'Almeria, sur lesquels, en ces temps derniers,
l'attention allemande paraît avoir été particulièrement attirée.
La production des minerais de fer espagnols est donc très
susceptible de s'accroître. Elle a atteint, en 1913, près de
10 millions de tonnes (la moitié de notre production fran-
çaise) représentant, sur le carreau de la mine, une valeur de
63 millions et occupant environ 34000 ouvriers. Sur ce total,
les deux cinquièmes, soit 3,9 millions de tonnes, provenaient,
cette année-là, de Bilbao, qui en exportait 3 millions à l'étranger.
La sidérurgie espagnole n'utilise, en effet, qu'une portion
restreinte des minerais nationaux. Elle donne seulement 350
à 400 000 tonnes de fonte (15 fois moins que la France) et
230 000 tonnes d'acier. Pour grandir, il lui faut des combus-
tibles, il lui faut du coke. Jusqu'ici, la sidérurgie espagnole
s'est donc à peu près localisée à Bilbao en employant un peu de
charbon asturien et beaucoup de charbon anglais. Les entre-
prises de Gijon et d'Avilès ont la prétention de concurrencer
Bilbao, ou tout au moins de s'assurer à côté une place au soleil.
Elles y réussiront d'autant mieux que le charbon sera plus cher
en Espagne et jouera un rôle plus important dans le prix de
revient, puisque leur supériorité est de confiner à des charbon-
nages. La guerre leur a été particulièrement favorable et, plus
les hostilités se prolongeront, plus elles accumuleront des
réserves qui assureront leur développement futur.
La France, dans cette question du fer, n'a pas le même
intérêt personnel que pour la houille. Il lui est commode actuel-
FRANCE ET ESPAGNE. 165
lement de trouver à proximité de sa frontière des usines en
état de lui fournir des lingots, des machines ou du matériel.
Plus tard, bien du temps se passera avant que nous ayons à
craindre une concurrence des minerais ou des aciers espagnols.
Nous allons devenir très gros producteurs de fer; nous aurons
assurément intérêt à en vendre à l'Espagne ; mais nous pourrons
la voir sans jalousie tendre à se fournir elle-même; car, dans
le marché national que ses usines s'efforceront ainsi de recon-
quérir, nous n'avons encore occupé qu'une bien petite place.
Après le fer, je ne passerai pas en revue tous les autres
métaux. Mais il en est trois d'inégale importance, pour lesquels
l'Espagne tient, dans le monde, une place particulièrement
importante : le cuivre, le plomb et le mercure. Dans deux autres
cas, ceux du platine et de la potasse, il se pose, à son propos,
des questions très actuelles. Si l'on veut préciser par des
chiffres, sur environ 1 200 millions de capital investi dans les
sociétés minières espagnoles, tandis que la houille et le lignite
en absorbent seulement 150 et le fer 222, la part du cuivre
est de 260, et celle du plomb de 219.
Pour le cuivre, l'Espagne vient loin en tête de la production
européenne quand on envisage, non pas le traitement métal-
lurgique où interviennent des minerais importés des autres
continens, mais les résultats calculés de la production minière.
Elle fournit, dans la province d'Huelva, 52 000 tonnes de cuivre,
soit le double de la production allemande qui vient la seconde
en Europe. Bien que les principales sociétés soient anglaises,
des capitaux français y sont fortement intéressés.
L'Espagne est également le grand pays plombifère européen.
Ici encore, elle vient immédiatement après les Etats-Unis, avec
lesquels elle rivalise presque, et loin avant le pays suivant,
l'Allemagne, dont la production métallurgique était, en outre,
alimentée, pour près de la moitié, par des importations de
minerais étrangers. Cette industrie du plomb espagnole, qui est
montée de 190 000 tonnes en 1911, à 240 000 actuellement, tire
une grande force de sa cohésion sous la direction de la société
française de Penarroya, qui a pu ainsi, dans la préparation
économique de l'après-guerre destinée à affranchir le marché
des métaux du joug allemand, jouer, pour le plomb, un rôle
prédominant.
Pour le mercure, l'Espagne est encore plus favorisée. Son
166
REVUE DES DEUX MONDES.
gisement d'Almaden est de beaucoup le plus riche et le plus
puissant du monde, en même temps qu'il a été le plus ancien-
nement exploité. A lui seul, il a certainement fourni plus de
la moitié de toute l'extraction mondiale depuis les origines de
l'histoire; et, aujourd'hui encore, il contribue, dans la même
proportion de la moitié, à toute l'extraction mondiale. Cette
production déjà si forte, il serait aisé de l'augmenter dans des
proportions considérables, si Almaden ne nous offrait pas un
des exemples les plus curieux de ce que peut devenir l'organi-
sation socialiste dans une industrie d'Etat.
Je viens de faire allusion au platine. Les gisemens de pla-
tine espagnols ne sont encore qu'un espoir très récent. Les
sondages entrepris par le gouvernement pour les étudier se
poursuivent et ne permettent pas de se prononcer sur leur
valeur. Ils ont cependant démontré la présence du platine, ce
métal si rare, dans tout un grand massif montagneux de la
Sierra de Ronda. Gomme le platine constitue actuellement un
monopole russe, étant à peu près exclusivement fourni au
monde entier par un petit coin de l'Oural, la nouvelle qu'un
second gisement important allait peut-être apparaître en
Espagne a suscité une très vive émotion. Cette trouvaille a
permis, en même temps, d'applaudir à la science des géologues
espagnols qui ont procédé à ces investigations par une méthode
scientifique d'une ingéniosité très rigoureuse, en commençant
par deviner la dissémination du métal sur des traces infinitési-
males décelées seulement au spectroscope, pour arriver peu à
peu à localiser ses concentrations utilisables.
C'est contre un autre monopole mondial que l'Espagne s'ap-
prête h lutter avec ses nouveaux gisemens de potasse de la vallée
de l'Ebre, près de Cardona. Toute la potasse a été, dans ces der-
nières années, fournie au monde par l'Allemagne, qui possédait
à Stassfurt et à Mulhouse les deux seuls gisemens exploités (le
second très nouvellement découvert). Depuis deux ans seule-
ment, l'Erythrée a commencé, en outre, à jouer un rôle. Les gise-
mens espagnols n'ont pu, pour des causes multiples, être outillés
pendant la guerre de manière à fournir en Europe la potasse
qui ne venait plus d'Allemagne. Des discussions très vives ont
eu lieu en Espagne sur le rôle que le syndicat allemand de
Stassfurt a pu jouer en sous-main dans cette affaire. Des pro-
jets de loi ont été déposés sans être votés. Un jour ou l'autre,
FRANCE ET ESPAGNE. 161
ces gisemens seront exploités et prendront leur place plus ou
moins importante dans un consortium où la France, ayant
récupéré iMulhouse, sera fortement intéressée.
D'une façon générale, la loi minière espagnole a de grands
avantages sur la notre pour le premier développement rapide
de régions neuves, de régions à coloniser : ses inconvéniens ne
se manifestent que plus tard dans la seconde phase où il s'agit
d'intensifier à coups de capitaux et de pousser en profondeur
une exploitation déjà acquise. Los concessions s'obtiennent avec
une facilité extrême. Il est bon de savoir, quand on aborde
pour la première fois l'Espagne, qu'elles n'impliquent ou ne
supposent en aucune façon l'existence d'un gisement minier.
L'Etat enregistre la demande sans se mêler de la contrôler. Il
se contente de percevoir un impôt assez élevé pour dégoûter
rapidement les preneurs de concessions stériles. Les nombres
de concessions que l'on voit figurer dans les tableaux statis-
tiques n'ont donc à peu près aucun sens. Mais, du moins, les
initiatives privées ne sont pas, comme en France, paralysées
par la mauvaise humeur d'un directeur des mines ou d'un
ministre. Plus tard, il en résulte un morcellement excessif et
un enchevêtrement des concessions qui constituent une diffi-
culté quand l'affaire veut se développer, mais, dont la liberté
commerciale permet de venir à bout. Une autre supériorité
espagnole est que les ingénieurs du gouvernement gardent en
Espagne un contact intime avec l'industrie et avec la pratique.
L'Etat lui-même les utilise à faire des recherches présentant un
intérêt général, telles que des sondages dont le produit immé-
diat peut sembler aléatoire et il ne les contraint pas, ainsi que
cela se produit sur l'autre versant des Pyrénées, à servir unique-
ment de contrôle et de frein.
L AGRICULTURE
L'agriculture espagnole nous arrêterait peu si nous n'envi-
sagions ici que nos intérêts français, car la France n'a pas
besoin de son concours ; mais l'exportation de ses produits en
France préoccupe, au contraire, fortement certaines contrées
espagnoles et, à ce titre, c'est un côté de notre sujet que nous
ne saurions négliger.
Cette agriculture ne laisse pas une impression avantageuse
468 REVUE DES DEUX MONDES. '
lu voyageur pressé, qui se contente de suivre les routes battues
de Burgos, Madrid, Tolède, Sévi lie et Grenade. Il n'a vu, sur
la plus grande partie du trajet, que des étendues mornes de
blocs granitiques, des steppes jaunâtres aux blés maigres, ou
des plantations indéfinies de chênes verts ; pas un arbre touffu
à haute tige, pas un pré. Les statisticiens ne font que confirmer
cette idée défavorable. Près de la moitié du territoire reste en
friche. L'hectare ne produit ici que 10 à 11 hectolitres de blé
contre 15 à 20 en France. L'Espagne est très loin de fournir les
céréales destinées à la nourrir. Elle doit en importer chaque
année pour 40 millions de francs. En 1914, le déficit est même
monté à 126 millions. Les météorologistes en donnent l'expli-
cation : la rareté des pluies, et, quand elles tombent, leur irré-
gularité. Avant de discuter cette pauvreté apparente et de dire
ce que l'on tente pour y remédier, il faut corriger aussitôt cet
énoncé par une remarque : l'Espagne est un grand plateau
pauvre, entouré d'une couronne fertile. Quand on traverse les
huertas de Séville, Cordoue et Valence, le spectacle est tout
différent : c'est celui d'un jardin, où une main-d'œuvre persé-
vérante et industrieuse jusqu'à la minutie a tiré parti du
moindre lopin de terre, l'a épierré patiemment, irrigué, amené,
le soleil aidant, à une merveilleuse fécondité. Et l'Espagne de
la Biscaye ou des Asturies est, elle aussi, sans analogie avec ces
déserts de la Manche, où l'on se représente trop bien don Qui-
chotte errant au soleil : c'est un pays vert, boisé, coupé de
ruisseaux, où il semblerait aisé de développer l'élevage.
Si nous revenons à la partie pauvre et dénudée qui occupe
une grande place, il faut encore distinguer entre la part de
stérilité qui tient à la nature et qui est assez difficilement
modifiable, ou celle qui provient de l'action humaine.
Il est incontestable que le déboisement, dû à de très
anciennes habitudes pastorales, a été funeste. Le mal s'est
accentué par la répartition défectueuse de la propriété. Dans
les conditions actuelles, l'Espagne est appauvrie, comme le fut
l'Italie romaine, par l'exagération de la grande propriété. On
n'y entend parler que de latifundia. Les mécontens, très
nombreux, gémissent sur l'absentéisme des grands propriétaires
qui songent uniquement à l'élevage des taureaux de course ou
à l'engraissage économique des porcs sous les chênes verts, sans !
effectuer aucun travail, sans apporter aucuns fonds ni aucun
FRANCE ET ESPAGNE. 169
engrais. Ils disent que le travailleur pauvre est forcé d'émigrer,
faute de trouver à occuper ses J)ras, dans un pays où tant de
terre reste en friche. Une minorité soutient que, si les grandes
propriétés sont à peu près en jachère, c'est parce que la main-
d'œuvre se dérobe, attirée par de larges salaires dans les villes
ou à l'étranger. Mais, des deux parts, on est d'accord sur le
mal, sinon sur le remède.
Ce que l'on peut réaliser avec de la bonne volonté et, il faut
l'ajouter, avec des capitau.x, nous avons pu le constater dans un
des pays les plus pauvres de la province de Jaen, à la Garganta,
oi^i une société minière française, que j'ai déjà eu l'occasion do
nommer, poursuit en pleine guerre une vaste entreprise de reboi-
sement. Chaque année, dans le sol défoncé profondément par des
"harrues à vapeur, un million d'eucalyptus viennent là trans-
former en foret verdoyante ce qui était un désert ; une forêt
dont l'exploitation méthodique va bientôt fournir en abondance
des bois de mine, des étoffes de textiles et des pâtes à papier.
Mais, si j'ai cité cet exemple pour montrer comment s'exerce
encore au dehors, même en des temps difficiles, l'activité
féconde de notre pays, c'est pourtant la partie fertile de l'Es-
oagne qui doit d'abord attirer l'attention de la France; car
c'est celle qui nous envoie et qui voudrait nous envoyer encore
plus ses oranges, ses primeurs, son huile d'olive, ses vins.
L'Espagne exporte (1912) pour loO millions de fruits, 25 mil-
lions d'huile, 80 millions de vin et voudrait exporter davantage.
Il y a là un point délicat, sur lequel les intérêts espagnols appa-
raissent quelque peu contradictoires avec ceux de nos agricul-
teurs méridionaux ou algériens, voire avec ceux de nos alliés
italiens, qui, ayant versé leur sang avec nous sur les champs
de bataille, pourront justement prétendre, les Espagnols le
comprennent bien et s'en inquiètent, à quelques faveurs. En
attendant que ces questions aient été résolues par des conces-
sions réciproques nous assurant des avantages équivalens sur
d'autres terrains, un certain marasme se manifeste dans ces
contrées privilégiées. La culture delà vigne rétrocède; celle
des orangers abandonne peu à peu la Catalogne pour se réfu-
gier en Andalousie et à Valence, où elle pâtit; les primeurs
ne se développent pas comme on l'espérait. En revanche, à
l'abri des tarifs protecteurs, l'industrie de la betterave à
sucre s'est beaucoup développée après la perte des colories
no
REVUE DES DEUX MONDES.
espagnoles qui fournissaient auparavant le sucre de canne.
Indépendamment de l'exportation vers la France ou vers
l'Angleterre, l'Espagne a tout intérêt à développer ses cultures
pour fournir davantage à sa consommation propre. Gomme
le soleil ne manque pas, comme la terre n'est pas plus stérile
qu'ailleurs, c'est un peu une question d'engrais minéraux, qui
tend à se résoudre par la création de nombreuses usines chimi-
ques où l'on fabrique des superphosphates, mais surtout une
question d'eau, pour la solution de laquelle les groupemens
nombreux, encouragés et favorisés par l'Etat, deviennent
nécessaires.
De tous côtés, en Espagne, les questions d'irrigation et de
régularisation des cours d'eau sont à l'ordre du jour. On construit
de grands barrages; on organise des canaux. Un très vaste pro-
gramme, comportant 320 millions de travaux, est, depuis long-
temps, à l'étude. Peut-être seulement des préoccupations élec-
torales conduisent-elles à disséminer un peu trop les efforts.
Nous n'ignorons pas en France ce qui se produit en pareil cas.
Dans cet ordre d'idées politique, je me contente de mentionner
d'autres projets, également d'une large envergure, qui, sous
des formes diverses, visent à socialiser la propriété agricole,
tantôt pour la diviser entre les travailleurs au détriment des
grands propriétaires actuels, tantôt pour syndiquer et grouper
les petits fermiers morcelés. Les moyens proposés sont parfois
révolutionnaires. Quant au but visé, la France ne peut qu'ap-
plaudir à des efforts qui veulent enrichir l'Espagne et qu'ap-
porter au besoin son aide sous forme de machines agricoles
fournies ou de capitaux.
LES MOYENS DE TRANSPORT
Je viens de rappeler un des projets de loi qui sont actuelle-
ment en discussion aux Cortés. Leur nombre est très grand.
Des questions se posent, en effet : de toutes parts et partout on
aperçoit des progrès à réaliser. Le faisceau de ces projets forme
un bel ensemble. On conçoit aisément la hâte des Espagnols
à vouloir le réaliser. JMais, si on met en regard les ressources
financières du pays, si on réfléchit au prix que coûteront les
capitaux dans la période de réorganisation consécutive à la
guerre, on est amené à penser que, pour aboutir, il serait utile
FRANGE ET ESPAGNE.; iTl
de sérier. En procédant ainsi par ordre, je crois qu'il faudrait
attribuer le premier rang à l'amélioration des route.s et des
voies ferrées. Dans un pays où tant de choses sont admirables,
il n'est pas de défectuosité qui frappe davantage un étranger et
qui paralyse plus tous les autres rouages de. la machine que
celle des moyens de communication.
La configuration du sol en est assurément la cause première.
Elle a de graves inconvéniens qui frappent au premier examen
d'une carte géographique. L'Espagne est une masse compacte,
surélevée, malaisément pénëtrable, aux fleuves rarement navi-
gables et dans laquelle une série de cloisons intermédiaires, les
Sierras, séparent l'une de l'autre des régions distinctes. L'uhi-
fication du pays en a toujours souffert. Il en résulte, pour les
chemins de fer, des profils en dent de scie qui rendent les
efforts de traction coûteux el amènent à réduire exagérément la
capacité des trains. Mais, dans un temps où la Suisse a pu
devenir un carrefour de routes européennes, les montagnes ne
sont plus un obstacle infranchissable. Il faut seulement, pour
arriver à les traverser économiquement, de l'énergie, de la
méthode, de la persévérance et de l'argent.
On ne saurait trop insister sur cette question des moyens de
transport. Après le besoin de houille, la nécessité de bonnes
routes et de voies ferrées bien coordonnées est la première qui
s'impose à un pays pour devenir puissamment industriel. La
houille ne se crée pas; on ne peut que mieux utiliser ce qui
existe; les moyens de communication, eux, dépendent des
hommes. Qu'il s'agisse de relier le producteur au consommateur,
d'alimenter des industries locales, de développer des exporta-
tions, ils sont également indispensables. Pour les routes, je me
bornerai à rappeler, parce qu'on l'oublie quelquefois, qu'après
les avoir construites, il est indispensable de les entretenir. On
en rencontre, par exception, d'excellentes dans les deux ré-
gions relativement autonomes des provinces basques et de la
Catalogne, où elles coïncident avec un magnifique développement
industriel. Ce que les administrations régionales ont fait là, le
gouvernement central pourrait sans doute le réaliser ailleurs.
La question des voies ferrées est à la fois plus délicate, plus
complexe et plus grave que celle des routes. Elle touche de très
près à tous nos rapports commerciaux, à toutes les relations
économiques de l'Europe avec l'Espagne. Quand, ignorant
i1i2 REVUE DES DEUX MONDES.
l'histoire et la constitution des chemins de fer espagnols, on se
borne à e'tudier la carte de leurs re'seaux, leurs tarifs et leurs
horaires, on est trop souvent amené à des constatations fâcheuses.
A tort ou à raison, les plaintes contre les Compagnies exploi-
tantes sont très vives et très générales en Espagne. Ceux qui les
formulent auraient parfois avantage à connaître mieux le
régime légal et financier des Compagnies, qui explique bien
des choses. Mais ne cherchons pas à quelle époque remonte le
mal, ni à qui en incombe la faute. Restons strictement dans
notre sujet. Parmi les défauts visibles des chemins de fer espa-
gnols, il en est qui ne peuvent être réformés sans beaucoup de
patience, d'argent et, j'allais ajouter, d'adresse, comme l'enche-
vêtrement singulier des réseaux," d'autres qui comporteraient
des dépenses difficiles à couvrir, comme l'amélioration des
gares, la multiplication des trains, ou les 10 000 kilomètres de
chemins de fer stratégiques récemment proposés. Il semblerait
plus simple de revoir les tarifs ou les horaires, et d'électrifier
certaines lignes montagneuses. Mais surtout, il paraît possible
d'aborder progressive ment une question qui touche tout particu-
lièrement la France, et l'extension du commerce international.
Les chemins de fer espagnols présentent, de la façon la
plus capricieuse et avec les enchevètremens les moins coordon-
nés, toutes les largeurs de voie imaginables. Celle que l'on y
rencontre le plus rarement est celle qui relierait l'Espagne avec
l'Europe : la voie de l'",44, uniformément adoptée sur tout le
reste du continent à l'exception de la Russie; d'où la nécessité
de transbordemens, les arrêts, les ruptures de charge... Depuis
longtemps, on parle d'adopter en Espagne, comme voie nor-
male, la voie européenne, en réservant un type unique de voie
plus étroite pour les chemins de fer d'intérêt local.
Les objections sont de deux ordres : la dépense, évidemment
importante à cause du matériel roulant, mais peut-être moins
considérable qu'on ne l'imagine, puisqu'il s'agit de réduire la
largeur actuelle ; et les considérations stratégiques. Ces der-
nières paraissent avoir été parfois mises en avant pour agir sur
une opinion publique insuffisamment éclairée. On peut, ce
semble, les comparer aux objections qui ont arrêté si longtemps
le tunnel sous la Manche, avant les enseignemens trop clairs de
la Grande Guerre. S'il est un pays en Europe, auquel sa situation
et ses frontières naturelles (pour ne pas parler sentimens)
FRANCE ET ESPAGNE. 1^3
assurent tous les privilèges de la neutralité', un pays qui n'ait
aucune chance d'être attaqué, c'est bien l'Espagne. Chacun sait
d'ailleurs avec quelle facilité on coupe des voies en pays mon-
tagneux et, quand la voie subsiste, avec quelle rapidité on
remédie à sa largeur différente par la pose d'un troisième rail.
Cet ordre d'idées étant donc écarté, il n'est pas besoin de déve-
lopper les avantages que présenteraient, pour l'Espagne, une
réduction de plusieurs heures sur les trajets de Madrid, Barce-
lone et Saragosse à Bordeaux, Toulouse, Marseille ou Paris, une
circulation de marchandises sans changement de wagon, etc.
L'inauguration des deux nouvelles voies transpyrénéennes,
imminente après la conclusion de la paix, prête un intérêt
d'actualité immédiate à des projets qui rencontrent un accueil
très chaud dans tous les milieux industriels et commerciaux
directement intéressés.
Un pays qui a derrière lui le passé de l'Espagne, un pays
qui a découvert le Nouveau Monde, a le devoir d'envisager
l'avenir et de voir grand dans le futur. Le raccordement de
l'Espagne avec la France ne facilitera pas seulement le com-
merce considérable entre les deux pays. Si, par un moyen quel-
conque, la voie européenne, après avoir atteint Barcelone et
Madrid, arrivait un jour à Algésiras, un premier grand pas
serait franchi vers la réalisation de plans grandioses qui occupe-
ront dès demain l'humanité pacifiée. Le percement de Suez
avait mis l'Espagne en dehors des routes asiatiques. Le Portu-
gal lui bloquait l'accès direct vers l'Atlantique. Mais nous tou-
chons au jour où l'Afrique va se métamorphoser en un pays
commerçant et industriel, comme le firent au dernier siècle les
pampas du Mississipi. Le sable du désert que devait gratter le
coq gaulois rejoindra, dans l'histoire des erreurs humaines, les
quelques arpens de neige, par lesquels Voltaire trouvait spirituel
de désigner le Canada. Pour l'Amérique du Sud, l'évolution,
déjà largement commencée, est plus proche encore et va très
certainement se précipiter. Or, sur une mappemonde, la route
directe d'Europe au Brésil passe par Algésiras, Ceuta, Dakar
et Pernambuco. De telles considérations peuvent paraître loin-
taines et cette route est semée d'obstacles qui l'ont rendue
longtemps impraticable. Mais une génération qui a vu construire
le transsibérien, percer Suez et Panama, concevoir et presque
finir les lignes du Gap au Caire et du Mozambique à l'Angola
174 REVUE DES di;t;x mondes.
entailler celle de New-York à liueuos-Aires, exécuter un trans-
canadien et un transandin, doit savoir qu'en pareille matière ce
que la logique impose aux désirs des hommes, les hommes
d'aujourd'hui l'exécutent. De la pointe d'Algésiras à Ceuta, il
n'y a que 25 kilomètres de mer, alors qu'il y en a 40 de Douvres
à Calais. La profondeur de 1 000 mètres a beau entraîner un
allongiîment notable pour un tunnel et le courant créer une
gêne pour des ferro-hoats, le raccordement se fera; il aura lieu
d'autant plus vite que la mauvais génie allemand ne sera plus
là pour jeter des sorts sur tous les essais de concorde humaine.
En attendant, Cadix est déjà sur la route de Rio Janeiro, et la
traversée de Gibraltar à Tanger n'est que de quelques heures.
Amener des trains rapides au Sud de l'Espagne, c'est ouvrir un
accès par terre vers tout le Maroc, l'Algérie, le Sénégal, le
Soudan : c'est réduire à quatre ou cinq jours la traversée vers
le Brésil. C'est créer, à travers l'Espagne, un mouvement de
transit, qui permettrait d'étendre largement son réseau de voies
ferrées.
Si la topographie de l'Espagne est un obstacle naturel aux
communications intérieures, ses 4 000 kilomètres de côtes lui
assurent, en revanche, un avantage dont elle pourrait mieux
profiter. Les bons ports y sont nombreux : Bilbao, Santander,
Gijon, iluelva, Séville, Cadix, Carthagène, Alicante, Valence,
Barcelone. L'Espagne devrait être davantage un pays de navi-
gateurs ; elle devrait tout au moins s'assurer à elle-même son
propre cabotage, non pas à coups de tarifs protectionnistes ou
de primes, mais par le libre jeu de la concurrence. En temps
normal, ce cabotage apporte une aide précieuse, mais qui pour-
rait être plus grande, aux transports par terre. On apprécie
mieux encore son concours disparu quand la navigation est
réduite au minimum, comme cela se produit depuis la guerre ;
alors les chemins de fer s'engorgent et tout le pays en soufï're.
Le développement de la marine marchande espagnole est
une question du jour. L'Espagne n'est encore qu'une puissance
maritime de second ordre, dont la flotte marchande ne dépasse
pas 800 000 tonneaux. Mais, dans ce cas aussi, la guerre, en
assurant des bénéfices énormes aux armateurs, a favorisé nos
voisins. Il se produit, en ce moment,» un mouvement analogue
à celui qui, de 1897 à 1900, porta la marine marchande espa-
gnole de 500 000 à près de 800 000 tonneaux. Des chantiers de
FRANCE ET ESPAGNE.
175
construction se créent, ou travaillent plus activement à Biibao,
Avile's, Barcelone, Séville et Cadix. Si les sous-marins alle-
mands, favorisés par des collaborations mystérieuses, ne font
pas de trop rudes brèches à cette flotte grandissante, le cabotage
national peut arriver à éliminer le pavillon anglais; il sera
aidé par l'exportation croissante des minerais, de la houille, des
primeurs et des fruits. Gomme escale de transatlantiques, Gijon
se dispute déjà avec la Corogne et Biibao.
LES CAPITAUX
Si sommaire qu'ait été cet exposé, il aura néanmoins mon-
tré les ressources matérielles importantes dont dispose l'Espagne
et dont elle n'a qu'imparfaitement tiré parti. Pour accélérer sa
mise en valeur, il faut deux élémens fécondans dont nous
n'avons pas parlé : les capitaux et les hommes. Un voyage en
Espagne permet à la fois d'apprécier les progrès récens du pays
et de voir ce que ses ressources en hommes et en argent per-
mettront d'y ajouter dans un avenir prochain ; il enseigne éga-
lement (ce qui est le but plus particulier de cette étude) quelle
peut être, dans ce développement, la part de la France.
L'Espagne était déjà, avant la guerre, beaucoup plus riche
qu'on ne l'estime en général. La guerre a contribué grandement
à l'enrichir. Les progrès de son change, la réintégration des
valeurs espagnoles, auparavant domiciliées chez les belligérans,
le prouvent assez. Mais il n'en résulte pourtant pas, jusqu'à
nouvel ordre, que cet enrichissement se traduise par une aide
directe apportée aux vastes besoins de l'Etat ou aux appels des
Sociétés espagnoles. Les finances de l'Etat sont, si on les met
en parallèle avec tous les travaux commencés ou projetés, moins
florissantes que celles des particuliers. De nombreux individus
ont pu être directement enrichis par les industries touchant à
la guerre, ou du moins favorisés par la disparition de concur-
rens occupés à des opérations militaires. Tôt ou tard, la com-
munauté en bénéficiera ; mais il faut du temps pour que cette
infusion de sève nouvelle se répande dans toute la masse. En
attendant, le peuple espagnol voit renchérissement généra)
qu'entraîne la guerre, le manque de charbon, la disette de
main-d'œuvre, la difficulté des transports et il génjit, comme
pourraient le faire les belligérans, sur la longueur d'une lutte
i76 REVUE DES DEUX MONDES.
dont les profits ne se traduisent pas aussitôt pour lui en résul-
tats palpables. Dans une classe plus aise'e, les émissions d'em-
prunts ou les placemens d'actions nationales trouvent en
Espagne peu d'écho. L'argent n'y manque pas ; mais il se réserve
et se cache. On se plaint souvent que le capital espagnol soit
timide. Le capital est toujours timide quand il a peur, parce
qu'il a souffert précédemment de se montrer. C'est pourquoi
les Espagnols se sont peut-être un peu trop hâtés dans certains
cas où ils ont cru pouvoir opposer un protectionnisme intran-
sigeant au maintien et au développement d'affaires étrangères.
Leur désir d'être seuls chez eux est parfaitement légitime;
mais il est prématuré. La coopération des capitaux français,
qui atteint actuellement près de 3 milliards, reste nécessaire en
Espagne, ne fût-ce que pour encourager les capitaux espagnols
à se montrer. D'une façon générale, elle offre l'avantage d'assu-
rer une double garantie aux intéressés. Avec les tendances
actuelles de quelques gouvernemens à renouveler les lois
chaque printemps comme poussent les feuilles, les capitalistes
de tous les pays, et non pas seulement d'Espagne, rechercheront
sans doute de plus en plus les affaires présentant un certain
caractère international et pour lesquelles, par suite, une spolia-
tion demandera du moins la complicité de deux Etats.
L'Espagne tire actuellement une juste fierté de son change;
mais il n'en est pas moins vrai que la balance de son commerce
extérieur se traduisait encore, dans la dernière année normale,
en 1913, par un déficit de 180 millions; et ni le mouvement des
touristes en Espagne ni les placemens espagnols à l'étranger
ne sont suffisans pour faire l'appoint. Les résultats actuels,
dus à des causes toutes momentanées, ne produiront des effets
durables que si les exportations se développent, les importa-
tions ayant suivi, dans ces dernières années encore, une courbe
ascendante très rapide. Des capitaux français, qui permettraient
aux Espagnols d'exporter plus de minerais, de métaux, de pro-
duits agricoles, contribueraient du même coup à la prospérité
du pays. L'association des capitaux, l'association des intérêts
économiques, c'est, en notre temps, — et quand on y regarde
d'un peu près, je crois que ce fut, presque à toutes les époques,
, — l'occasion la plus agissante et la plus efficace d'amitiés et de
confraternités. Il n'y a de politique extérieure réellement effi-
cace qu'une politique fondée sur les relations économiques. On
i
FRANCE ET ESPAGNE. 171
aurait tort d'envisager qu'un des pays doit y perdre si l'autre
y gagne. Des deux côtés, le bénéfice est le même, comme lorsque
les valeurs montent en Bourse pour des causes sérieuses, indé-
pendamment de la spéculation.
Il ne faut pas non plus trop s'arrêter à quelques inconvé-
niens que le temps met parfois en lumière. Les peuples
semblent volontiers égoïstes et ingrats. Souvent, dans les affaires
faites à l'étranger, on finit par être dépossédé quand leur pros-
périté s'affirme. C'est un peu ce qui se passe pour les colonies,
qui essaiment quand elles sont capables de se suffire k elles-
mêmes, ou pour les fils qui abandonnent le nid paternel quand
ils peuvent gagner leur vie. La France a fait les chemins de fer
espagnols; ces chemins de fer lui ont été enlevés. Ne disons
pas trop vite : Sic vos, non vobis ; à la condition, bien entendu,
que les contrats soient respectés et les engagemens tenus...
LES HOMMES
J'arrive enfin à ce capital humain, sans lequel les plus pré-
cieuses ressources matérielles d'un pays demeureraient inutili-
sées, grâce auquel leur valeur peut, au contraire, se trouver
décuplée. Un pays est un peu ce que l'a fait la nature; mais il
est beaucoup ce que l'ont fait les hommes. Que vaut le capital
humain en Espagne, il est aussi utile de l'étudier que d'examiner
ce que sont les réserves en houille.
Pour apprécier l'Espagne comme pour juger la France, on
doit, je crois, si l'on veut être équitable, faire abstraction d'une
administration par laquelle la nation n'est que très imparfaite-
ment représentée. Quand on laisse de côté ce personnel paraly-
sant pour ne considérer que le personnel agissant, on peut y
distinguer, comme dans toute mobilisation, trois degrés : les
officiers, les sous-officiers et les hommes. Tous 5ont également
indispensables. Pour les deux extrêmes, cela va sans dire; mais
le rôle des contremaîtres, qui sont les sous-officiers de l'indus-
trie, n'est pas moins important. En paix comme en guerre, le
général le plus habile ne saurait tirer parti des meilleures
troupes si elles ne sont encadrées. Or, quand on examine \e
personnel des industries espagnoles, on constate immédiatement
que les grands conducteurs d'hommes ne font pas défaut. On
trouve, en nombre suffisant, des esprits généralisateurs aux
TO.ME XL, — 1917. ' 12
178
REVUE DES DEUX MONDES.
larges conceptions, aux vues d'ensemble fécondes, aptes à consti-
tuer des chefs. D'autre part, les troupes abondent. L'ouvrier
espagnol a de sérieuses qualités, qui le font apprécier dans tous
les pays où il émigré. En tenant compte d'une certaine indo-
lence (qui n'existe guère que dans le Sud) et surtout d'une fierté
chatouilleuse, d'une initiative parfois exagérée, qu'il convient
de ménager, l'ouvrier espagnol est intelligent, travailleur et,
comme disent nos soldats, « débrouillard. » Il excelle aux tâches
nouvelles, aux coups de force, aux grands efforts momentanés,
pour lesquels on a mis son amour-propre en jeu ; il est égale-
ment très capable d'un travail persévérant. Il est sobre et se
contente de peu. Ce qui manque généralement, ce sont les
intermédiaires, ce sont les sous-ingénieurs, les chefs d'équipe,
les contremaîtres ayant reçu une certaine éducation technique
sans pourtant dédaigner de mettre la main à l'ouvrage. Les
défauts de l'enseignement priniaire et secondaire apparaissent
là, malgré les très louables efforts dont nous avons pu constater
le fruit dans de nombreuses écoles techniques.
Cette situation appelle naturellement un échange avec la
France, où ces contremaîtres existent en quantités très suffi-
santes, tandis que les manœuvres manquent. Dans un com-
merce, qui se traduit toujours par des apports réciproques, les
deux pays ont ici chacun une chose à offrir qui manque à
l'autre. L'Espagne peut nous fournir de la monnaie et recevoir
des pièces blanches. Soit que nos contremaîtres et maîtres-
mineurs français viennent encadrer quelque temps les ouvriers
espagnols, soit que des contremaîtres espagnols aillent passer
un certain temps d'apprentissage en France, le résultat peut
être atteint; et, jusqu'au jour où cette éducation sera faite, les
ouvriers espagnols, surabondans dans leur pays, nous rendront
de précieux services en France.
Si l'on estime que ce dernier service mérite une contre-
partie plus forte, on peut la trouver dans l'apport de nos capi-
taux que je proposais tout à l'heure. A côté du travail humain
actuel, ceux-ci représentent du travail accumulé, du travail en
puissance, comme la houille est de l'énergie ancienne prête h
redevenir de l'énergie vivante et active.
J'en ai dit assez pour avoir indiqué les points principaux
qui frappent d'abord quand on parcourt l'Espagne économique.
FRANCE ET ESPAGNE. 179
Préoccupé de montrer des routes à suivre, je n'ai pas pu
insister, comme il aurait fallu, sur le chemin accompli dans
ces dernières années et sur la vitalité dont ce pays donne par-
tout les preuves, présage heureux de son avenir. Il ne faut pas
le juger sur une réputation d'autrefois et sur une somnolence
accidentée de révolutions dont il est très heureusement guéri.
Ce réveil incontestable de l'Espagne nous touche de trop près,
intéresse à la fois trop vivement nos besoins commerciaux et
nos sympathies pour que nous ne lui prêtions pas une juste
attention.
La collaboration si souhaitable de la France et de l'Espagne
existe déjà dans plus d'un domaine. J'ai déjà fait allusion à nos
grandes sociétés minières et électriques. Les affaires françaises,
qui sont nombreuses en Espagne, ont pu continuer à prospérer
pendant les hostilités, grâce à la courtoisie chevaleresque de
leur personnel espagnol, qui, sans faire parade de son dévoue-
ment, a doublé ses efforts pour remplacer des collègues fran-
çais mobilisés. A l'heure actuelle, en pleine lutte, notre
industrie donne là des preuves d'activité et d'initiative dont
les fruits se récolteront après la paix. Il faut encore les
multiplier.
Les causes d'intimité entre les deux peuples abondent et,
malgré quelques malentendus faciles à réparer, elles ne sau-
raient manquer d'être efficaces. La France est, avec l'Angle-
terre, de beaucoup le pays qui fait le plus de commerce avec
l'Espagne; elle lui fournit des marchandises, elle lui en achète
bien davantage. Les exportations de l'Espagne en Allemagne
sont à peine le quart des exportations en France ou en Angle-
terre. L'Allemagne verrait volontiers, dans l'Espagne, une sorte
de colonie africaine, où l'on s'attache d'abord à écouler ses
produits. La France, mieux inspirée, traite sa voisine comme
une sœur aimée, un peu susceptible, pour laquelle sa politique
douanière s'est montrée, dans ces dernières années,' particuliè-
rement affable. A une heure où le monde entier doit être las
d'affirmations, de négations et de phrases, ce ne sont pas là
des mots, mais des chiffres, mais des faits. De tels faits pren-
dront toute leur portée quand la France aura assuré, au prix de
son sang, l'avenir pacifique de l'humanité.
L. De Launay.
LENDEMAINS DE UÉYOLUTION
A PÉTROGRAD
LA LIBERTÉ DANS LA CITÉ
Pétrograd, de mars à mai 1917.
La révolution a pris fin, — du moins dans sa phase aiguë.
Plus de cris; plus de coups de feu. On s'éveille... D'un
cauchemar ou d'un rêve?... On ne sait plus. On a vécu d'une
vie si intense, tantôt épouvantée, tantôt enthousiaste!... On en
est encore comme étourdi... On se tàte, on se compte : oui, oui,
nous sommes tous là quoiqu'un peu pâlis, les nerfs brisés, et
hésitans. Vite, un coup d'œil à la fenêtre, un tour dans la rue
pour dissiper les dernières brumes du cerveau et prendre contact
avec la vie nouvelle...
Nous voici dehors. Le drapeau si terni, si fripé de l'hôpital,
a été remplacé par un autre où la croix-rouge flamboie dans de
la blancheur neuve. Et cela émeut comme un symbole... Un
ouvrier, grimpé sur une échelle, est occupé à ficher un grand
drapeau rouge dans des crampons de fer nouvellement posés.
L'air matinal est frais, un peu piquant, tchisti (propre), comme
disent les Russes, débarrassé des impuretés qui le rendaient
lourd.
La vie normale reprend. Les ménagères, cabas au bras,
attendent leur tour pour le pain devant les boutiques. Elles
causent entre elles ou échangent avec les passans des réflexions
rapides.
— Eh bien! est-ce qu'il y aura du pain, maintenant?
— Bôndiet! bôndiet! (Il y en aura! il y en aura!) Et bien
meilleur : du pain de la révolution 1
LENDEMAINS DE REVOLUTION A PÉïROGRAD. 181
Car tout le monde a confiance et attend du gouvernement
nouveau plus peut-être que les circonstances ne lui permettront
de donner. Quelques isvostç/ii/cs sont venus prendre l'air de la
rue, avec des chevaux ragaillardis par une semaine de paresse.
Un traîneau villageois passe, conduit par un paysan. Les
planches du fond disparaissent sous une couche de paille. La
douga bariolée, rouge, jaune, verte et bleue, à dessins barbares,
arrondit son arc au-dessus du cou du cheval. Gomme tant
d'autres, il a dû arriver à Pétrograd, retentissant de grelots et
pavoisé de rubans, pour la « semaine du beurre (1). » Attardé, il
s'est trouvé pris parla révolution. Maintenant, il s'en retourne
au village, et j'imagine l'accueil que les paysans avides de
nouvelles lui feront au retour !
Gomme la rue est vive, animée 1 Les promeneurs débordent
des trottoirs pour se répandre sur la chaussée où le charroi est
encore peu intense. Les fripiers tatares, leur enveloppe de toile
ou de lustrine sous le bras, se remettent à errer, l'oreille tendue
au moindre appel ; les jeunes garçons de boutique traînent par
une ficelle passée sur leur épaule le petit traîneau familier;
des employés, — des tchinovniks , — reprennent le chemin
délaissé de leur bureau ; des juifs, logés dans les environs de la
synagogue toute proche, aspirent avec plaisir l'air nouveau,
beaucoup plus favorable pour eux que l'ancien ; des femmes,
des jeunes filles trottinent dans la neige, bottées de feutre sous
la jupe courte, regardées en dessous par des groupes de marins
ou de soldats qui flânent, la cigarette au bec, plaisir si nouveau
qu'il garde presque la saveur du fruit défendu!
Près du petit pont, un orchestre de cuivre fait retentir la
première phrase musicale de la Marseillaise . Les sons partent
de la caserne des Equipages de la Garde, à l'angle du canal. Et
tout le monde d'y courir... Au dernier accord, applaudisse-
mens, hourrahs, tout l'enthousiasme d'une foule ivre de sa
jeune liberté 1
Nous sommes en pleine lune de miel du Peuple et de la
Révolution...
La joie de vivre, éparse dans l'air nouveau, nous entraîne.
(1) Les jours gras, qui se sont terminés cette année le 20 février. G"est -l'iiabi-
tude des villageois des environs de Pétrograd, ainsi que des Finnois, de venir à
cette époque dans la capitale avec leurs Iraîneau.x pour gagner un peu d'argent
en promenant les citadins.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous longeons le canal Krionkofî pour atteindre celui de la
Moïka. Des curieux stationnent autour de la prison incendiée.
L'église, dont nous avons vu évacuer les ornemens précieux,
est l'objet d'un véritable pèlerinage. Dans la cour d'une maison
voisine, des soldats passent en revue un tas de couvertures
brunes qu'on a jetées là. Les gamins du quartier jouent autour
des piquets de tente, confectionnés par les prisonniers et qu'on
a sauvés, puis amoncelés aux abords de la prison. Plus loin,
devant les Archives de la police, les papiers brûlés, d'oii quelques
petites flammes et de la fumée s'échappent encore, forment un
rempart calciné dans lequel des moujiks portent sans se presser
la pioche et la pelle. Des fils de fer arrachés pendent lamenta-
blement le long des poteaux télégraphiques. A l'angle de deux
rues, dans une tchaïnaya à la devanture peinturlurée de couleurs
éclatantes, mais délavées par les pluies, on sert gratuitement aux
soldats du thé et du pain. Nous déposons notre offrande dans
une petite caisse gardée par deux jeunes filles et je monte déli-
bérément les quatre marches de pierre qui conduisent à la
tchaïnaya.
Fumée, bruit et poussière... A travers l'atmosphère lourde,
empuantie de tabac, de relent humain et de cuir de bottes, je
distingue une salle, peut-être vaste, mais coupée en compar-
timens par de massifs piliers carrés qui se rejoignent en cintre,
à la manière des églises romanes, — avec l'art en moins...
Derrière un comptoir, où le samovar en resplendissante robe
de cuivre a l'air d'une princesse fourvoyée dans un mauvais
lieu, des matrones étalent leur rotondité. Les petites servantes,
plus agiles, le torchon noué autour de la taille, portent de place
en place le thé fumant et les assiettées de pain noir. Autour des
tables sans nappes, le fusil posé entre leurs jambes ou à côté
d'eux, des soldats boivent et mangent, bavardent et fument.
Malgré mes efforts, je ne puis établir de rapprochement entre
ces hommes aux uniformes ternes, maculés et déjetés mais sans
pittoresque, et les « Ça ira » déchirés, en lambeaux, chemises
ouvertes et poitrines au vent de la Révolution française. Je
m'imagine plutôt être transportée dans une de ces tavernes du
quartier de Suburre où, après une dure campagne, les soldats
des légions venaient boire et se divertir en liberté. La révolu-
tion russe manque totalement de ce romantisme qui a jailli de
la nôtre comme d'une source retrouvée de l'âme française !
LENDEMAINS DE IIIÎVOLUTION A PETROGRAD. 183
Tout l'intérêt qu'offre cette troupe attablée se concentre
dans l'expression des visages. Elle révèle une brusque transfor-
mation intérieure, une déviation inattendue de l'axe autour
duquel gravitait la sensibilité de ces êtres encore primitifs. Ces
soldats, ou leurs pareils, je les ai vus, il y a quelques mois, sur
le front, mais combien différensl Moujiks arrachés à leur
glèbe, ils gardaient au fond de leurs yeux, soudain traversés
par de rapides éclairs de vaillance, un peu de cette rêverie sans
but que dépose dans l'âme de certains paysans, comme dans
celle des nomades du désert, le spectacle continu des vastes
espaces, associé à un labeur solitaire et silencieux. Maintenant
y éclate l'orgueil de leur victoire civique.
Près de la Moïka, des autos filent, rapides, occupés par des
miliciens et des soldats. Ils ont remplacé les fusils et les
mitrailleuses de ces derniers jours par des paquets d'imprimés
qu'ils distribuent au vol, à travers la ville. Les blancs messa-
gers tournoient un moment au-dessus des têtes. Les bras se
tendent pour les saisir ou, lorsqu'ils viennent s'échouer sur le
sol comme des oiseaux blessés, la foule se jette en bousculade
sur la neige et les couvre de son corps, tant elle en est avide.
C'est qu'ils sont, ces imprinlés, les seuls porteurs de nouvelles,
les grands journaux n'ayant pas encore repris leur publication.
Celui-ci, dont nous avons réussi à nous emparer, est le n" 9
d'Isvestia (Les Nouvelles), organe du parti des ouvriers dont le
dévouement de typographes bénévoles assure la quotidienne
apparition. Entre autres choses, il publie la renonciation de
Michel Alexandrovitch au trône de Nicolas II, son frère. La
nouvelle en était déjà connue, mais on lit le texte et on le
commente avec une satisfaction visible. A peine né à la liberté,
le peuple russe va d'un bond jusqu'au point extrême de ses
exigences. Il est pareil à ces gaz dont la violence d'explosion
est en proportion de leur degré de compressibilité. Une bonne
et durable constitution lui paraissait, il y a quinze jours à peine,
un idéal inespéré. En une semaine, la révolution a projeté
ses désirs bien au delà. Il se délecte, il s'enivre aux syllabes,
nouvelles pour lui, du mot respoublika, et c'est déjà la république
sociale qu'il lui faut.
— La Révolution française? disent avec une moue un peu
dédaigneuse ceux qui la connaissent mal. Il en est sorti une
nation de bourgeois. Nous ferons plus vite et mieux!
184 REVUE DES DEUX MONDES.
D'autres, qui n'ont retenu du grand mouvement libérateur
émané de la France que le côté sanglant, comme des enfans
dont le cerveau reste fermé aux idées, mais dont les sens et
l'imagination perçoivent le choc d'une image tragique, vont
répétant avec un naïf orgueil :
— Chez nous, ce n'est pas comme en France ; nous avons
fait notre révolution sans presque verser de sang I
Et quelqu'un d'ajouter, conciliant :
— Vous savez... la Révolution française... il y a déjà plus
d'un siècle... Les gens sont plus civilisés à présent.
Mais, en faisant entrer en jeu la civilisation actuelle, aucun
de ces hommes ne songe à tourner ses regards vers l'Alle-
magne assassine obligeant le progrès humain à se faire le
complice du meurtre et de la ruine, à ramener sa pensée sur
les ruines de Liège, d'Ypres, de Louvain ou de Reims, la deu.\
fois sacrée, — par l'histoire et par le malheur!
Il n'est pas rare d'entendre au coin d'une rue, dans un
magasin, quelque Russe plus instruit ou quelque Français
blessé dans sa fierté nationale, exposer avec calme ou déve-
lopper avec des gestes véhémens ce que fut la Révolution fran-
çaise, génératrice de toutes celles du présent et de l'avenir. Et,
pendant ce temps, plus éloquent que toutes les paroles, domi-
nant toutes les controverses, l'air sublime de la Marseillaise
traverse l'espace, pareil à la personnification grandiose que
Rude en plaça sur l'un des piliers de l'Arc de Triomphe, et
entraîne toutes les âmes au vent de son fougueux élan !
Une foule, plus avide que curieuse, se presse autour d'une
façade en angle sur la rue de la Poste et la ruelle de la Garde-
à-Gheval. Cette façade est tout ce qui reste du somptueux hôtel
du comte Frédériks, ministre de la Cour. J'ai connu le comte
Frédériks (1) lors de mon séjour à Livadia, où il se reposait
avec sa famille. C'était un de ces Russes d'origine allemande
lettrés, cultivés et courtois, comme il s'en rencontre entre Libau
et Narva, dans les provinces russes de la Baltique, parfois très
sincèrement attachés à la Russie et dont le mélange du sang,
l'effet de l'éducation et des habitudes ont fait un type tout s
fait spécial. Quant au comte Frédériks, son titre de ministre
de la Cour, au moins autant que son origine allemande, a fait
(1) Le baron Frédériks reçut de l'empereur ^UcoIas II le titre de comte.
LENDEMAINS DE REVOLUTION A PETROCRAD. iSo
que la haine du peuple s'est abattue sur lui dès la première
heure. Son hôtel, où s'étaient peu à peu accumulés les objets
les plus précieux et les pièces de collection les plus rares, a été
envahi, pillé, puis incendié. On prétend cependant que bon
nombre des trésors artistiques qu'il renfermait ont été sauvés.
Maintenant, des yeux et des mains avides fouillent entre les
pierres calcinées, cherchant s'il ne reste pas quelques précieux
débris à recueillir. Le comte, actuellement arrêté, se trouvait
auprès de l'Empereur au moment du désastre. Sa femme, âgée
et malade, put être secrètement transportée dans un hôpital où
on la cache sous un nom d'emprunt; sa fille, atteinte de sco-
liose, réussit à se sauver. Quant au comte, on l'accuse d'avoir
comploté contre la Russie en faveur de l'Allemagne. Il est diffi-
cile de démêler avant le procès ce qu'il peut y avoir de vrai
ou de faux dans ces accusations. Le fait certain, c'est que la
Russie, empoisonnée du venin allemand depuis Pierre le Grand,*
n'a pas su s'en délivrer au moment de la guerre. Le peuple de
la révolution fera-t-il ce que n'a pu ou voulu accomplir la
monarchie tsariste ? Jusqu'à présent, et sauf le comte Frede-
riks, il ne parait pas qu'aucun Allemand de Pétrograd ou
d'ailleurs ait été molesté en rien.
Sur la place d'Isaac, grande affluence autour d'Astoria, hier
encore le plus luxueux, le plus bruyant, le plus sélect hôtel de
Pétrograd, réduit maintenant au silence et à la désolation. Sa
façade plate, sa lourde architecture germanique, ses glaces
extérieures brisées, forment un sinistre pendant aux fenêtres
aveuglées de planches, au fronton découronné de l'ambassade
d'Allemagne qui lui fait face et dont il fut, avant la guerre, un
des centres d'espionnage les plus actifs.
Le long de la riche Morskaïa (rue de la Mer), bordée des plus
beaux magasins de la ville, et de la Perspective Newsky, les
autos particuliers qui ont pu échapper à la réquisition com-
mencent à se risquer hors de leur garage, et les gens timides à
sortir des maisons où une semaine de terreur les confina. Les
portraits de la famille impériale, jusqu'à celui de la grande-
duchesse Tatiana, qui fut la préférée du peuple russe, ont disparu
des vitrines. Sur les monumens d'où on n'a pu le retirer encore,
le monogramme de l'Empereur est recouvert d'un lambeau
d'étoffe rouge. C'est ainsi que la grille du Palais d'Hiver, sur
laquelle ce monogramme, enfermé dans un médaillon, se répète
186
REVUE DES DEUX MONDES.
de distance en distance, semble de loin porter des stigmates de
sang. L'impression vous hante à la longue de ces drapeaux
rouges, de ces revêtemens d'étolîe rouge, de ces cocardes rouges
attachées aux manteaux ou piquées aux bonnets de fourrure,
de CCS affiches rouges plaquées aux murs, — lambeaux arrachés
par la colère du peuple à la pourpre impériale du dernier des
RomanofT.
Sur quelques maisons on lit encore, tracé à la machine à
écrire, V Appel des soldats consciens, affiché le l®"" mars, et invi-
tant la force armée à maintenir l'ordre dans la rue pendant les
jours qui vont suivre. L'Appel constate que, malheureusement,
des magasins ont été pillés, des maisons et des domiciles parti-
culiers violés et dévastés, et il ajoute : u Ces désordres ne ser-
vent qu'à discréditer dans l'opinion publique le grand mouve-
ment révolutionnaire du peuple russe, et il est de notre devoir
de les rendre impossibles. »
Nous voici arrivés à la hauteur de Gostiny-Dvor. On nomme
ainsi un vaste bâtiment blanchi à la chaux, composé d'un rez-
de-chaussée surmonté d'un étage en cintre et entouré d'un pro-
menoir à colonnes. Il n'est pas de ville russe tant soit peu im-
portante qui ne possède son Gostiny-Dvor. Cela tient le milieu
entre le bazar oriental, — si amusant avec ses ruelles étroites et
couvertes, ses boutiques où l'artisan travaille sous les yeux de
l'acheteur — et nos grands magasins d'Occident.
Le Gostiny-Dvor de la Perspective Newsky mesure environ
une versle de tour (1), et contient près de 200 boutiques, ayant
chacune sa spécialité. Par tous les temps et dans toutes les
saisons, la circulation est intense sous le promenoir. On y
entend toutes les langues d'Europe ou d'Asie, on y rencontre
tous les types humains, on y croise tous le§ costumes, depuis
le. cafetan du Sarte, bordé d'un liséré de fourrure et ouvert sur
une longue tunique de couleur tendre, jusqu'aux derniers
modèles de la mode parisienne. C'est un lieu de rendez-vous et
de caquetages autant que de négoce. Quelques semaines avant
la Révolution, on s'y pressait encore autour de la petite bou-
tique du marchand grec, d'où s'échappait une alléchante
odeur de sucre brûlé. On trouvait là toute la bonbonnerie chère
à l'Orient... et à la gourmandise des Russes. Le sucre, devenu
(1) Un peu plus d'un kilomètre.
LENDEMAINS DE RÉVOLUTION A PÎÊTRGGRAD. 187
rare, a terriblement renchéri; la boutique du marchand grec
et ses noix caramele'es, son halvatt et ses figues confites s'en
ressentent.
Aujourd'hui, une étrange scène se déroule à Gostiny-Dvor.
Un jeune homme en costume d'étudiant monte sur une estrade
improvisée, crie et gesticule. Nous approchons. On entend :
— Le numéro d'hier du journal de Moscou Rannïé onlro
(la première heure), cinq kopeks!... Qui donne plus?...
— Deux roubles ! crie une voix.
Et aussitôt, l'enchère monte : 10 roubles! 15 roubles! 18!
28!... Enfin, le numéro est adjugé à 50 roubles.
Les journaux de Pétrograd ayant cessé de paraître depuis
une semaine et l'arrivée de ceux de Moscou ayant été inter-
rompue pendant trois jours, les étudians ont eu, dès la reprise
de service des chemins de fer, l'ingénieuse idée de vendre
aux enchères, et au profit des postes de ravitaillement pour
les soldats, les premiers numéros parus. La criée a été pro-
ductive à Gostiny-Dvor; elle ne l'est pas moins, au coin de la
rue Troïtskaïa où la même scène se renouvelle. Un numéro
du Rouskoyé Slovo a été adjugé à 100 roubles, ainsi qu'un
Roiiskij Viédémosti et la foule d'applaudir et d'accompagner les
acheteurs avec des ovations frénétiques. On dit, mais je n'ai
pas assisté aux enchères, que sur un autre point de la Newsky
un numéro de ce même journal a atteint le prix fantastique de
10 000 roubles (plus de 20 000 francs).
Un trafic original se fait sur les ponts oii l'on vend à vil
prix des revolvers, des fusils, des sabres d'officiers et des
kortiks (épée courte) de marins, volés aux officiers, pris à l'Ar-
senal ou réquisitionnés sans droit dans les maisons.
Bien que les tramways ne fonctionnent pas encore, que les
isvostchiks soient rares et d'un prix inabordable et que l'on
commence à trouver bien long le chemin, nous poussons jus-
qu'à la place Znamenskaïa où eut lieu le choc sanglant du
26 février, entre l'armée et la police. La statue équestre de
l'empereur Alexandre IIl, lourde et sans majesté d'ordinaire,
et qui assista à l'effroyable combat, se dresse, invisible et tra-
gique, sous un revêtement d'étoff'e rouge, comme si avait passé
sur elle toute la vague de sang.
A Pétrogradskaïa-Stérana, à Viborskaïa, où retentissent les
sinistres clameurs de la faim, à Vassiliewsky-Ostrow et dans
188
REVUE DES DEUX MONDES.
tous les quartiers ouvriers, l'effervescence n'est, parait-il, pas
calme'e encore. Le chômage continue dans les usines. Des
ivrognes traînent par les rues. On continue à traquer les der-
niers repre'sentans, à poursuivre la police. Quelques coups de
feu ont été échangés... derniers effets d'un orage qui va s'apai-
sant.
A LA CASERNE. LE CONSEIL DES DÉPUTÉS OUVRIERS
ET SOLDATS
Guiorgni, le matelot, est revenu tout triste de la caserne,
Certains de ses « camarades » lui ont reproché d'être un
M lécheur d'assiettes » parce que, malgré la suppression des
« ordonnances, » il continue à demeurer dans la famille de
son lieutenant à laquelle il s'est attaché. Lorsqu'il entra comme
matelot au service du lieutenant de marine. S... Guiorgni était
un garçon pâle et délicat. On lui épargna les travaux pénibles,
les courses par les grands froids ; sa santé se fortifia peu à peu.;
— Ne jugez pas du service des ordonnances et des matelots
en Russie parce que vous avez sous les yeux, médit quelqu'un.
Chez le lieutenants... les subalternes sont traités « à la fran-
çaise ; » mais la façon dont se comportent avec eux la plupart
des officiers, et surtout leurs femmes, n'explique que trop
leur animosité et leur révolte. Tout ce qui porte un uniforme
en Russie se croit en droit d'être hautain, arrogant, voire
brutal.
Même après la Révolution de 1905 des punitions corporelles
n'ont pas disparu du code militaire russe. Un jeune docteur
militaire m'a assuré qu'avant la révolution il arrivait encore
qu'un soldat fût passé par les verges, même sur le front.
— Il est vrai, m'a-t-il dit, que c'était presque toujours
dans des cas où les sévérités de la discipline eussent exigé la
peine de mort.
Un autre officier m'a raconté ceci :
— Un jour de la fin de l'hiver 1916, j'arrive à N... et je me
rends tout droit à lacaserne. La ville regorgeait de soldats. N...
est un des centres militaires les plus importans du Nord-Ouest.
Elle reçoit surtout les paysans des gouvernemens du Nord, qui
sont les plus arriérés de la Russie. Aussi est-elle renommée
pour l'ignorance de ses recrues. Ce sont de braves ^ens, mais
LENDEMAINS DE REVOLUTION A PETROGRAD. 189
qu'aucun facteur de civilisation n'a louche's. Leurs villages
restent isolés les uns des autres pendant la plus grande partie
de l'année, et les hommes n'y ont de contact entre eux qu'à
l'époque des foires où l'on s'en va vendre les peaux des ani-
maux tués pendant l'hiver. Imaginez ces gens transportés tout
à coup à la ville, à la caserne. Tout leur est un sujet d'éton-
nement, d'admiration ou de terreur. Le dernier des gradés
leur apparaît comme une espèce de Dieu, omnipotent et
omniscient. Ils ne manquent pas d'intelligence, mais tout
concourt à les paralyser : leur vocabulaire, qui les sert mal,
leurs gestes que la timidité rend gauches. Ils comprennent à
peine les ordres qu'on leur donne, et Dieu sait comment ils les
exécutent! Une^ parole ou un geste de colère les terrorise et il
faudrait être un ange pour rester calme auprès d'eux. Cepen-
dant, une fois le sentiment de terreur dompté, ils sont, comme
les autres, capables de faire d'excellens soldats, mais aussi de
se livrer aux pires fantaisies.
Donc, j'arrive à la caserne. J'entre au poste de la com-
pagnie. Plusieurs gradés y sont réunis autour d'un praportchik.
Une botte git sur le plancher, la tige fendue du haut en bas,
avec un couteau. Le praportchik, furieux, gesticule et crie :
— En voilà une brute ! Fendre sa botte pour couper à
l'exercice! Et, en temps de guerre, encore! Ah! il va voir!
Il va voir!
Presque au même moment, on introduit le soldat.
— Te voilà ! brute! triple brute! crie l'officier.
Et, saisissant la botte par la tige, il en soufflette l'homme à
droite, à gauche, encore et encore, jusqu'à ce que, fatigué, il
jette la botte dans un coin :
— A présent, file !
Le soldat ne se fait pas répeter le commandement; mais il
n'a pas plutôt fait demi-tour qu'il reçoit dans le bas de son
individu, un coup de pied solidement appliqué et qui l'envoie
buter du nez contre la porte par laquelle il allait sortir.
J'avais assisté, muet, à toute la scène.
— Je vous demande pardon, mon cher, dit alors le jeune
officier en se tournant vers moi; mais que faire avec ces brutes?
Ma correction lui épargne quelque chose de pis.
— Peut-être, en effet, dis-je, si on avait demandé son avis
au soldat, aurait-il choisi de lui-même la punition imaginée
190 REVUE DES DEUX MONDES.)
par son officier, plutôt que le jugement militaire encouru ; mais
qu'est-ce que cela eût prouvé, sinon que la dignité d'homme
n'avait été ni éveillée, ni cultivée en lui?
— C'est précisément à cette conclusion que j'en voulais
venir. Toute la supériorité de la discipline française sur la
nôtre est là.
Quel terrible cercle : le subordonné abruti par la peur ;
l'abrutissement du subordonné provoquant dans le chef la
colère qui crée la peurl Cependant ne généralisons pas outre
mesure. Il est, dans tel régiment, tels officiers qui surent conci--
lier la dignité humaine et la discipline.
— Je me revois à la caserne de notre régiment avant la
guerre, me dit le capitaine V... C'est le moment de la conscrip-
tion. Les jeunes conscrits vont venir. Chaque officier les
attend dans sa compagnie. Ils arrivent. Ce sont de beaux gars,
triés sur le volet, bien musclés, inteliigens. Mais ce sont
des paysans, un peu troublés par tout ce que leur situation
comporte de nouveau et d'inattendu. L'officier les reçoit, les
inscrit, leur montre les tableaux qui rappellent les gloires du
régiment auquel ils vont avoir l'honneur d'appartenir, et dont
ils auront à continuer les traditions, puis il les conduit devant
l'icône. Ainsi la première personne avec laquelle le soldat entre
en contact, c'est l'officier appelé à le commander.
« Maintenant, imaginez les rapports qui vont s'établir entre
ces deux hommes de milieu, d'éducation, de mentalité si diffé-
rens. Le plus souvent, le moujik n'a fréquenté aucune école; il
ne peut s'exprimer qu'en un langage primitif comme sa pensée
même. Du grand pays qu'il habite, il ne connaît que son village/
perdu dans l'immensité des plaines, entre l'étang et la forêt. En
fait d'édifice, il n'a vu que son église ou celle du bourg voisin
Arraché à ces spectacles familiers, il se sent faible, isolé, perdu.
A côté de lui vit un autre homme, à la démarche aisée, à la
parole facile, et cet homme est son chef. Il en a d'abord eu la
crainte; puis il s'est aperçu que ce chef était bon. Or, de tous
les sentimens, celui auquel le paysan russe est le plus acces-
sible, c'est la bonté. Le voilà rassuré; à la crainte succède le
respect. Les jours passent; l'accoutumance se fait. Il ne tarde
pas à s'apercevoir que tout ce qui lui arrive d'agréable ou
d'utile à la caserne lui vient par son officier. Il y est entré
illettré; son officier l'instruit; il assiste aux cérémonies du
LENDEMAINS DE RÉVOLUTION A PETROGRAD. 191
culte, et son officier y assiste avec lui. Est-il aux prises avec
une difficulté, il lui suffit d'en faire part à son officier pour
qu'elle s'aplanisse. Ainsi naissent en lui la confiance et cet atta-
chement qui, sur le champ de bataille, le rendra obéissant et
dévoué jusqu'à la mort. »
Ainsi parla le capitaine V... Etrange contraste entre ce
tableau idyllique et la scène peinte par le jeune officier de N...
La Russie est faite de ces contradictions...
Quoi qu'il en soit, Guiorgni souffre de quitter un milieu qui
convenait à son âme exempte de vulgarité. Assis sur une chaise
de la cuisine, dans une pose affaissée, il se lamente :
— Qu'est-ce j'irai faire avec eux? Bog snaït! (Dieu le sait!)
On ne dirait plus des hommes. Ils disent qu'il ne doit plus y
avoir d'officiers et que, s'il y en a, c'est eux qui les choisiront.
A la caserne, ils m'ont chargé des travaux les plus durs!...
Et voilà, ajoute-t-il non sans logique, ils appellent cela la
liberté!... La leur, peut-être... Mais la mienne, qu'en font-
ils?...
Il faut bien le dire, car cela est désormais de l'histoire, c'est
le pricaz (ordre) n<* 1 publié par le Conseil des députés des
ouvriers et des soldats (1) qui a fait tout le mal. Ce Conseil,
aujourd'hui tout-puissant, est sorti du groupe des députés
troudoviki ou travaillistes. Il existait déjà lors de la révolution
de 1905 et joua un grand rôle pondant les terribles journées de
janvier, sous la présidence de Kroustaloff-Nassar. A son nom
ancien, il a ajouté les mots « et des soldats, » afin de comprendre
dans son sein l'énorme masse des travailleurs actuellement sous
les drapeaux. Deux de ses membres, MM. Kérensky etTchkéidzé
siègent à la fois dans le Gouvernement et dans le Conseil. Il
tient ses séances au Palais de Tauride, qui fut celui de la
Douma. Socialiste, il a refusé de suivre M. Rodzianko et le
Gouvernement provisoire, qui se seraient contentés d'une mo-
narchie constitutionnelle, au moins jusqu'à la convocation de
l'Assemblée nationale constituante. Il a insisté pour l'établis-
sement d'une république démocratique et c'est lui qui l'a
il) Le « Conseil des Députés des ouvriers et des soldats » est composé d'environ
2 000 membres, élus par les masses civiles et militaires sous la présidence de
A. F. Kérensky et de Tchkéidzé, député du Caucase. C'est une sorte de Conseil
révolutionnaire dont les tendances rappellent celles du club des Jacobins dans la
Révolution française. Pour plus de facilité, nous le nommerons simplement ici :
Le Conseil. *
192 REVUE DES DEUX MÔNDËâ.i
emporté. Néanmoins, la création d'un gouvernement définitif
reste l'œuvre attendue de la grande Assemblée.
A plusieurs reprises, la situation a été très tendue entre le
Gouvernement et le Conseil, leurs ordres étant parallèles et
contradictoires. Grâce à une première intervention du député
Kérensky, le Conseil consentit à renoncer à des querelles de
partis, et A. F. Kérensky entra au Ministère avec le portefeuille
de la Justice. Malgré ses promesses et en maintes occasions, le
Conseil a mis le Ministère en échec et l'on peut prévoir le
jour où il en provoquera la chute. Son rôle tend sans cesse à
grandir, étant donné qu'il a aussi pour lui la formidable masse
paysanne, à laquelle il a promis la terre, et dont le Congrès se
réunira dans quelques semaines a Pétrograd.
Dès sa formation, le Conseil, par le pricaz n" 1, intima
l'ordre aux soldats de terre et de mer de n'obéir à leurs officiers
qu'à la condition que leurs ordres seraient en conformité avec
les siens. Il supprima le tutoiement; les officiers, jadis gratifiés
d'un titre, durent être désignés désormais par leur grade. Il
déclara que les soldats étaient libres après leurs exercices et
égaux à tous les citoyens, — ce qui leur ouvrait le vaste et
dangereux champ des controverses politiques. Ce faisant, le
Conseil a lue dans l'armée la discipline. La liberté est un vin
fort qu'il ne convient pas de boire d'un seul trait.
Le laQTiiQ pricaz subordonnait les officiers aux soldats en les
soumettant à leur élection. Voici comment la scène se passe.
Le feld-webel donne le nom d'un officier qui commandait la
section ou la compagnie et le met aux voix, A mains levées, les
soldats acceptent ou rejettent. Cela a donné lieu à des scènes
qui seraient comiques dans un autre temps et pour un autre
objet. La plupart des soldats ne connaissent pas le nom de
leurs officiers, qu'ils désignent ordinairement entre eux par une
particularité quelconque. Les votes se font donc au hasard et
engendrent toutes sortes de méprises : on voulait celui-ci, et
c'est précisément cet autre qu'on a nommé... Regrets, criaille-
ries, discussions... Mais c'est ici comme aux enchères : une fois
que le marteau a frappé sur la table et que la voix du commis-
saire a crié : « Adjugé ! » on n'y revient plus.
Le Conseil a institué en outre des comités de soldats, pour
veillera l'ordre du régiment et reviser les punitions infligées
par les officiers. Ces comités, limités d'abord à Pétrograd, se
LENDEMAINS DE RÉVOUTTION A PlÊTROGRAD. 193
sont peu à peu établis sur le front. Rien que la formation des
comités de compagnies a retiré de la zone active de guerre plus
de 30 000 hommes qui ont passé h l'arrière du front avec les
élats-majora, les réserves et les auxiliaires.
Les officiers ont eu beaucoup à souffrir du fait de cette der-
nière institution. Chargés de toute la responsabilité et privés
des droits correspondans, ils n'osent donner un ordre dans la
crainte de le voir discuté ou enfreint. Tous ceux d'entre eux
qui le peuvent passent dans les cadres de la réserve et, sans la
guerre, ils donneraient en masse leur démission. Au début de
la Révolution, se montrer dans la rue constituait, pour un
officier de terre ou de mer, un acte de courage : « Nous préfé-
rerions être tués par les balles allemandes! » disaient-ils. Ce
danger a disparu, mais un officier risque à chaque instant d'être
blessé dans sa dignité d'homme ou de soldat.
La plus grande confusion règne dans les casernes : des mi-
trailleurs se sont trouvés, on ne sait comment, chez les fantas-
sins ; des cavaliers de Krasnoïé-Sélo ont échoué dans une des
milices, où ils vivent pêle-mêle avec les miliciens ; le 2*^ mitrail-
leurs d'Oranienbaum a pris possession de l'Ecole des Ingénieurs
où il a fallu établir pour lui un poste de ravitaillement.
Les résultats désastreux et foudroyans de l'ordre n° 1 ne
tardèrent pas à épouvanter même le Conseil. Par le pricaz n° 2,
il rappela les soldats à l'ordre, à la tenue et à la discipline. Mais
le mal était déjà profond. Après des jours de complète licence,
de promenades et de flâneries désordonnées à travers la ville,
quelques patrouilles commencent à sortir. La foule s'arrête et
regarde, étonnée. Le contraste est si grand, entre les uniformes
soigneusement ajustés, l'allure martiale d'autrefois et le laisser
aller, la démarche piaresseuse d'aujourd'hui!... Sont-ce là les
armées héroïques des champs de la Prusse orientale, des cam-
pagnes de Pologne et de Galicie? Sont-ce là les soldats de la
Révolution?
L ORDRE DANS LA RUE. -■ LA JOURNÉE D'UN MILICIEN
Un jeune homme monte la garde dans notre rue. Il est vêtu
d'un uniforme d'étudiant noir à pattes bleues et, à boutons de
cuivre, et il porte un brassard avec les lettres GM. peintes
en rouge sur fond blanc. Cela signifie Gorodskoïa Militri, Milice
TOME XL. — 1917. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.,
de la Ville. C'est un de ces miliciens qui ont été appelés à rem-
placer la police après sa disparition.
La milice, aujourd'hui notre unique sauvegarde contre les
excès d^une cohue lâchée et sans frein, s'est d'abord organisée
automatiquement. Dès les premiers jours do 'n Révolution, les
étudians prirent sur eux de maintenir un ordre relatif dans les
rues où l'armée ne pensait qu'à combattre et où se répandaient
les prisonniers de droit commun, libérés par l'incendie des pri-
sons. Dès le 27 février, l'inscription des jeunes volontaires était
reçue à la Douma de la Ville ; le 1" mars, le Comité provisoire
exécutif de la Douma confiait à M. Krijanow'ska la mission
d'organiser la milice de Pétrograd. Elle s'installa au petit
bonheur, dans les quelques ovitchastoks qui avaient échappé à
l'incendie ou dans des locaux provisoires.
Les nouveaux enrôlés, dont quelques-uns, dans les débuis,
avaient à peine seize ans, organisèrent des patrouilles, se mirent
de faction à l'angle des rues, tandis que d'autres se tenaient
en permanence au commissariat, prêts à accourir au premier
appel téléphonique parti d'une des maisons de leur quartier.)
C'est qu'on n'était guère rassuré dans les demeures particu-
lières!... Des bandits, profitant du trouble, y pénétraient sous
prétexte de perquisition, volant et terrorisant. La Douma avait,
il est vrai, recommandé à la population d'exiger pour n'importe
quelle visite domiciliaire un ordre scellé de son sceau, mais la
crainte et l'affolement étaient tels que l'on cédait à la moindre
pression. Dès que l'on sut qu'il suffisait d'un appel téléphonique
pour être secouru, on se rassura.
Peu à peu l'ordre se rétablit. On organisa une véritable
police privée : commandans de quartiers, commandans de rues
et commandans de maisons. Tous ces emplois furent assumés
par des hommes de bonne volonté. Le commandant de maisons
dut établir l'ordre de garde pour tous les locataires (une heure
par jour) avec un roulement régulier. Les locataires ayant des
raisons valables pour se dispenser de cette garde purent,
moyennant rétribution, se faire remplacer par un milicien. Ces
locataires de garde, ou l'homme qui tenait leur emploi,
étaient les « assesseurs » du starché-dvornik ou portier-chef.
Il convient de dire que les maisons de Pétrograd ne res-
semblent en rien à nos demeures parisiennes. Ce sont pour la
plupart des espèces de cités à plusieurs cours et à deux ou trois
LENDEMAINS DE REVOLUTION A PETROGRAD.
195
entrées. Un seul homme n'en peut assurer la surveillance.
Chacune d'elles possède son starché-dvornik, ses « suisses, » son
ge'rant, sa « chancellerie. » A Pétrograd, l'espace, les rues, les
places, les monumens, les maisons et jusqu'aux apparteraens,
tout est immense et souvent hors de proportions.
Le bienfait de l'institution nouvelle n'a pas tardé à se faire
sentir. Le calme, la confiance, la sécurité sont revenus peu à
peu. Les fauteurs de troubles n'osent plus se risquer à des
attaques désormais difficiles et dangereuses ou, s'ils s'y
hasardent, comme à la tentative de pillage faite au grand
magasin des Gourmets, ils sont arrêtés aussitôt.
— Certes, la besogne ne manque pas aux miliciens, répond
le jeune étudiant au brassard blanc orné de lettres rouges que
je viens d'interpeller. Que n'avons-nous pas fait pendant la
révolution ? Chasse aux malfaiteurs, aux agens de police, aux
ivrognes ; perquisitions sur ordre ; patrouilles de jour et de
nuit; poursuites des « autos noirs » qui nous tuaient à coups
de fusil dans la nuit : nous avons vraiment goûté de tout ! Ma
journée?... Cela vous intéresse. C'est à peu près celle de tous
mes camarades, vous savez... i
— Racontez tout de même.
— Eh bien, voilà. 11 y a une semaine à peine que je suis
milicien. J'ai choisi le service extérieur comme plus actif.
J'arrive vers dix heures du matin à la milice et j'en pars...
quand je peux. Avant-hier, l'aide-commissaire me dit : « Ne
vous en allez pas, il y a une affaire intéressante. Je vais
faire un tour à la chancellerie. » Avez-vous vu notre com-
missariat? Non? C'est un ancien poste de police; mais comme
il est changé! Au lieu de l'uniforme des gardavoïs, à la vérité
assez élégant, mais qui gardait malgré tout un aspect servile
très spécial aux yeux d'un Russe, voici maintenant l'uniforme
noir et bleu à boutons d'or des étudians, la tunique grise des
militaires, le vêtement noir des civils. Plus de silences solen-
nels, de conversations mystérieuses et à voix basse ; les gens
ne se signent plus de peur en entrant. Ce lieu terrible, cet
antre gardé par des cerbères avides de gâteaux de miel, mais
qui les acceptaient sans en être apaisés, est devenu un asile
accueillant. On aime à s'y attarder pour causer des affaires
générales ou particulières, et la vieille icône paraît toute
réjouie du babillage et de l'activité joyeuse de cette jeunesse^
496 REVUE PES DEUX MONDES.i
« Le commissaire me fait appeler dans son cabinet : il venait
de recevoir par téléphonogramme l'ordre d'arrêter le général G...
C'est un partisan de l'ancien régime, mais ses antécédens seuls
suffiraient à justifier la mesure prise contre lui. Commandant
du rayon militaire de V..., le général s'y fit la réputation d'un
terrible justicier. Il pendait les gens comme à plaisir et s'était
fait une règle de ne jamais signer une grâce ni une commuta-
tion de peine. On s'attendait à de la résistance ; aussi décida-
t-on de faire un choix parmi les plus forts. Je fus désigné, avec
l'adjoint, deux autres miliciens et huit soldats
« Arrivés à la maison indiquée, nous plaçons un soldat en
sentinelle à chaque porte. Ordre de ne laisser entrer ni sortir
personne. Nous entrons dans Ja cour, revolver au poing. Le
dvornik, stupéfait de voir un canon de revolver à deux pouces
de son visage, se lève d'un bond, le dos arqué, les bras collés
au corps et tremblant de peur. J'avais un peu envie de rire...
Mais il faut soutenir la dignité de son rôle : ce n'est pas un
acte d'opérette que nous jouons. Nous montons à l'appartement
suspect. Le dvornik nous suit. La maîtresse de maison est
absente. La bonne n'a pas les clés. Une seconde d'hésitation,
puis nous faisons sauter les serrures des a,rmoires, nous retour-
nons les lits, nous vidons les grands coffres : bref, tout ce qui
peut donner asile à un homme, passe par nos mains. La
bobonne pleurait et s'essuyait les yeux avec son tablier blanc.
« La crainte est, dit-on, le commencement de la sagesse : nous
l'avons bien vu. Le dvornik sur qui la menace du revolver,
compliquée de sa responsabilité personnelle, continue d'agir,
s'avise soudain de nous donner une adresse oii il se pourrait
bien que notre gibier se cachât... Et nous voilà dégringolant
l'escalier, non sans avoir placé une sentinelle à côté du téléphone,
afin d'éviter les risques d'un avertissement officieux.
(( Une foule de curieux s'était amassée devant la porte. On est
déçu de nous voir redescendre seuls! Songez donc, quel plaisii
d'annoncer au diner, en servant le borchtch : « Vous savez, on
a arrêté le général G... J'étais là! » Une locataire à qui on
avait refusé l'entrée de la maison s'était tranquillement installée
dans notre auto pour se réchauffer et lisait le journal. Il y
avait à peu près 20° de froid 1
<( Au commissariat du rayon où nous devons prendre un
nouvel ordre de perquisition, nous laissons partir nos camarades
LENDEMAINS DE RÉVOLUTION A PETROGRAD. 197
et nous ne restons que deux, l'adjoint du commissaire et moi.
Mon compagnon monte à l'appartement, tandis que je me tiens
debout près de la porte d'entrée, avec un revolver de dame à la
n ain, un vrai joujou nacré... Tout à coup, doucement, douce-
n:ent, une tête passe dans l'entre-bâillement de la porte, je
reconnais le général. La souris est prise! Je braque mon revolver
entre les deux yeux de l'homme. Il tressaille, s'arrête. J'étais
décidé à tirer au moindre mouvement. Il n'en fît aucun, et se
rendit. En plus ou moins de temps, c'est ainsi qu'ils se sont
laissé prendre, tous. »
LA FÊTE RÉVOLUTIONNAIRE
Les tramways recommencent à circuler. Mais heureux qui
peut les prendre! Non seulement ils sont bondés à l'intérieur
au point qu'une fois entré on n'en peut plus sortir, mais les
voyageurs, les militaires surtout, obstruent l'entrée et la sortie,
pendent en grappes le long des appuis-main de cuivre, s'accro-
chent aux moindres saillies, se suspendent les uns aux autres
comme de monstrueux essaims!... Jadis les soldats n'avaient
accès que sur la plate-forme de devant; la révolution leur ayant
donné tous les droits, ils en usent! On ne voit plus qu'eux dans
les trains! Gomment lutter d'agilité ou de force avec ces gail-
lards aux muscles puissans, capables de vous envoyer d'un coup
de pouce rouler au milieu de la chaussée? Parfois, cependant,
ils mettent une certaine bonhomie à vous aider dans vos tenta-
tives d'escalade. Vous tendez une main confiante, le tramway
démarre et... vous restez, jusqu'au prochain arrêt, suspendu à
une poigne aussi solide qu'un crampon de fer.
Dès cinq heures les premiers jours, à six heures maintenant,
la circulation s'interrompt, les usines se ferment, les magasins
mettent leurs volets. Ne faut-il pas que conducteurs, ouvriers,
employés prennent part aux réunions du soir?... Car la fête
révolutionnaire a commencé. On a beau crier : « Et la guerre!
Et la reprise du travail I » Nul n'écoute. « Un pied dans l'usine,
un pied dans la rue, » telle est la devise.
La boutique ou le bureau fermés, on se précipite au dehors,
à pied dans la boue du dégel. Il n'est pas de quartier qui n'ait
ses salles de réunion et ses orateurs. Le plus souvent, le meeting
est agrémenté d'un concert. Tous les artistes se font un honneur
198 REVUE DES DEUX MONDES.^
de prêter leur concours à ces fêtes révolutionnaires. Aussi, sous
le lourd manteau qui n'épargne ni les ruches ni les volans, les
citoyennes ont fait un brin de toilette. On s'engouffre entre les
globes électriques, on quitte les pelisses et les caoutchoucs, on
ajuste son vêtement ou ses cheveux en passant et, de l'entrée au
vestiaire, le pavé où tant de « galoches » boueuses ont traîné
n'est plus qu'un bourbier affreux.
Une atmosphère ardente règne dans la salle, — l'atmosphère
d'un camp les soirs de victoire I... Libre I Libre! on est libre!...
De toutes parts résonne ce mot : Soobodia (liberté) ou cet autre :
/auarzsA (camarade) I J'avoue entendre ce dernier sans plaisir
depuis l'odieuse profanation que les Allemands en ont faite. En
Russie, y a quelques semaines encore, on s'abordait avec une
tendre appellation : bratie (1) (frère) ou sistra (sœur). Combien
cela était plus doux! Le terme de (( camarade, » plus socialiste,
a remplacé l'ancien, et c'est grand dommage.
Il n'est pas une de ces réunions où quelques-uns des grands
orateurs de la révolution ne prennent la parole : Rodzianko,
Kérensky, Goutchkow... Mais le moment le plus émouvant,
celui qui soulève des tempêtes d'applaudissemens, c'est lorsque
apparaît sur la scène, ou monte sur l'estrade, un des vieux
combattans de la révolution russe, de 1905 ou d'avant, un
Tchaïkowsky,un Lopatine, une Véra Figner, blanchi dans l'exil
ou dans les prisons...
Le printemps est arrivé, brusque, brillant et chaud. Les
canaux commencent à faire craquer leur armature de glace;
les rues ressemblent à des lits de torrens gonflés par les pluies
d'hiver. On passe sur des planches, on piétine dans la boue, on
s'enfonce dans un cloaque, mais on a du bleu sur la tête et de
l'espérance dans le cœur. Pourquoi donc une telle espérance?
Les Allemands ont-ils évacué la frontière, de Liban à la Bessa
rabie? Les usines débordent-elles à ce point d'obus que nous
puissions escompter une définitive victoire? Pétrograd regorge- r
t-il de vivres? et n'y mourra-t-on plus de froid l'hiver prochain?
Les millions de réfugiés qui font craquer les ceintures de nos
villes vont-ils rentrer dans leurs foyers?
— Non, en vérité, non ; mais ne savez-vous pas que c'est la
révolution?
(1) « Brahe, » prononcez comme tie dans Éh'enne.
LENDEMAINS DE RÉVOLUTION A PETROGRAD. 199
— Oui, oui, je sais, c'est la révolution; mais à, quoi bon
l'avoir faite, si c'est pour tomber demain sous la servitude
allemande?
Déjà, heureusement, un mouvement se dessine en faveur
d'une reprise active de la guerre. Des soldats venus du front
ont jeté le cri d'alarme : les provisions d'obus diminuent, l'élan
héroïque des troupes menace de se ralentir... Et de toutes parts
des manifestations militaires s'organisent : les soldats reprennent
leurs promenades rythmées par les chants nationaux; on passe
des. revues de troupes sur la grande place du Palais d'Hiver.
Tout le long de la Perspective Newsky, les Cosaques ont défilé
avec leurs drapeaux et leurs lances... Puis ce fut le tour des Ecoles
militaires : l'infanterie (École Vladimir et Paul), l'artillerie
(École Michel et Constantin) traînant ses canons et ses caissons.
D'éloquentes inscriptions en lettres d'or éclatent sur le rouge
des orillammes : Orotidi soldatatn (Des canons pour les soldats).:
Et ia Marseillaise enroule tout dans sa frémissante volute !
Tant de courans se croisent et se contrarient en ce moment
dans la capitale bouillonnante que la pensée y perd, à chaque
instant, son fil directeur. Tandis que soldats ou officiers du
front, élèves-officiers des Ecoles, cherchent à canaliser vers eux
l'attention et l'enthousiasme, mille autres sujets les sollicitent.!
Un cortège de femmes passe avec ses drapeaux, ramenant tous
les esprits vers la conquête des conquêtes : le suffrage uni-
versel!... Ailleurs, les ouvriers manifestent pour la journée de
huit heures; les femmes des soldats, pour l'augmenlation de
l'indemnité. La réunion de l'Assemblée constituante, le partage
de la terre, la question des nationalités, que de sujets dangereux
et passionnans!...
L'appel à la liberté, jeté aux quatre coins de la Russie et du
monde par les clairons de la révolution russe, a retenti parmi
les nationalités si diverses, et pareillement opprimées, de
l'ancien empire des tsars. Mazeppa en a tressailli dans les
steppes de l'Ukraine et, d'entre ses rochers de granit, la Finlande
se dresse, attentive. Les tronçons de la Pologne ont frémi à
l'espoir d'une jonction prochaine; l'Arménie pantelante s'est
soulevée sur son lit de douleurs, la Géorgie a lancé son cri de
guerre et frappé sur son bouclier 1... Dans toutes les rues de la
capitale, à certains jours, les étendards enfin déroulés ont claqué
au vent, mêlés à la bannière révolutionnaire : le blason de
200 REVUE DES DEUX MÔNDÉâ.:
Finlande, au lion jaune sur fond rouge ; le drapeau blanc, noir
et azur des Esthoniens et jusqu'au bouclier de David des
Israélites, — les seuls d'ailleurs dont les revendications ne
constituent pas un danger pour l'intégrité de la Russie. Car on
n'ose se demander jusqu'à quel point il convient d'apporter ici
l'approbation ou le blâme. Que serait dans le concert futur des
peuples la nouvelle Russie, diminuée de la Finlande, de la
Pologne, de l'Ukraine, de l'Esthonie, de la Livonie, de la Gour-
lande, du Caucase et de l'Arménie? Ainsi mutilée, elle recule-
rait, par delà Pierre le Grand, jusqu'à l'époque du grand-duché
de Moscou. Mais allez donc parler raisons pratiques et écono-
miques à d'incorrigibles idéologues 1 Ceux qui le tentent en ce
moment, comme Milioukoff, y jouent leur popularité. D'ail-
leurs, c'est une façon de voir courante parmi les Russes que
tous les anciens États dépendans auxquels ils offrent le choix
entre l'indépendance et l'autonomie adopteront ce dernier
modus vivendi pour former avec eux la grande république des
Etats-Unis de Russie. Rêve voisin de l'utopie. Toutes, ou presque,
les individualités consultées affirment que leur pays veut
l'indépendance. De savoir s'il est capable d'en jouir d'abord et
de la conserver ensuite, ce n'est pas la question, et l'avenir le
montrera ; mais chacun d'eux entend soutenir son droit. Le
problème n'est pas nouveau ; il était tout entier en germe dans
la Russie d'avant la Révolution. N'en avoir pas tenu assez
compte sera peut-être pour ceux qui ont préparé et déclenché le
mouvement d'aujourd'hui une impardonnable faute devant
l'Histoire.
Tout de même avant qu'on en arrive aux difficiles et dange-
reuses procédures, ces drapeaux flottans, ces enthousiasmes
exhalés en chants patriotiques, ces orchestres de cuivre jetant
à tous les vents l'hymne français, symbole éternel de la liberté
des peuples, ajoutent à l'éclat de la fête révolutionnaire.
Pétrograd est vraiment une ville en joie, frémissante de vie, de
mouvement et de bruit. Les menaces de l'étranger viennent
battre ses murs sans l'émouvoir, les inquiétudes du ravitaille-
ment se perdent dans l'ivresse de la liberté, toutes les difficultés
à résoudre sont rejetées dans un avenir dont l'imprécision satis-
fait le tempérament temporisateur des Slaves.
Pendant que le peuple fête la liberté, le Gouvernement pro-
visoire travaille pour lui. Bureaux et commissions siègent aller-
LENDEMAINS DE RÉVOLUTION A P^TROGRAD. 201
nalivement et sans interruption au Palais de Tauride. Tout est
à réorganiser dans ce vaste empire, et à réorganiser en pleine
invasion, avec une population mâle terriblement amoindrie. La
tâche est rude. Seuls des Titans en pourraient assumer la res-
ponsabilité sans trembler. Les ministres de la jeune révolution
russe sont, heureusement, ce que la nation compte de meil-
leur, de plus actif, de plus désintéressé et aussi de plus sage.
Pendant les trois années de guerre qui rendirent si ardente leur
lutte contre l'incapacité du gouvernement aujourd'hui déchu, ils
ont pris, en même temps que l'habitude des affaires et du pou-
voir, un contact intime avec lo peuple et acquis une exacte
connaissance de ses tendances et de ses besoins. Si les partis
extrêmes ne l'emportent pas sur eux, on peut attendre beaucoup
de l'avenir du peuple russe.
UNE INTERVIEW DE M. MILIOUKOFF
Coup de téléphone. Le secrétaire du ministre des Affaires
étrangères méfait savoir que le ministre, de qui j'ai sollicité
une interview, me recevra ce jour même, à une heure et demie.:
Un coup d'oeil à la pendule, midi 45. Je n'ai que le temps 1 Vite
ma toque, mon manteau, mes boltikis... Je hèle un isvostchik
et en route pour la Place du Palais.
Qui ne connaît le ministre actuel, M. Milioukolf? S'il fut
sous le tsarisme ce qu'on appelait un « homme européen » par
l'étendue de ses connaissances, par la largeur de ses vues et
l'indépendance de ses idées, il l'est aujourd'hui par sa réputa-
tion. C'est un des hommes qui ont le plus fait pour la Révolu-
tion russe. Exilé pour son libéralisme, puis revenu dans son
pays avec un bagage intellectuel accru, M. Milioukoff joua un
rôle important comme publiciste pendant l'époque qui précéda
immédiatement la Révolution de 1905. Il fut l'un des princi-
paux organisateurs du parti Konstitutional-Démocratt ou Cadet.
Depuis, il a suivi une ligne politique continue. Il a représenté
son parti à la troisième et à la quatrième Douma avec maîtrise
et éloquence, et s'est trouvé y être sans cesse l'un des princi-
paux leaders. Après la prorogation de la Chambre, en
jnillet 1915, il commença l'organisation du Bloc, coalition de
tous les libéraux à quelque parti qu'ils appartinssent, et qui fit
la force de la quatrième Douma. Son discours, à l'ouverture
202
REVUE DES DEUX MONDES.
de l'avant-dernière session 1/14 novembre 1916, fit en Russie
et à l'étranger une très grande impression.
C'est un homme intègre, mode'ré, mais profondément libéral,
et très au courant des nécessités vitales de son pays.
Dans le vaste salon ministériel, je retrouve le même accueil
aimable et simple que M. Milioukoff me faisait en 1915,
lors de mon arrivée en Russie, dans son cabinet de travail
de la rue Bassenaïa. Seulement, alors, un sourire de tris-
tesse errait sur sa bouche ; maintenant ce sourire est d'espé-
rance...;
Après avoir fait allusion, pour les réfuter, aux craintes de
paix séparée qui ont percé dans le public en ces derniers temps,
le ministre déclare :
« La guerre que nous menons et à laquelle l'Allemagne nous
a contraints est une guerre libératrice et, comme telle, en
concordance avec les idées généreuses de la démocratie. » Puis,
après avoir exposé, avec la clarté qui lui est coutumière, les rai-
sons déterminantes de la Révolution russe : germanophilie des
hautes sphères, mésentente entre le gouvernement et le peuple,
M. Milioukoff ajoute : «Le militarisme prussien, l'autocratisme
prussien sont en opposition flagrante avec les principes de la
démocratie russe. L'Allemagne est la dernière forteresse de
l'autocratie en Europe. La victoire des Alliés sur l'Allemagne
prussianisée sera donc le triomphe de l'idée démocratique. La
démocratie russe veut ce triomphe.
({ Il est vrai qu'il peut y avoir des doutes chez nos Alliés,
des craintes même d'un affaiblissement possible de nos forces à
cause des conséquences immédiates et inévitables de la révolu-
tion : la grève, l'indiscipline, la diminution momentanée de la
production. Tout cela n'est que temporaire. Je puis même dire
que ce sont des inconvéniens qui appartiennent déjà au passé.
Dans les usines, le travail reprend; dans les casernes, la disci-
pline se rétablit peu à peu. Après ce trouble passager, ces nou-
velles forces créatrices se montreront dans leur pleine lumière
avec la totalité de leur pouvoir créateur. »
Paroles réconfortantes si l'avenir les justifie 1 Certes, la
Russie est incapable de trahir ses engagemens. Ce qui est à
craindre, c'est un affaiblissement de ses forces militaires, une
trop complète absorption de son énergie par le mouvement
révolutionnaire, un désintéressement dangereux de la guerre
LENDEMAINS DE REVOLUTION A PETROGRAD.
203
qui est, en réalité, sa plus grande afTaire du moment, celle dont
le succès peut seul consolider sa jeune liberté.
POUR ÉCLAIRER L'AVENIR
Bien des changemens se sont opérés en peu de jours. La
révolution russe évolue avec une rapidité inouïe vers le socia-
lisme. Au 20 mars, l'horizon politique russe peut se limiter
ainsi. A l'extrême droite, M. Milioukoff, partisan et continua-
teur, — avec des nuances, bien entendu, — ■ des idées de
M. Sazonoiî : continuation de la guerre et pour cela accroisse-
ment progressif et continu de la force militaire ; responsabilité
dans les affaires balkaniques; annexion de Gonstantinople et
des Détroits après la victoire. A l'extrême gauche se dresse la
dangereuse fraction des socialistes bolché-wiki. Ce terme appelle
une explication. Il y a une dizaine d'années, des conférences du
parti social-démocrate russe se tinrent à Paris et en Suisse.
Deux courans s'y sont affirmés et combattus : l'un, extrême,
s'étendant jusqu'aux limites les plus reculées du programme
maximiste, touchant même par certains points à l'anarchisme,
reconnaissant les procédés d'action les plus énergiques et les
plus violens dans la guerre sociale et la lutte des classes;
l'autre, plus modéré, vers lequel gravitaient davantage les asso-
ciations professionnelles. A l'époque dont il s'agit, et sous la
haute pression d'une réaction brutale, c'est le parti extrême
qui eut la majorité parmi les représentans des principaux
groupes socialistes. Leurs chefs ont pour la plupart partage»
leur séjour entre l'étranger et la Sibérie. Ces deux courans
s'intitulèrent les bolché-wiki et les menché-iviki, que l'on pour-
rait rendre par : les gros et les petits. Deux hommes surtout
acquirent parmi eux une énorme réputation de leader : M. Lé-
nine pour les bolché-wiki, M. Plékhanoff pour les menché-wiki.
Dans la politique actuelle, le point de vue de M. Milioukolî
réunit la droite et les modérés jusqu'à l'aile gauche du parti
Cadet. D'autre part, les bolché-iviki comptent dans leur suite
toutes sortes d'élémens anarchiques, tâchent de mettre constam-
ment en échec la politique du gouvernement, meiianent de
ruiner la force militaire de la Russie et, ainsi, d'ouvrir la porte
aux Allemands.
Entre ces deux points extrêmes, les sentimens confus qui
204 REVUE DES DEUX MONDESji
flottaient dans la nouvelle atmosphère se sont cristallisés autour
de deux positions intermédiaires qui se sont nettement dessi-
nées en ces derniers jours. L'une, celle des menché-ioiki, a pré-
valu dans le sein du <( Conseil des députés des ouvriers et des
soldats, » et a trouvé son expression dans le document histo-
rique àe,VAppel à tous les peuples ; l'autre, celle des socialistes
agrariens et des troudovikis (travaillistes) insiste pour que
soient publiées des déclarations affirmant l'extrême modération
des buts de la guerre, en harmonie complète avec les principes
proclamés par les Alliés pendant la première période de la
guerre.
C'est entre ces deux positions nouvelles, mais déjà fortes,
d'une part, et le gouvernement d'autre part, que va s'engager
la lutte. Elle se livrera, vraisemblablement, autour de la ques-
tion des « buts de guerre. » Elle est à peine engagée encore que
déjà on parle de la nécessité pour M. Milioukoff de « se sou-
mettre ou se démettre. » Cette exigence des partis de l'opposi-
tion pourrait bien être le point de départ d'une terrible crise
pour la politique intérieure et extérieure de la Russie.
LES OSCILLATIONS DU PENDULE
Nous passons par de terribles alternatives d'espoir et de
découragement. Des journées comme celle du 27 mars où un
million de citoyens traversèrent, sans police et dans le plus
grand ordre, les principales artères de la capitale, en portant
sur les épaules ou en accompagnant, avec des hymnes et des
chants, les cercueils des victimes de leur révolution, donnent
le droit de tout espérer ; celles où un peuple enthousiaste s'en
va, musique en tête, recevoir à la gare un Lénine qui s'intitula
au début de la guerre, « partisan de la défaite » et qui rentre
en Russie après avoir obtenu du Kaiser la permission de tra-
verser l'Allemagne, autorisent à tout craindre. Certes, le calme
règne dans la capitale. En apparence, tout semble rentré dans
l'ordre. Il n'est pas un discours dans lequel on n'affirme haute-
ment la volonté de continuer la guerre. Les socialistes alle-
mands ont répondu par une fin de non recevoir à l'invite
lancée par leurs « camarades » russes dans l'Appel à tous les
peuples, de se débarrasser du Kaiser, comme eux-mêmes ont
fait de leur tsar. Cette douche brutale a rabattu les illusions
LENDEMAINS DE REVOLUTION A PÉTROC.RAO. 20,S
un peu naïves des internationalistes russes. Tout de même on
peut noter d'inquiëtans symptômes. Le ministre de la (jiuerre,
M. GoutchkofT, vient de déclarer que : seront considérés comme
déserteurs tous les hommes qui n'auront pas regagné leur
régiment le 15 avril. Cet ordre a eu surtout pour efiet d'encou-
rager les timides à se donner quelques jours de congé : « Nous
reviendrons pour le 15 avril 1 » disent-ils. Pendant ce temps,
l'Allemagne, beaucoup moins persuadée que nous de « l'enthou-
siasme irrésistible des armées révolutionnaires, » retire ses
divisions du front russe pour les jeter sur le front occidental et
arrêter la magnifique offensive franco-anglaise!...
Je vis parmi des officiers de marine. Il n'est pas de jour où
il ne vienne s'en asseoir un ou deux à la table de mon amie.
Quelques-uns sont de Pétrograd ; d'autres arrivent de Gronstadt,
de Réval, d'Helsingfors. Leur tristesse et leur découragement
sont profonds. La marine russe, faible au début des hostilités,
a travaillé à se constituer pendant la guerre. Elle pouvait
s'estimer fière des résultats. Deux jours de désordre ont presque
réduit tant d'efforts à néant... Vite, on s'est mis à l'œuvre
pour réparer de si irréparables dommages, Les ministres,
MM. Goutchkoff et Kérensky, multipliant les visites et les
démarches, font appel au patriotisme des marins, à l'activité
de tous les chantiers. Les dégâts matériels seront réparés, mais
que de temps avant que l'impression morale s'atténue! On
prête aux Allemands l'intention de tenter un débarquement
sur les côtes baltiques. Les glaces du golfe de Finlande craquent
de toutes parts. Bientôt entre l'ennemi et la capitale il ne res-
tera d'autre barrière que le courage et le patriotisme des
marins. C'est à cette épreuve que la Russie les attend. Que ne
pardonnerait pas la patrie sauvée?...
Les socialistes anglais et français sont arrivés. On espère
beaucoup de leur influence sur les socialistes russes. J'ai assisté
à la réception qui leur a été faite au Congrès des Jroudoviki
Ci avril). J'étais dans la salle bien avant eux. Je tenais à
m'imprégner de l'atmosphère ambiante, à voir ce que leur
présence y ajouterait. En arrivant, je croise deux députés
paysans de la Douma, exilés en Sibérie au début de la guerre.
L'un porte la chemise russe, la roubachka, serrée à la taille par
une ceinture et retombant de quelques centimètres au-dessous.
L'autre est vêtu d'un armiak gris. Ses longs cheveux plats,
206 BEVUE DES DEUX MONDES.^
grisonnans, rejoignent le col de 1 armiak qu'aucun linge blanc
ne souligne. Tous deux ont les pantalons enferme's dans de
hautes bottes. Ils prennent place dans la salle où sont déjà des
personnalite's connues. Voici M. Tchaïkowsky, qui vécut en
Angleterre ses longues années d'exil, M. Lopatine, vingt-cinq
ans prisonnier dans la forteresse de Schlusselbourg...
La discussion porte sur le système de la représentation pro-
portionnelle. L'un après l'autre, les orateursse lèvent, débitent
leurs argumens pour ou contre, tantôt approuvés, tantôt
contredits, puis ils s'asseyent, remplacés par d'autres...
M. VodovozolT, membre du parti des paysans, petit, maigre,
pâle, échevelé et barbu, va d'un orateur à l'autre avec sa main
en cornet à l'oreille, car il entend mal... La représentation pro-
portionnelle?... Est-ce que je rêve, grand Dieu ?... La représen-
tation proportio?inelle? Oii? Pourquoi? Comment? La repré-
sentation proportionnelle pour une Chambre qui n'existe pas
encore ; qui ne sera élue qu'après une Assemblée Constituante
dont la convocation n'est pas même fixée. La représentation
proportionnelle?... A voir l'ardeur que l'on met à l'attaquer et
à la défendre ; à voir l'attention qu'elle suscite et les a parte
qu'elle provoque ; à voir la célérité, l'empressement que
M. Vodovozoff met à déplacer son oreille d'un orateur à l'autre,
il semble que les destinées de la Russie y soient suspendues!
La représentation proportionnelle, messieurs? Mais l'Allemand
est à vos portes ! Que dis-je, il est chez vous ! il vit dans vos
villes, il se nourrit du blé de vos champs, il se chauffe avec le
bois de vos forêts I... La représentation proportionnelle ! Mais
que l'ennemi fasse encore un pas, et c'en sera peut-être fini
pour vous dé l'Assemblée Constituante, de la Chambre qui la
suivra et de cette représentation proportionnelle en quoi se
concentrent actuellement toutes vos énergies pensantes et dont
le nom sonnera désormais à mes oreilles comme le symbole
des inutiles discussions de Byzance pendant que les coups de
Mahomet II font crouler les murs de la cité !
Le surlendemain, les socialistes anglais et français ont
fait leur entrée dans la salle, au moment fixé. Ils ont parlé,
on les a applaudis. Malheureusement, cela ne prouve rien,
— qu'une politesse un peu chaude. Je n'ai rien entendu,
su presque. La représentation proportionnelle sonnait à mes
oreilles comme un glas. Aujourd'hui, je suis venue à l'Hôtel de
LENDEMAINS DE RÉVOLUTION A PETROGRAD. 201
l'Europe voir un des socialistes que je connais. Il me reçoit
gentiment, en camarade. Je lui fais part de mes craintes : la
Révolution russe déviant de sa véritable voie, passant de l'élan
libéral et démocratique au socialisme révolutionnaire, puis à
l'internationalisme et enfin risquant de verser dans l'anarchie ;
je montre la capitale menacée, insuffisamment protégée par
des troupes en qui le souffle révolutionnaire semble avoir éteint
la flamme patriotique qu'il aurait dû aviver.
Une avalanche de reproches fond aussitôt sur ma tête : —
On voit bien que depuis près de deux ans je « respire le souffle
empoisonné de pessimisme de Pétrograd ! » Les Allemands vont
venir? Eh bien! qu'ils viennent! On les recevra. Savez-vous,
oui ou non, de quoi une armée révolutionnaire est capable
pour sauver la patrie en danger?
Hélas ! encore la classique formule, née de l'admirable
héroïsme de nos « sans-culottes » de 89! Oui, ceux-là, oui! Ils
avaient l'amour du sol natal chevillé à l'âme. Sans pain, sans
souliers, armés de faux et de bâtons, pareils à des Titans, ils
faisaient trembler les canons de Brunswick. Qui refera après
eux l'assaut de Valmy? Cette sublime indifférence devant le
danger, ce consentement joyeux au devoir héroïque, ce dévoue-
ment fleuri de toute une jeunesse à une cause idéale et sacrée,
— ah! saluez! c'est la France qui passe : qui la suivra dans
ses rudes chemins?
Les socialistes partent pour le front russe. Je les attends au
retour.
DEVANT LE PALAIS DE LA DANSEUSE
Lénine, le zimmervaldien, le partisan de la défaite, le pro-
pagateur de la paix à tout prix, a fait, en arrivant dans son
pays œuvre de parfaite indépendance en s'installant dans le
palais de M"° Kchétinskaïa, la célèbre danseuse qui fut l'amie
duTsar, encore grand-duc. C'est ainsi qu'à l'instar de leurs bons
amis les Allemands, les bolché-viki comprennent la propriété.
Le site ne manque pas de majesté. Quant au palais, s'il est sans
glace, on ne peut cependant prétendre qu'il soit sans beauté.
Construit dans le style encore innomé de cette architecture
que les Finnois disent avoir inventée, mais qui parait plutôt
dériver des lourdes innovations allemandes, il se dresse der-
208 REVUE DES DEUX MONDES.)
rière les arbres du Jardin Alexandre, h l'angle de Kamenny-
Ostro et d'un des quais de la Neva. Tout près, le minaret bleu
et la coupole cannelée de la mosquée, — copie réduite de celle
de Samarcande — ajoutent au tableau une note d'exotisme, pré-
cieuse pour une princesse de la Danse, chargée d'interpréter
les multiples manifestations de son Art.
Tous les jours, la foule s'amasse autour du balcon désormais
célèbre et populaire où Lénine, l'illustre, daigne apparaître
quelques instans! Gomment ne pas s'offrir au moins une fois ce
spectacle nouveau, — et sans doute éphémère?
Traversons le fleuve. C'est le soir; un soir lent qui s'accroche
à la robe lumineuse du jour. Nous entrerons bientôt dans
la période des nuits blanches. Le ciel est une opale laiteuse,
teintée de bleu. Du lointain Ladoga, des îles de glace descen-
dent au fil des eaux désenchaînées de la Neva. L'air est si frais
qu'on serre ses fourrures contre soi, d'un geste instinctif.
Des mâts de navire, des coupoles d'église, des flèches dorées,
des groupes de maisons inégales, pointillées de lueurs et sépa-
rées par de grands espaces de ciel, des girandoles de lumières
répétant la courbe des ponts, des flocons de nuages, blancs
et légers comme des toisons récemment passées au lavoir,
se renversent dans le miroir liquide du fleuve. C'est un coin de
Venise, élargi, amplifié jusqu'à l'évanouissement insaisissable
des détails. De l'autre côté, on distingue une foule, ou plutôt
des groupes, nombreux, comme des îlots sur une mer. Le bruit
des voix, pareil à celui des vagues, complète l'illusion. Les larges
baies du rez-de-chaussée sont illuminées; à travers les glaces
sans tain on aperçoit les tentures rouges, les lustres de cristal.
— Dieu merci, dit quelqu'un, il n'est pas passé par mer.
On l'aurait noyé !
L'imprécision de ce on me laisse rêveuse. Qui représente-
t-il? Pas Guillaume. Le retour de Lénine en Russie lui était
bien trop précieux, ainsi qu'il l'a montré en lui accordant le
passage... Il avait fondé trop d'espérances sur ce retour. Je
préfère ne pas pousser ma recherche.
On bavarde beaucoup dans les groupes, on discute... Pour-
tant on n'en est pas encore arrivé aux coups.
— Camarades, je suis bolché-vjiki, crie un grand diable à
casquette et sans linge, et voilà je dis : Tous les travailleurs
doivent être avec Lénine et penser comme lui.
LENDEMAINS DE REVOLUTION A PETROORAD.
209
Puis il s'éloigne et va porter plus loin sa profession de foi.
Sur le trottoir, un soldat très entouré déclare :
— Et alors, quoi? Vous voulez, vous voulez que nous, les
soldats, nous cessions comme ça de faire la guerre. Mais,
camarades, est-ce que vous y avez pensé? Si nous signons la
paix, je vous le demande; sur qui retombera la honte? Sur
nous, camarades, sur nous seuls. Nous serons déshonorés, non
seulement devant les Alliés, mais devant tous les peuples.
Quand vous direz : « Je suis Russe, » on crachera sur vous (il
se détourne et crache), et personne ne voudra vous donner la
main... ♦
Deux personnages assez équivoques circulent bras dessus,
bras dessous, et se frappent la poitrine en criant : « Nous
sommes anarchistes! » Et je crois qu'ils sont un peu aussi dans
les vignes du Seigneur...
Et, tout à coup, tableau : Lénine paraît au balcon I... Toutes
les têtes se lèvent... On applaudit. La moitié des gens qui
composent cette foule sont venus là en curieux, comme au
spectacle. Ils témoignent (eur satisfaction de ce que le rideau se
lève. Au moins en auront-ils eu pour leur peine!
M. Lénine est un petit homme sans majesté. Même juché
sur son balcon, il n'en impose guère. Il a un visage pâle, ter-
miné par une barbe noire, en pointe. Des 'boutons en brillans
ornent ses manchettes. C'est un révolutionnaire élégant.
Élégante, sa femme l'est encore plus que lui. On la voit
passer dans les rues de la capitale, dans un confortable auto-
mobile,— sorti peut-être du garage de la danseuse, — portant
des toilettes signées, semble-t-il, de quelque grand couturier de
Paris... ou de Berlin.
Des quelques paroles jetées par M. Lénine du haut de sa
tribune aérienne, il ressort qu'il faut terminer la guerre au
plus vite et procéder au partage des terres sans attendre l'As-
semblée Constituante. On voit que ces actes sont en plein
accord avec ses théories. M""^ Kchétinskaïa lui ayant fait inti-
mer l'ordre de sortir de son palais, l'illustre zimmerwaldien a
répondu qu'il en sortirait « lorsqu'on lui donnerait le palais
Marie! »... l'ancien palais du Conseil d'Empire n'étant pas, à
beaucoup près, au-dessus des mérites de ce « partageux ! »
L'orateur a disparu ; aussitôt le public de se précipiter vers
la grande porte. Quelques personnes entrent, jalousement
TOME XL. 1917. 14
210
REVUE DES DEUX MONDES.
regardées par tous ceux qui restent. A partir de huit heures,
l'entre'e est libre pour les militaires; pour les civils on exige
l'inscription dans le parti.
J'aurais voulu voir de près cet oiseau rare, et j'exprime le
regret de ne me sentir aucune disposition pour l'anarchisme.
Un jeune officier venu avec nous me propose de profiter des
droits que lui confère son costume pour aller interviewer
Lénine en mon lieu et place.
— Je vous en prie !
Et il franchit aussitôt le seuil gardé par deux sentinelles,
baïonnette au fusil. Son absence dure a peine quelques
minutes.
— Je vous avoue que j'ai fait une assez mauvaise impres-
sion, me dit-il. Après avoir salué Lénine, je lui ai posé tout de
go la question : Gomment avez-vous pu traverser l'Allemagne?
— Pour me poser une pareille question, a gravement dé-
claré le ledideT bo le hé-wiki, il faut que vous soyez un provoca-
teur!...
Car c'est certainement là que le bât le blesse. Mais vous
pensez bien qu'ainsi étiqueté, j'ai dû aussitôt me séparer du
troupeau !...
— A la vérité, reprend le jeune homme, il y avait peu de
monde dans le fameux salon qui entendit des propos plus
amènes, au temps où y fréquentaient les grands-ducs. Nous
avons grand tort de faire de la popularité à ce moderne Eros-
trate qui mettrait la Russie en feu pour se faire un nom. Il
fallait le tuer par le silence.
... Maintenant, il faudrait connaître la répercussion des évé-
nemens de la Révolution dans les campagnes.
Comment vont se comporter les villages au moment des
élections pour l'Assemblée Constituante? On n'en peut rien
savoir encore, et cela fait frémir. En attendant, un fait en dira
long. L'alcool, dont la suppression avait amené un véritable
bien-être dans les campagnes, l'alcool est en train de faire sa
réapparition. L'avenir, — et, pour la Russie, l'avenir c'est
demain, — se révèle gros d'inquiétudes et de complications.
Marylie xMarkovitch.
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française. — VÉlévation, pièce en trois actes,
de M. Henry Bernstein.
Je suis persuadé qu'il sortira de la guerre un théâtre renouvelé.
Une guerre qui jusqu'aux extrêmes confins du monde met les peuples
aux prises, dépose les rois, défait sous nos yeux l'œuvre des siècles,
pourra bien aussi modifier quelques recettes d'art dramatique. Mais
il y faudi'a du temps : les transformations de l'art sont, comme celles
de la nature, lentes et insensibles. Après une période plus ou moins
longue d'élaboration inconsciente, nous nous trouverons en pré-
sence de spectateurs qui auront un autre idéal, d'auteurs sur qui
ne pèsera pas le poids de tout un passé de succès. Jusque là, et pen-
dant des années, le théâtre continuera d'être tel qu'U était avant la
guerre, ce qui fera dii*e aux gens pressés que les plus formidables
événemens de l'histoire générale sont sans influence sur l'histoire
litéraire. Les mêmes pièces recueilleront, pour les mêmes effets,
les mêmes applaudissemens. On en actuahsera le décor, on y par-
lera de la guerre, mais ce seront les mêmes pièces. Et le public,
conservateur dans les moelles, saura gré aux auteurs d'être restés le?
mêmes et de ne pas le déranger dans ses habitudes.
C'est ce qui vient de se passer pour la pièce de M. Bernstein,
VÉlévation. Comme toutes les pièces d'hier et d'avant-hier, celle-ci est
empruntée au cycle traditionnel de l'adultère. La guerre a eu beau
soulever toutes sortes de questions et même remettre toutes choses en
question, il reste convenu que le théâtre ne saurait prendre ses
sujets en dehors de ce cercle consacré. On sait, au surplus, depuis
un siècle à peu près, depuis que les romantiques se sont emparés du
théâtre, que deux êtres sur qui la passion s'est abattue ont un devoir :
512 REVUE DÉS DEUX MONDES.
c'est d'accomplir atout prix leur destin. Quant à l'honnête homme de
mari, son devoir, non moins strict, est de regarder passer ce torrent
déchaîné, sans en contrarier d'aucune manière la course saintement
dévastatrice. Qu'il soit prêt à tout, soit que sa femme réclame
d'être mise en liberté ou qu'elle exige de rentrer la tête haute.
Témoin d'événemens qui le dépassent, il doit y assister avec une
terreur respectueuse et une hébétude sacrée. Ainsi en a-t-il été dans
des centaines et des centaines de romans et de pièces' de théâtre,
depuis Jacques et depuis Monsieur Alphonse; ainsi en est-il dans
l'Élévation. Et tel est le thème que M. Bernstein a mis en œuvre
avec l'art que nous connaissons depuis longtemps à M. Bernstein,
je veux dire : depuis sa première pièce. Cet art, d'un effet considé-
rable au théâtre, consiste à agir sur les nerfs du spectateur dans un
continuel crescendo, à suggestionner le public et l'amener progres-
sivement à un état d'exaltation très particulier. Il a, encore une fois,
produit tout son effet et valu à l'auteur un gros succès.
Le jour de la déclaration de guerre, chez un grand médecin, le
professeur Cordeher. Ce professeur est un homme d'âge ; sa femme,
Edith, est beaucoup plus jeune que lui. Louis de Génois, jeune homme
élégant et' content de soi, vient prendre congé, avant de rejoindre
son régiment. Il reste seul avec Edith : aussitôt, celle-ci tombe dans
ses bras, éperdue, bouleversée, tremblant de toute son âme et de
tout son corps de femme amoureuse. Car Edith n'est pas une grande
patriote, ce n'est pas une grande Française, mais c'est une grande
amoureuse ; ou plutôt c'est une amoureuse, rien qu'une amoureuse
et qui ne sait que son amour. Louis de Génois va se battre, courir
des dangers, être blessé, tué peut-être : une telle monstruosité est-
elle possible? Au moins qu'avant ce fatal départ elle puisse dire
adieu à ce cher amant, qu'il la reçoive chez lui, qu'elle puisse
s'abîmer sur son cœur! Louis de Génois ne s'en soucie guère; il
n'a pas le temps ; il est très pressé : des tas de courses à faire.
Cette indifférence contraste avec la fièvre d'Edith, et j'ai à peine
besoin de dire qu'elle nous choque un peu : nous sommes au théâtre
et nous avons bien de la peine à admettre qu'un jeune homme qui
part pour la guerre ait rien de mieux à faire qu'à recevoir une der
nière fois sa maîtresse. Cependant on continue d'aller et venir chez
le professeur Cordelier. Un de ses collègues lui amène ses deux fils,
qui doivent se mettre en route le soir même, faisant partie des troupeg
de couverture de Verdun... Soudain Edith s'affaisse, évanouie... On lui
porte secours ; elle reprend connaissance, mais elle ne reprend pas
1
REvrJE DRAMATIQUE. âi3
possession d'elle-même. A la voir ainsi agitée, fébrile, étrange, plus
qu'étrange, Cordelier, très intrigué, très ému, sent grandir en lui une
inquiétude ; il la presse de questions : o Tu trembles pour quelqu'un...
ïu as un amant... Qui? » Edith ne cherche pas à nier. Elle ne met
dans sa confession ni honte ni forfanterie. C'est une femme d'une
psychologie peu compliquée. Elle ne fait nulle difficulté d'avouer
qu'ayant deux ou trois fois rencontré dans le monde un beau jeune
hommeparfaitement nul, elle l'a tout de suite aimé, non pour l'esprit
qu'il n'a pas, non pour les belles actions qu'il n'a pas faites, mais
pour son beau physique. Son nom? Louis de Génois. Cordelier se
met fort en colère : qu'eussiez-vous fait à sa place? Mais presqu'aus-
sitôt il s'avise que l'extrême différence d'âge entre sa femme et
lui est pour Edith une sérieuse excuse ; il n'aurait pas dû l'épouser ;
et, à prendre les choses d'une certaine manière, les premiers torts
sont de son côté. Au surplus, c'est la guerre. Devant le grand
drame public les drames intimes doivent s'effacer. Jusqu'à la fm
de la guerre, le ménage gardera les apparences: Cordelier dirigera
un hôpital, Edith y servira comme infirmière...
Telle est la situation, et elle est très bien posée. Ce qui en est
tout à fait frappant, c'est qu'elle désigne à nos sympathies un per-
sonnage et un seul. De tous les êtres qui viennent de nous être pré-
sentés, il y en a un qui aime, qui vit par le cœur, qui tremble pour
un autre : nous ne voyons, nous ne connaissons qu'Edith, ses
craintes, ses inquiétudes, son trouble nerveux qui passe en nous.
Second acte. Quelques mois après. Edith se dépense auprès des
blessés avec une frénésie de dévouement. Elle excède ses forces.
Cordelier lui conseille un mois de repos. Arrive un télégramme :
Louis de Génois blessé, transporté dans un hôpital du front, appelle
Edith. Aussitôt le parti d'Edith est pris : Louis de Génois l'appelle,
elle vole à l'appel de Louis de Génois. Mais Cordelier prétend l'em-
pêcher d'aller à ce tragique rendez- vous : si elle quitte le domicile
conjugal dans ces conditions, elle n'y rentrera pas. Cette opposition,
que jamais, au grand jamais, elle n'avait prévue, et qui révolte son
esprit simpliste de femme passionnée, exaspère Edith. Il y a toujours
dans les pièces de M. Bernstein un moment où l'un des personnages
se jette sur l'autre et le secoue fortement, en paroles quand ce n'est
pas en action. Attendons-nous à une brusque explosion de violence,
à une tempête de reproches. Ce n'est pas, bien entendu, Cordehoi
qui reproche à sa femme de rompre la trêve et de dénoncer le
pacte conclu entre eux. Non. C'est Edith qui, hors d'elle-même,
211 REVUE DES DEUX MONDES.;
déverse sur l'infortuné Cordelier un torrent d'injures. Elle l'accuse
de lâcheté, tout simplement. C'est un embusqué ! Mais oui. Il est
bien tranquille, à l'arrière, dans la molle tiédeur de son hôpital ; il
n'est pas exposé, il ne risque rien, et grâce à qui ? grâce à Louis
de Génois qui, lui, se bat, qui fait face à l'ennemi, qui se conduit
en héros, qui de sa poitrine fait un rempart aux inutiles et aux
peureux, qm verse pour des tas de vieillards stupides son sang, son
jeune sangl Maintenant elle lit dans le jeu de son mari. L'hypo-
crite! Sournoisement, il escomptait la mort de Génois ! Il séquestre
une malheureuse femme ! etc., etc. Et elle sort, pareille à une furie.
CordeUer est atterré. Il sanglote dans les bras de sa mère. Son
chagrin n'est pas, comme vous pourriez, croire, d'aimer encore une
femme qui en aime un autre. Un dramaturge aussi expert que M. Bern-
stein se devait à lui-même de trouver autre chose, de plus singulier
et de plus piquant. Voici le coup de surprise qu'il nous réservait.
Cordeher sait que l'amant de sa femme est indigne d'elle, et c'est
cela qui le torture. Il a pris ses informations sur Génois, comme
doit le faire tout mari soucieux que sa femme place bien ses
affections ; or ce Génois est un viveur qui a une autre maîtresse, elle
aussi tout à fait indigne d'Edith, une femme des colonies, à qui il a
laissé prendre les lettres d'Edith et qui les a vendues à Cordelier.
M""^ Cordelier mère et son fils tombent d'accord qu'en pareil cas un
mari a le devoir d'avertir sa femme... Cette conversation d'un mari
avec sa mère sur les garanties de moraUté qu'offre l'amant de sa
femme, n'est certes pas banale : on ne s'ennuie pas. Et elle n'est que
la préface d'une autre, encore beaucoup plus surprenante. Car Edith
revient, non pas calmée mais transfigurée; — après la violence,
l'extase ; — il faut lui pardonner ses paroles de tout à l'heure, il
faut comprendre qu'elle aime en Génois le héros ; et quoi de plus
beau au monde que cet amour où la tendresse d'une femme est le prix
du sang héroïquement répandu? Cordelier est de cet avis et convient
que cela change du tout au tout la situation. Il estime qu'il serait
coupable — coupable une fois de plus et de plus en plus coupable,
— s'il touchait à un si bel amour. Il ne dira rien. Il laissera partir
Edith. Il ne faut pas détruire de si nobles illusions. On ne doit pas
tuer une âme... Nous sommes en pleine folie et je crois inutile de le
démontrer. Mais le spectateur ne réfléchit pas. Il est gagné par la
passion d'Edith et entraîné par le mouvement de la pièce. Secoué,
bousculé, déconcerté, renversé, rudoyé et mené tambour battant, il
écoute ces propos étranges dans un état de surexcitation nerveuse
REVUE DRAMATIQUE. 215
€t de suggestio» qui le met entièrement à la merci de l'auteur-
Après ces deux actes fiévreux, et en opposition avec eux, le troi-
sième est un acte de détente et d'apaisement. Edith est à l'hôpital,
auprès du lit de Génois grièvement blessé. Il va mourir, il le sait, et
il lui dicte ses dernières volontés. Il lui dit la conscience nouvelle
que lui a faite le champ de bataille, et qu'il n'a commencé à aimer
vraiment la jeune femme que du jour où la guerre l'a révélé à lui-
même, et qu'il est heureux d'avoir fait pour son pays le grand sacri-
fice, et que maintenant Editli doit vivre et garder son souvenir, mais
non porter son deuil et qu'elle doit retourner chez son mari.. Cet acte
est moins un acte qu'un épilogue. C'est le testament d'un mourant,
une sorte de lamentation dans le goût antique... M. Bernstein, qui sait
admirablement le théâtre, a voulu donner à sa pièce une conclusion
dénuée de tout artifice scénique et terminer le drame en méditation.
Voilà donc une pièce très bien faite. Mais j'y ai vainement cherché
ce que le titre semblait annoncer et que l'auteur a sans doute voulu
y mettre. Car où est, dans toute cette affaire, 1' « élévation? » Je vois
bien que le mari, en devenant une sorte d'ange gardien des amours
de sa femme, s'élève à des hauteurs séraphiques. Mais c'est lui, ce
grand honnête homme, qui avait le moins besoin de s'élever. Toute
sa xie n'a été consacrée qu'au travail, au devoir, au dévouement. En
lui conseillant de s'élever encore, de s'élever au-dessus de lui-même,
on risque de faire de lui une sorte de surhomme : profession aujour-
d'hui disqualifiée, made in Germany, et qui marque mal. A vouloir
faire l'ange, on fait la bête : il y a longtemps qu'on l'a dit et cela peut
s'entendre en toute sorte de manières. En revanche, Edith et Louis
de Génois auraient, eux, quelques progrès à faire. Ils auraient à
s'examiner eux-mêmes et à se juger. Edith a trompé le meilleur des
hommes pour un bellâtre ; Génois a, par pur libertinage, brisé un
foyer : on peut imaginer une conception du devoir plus élevée. Mais
vous savez de reste que dans ce genre de pièces c'est l'usage de
donner au mari d'exceUens conseils, et de ne faire aux amans aucuns
reproches. On invite le mari à s'élever au-dessus de vaines contin-
gences; mais ceux qui l'ont trahi, humiUé, torturé, on trouve tout
naturel qu'ils n'en aient ni honte, ni repentir, ni remords. J'entends
bien que Génois s'est battu avec courage ; il va mourir pour son pays ;
c'est très beau et nous nous inchnons devant sa bravoure, mais ce n'est
pas la question. L'élévation, pour Génois, aurait consisté à com-
prendre qu'il a commis une mauvaise action en prenant la femme
d'un autre. Pas un instant cette idée ne l'effleure. Il se reproche
216 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avoir aimé Edith trop peu et trop mal ; il ne se reproche pas d'avoir
été son amant. Vivant, il eût gardé Edith; mourant, il la renvoie à
son mari. Ce mari est un homme avec qui on ne se gêne pas. Tel
que nous le connaissons, il ne pourra manquer d'accueillir Edith.
Les deux époux se réconcilieront dans le culte du héros mort.
Désormais Génois sera celui dont on ne prononce le nom dans la
maison qu'avec un respect attendri : il sera le parent dont on garde
pieusement dans une famille la noble mémoire. Il est la gloire de ce
ménage à trois.
L'Élévation est une pièce adaptée au cadre de la guerre : ce n'est
pas encore et ce n'est en aucune manière une pièce de ce théâtre « né
de la guerre » que nous souhaitons et qu'on nous donnera certaine-
ment quelque jour. Il y faudra non pas quelques touches nouvelles,
mais un renouvellement foncier. Il faudra que les auteurs de demain
brisent résolument un moule qui apparaît bien mesquin dans l'im-
mensité des événemens d'aujourd'hui, et qui n'est plus à l'échelle de
notre tragique époque. Il ne sera pas nécessaire qu'ils parlent de
combats et de bombardemens, de tranchées et de fils de fer barbelés ;
et même il vaudra mieux qu'ils n'en parlent pas. Ces visions du
champ de bataille, dont nous savons tous l'atroce réalité, nous
choquent, évoquées sur les planches entre cour et] jardin. L'in-
fluence de la guerre sur le théâtre devra être profonde, intime,
continue, tout en étant une influence indirecte. Les faits de la guerre
ne seront pas mis à la scène matériellement et dans leur détail ; mais
sur tout ce théâtre planera l'image de la guerre. Ce qu'il faut, c'est
une autre atmosphère. Ce qu'il faut surtout, c'est un théâtre qui ne
soit pas consacré exclusivement à l'éternelle petite histoire d'alcôve.
Après comme avant V Élévation, il n'y a rien de changé dans notre
théâtre : il n'y a qu'une pièce de plus sur l'adultère. Adultère et Patrie.
L'interprétation est excellente. L'honneur en revient surtout à
M'^^ Piérat. Elle a été, dans le rôle d'Edith et comme le voulait le rôle,
ardente, vibrante, passionnée, volontaire et douloureuse. Un jeu sec,
mais net et en relief. C'est une création des plus remarquables. M. de
Féraudy a joué en grand comédien, avec un art consommé, le rôle
de Cordelier qui exigeait du tact autant que de l'émotion. M. Grand,
au troisième acte, a été un peu trop gémissant pour un si brave
soldat.
IIené Ooumic.
REVUE LITTÉRAIRE
LES AMOURS D'UN PHILOSOPHE (1)
On éprouve assez souvent quelque scrupule à raconter les amours
des grands hommes, à chercher dans les archives les traces de leurs
plaisirs et de leurs chagrins, à lire leurs billets doux et aigres-doux, à
ne pas leur laisser, pour les alarmes de leurs tendresses défuntes, ce
dernier repos qu'est l'oubli. Cependant, ces grands hommes, nos
maîtres dont l'influence continue très longtemps après eux, n'est-il
pas vrai que nous ayons à les juger ? Ils s'imposent à nous : de
plusieurs manières, nous dépendons et de ce qu'Us ont pensé ou
affirmé jadis et de ce qu'ils ont valu. Nous dépendons de leur génie;
mais ils dépendent de notre estimation légitime.
Et, quant à celui-ci, dont l'histoire amoureuse vient d'être exami-
née avec un soin très attentif, Auguste Comte, il ne demandait pas
l'oubli et il n'a pas donné aux biographes et commentateurs l'exemple
de la discrétion. M™* de Vaux, qu'il aima, U a prétendu que l'univers
la connût à merveille et lui décernât des honneurs religieux. Il y
a de ces poètes qui, dans leurs vers, ne dissimulent pas beaucoup
leur bien-aimée : mais ce philosophe, lui, affichait la sienne avec
tant d'exubérance qu'on n'évite guère de trouver en lui du roi Can-
daule;et, son Gygès, ce fut, en somme, l'Humanité. Alors, tant pis
pour lui ! Tant pis pour elle ? On n'oserait le dire : elle eut de la
réserve et de la pudeur. Mais, pour elle, le mal est fait, depuis long-
temps, par son adorateur extrêmement bizarre. Et la vérité, on le
verra, est favorable à son souvenir.
(1) L'amoureuse histoire d'Auguste Comte et de Clotilde de Vaux, par Charles
de Rouvre (Calmann-Lévy).
218 REVUE DES DEUX MONDES.,
M. Charles de Rouvre, rautcur de V Amoureuse histoire d^ Auguste
Comte et de Clotilde de Vaux, eut pour grands-parens, et qu'il a bien
connus, le frère et la belle-sœur de Clotilde. Il a recueilli les tradi-
tions de la famille, les témoignages et les papiers, lettres et documens
divers, qui lui permettent de contrôler les opinions, les récits, peut-
être les rancunes : enfin, le dossier du procès ; car l'histoire d'amour
s'est terminée, après la mort de Clotilde, en vive et terrible querelle
entre sa famille et Auguste Comte. Parmi ces vieux papiers, il y en a
un que le petit-neveu ne s'est pas cru autorisé à lire : le manuscrit de
ce roman de Willielmine que M""" de Vaux avait commencé d'écrire
peu de temps avant de tomber malade et de mourir. C'est un senti-
ment de pieuse déférence qui l'empêche de tirer d'un rouleau de cuir
noir, où la mère de la romancière les a enfermés, les feuillets de
l'œuvre inachevée. Clotilde, en ce roman, parlait de soi, de son entou-
rage; en train de confession, les écrivains ne bornent pas toujours à
eux-mêmes leurs aveax et, d'habitude, livrent avec leur secret celui
du prochain. Renonçons à Willielmine : ce qu'on nous donne com-
pense largement ce qu'on nous refuse. A mon avis, pourtant, il valait
mieux tout donner, du moment qu'on n'avait pas tout refusé.
D'ailleurs, si M. Charles de Rouvre écarte l'une des pièces du dossier,
ce n'est pas au profit de sa cause. Il ne soutient pas une cause ; ou,
du moins, il ne se montre jamais partial. 11 ne cache les torts de per-
sonne ; et même il raffine un peu, quelquefois, pour découvrir les
torts de sa famille à l'égard d'Auguste Comte. Il ne dénigre pas
Auguste Comte; et même il rend pleine justice à l'originalité puis-
sante et à la portée de son génie.
Née au printemps de l'année 1815, Clotilde était fille d'un ^deux
soldat de l'Empereur, le capitaine Joseph-Simon Marie, et de très
noble dame Henriette-Joséphine de Ficquelmont, celle-ci appartenant
à l'un de ces quatre noms de Lorraine qu'on appelait depuis long-
temps les « grands chevaux. » Le capitaine, de modeste origine,
engagé volontaire à dix-sept ans, avait servi très bien, sans gloire
aucune, partout où les armées de la République et de l'Empereur
travaillaient : de 1792 à 1815, pendant ces vingt- trois ans de
guerre, il avait exactement fait vingt-trois ans de guerre. C'était
un homme insupportable, qui vous jetait à la Seine un cocher mal
obhgeant et passait de la violence à la faiblesse un peu vite.
Après l'Empire, un demi-solde. On le nomma percepteur à Mrru,
dans l'Oise, où Clotilde eut son enfance, et puis son adolescence,
et puis son mariage. Elle épousa, en 1835, M. Amédée de Vaux,
REVUE LITTERAIRE.
219
qui acquérait ainsi une charmante femme et, comme on dit, ime
position : car il succédait à son beau-père et dcA'-enait percepteur de
Méru. Seulement, M. de Vaux était un imbécile et un joueur : cela
fit, de M. de Vaux, un coquin. Bref, quatre ans après le mariage,
l'inspecteur des Finances ayant annoncé sa venue et le projet de
regarder un peu les livres de la boutique aux impôts, M. de Vaux eut
la conscience d'éloigner sa femme ; ensuite, il mit le feu à la maison
et, quant à lui, s'esquiva. Quand on reçut de ses nouvelles, il était
loin. M"'* de Vaux, sa vie ainsi détraquée, a tous les ennuis et l'incon-
vénient de la pauvreté. Elle se rapproche de sa famille, composée du
capitaine Marie, de M™' Marie, née Ficquelmont, ses parens, d'un
jeune frère, un savant très distingué, très bon, d'une droiture un peu
rigide et qui vient d'épouser une fillette de quinze ans. La famille
arrange comme ceci l'habitation de chacun : le capitaine, ayant le
caractère incommode, aura son logement séparé; ClotUde également,
car elle a le goût de l'indépendance ; M"* Marie la mère, son fils et sa
bru, demeureront ensemble. Et tout le monde au Marais, dans un
aimable voisinage, le trio rue Pavée, ClolUde rue Payenne ; Clotilde
prend ses repas rue Pavée. Le capitaine, on le voit à l'occasion.
Et M. Comte? Ces excellentes et modestes personnes qui tâchent
de vivoter doucement n'ont pas l'air d'attendre un si fameux visiteur.
C'est le frère de Clotilde, Maximilien, qui l'amena.
Maximilien Marie connaissait M. Comte pour l'avoir eu comme
examinateur à l'École polytechnique en 1836. Et Comte examinateur
est une chose déjà fort singulière. Il dit au candidat : « Monsieur,
vous comprenez les mathématiques; mais vous êtes jeune. Il y a
intérêt, pour vous et pour l'École, à ce que vous soyez, lorsque vous
y entrerez, en pleine possession de votre cours de spéciales. Je pour-
rais vous donner la note 16 ou 17, qui vous permettrait sans doute
d'être admis ; je vais vous donner la note 13, qui vous exclura certai-
nement. De la sorte, j'aurai l'an prochain le plaisir de vous donner la
note 18... » Ce n'est qu'une petite anecdote : je l'aime beaucoup ; on
y voit Comte parfaitement. Si bien solennel; si hardiment dévoué à
son devoir ; si prompt à confondre avec la loi morale son caprice ;
loyal et pénétré du grand orgueil de s«s lubies ! Et l'on y voit com-
ment un admirable doctrinaire n'é\ate pas toujours de ressembler à
un auteur gai. Le trop jeune Maximilien fut refusé ; l'année suivante,
il le fut encore : il ne réussit qu'à la troisième tentative. Mais où il
montra la dignité de son âme, c'est en ne maudissant pas du tout les
rudes fantaisies de son examinateur. Il voua même une fidèle admi-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
ration très méritoire à M. Comte. Un peu plus tard, élève à l'École
de Metz, et plus tard, quand il eut renoncé à la carrière militaire afin
de se consacrer tout aux mathématiques, il correspondit avec son
maître qui, du reste, lui prodigua les meilleurs conseils et les plus
précieux encouragemens. Comte, célèbre et laborieux, n'épargne ni
son temps ni son obligeante amitié. Un jour d'avril, en 1844, il vint
rue Pavée.
Il avait quarante-six ans. Il n'était pas riche; il n'était pas élégant,
ni amusant; il n'était pas beau. Le crâne dégarni : une mèche pourtant
barrait le front par le miheu, pour ainsi dire, à la Napoléon. Les
regards doux ; mais un œil qui pleurait. Et la bouche éloquente ; mais,
à la commissure, une légère mousse de saUve. La taille, assez lourde.
Elle, Clotilde, à vingt-neuf ans, est délicieusement jolie, et fine, et
rose, une fleur en son bel épanouissement : une fleur gaie. La gaieté,
voilà son caractère ; une gaieté innocente et charmante. La visite de
M. Comte dura un peu de temps. Et, quand il fut parti, Clotilde prend
par les deux mains sa petite belle -sœur de quinze ans. Les deux
folles éclatent de rire et, tournant comme un toton, l'une et l'autre se
récrient, chantent ; Clotilde : « Ah ! qu'il est laid ! Ah! qu'il est laid ! »
et la petite belle-sœur : « Et il pleure d'un œil ! » et Clotilde reprend :
« Et il pleure d'un œil! » Elles se rasseyent et n'ont pas fini de rire.
C'est ainsi que M"^ de Vaux a vu pour la première fois Auguste Comte.
Elle n'a rien deviné.
Lui, Comte, s'il n'a pas tout deviné, — quoiqu'il soit en possession
de la méthode et sache tout l'avenir de l'humanité, ou croie le
connaître, ce qui, pour lui, revient au même, — il ne doute pas d'être
amoureux. Il est marié, cependant. Il a épousé, de bonne heure, une
Caroline Massin qu'il avait rencontrée, dans le jardin du Palais-Royal,
un jour de fête, le jour qu'on baptisait le comte de Chambord, et qui
était fille de joie et qu'il sut conduire au plus respectable chagrin.
Comte, ennemi du divorce qu'il appelle une « désastreuse aberration, »
n'hésita point à répudier Caroline. Il la laissa dans un état proche de
la misère. Lorsqu'il aura, touchant Clotilde, quelques dépenses de
surcroît, c'est Caroline qui verra sa maigre pension diminuée. Et.
après la mort de son amante, il écrit à son épouse : « Avec un esprit
non moins distingué que le vôtre, elle vous surpassait infiniment
par le cœur... Quoique plus jeune que vous de douze ans... » Et plus
jeune que lui de dix-sept ans... « mon angéUque Clotilde m'accorda
bientôt la réciprocité d'affection que je n'avais jamais pu obtenir de
vous... Telle fut, madame, ma seule véritable épouse.,, » Le drôle
REVUE LITTÉRAIRE. 221
d'homme ! et quelle idée de s'adresser, pour de telles confidences et
pour les protestations de son fier émoi, précisément à cette aban-
donnée, laquelle ne lui demande rien de ce genre et lui demande tout
au plus de quoi ne pas mourir de faim ! Mais il a résolu de donner à
ses amours une « publicité » remarquable et juge opportun, décent
même, d'en informer Caroline.
A la première rencontre, il a trouvé Clotilde ravissante : elle l'a
trouvé très laid. Et il n'y a nulle apparence qu'une liaison s'établisse
entre ces deux êtres. M"* Marie la mère ne le redoutait pas. Elle
écrira ensuite : « Plus d'une chose devait me rassurer. Il était
ennuyeux et profondément raisonneur; ma fille était gaie, aimait à
rire : je pensais que, quand elle aurait assez ri àses dépens, tout serait
fini... » Clotilde, pareillement, ne s'attendait à rien d'autre. Elles
ignoraient, la mère et la fille, l'acharnement du philosophe et son
adresse de volonté. Dès le premier jour, il a décidé d'être aimé
d'elle ou, du moins, de l'annexer à son amour. Il ne doute pas un
instant d'y parvenir ; et, pour y parvenir, il ne ménagera ni
l'énergie imposante, ni les stratagèmes subtils. Sa confiance lui
vient de son amour et, il faut l'avouer, d'une certaine ingénuité
d'amour qui fait que, d'une manière assez touchante, il n'admet pas
de tant aimer sans être aimé. Sa confiance lui vient aussi d'un orgueil
immense et qui fait qu'il ne conçoit pas la possibilité d'être M. Comte
sans qu'une femme qu'il adore l'aime aussi, trop heureuse d'avoir été
distinguée par le plus grand homme de tous les temps et de tous
les pays. En outre, il est un réformateur, il est le législateur de
l'humanité ; formuler des lois vous mène à supposer que l'on gou-
verne : et le maître de l'humanité n'imagine pas qu'une petite M""® de
Vaux, née Marie, compte lui résister. Ces diverses considérations
l'empêchent de s'attarder aux intentions de Clotilde, qui ne sont pas
du tout les siennes. Et il adore cette jeune femme ; mais il ne l'a
point consultée.
Il commença par aguicher l'esprit de Clotilde, s'occupa de ses
lectures, la pria de Lire Fielding et lui prêta les trois doubles
volumes de Tom Jones. Clotilde ïépondit : « Vos bontés me rendent
bien heureuse et bien fière, monsieur... Puisque votre supériorité
ne vous empêche pas de vous faire tout à tous, je me réjouis de l'es-
pérance de causer avec vous de ce petit chef-d'œuvre... » Il ne perd
pas son temps. Il remercie du remerciement : « Combien je suis
touché du précieux accueil dont vous daignez gratifier une légère
marque d'attention que pouvait seule commander une opportunité
222 REVUE DES DEUX MONDES.!
empressée, d'ailleurs trop naturelle envers vous!... » C'est du gali-
matias; mais enfia, c'est du galimatias de M. Comte : et n le sait. Et
il vante à ClotUde les mérites de son « intéressante famille. » Il se
lance et il ajoute : « Une triste conformité morale de situation per-
sonnelle constitue encore, entre vous et moi, un rapprochement
plus spécial. » Cette triste conformité, c'est, évidemment le fait que
M. Comte et M"* de Vaux, mariés l'un et l'autre, soient l'un et l'autre
séparés de leurs conjoints : il y a un M. de Vaux et il y a une
M"" Comte ; cela, pourtant, sépare M. Comte et M""* de Vaux en
quelque manière. La conformité « morale » serait plus indiquée entre
le philosophe et une autre personne de la même famUle, M"'' Marie
la mère, qui a le goût de la philosophie, et de la philosophie sociale,
et qui a écrit un petit volume. Le Sculpteur en bois, où M. Comte
saurait apercevoir du comtisme. S'il ne s'agit que de causer et
d'épiloguer sur les destinées humaines, c'est à la mère que M. Comte
doit songer. 11 préfère la fille.
Il n'a rien d'un séducteur; il est pesant, gauche : mais aucun roué
n'eût été plus malin que lui, pour se ghsser dans cette famille, pour
y installer son habitude et pour s'en retirer, le moment venu, mais
pour en retirer aussi l'ubjet aimé. Il futobUgeant, aimable. Et il avait
du génie, un grand génie, dont il jouait à merveille, avec autant
d'industrie que de sincérité. Les Marie, inteliïgens et pauvres, ne
menaient pas une existence bien divertie; les visites de M. Comte les
ont flattés, les ont charmés. Un soir, dans le petit appartement de la
rue Pavée, Auguste Comte et Maximihen Marie, les trois dames les
entourant, causent, discutent ; les objections de l'élève animent le
maître : et le maître est plus que jamais éloquent. Les idées passent,
éclairées de lueurs splendides. Puis le sentiment succède aux idées ;
plutôt, ce sont les idées qui, dans la ferveur de l'esprit, s'échauffent à
devenir des sentimens. Soudain, le maître dit : « On ne peut pas tou-
jours penser, maison peut toujours aimer... » C'est une de ces petites
phrases qui facilement tombent dans la causerie comme une pierre
tombe dans l'eau. Mais Comte, au plus fort de la tendresse, surveille
les ronds que font ses phrases. Il a dit : « On ne peut pas toujours
penser, mais on peut toujours aimer; » et il nota qu'il l'avait dit.
Dans son Discours sur Vensemble du positivisme, trois ans plus tard,
U reprend sa formule et il l'arrange un peu : « On se lasse de penser
et même d'agir; jamais on ne se lasse d'aimer. » Et, en 1849, au cours
d'une de ces cérémonies commémoratives qu'il organisait auprès de
la tombe de Clotilde, au cimetière du Père de La Chaise, il déclare :
ê
BEVUE LITTERAIRE.
223
« Le positivisme religieux commença réellement, dans notre pré-
cieuse entrevue initiale du 16 mai 1845, quand mon cœur proclama
inopinément, devant ta famille émerveillée... » car il s'adresse à
l'ombre de Clotilde... « la sentence caractéristique qui, complétée,
dcAint la devise spéciale de notre grande composition. » Ce qu'il en
dit, c'est pour l'histoire. Et, auprès de Clotilde vivante ou morte,
jamais U ne cesse de songer à l'histoire : mais, l'histoire, c'est lui.
Quand il eut opinément proclamé qu'on peut toujours aimer, quand
il se fut aperçu que c'était là une belle chose, et la péripétie princi-
pale de sa philosophie, et conséquemment le plus grand épisode de
l'histoire humaine, la famille Marie, avertie par lui, s'émerveilla sans
doute comme il le raconte. Maximilien Marie, au dire de M. de
Rouvre, \it avec appréhension le célèbre penseur dédaigner la
pensée, la ravaler au-dessous du sentiment : et le système positiviste
se détraquait ou commençait à se détraquer. Les trois femmes applau-
dii'ent, non pas aux tribulations du système positiviste, mais à la
revanche de l'amour. Et Clotilde n'ignore pas que, si M. Comte fait
soudainement dévier sa philosophie, c'est à propos d'elle. Non, elle
ne l'ignore pas : M. Comte l'engage à le deviner ; puis il le lui dira et,
infatigablement, le lui ressassera.
Comte, écrivant à Caroline, sa femme délaissée, lui vante les
vertus et les charmes de Clotilde, après la mort de la pauvre petite,
son « éternelle collègue; » et il vante la « puissante influence invo-
lontaire » que la pauvre petite a exercée... sur quoi?... « sur l'amé-
Uoration fondamentale de mon second grand ouvrage. » Il dit :
« Pendant une année sans pareille, la profonde révolution morale qui
pouvait seule produire en moi un tel ascendant... » N'a-t-U pas
voulu dire: que pouvait seul produire en moi un tel ascendant? Car on
se perd dans ce langage aventureux... <- a heureusement réagi sur
l'ensemble de ma nouvelle élaboration philosophique, en faisant
ressortir, d'une manière plus nette et plus décisive, le vrai caractère
sentimental du positivisme... «Ainsi, Clotilde, son éternelle collègue,
n'est pas du tout sa collaboratrice : ou bien elle est sa collaboratrice
involontaire. En d'autres termes, Clotilde a pour mission, devant
l'histoire et l'humanité, d'être aimée de M. Comte. Le positivisme
sentimental naîtra des amours de M. Comte. Il importe que Clotilde
soit aimée ; son devoir est d'exciter, puis d'alimenter la passion de
M. Comtp. Voilà, en peu de mots, son emploi, que M. Comte se charge
de lui rappeler. Eh ! M. Comte ne pourrait-il se contenter d'aimer
l'humanité, comme il sied à un philosophe? U avoue que ça ne lui
224 REVUE DES DEUX M0NDB9.
suffit pas : « Sans doute, les grands sentimens d'amour universel où
m'entretiennent habituellement mes travaux propres sont délicieux
à éprouver : mais combien leur vague énergie philosophique est loin
de suffire à mes vrais besoins d'affection ! » Alors, il a choisi Clotilde.
Et elle?... Car il faudrait la consulter. Clotilde a bien de l'amitié
pour M. Comte : il est obligeant ; et son amour a de quoi flatter une
jeune femme qui n'attendait pas un tel honneur. Quant à aimer
M. Comte, ce qui s'appelle aimer, quant à l'aimer d'amour : cela, non.
Et, pour le cas où M. Comte aurait le tort de s'y tromper, elle le lui
déclare tout de go : « Vous m'avez donné un témoignage de votre
estime : puissiez-vous en trouver un de la mienne dans ce que je vais
vous dire... Au nom de l'intérêt que je vous porte, je vous en prie,
travaillez à surmonter un penchant qui vous rendra très malheureux
Un amour sans espérance tue l'âme et le corps ; il vous fauche
comme un brin d'herbe. Il y a deux ans que j'aime un homme de qui
je suis séparée par un double obstacle... » C'est assez clair : non seule-
ment M*"^ de Vaux n'aime pas M. Comte, mais elle aime un autre
homme; et, aimât-elle M. Comte ainsi que l'autre homme, elle sérail
pareillement très attentive à 1' « obstacle, » au double obstacle de son
mariage et du mariage de M. Comte ou de l'autre homme. Donc,
M. Comte n'a, somme toute, qu'à surmonter son penchant. Il paraîi
que, l'autre homme, c'était Armand Marrast. Et, si l'on dit que ce
garçon n'avait pas le génie de M. Comte, il était de Saint-Gaudens et
très beau parleur, avec ime chaleur de voix qui enflammait son audi-
toire ; il avait la chevelure abondante et la moustache drue : Clotilde
enfin l'aimait. Et Clotilde était vertueuse : Armand Marrast ne se
sut point aimé; ses mânes l'auront appris de M. Charles de Rouvre.
M. Comte, informé par M"^ de Vaux d'avoir à surmonter son pen-
chant, répond le mieux du monde : « J'aurai le courage, madame, de
vous remercier cordialement pour votre douloureuse confidence et de
vous témoigner avec sincérité combien votre admirable lettre d'hier
confirme ma haute opinion de votre rare noblesse morale... «A peine
reproche-t-il à M""^ de Vaux de n'avoir pas fait sa confidence quinze
ou vingt jours plus tôt : ses « malheureux sentimens » n'auraient pas
eu le temps de s'enraciner... « Quoi qu'il en soit, le remède, j'espère,
vient encore à temps pour prévenir un cours d'affection qui pouvait
à mon insu finir par tout compromettre en moi, tout jusqu'à ma rai
son... » Il promet de consacrer toutes ses forces à éteindre « le seul
véritable amour qu'il ait jamais ressenti; » et sa douleur est émou-
vante. Puis, la courtoisie d'un aveu méritant une pohtesse analogue,
REVUE LIXriiRAlRE. 225
il entend payer M"*^ de Vaux de pareille monnaie. J'aime un autre
homme ! a dit M""' de Vaux. J'ai été fou! réplique M. Comte; fou,
pendant la majeure partie de l'année 1826. « Comme la plénitude de
votre confiance doit provoquer la mienne, je compléterai cette indi-
cation par un aveu que je n'ai jamais livré à mes plus intimes amis :
durant la convalescence de cette horrible maladie, je fus malgré
moi retiré de la Seine... » Auguste Comte et M""* de Vaux sont-ils
à deux de jeu, après cet échange de lettres? M™* de Vaux a dit à
Comte : ne me regrettez pas; si je vous aimais, je ne serais pas plus
a vous que je ne suis à l'homme que j'aime. Et Comte à M""" de Vaux :
ne me regrettez pas; je suis un fou. Seulement, Comte, le récit de sa
folie ne lui sert point à mettre l'impossibilité entre Clotilde et lui.
Tout au contraire, il utilisera le souvenir et la menace de sa folie pour
attendrir sabien-aimée. Prenez garde à mon cerveau, qui est sublime
et qui n'est pas solide! ce sera désormais son argument perpétuel.
Faute d'avoir séduit le cœur et l'imagination de ClotDde, le fou d'hier
et d'après-demain s'efforcera de l'apitoyer. Et avec quelle insistance!
Il y a des momens où Clotilde succombe à la torture. Une fois, ce cri
de souffrance lui échappe : « Épargnez-moi les émotions, comme je
désire vous les éviter : je ne sens pas moins vii'ement que vous. »
Hélas! il faut qu'elle se rappelle à M. Comte, et lui rappelle qu'elle a
une âme susceptible de douleur. M. Comte n'y pensait plus! Et il n'en-
tendra pas ce cri de souffrance : il ne songe qu'à lui. A lui et à l'huma-
nité; à lui et à l'homme qui mène l'humanité : c'est toujours lui.
]\ime (jg Vaux aura beau lui donner, avec une discrétion parfaite, le
signe d'être là, terriblement alarmée, accablée, déchirée par lui :
« Dans mon ouvrage fondamental... » répond-il. Ou bien : « Après
avoir jadis conçu toutes les idées humaines, il faut maintenant
que j'éprouvetous lessentimens... » Et, Clotilde, c'est votre affaire!...
Ou bien : « Une expansion habituelle de nos principales émotions,
surtout de la plus décisive et la plus douce à la fois, devient donc
autant indispensable aujourd'hui à mon second grand ouvrage que
mon ancienne préparation mentale dut d'abord l'être au premier... »
Conclusion : « J'espère que, d'après ces aperçus, vous ne pouvez
conserver aucun doute essentiel sur l'heureuse efficacité philosophique
que j'attends de votre éternelle amitié. » Allons, Clotilde, c'est pour la
philosophie; et c'est pour l'humanité!... « Mon organisme areçu, d'une
tendre mère, certaines cordes intimes, éminemment féminines, qui
n'ont pu encore assez \ibrer, faute d'avoir été convenablement ébran-
lées. » Or, pour le premier volume, essentiellement logique, il n'avai*
TOME XL. — 1917. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
pas besoin de vibrer; mais, pour le prochain ouvrage et pour le tome
quatrième surtout, la vibration s'impose : « C'est de votre salutaire
influence, ma Clotilde, que j'attends cette inestimable amélioration. «
C'est pour l'humanité. Si Clotilde fait la belle inhumaine, quelle signi-
fication nouvelle et scandaleuse elle prête à ce mot! Clotilde est, pour
ainsi parler, commandée de ser\dce par l'humanité, auprès de M. Comte,
pour l'humanité. En chagrinant M. Comte, elle le rendrait fou : l'hu-
manité ne le lui pardonnerait pas. Cette exigence dialectique a l'air
d'une bouffonnerie.
Ce n'est pas une boulTonnerie; et l'on n'a pas envie de rire, quand
on voit le drame se dérouler jour après jour, avec une extraordinaire
intensité de passion. De jour en jour. Comte se plaint, se lamente et
geint plus fort. Clotilde, éperdue, ne sait que devenir et que faire.
Elle n'est pas sûre que son étrange amoureux ne soit à la veille de
trépasser. Elle écrit, un matin de septembre : « Je ne veux pas que
vous soyez malade ou malheureux à cause de moi... » Malheureux, il
l'est, dans une merveilleuse exaltation d'amour; et malade, à sembler
repris de sa folie ancienne... « Je ferai ce que vous voudrez... » Qu'est-
ce à dii"e ? Précisément, ce qu'elle dit. Elle ne dissimule rien à elle-
même; et elle n'élude pas la pensée de son engagement. Elle ne dis-
simule pas à Comte la vérité; au moment de se donner à lui, elle ne
lui jure pas d'autres sentimens que les siens : « la tendresse que vous
me témoignez et les sentimens élevés que je vous connais m'ont
attachée sincèrement à vous...» Sincère attachement, gratitude et la
crainte qu'il n'ait pâti à propos d'elle : est-ce là tout ce qui l'amène
au parti de céder? Elle ajoute l'excuse qu'elle a trouvée pour elle-
même : « Depuis mon malheur, mon seul rêve a été la maternité; mais
je me suis toujours promis de n'associer à ce rôle qu'un homme dis-
tingué et digne de le comprendre. Si vous croyez pouvoir accepter
toutes les responsabilités qui s'attachent à la vie de famUle, dites-le-."^
moi, et je déciderai de mon sort... » Et lui, cette lettre pouvait le dés-
espérer : cette lettre l'enivre d'une immense joie.
Il attend Clotilde. Et la voici. Elle est venue comme elle avaitj
promis de venir. Elle a conscience d'avoir tout promis. Soudain, tout
ce qu'elle a promis chavire dans sa tête : et elle se sauve. Sa révolte
été plus vive que ses promesses.
Tout aussitôt, rentrée chez elle et haletante, elle écrit à l'amou-
reux déçu : « Je veux vous écrire tout de suite. Pardonnez-moi mes
imprudences. Hélas! je me sens encore impuissante pour ce qui!
dépasse les limites de l'affection. Personne ne vous appréciera mieux
REVUE LITIEUAIRE.
22T
que je ne fais; et, ce que vous ne m'inspirez pas, aucun homme ne
me l'inspire. Le passé me fait mal encore ; et j'ai eu tort de le braver...
Je compte beaucoup sur votre équitable raison. Moi, j'ai fait essai de
mes forces : pardonnez-le-moi, en faveur de la volonté... Adieu. Si
vous me comprenez réellement, vous ne m'en voudrez pas. S'il en
était autrement, je désespérerais de me faire entendre... » Elle ne
pouvait pas dire plus net et juste l'état de son esprit, l'état de son
cœur et de son corps. Sa fine loyauté demande, mieux que la com-
passion, l'estime. Une « équitable raison, » mieux que de lui pardonner,
l'approuve. Mais Comte, lui, n'est pas en train d'équitable raison ; car
il est tout affolé d'amour. Avec une triste déférence et avec un entê-
tement farouche, il insiste. Elle réphque : << Je suis incapable de me
donner sans amour. Je l'ai senti hier... »
Il devait, après cela, laisser tranquille cette infortunée. Mais il
l'aimait ! Et les conseils de courtoisie ou de discrète fierté qu'on lui
eût offerts ne sont pas de ceux qui touchent un possédé d'amour. Il
ne se résigne pas; il se débat. Et il est, dans cette crise effrayante,
ce qu'il est de coutume : un logicien. Certes, il argumente et ratiocine,
plus que ne font les amoureux dans les romans. C'est qu'il n'est pas
un amoureux comme un autre. Il est Auguste Comte, amoureux
comme un autre, mais qui garde, jusque dans son délire, son génie et
les singularités de son génie. Et puis il est un pauvre homme qui
aime, qu'on n'aime pas, qu'on a déçu et qui réclame : « Quoi! vous
me faites spontanément, vendredi, la promesse imprévue d'un bonheur
prochain, vous la confirmez samedi, vous l'éludez dimanche, et vous
la retirez lundi ! N'est-ce pas abuser un peu du privilège féminin? »
Le reproche aboutit à chicaner sur une faute de logique. Évidemment,
Clotilde a manqué de méthode. Et Comte, n'a-t-il pas manqué de mé-
thode? Il a été logique au sujet de lui-même : au sujet de Clotilde, —
il a oublié de savoir qu'elle ne l'aimait pas,
La suite de cette histoire, on la connaît. Comte n'a point renoncé
à Clotilde. Il n'a point cessé de la suppher ; elle n'a point cessé de se
refuser. Puis, elle est tombée malade : elle, et non pas lui. Elle était
déjà très malade aux semaines de la crise la plus ardente. Puiselle
n'a pas eu l'énergie ou l'entrain qui lui aurait permis de s'éloigner,
d'arranger sa vie à l'écart. Auguste Comte l'a entourée de prévenances,
de bontés. Maladroitement? Peut-être. Elle était pauvre et, pour
gagner un peu d'argent, rêvait de pubUer des articles dans les
journaux. Elle avait donné a.n National cette petite nouvelle de Lucie,
laquelle n'est point un chef-d'œuvre, mais un essai d'une grâce
228 REVUE DES DEUX MONDES.,
attrayante. Le National accepterait une collaboration quasi régulière
de l'auteur de Lucie. Mais le directeur du National est Armand Mar-
rast : Comte est jaloux d'Armand Marrast; Comte n'aide pas du tout
Clotilde à écrire pour le National. Clotilde a un médecin qui l'a tou-
jours soignée. C'est le médecin de la famille. Mais il est amoureux,
dit-on, de Clotilde. Et Comte réussit à écarter ce prétendu rival, qui
en outre a l'inconvénient d'être le médecin de la famille Marie, de
n'être pas le médecin de M. Comte. Il impose le médecin de son
choix. Et les documens que M. Charles de Rouvre a pu assembler
donnent à supposer que le premier médecin soignait Clotilde le mieux
du monde; le second, très mal. Comte paraît l'avoir reconnu tardive-
ment. Il y eut de cruels démêlés entre la famille Marie et Auguste
Comte ; il y eut des querelles auprès du Ht de la mourante, blanche,
belle et silencieuse, l'âme déjà retirée d'ici -bas.
Qui a eu tort ? Comte plus que personne. Mais principalement il a
eu tort d'aimer, et d'aimer M""^ de Vaux, qui n'était pas destinée à lui
et qui surtout n'était pas destinée par sa nature à être une Béatrice.
Intelhgente et si gaie de cœur et d'esprit, déUcate de sentiment,
habile à trouver de johs mots pour son émoi, étrangère à la philoso-
phie, elle n'était pas prête au sort bizarre que la passion d'Auguste
Comte lui infligeait. Et Béatrice, quand elle devint la Théologie, par
la volonté impérieuse de Dante Ahghieri, c'est qu'elle était morte.
Clotilde aussi, ce ne fut que la mort qui lui donna cette docihté aux
vœux d'Auguste Comte, cette douceur indiflerente qui la fit devenir,
dans la sociologie et dans la mystique de l'Humanité, la Vierge-Mère.
La passion dAuguste Comte pour M"* de Vaux a été despotique.
Elle a torturé la bien-aimée. Elle n'a pas moins torturé l'amoureux. Il
a prodigieusement souffert. Il a commis la désolante faute de ne se
point sacrifier. S'il avait à la vérité aimé Clotilde autant qu'il a été
amoureux d'elle, eût-il souffert davantage? du moins, il eûtépargnéune
âme innocente. lia été, plus que déraisonnable, impitoyable, et pour
lui-même. Avec tout son génie. Comte a fait de son amour une cala-
mité. Peut-être l'amour veut-il plus de simplicité ; peut-être l'amoui^
ne veut-il pas être mêlé de génie ; peut-être l'amour ne veut-il aucui
mélange de ce qui n'est pas lui et naïvement lui.
André Beaunier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
L'opération, si heureusement commencée, il y a quinze jours,
entre Ypres et Arnientières, par celle des armées anglaises qui est
aux ordres du général sir Herbert Plumer, l'a conduite, sur le canal
de Comines. la Lys, la Douve et la Warnave, à des résultats très
intéressans en eux-mêmes, et gros peut-être, pour la suite, d'événe-
mens beaucoup plus importans encore. Le moindre de ces résul-
tats, déjà acquis, n'est pas que, des crêtes où ils sont montés, nos
vaillans et perse vérans alliés commandent toutes les vues de la
vallée et de la plaine ; que, de là-haut, ils lisent sur le terrain
comme sur la carte, et peuvent, en connaissance de cause,
choisir leur objectif, mesurer les difficultés, préparer les voies et
moyens, adapter leur plan, dans le détail, aux circonstances du
temps et des lieux. Ainsi l'action se conforme aussi exactement que
possible à ses conditions, le succès en est assuré, et le coût en est
réduit autant que possible. Des objectifs que peut maintenant se pro-
poser l'état-major britannique, en accord avec le nôtre, nous ne
savons rien, et nous en aurions deviné quelque chose, que nous ne
dirions rien, mais l'atlas parle, il n'y a qu'à l'interroger. Ce que nous
savons bien, ce que des témoignages enthousiastes nous rapportent,
c'est que l'état matériel et moral de l'armée anglaise est magnifique;
qu'elle est, aux approches de la quatrième année de guerre, très supé-
rieure à ce qu'elle était les deux premières années ou même la troi-
sième, et que sa tactique en découle : pression constante d'une force
croissante. Sur tout le reste, il vaut mieux nous taire, regarder et
attendre.
Nous avons de quoi regarder, dans un silence patient, mais actif,
car le vrai sens d'attendre, pour nous, c'est espérer. Le général
Pershing, désigné pour être le chef des troupes américaines qui vont
230 REVUE DES DEUX MONDES.
venir en Europe prendre part à la défense du droit odieusement
violé et de l'humanité honteusement outragée, est arrivé avec de
nombreux officiers. Dans les rues, la population de Paris, et la France
entière, par ses représenlans dans les deux Chambres, ont rendu aux
États-Unis, en sa personne, l'hommage que leur doivent ici tous les
cœurs. Il n'est personne parmi nous qui n'ait été profondément ému
en lisant le récit des manifestations par lesquelles avaient été accueil-
lis en Amérique, à côté du maréchal JofTre devenu le vivant sym-
bole de la France en armes, arrêtant les Barbares sur la Marne,
M. Viviani, l'amiral Chocheprat et les autres membres de la mission.
Journées inoubliables où reverdissaient et se ^^.vifl aient de chers et
glorieux souvenirs, vieux de plus d'un siècle; où, sous les auspices
de George Washington et du jeune La Fayette, se renouait l'alliance
nécessaire et presque fatale, comme voulue, dès l'origine, parle
Destin, la belle alUance fondée, dans la foi commune au même
idéal, par l'échange de deux grands amours désintéressés. Entre la
France et les États-Unis, U n'a jamais été question de dette ni de
reconnaissance ; il ne s'agit pas de savoir ni qui a donné le premier,
ni qui a donné le plus : chacun a tout donné à l'autre, puisqu'il se
donne. Des services du genre de ceux-là ne se paient pas, ils se
restituent, ils renaissent, ou plutôt ils continuent, se retrouvent et se
renouvellent en se retournant.
Quelle joie, aujourd'hui, et quel orgueil de saisir, dans toute
l'étendue de sa puissance, avec toutes les nuances de sa déUcatesse,
le sentiment qui pousse la Hbre Amérique vers nous ! Et comme elle
se plaît elle-même à l'analyser pour en jouir! M. Viviani, dans la
vibrante harangue qu'il a prononcée à la Chambre des députés, le
14 juin, en présence du général Pershing, n'a pas manqué de rappeler
un mot qui contient toute une psychologie du peuple américain pens
dant la guerre, ce mot de l'ancien ambassadeur de la Confédération à
Londres, M. Schoot: « Nous vous avons toujours aimés; après la
Marne, nous vous avons admirés ; depuis Verdun, nous vous respec-
tons. » Et cet autre mot du maire de New-York, disant un peu rude-
ment à ses compatriotes : « Courbez donc la tête, car il y a trois ans
que la France saigne pour vous ! » C'est un point que tous ceux qui
reviennent d'Amérique ont fixé. Les États-Unis voient, dans cette
guerre, le genre humain à travers la France. L'idée, qui s"est faite
obsédante dans les derniers mois, de la France combattant et s'im-
molantpour les causes les plus généreuses à la fois et les plus géné-
rales qu'une nation puisse servir, pour l'honneur de sa signature,
REVUE.
CIIROMOUE. 231
pour la protection des faibles, la libération des opprimés, la punition
des coupables, a ])eu à peu vaincu les pri'jugés qu'à tort ou à raison
ils avaient lono:temps nourris contre d'autres. Ils veulent dune égale
résolution relever la France de son sacrifice et, non pas se relever
d'une faute qu'ils n'ont point commise, mais proprement s'élever eux-
mêmes par le sacrifice. Quelque injuste que soit le reproche d'avoir,
au début, profité de la calamité universelle, ils savent qu'on le leur
adresse de certain côté, et ils savent de quel côté ; comme il leur serait
insupportable de jouer le rôle ingrat du « nouveau riche » dans la
« société des nations " qu'ils rêvent d'organiser, ils brûlent de verser
leur sang pour laver leur or, et de verser aussi leur or purifié pour
ajouter à la vertu de leur sang, de se dévouer, de souffrir, de mourir
pour prouver qu'ils connaissent les plus hautes valeurs de la vie; et
ils se jettent dans la bataille des principes avec l'emportement de leur
ardeur aux affaires : ils sont idéalistes en réalistes à qui l'expérience
a appris qu'en rien il ne faut rien faire à demi.
« Jusqu'au dernier sou ! jusqu'au dernier homme ! jusqu'au der-
nier battement de cœur! » a déclaré à M. Viviani le gouverneur d'un
des États, élu par des centaines de milliers de citoyens. M. "Wilson
l'a publiquement et magistralement expliqué en deux occasions
récentes, dans la communication qu'il a fait remettre au gouverne-
ment provisoire de Russie, puis dans son discours du Flag Day
Cn même temps, il a fait entendre à la jeune démocratie russe, à
peine sortie des limbes où sont les âmes d'enfant, on ne veut pas
dire la leçon, mais la voix d'une démocratie plus \àrile ou plus mûre.
Le discours pour le Jour du Drapeau n'est que la répétition, la
transposition à l'usage du peuple américain de la lettre au gouverne-
ment russe. Il n'en est pas, de M. Wilson ou de tout autre homme
d'État, qui soit plus positif, plus ferme et plus plein, moins encombré
de circonlocutions, plus dégagé d'obscurités. C'est le langage solide,
illuminé, définitif d'un historien. C'est un mémoire et un jugement.
M. "Woodrow 'Wilson y expose au peuple des États-Unis, pour qui
l'Europe est très loin et les affaires européennes sont très petites, les
origines de la guerre. Il lui enseigne des choses familières pour nous
et précises jusqu'à la douleur, mais qui ne touchaient pas le citoyen
américain, perdu dans les villes populeuses ou isolé dans les
immenses plaines de l'Ouest : le long martyre de l'Alsace-Lorraine, la
mutilation delà Pologne, l'assassinat de la Belgique, de la Serbie, de
la Roumanie. Il lui découvre l'Empire allemand, ses hommes, ses
desseins, ses méthodes, ses pompes et ses œuvres. Il extrait des faits
232
REVUE DES DEUX MONDES.
leur morale. Juriste et puritain, homme par-dessus tout, citoyen
non plus seulement des États-Unis, mais du monde, remuant chez ses
concitoyens les fibres les plus intimes, évoquant toutes les puissances
de leur passé et de leur présent, il dresse contre le crime, contre le
Mal, la nation de Washington et de Lincoln.
Mais nous, aucun danger ne nous a-t-il menacés et n'y avait-il
rien à nous dire ? Avouons franchement que si ; qu'il pouvait y avoir
pour nous un danger qui viendrait de nous, qui serait en nous; non
certes le découragement, encore moins la défaillance, mais la fatigue ;
une espèce de détente de nos nerfs trop Aàolemment et trop long-
temps tendus. La France a donné dans cette guerre un éclatant
démenti à tout ce qu'on avait jadis pensé et écrit d'elle, et qui pour-
rait se résumer dans le fameux aphorisme, que « le Français est plus
qu'un homme dans le premier assaut, et moins qu'une femme dans le
second. » Elle a montré, suivant une expression heureuse, sur la Marne,
qu'elle avait conservé l'élan; à Verdun, qu'elle avait acquis la patience.
EUe a fait plus qu'une flambée, un feu qui dure depuis trois ans-
Mais quoi! Comme le remarquait le maire de New-York, il y a « trois
ans qu'elle saigne. » Trois ans que la France de l'arrière souffre de la
France du front qui saigne, de ses dix départemens envahis, de la
misère de leurs exilés, de la ruine de ses monumens, de ses maisons,
de ses jardins, de ses usines, de ses mines, de ses champs, du
meurtre des hommes et des choses. A quoi bon vouloir le cacher ?
Jamais, pour plus de sang, ni pour plus d'épreuves, plus de pleurs ne
furent permis. Sans doute, il y avait quelque chose à nous dire, et
M. Viviani l'a dit éloquemment. Il a éloquemment traduit la pensée
essentielle, la pensée de continuité et de perpétuité, qu'on eût
voulu inclure dans l'ordre du jour de la Chambre; et c'est « qu'il n'y
a pas de paix sans victoire, à moins que nous n'abandonnions le
respect de nos tombeaux, le respect de nos berceaux, et que, par un
rythme barbare qui se renouvellera tous les trente ans, nous permet-
tions à nos fils d'aller reprendre sur le champ du combat la place où
leurs pères sont tombés. »
Voilà ce que nous refusons de permettre. « La paix sans annexions
et sans contributions, >> insinuent le Soviet de Pétrograd et, derrière
lui, les Germains, germanisans ou germanophiles plus ou moins
masqués, qui tirent les ficelles de la faction « maximaliste. » Comme
l'appel de M. Wilson, la note du gouvernement français et la note du
gouvernement britannique répondent : Pas d'annexions et pas de
contributions, soit; « la France ne songe à opprimer aucun peuple, ni
REVUE. — CUnOMQUB. 233
aucune nationalité, même celle de ses ennemis d'aujourd'hui. Mais
elle entend que l'oppression qui a si longtemps pesé sur le monde soit
enfin détruite et que soient châtiés les auteurs des crimes qui demeu-
reront pour nos ennemis la honte de cette guerre... Pour elle-même'
elle entend que soient Ubérées et lui fassent retour ses fidèles et
loyales provinces d'Alsace et de Lorraine, qui lui ont été arrachées
jadis par la violence. Avec ses Alhés, elle combattra jusqu'à la vic-
toire pour que leur soient assurées la restauration intégrale de leurs
droits territoriaux et de leur indépendance politique ainsi que les
indemnités réparatrices pour tant de ravages inhumains et injustifiés
et les garanties indispensables contre le retour des maux causés par
les incessantes provocation s, de nos ennemis. » De même, la Grande-
Bretagne « n'est pas entrée dans cette guerre pour faire des conquêtes
et ne la poursuit pas avec ce dessein. Son but était, à l'origine, de
défendre l'existence du pays et d'imposer le respect des engagemens
internationaux. A ces objets primitifs s'ajoute aujourd'hui celui de
hbérer les populations opprimées par la tyrannie étrangère. » Le gou-
vernement britannique, conclut la note, estime que, dans leurs lignes
générales, les accords faits par lui de temps à autre avec ses Alliés se
conforment à ces règles. Toutefois, au cas où le gouvernement russe
le désirerait, le gouvernement britannique et ses Alliés sont parfai-
tement disposés à examiner ces accords et, si c'est nécessaire, à L.'s
reviser. »
Personnellement, — s'il n'est pas présomptueux d'avoir une opi-
nion personnelle sur un tel sujet, — nous persistons à croire qu'une
« revision des buts de guerre, » en pleine guerre, n'est pas sans
inconvéniens ; qu'il y en a, au contraire, de plusieurs ordres; et qu'il
eût été plus sage d'opposer aux questions du Conseil des ouvriers et
soldats quelques questions préalables. Mais ce n'est pas la peine de
récriminer. Il suffit qu'on soit décidé, tout en marquant à la nais-
sante démocratie russe le sympathie qu'inspirent ses bonnes inten-
tions et que mériteront ses efforts, à ne point incliner plus qu'il ne
convient, devant un régime, des hommes d'État, et des assemblées
ou des comités improvisés, les principes, les maximes et les tradi-
tions par lesquels ont vécu et se sont maintenus de siècle en siècle les
États qui possèdent, par droit d'aînesse, la culture politique la plus
ancienne et la mieux éprouvée. Démocratie tant qu'on voudra; mais
la République des États-Unis, la République française, et même l'An-
gleterre monarchique, et l'Italie monarchique elle-même, en un
certain sens, le meilleur, sont aussi des démocraties.
234 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette quinzaine a été dure aux trônes et aux gouvernemens. Ce
n'est pas pure métaphore, de dire que la terre tremble et que, par
ondes, l'ébranlement gagne de proche en proche. La déposition du
roi Constantin n'est évidemment pas un acte ré volutionnaire , mais un
acte diplomatique, où le protocole cérémoniel a été un peu bousculé.
Tout s'est pourtant passé aussi bien que possible. M. Jonnart, nommé
haut-commissaire des Puissances protectrices en Grèce, après avoir
pris, de concert avec le général Sarrail, commandant en chef de
l'armée d'Orient, et l'amiral Gauchet, commandant des forces navales
alliées, les précautions militaires indispensables, après avoir fait
franchir à nos troupes les limites de la ThessaHe, fait fermer, à ses
deux issues, le canal de Corinthe, fait débarquer des détachemen?
au Pirée, et amené à proximité d'Athènes les renforts dont on eût pu
avoir besoin, a signifié, le lundi matin 12 juin, à M. Zaïmis, prési-
dent du Conseil des ministres, la résolution des Puissances, en lui
demandant, par une sorte d'ultimatum que cette fois nous étions en
mesure d'appuyer, une réponse pour le lendemain, avant midi. Et le
mardi matin, 12 juin, à neuf heures et demie, M. Zaïmis, prenant
acte de ce que « la France, la Grande-Bretagne et la Russie avaient
réclamé l'abdication de Sa Majesté le roi Constantin et la dési-
gnation de son successeur (à l'exception du diadoque, dont les dis-
positions hostiles avaient été scandaleusement affichées), » faisait
connaître que « Sa Majesté le Roi, soucieux comme toujours du seul
intérêt de la Grèce, a décidé de quitter avec le prince royal le pays et
désigne pour son successeur le prince Alexandre. »
De ce successeur ainsi désigné, on savait simplement jusqu'à hier
que c'était le deuxième fils du roi Constantin et de la princesse Sophie
de Hohenzollern. On sait maintenant, par sa proclamation, que c'est
un bon fils ; dans son exemplaire attachement à son « auguste père, »
qui vient de faire « un sacrifice suprême à notre chère patrie, » il feint
de ne tenir que de la délégation paternelle, comme s'ils lui étaient
spontanément confiés, « les lourds devoirs du trône hellène; »
dans « sa douleur d'être séparé, en des circonstances aussi critiques
de ce père bien-aimé, » il a « pour seule consolation de remphr son
mandat sacré (le mandat du roi Constantin). » Il aura toujours son
image dans le cœur comme devant les yeux, et tâchera de toutes ses
forces de suivre les traces de son règne si brillant, avec le concours
du peuple grec, obéissant, par delà l'effacement propitiatoire, aux
volontés toujours royales de celui qui reste pour l'un et pour l'autre
Constantin l*^ Tout cela est naturel et louable, mais il y en a trop.
REVUE. — CHROMQUE.: 235
Si l'on rapproche le texte de cette proclamation du texte de la com-
munication adressée par M. Zaïmis à M. Jonnart, on ne saurait man-
quer d'être frappé de certaines coïncidences, où s'est peut-être
exercée la subtilité des Grecs habiles à user de toutes les finesses de
l'esprit et à manier toutes les ressources de la langue. Que dit
M. Zaïmis, ou même qu'écrit-il? Que la France, la Grande-Bretagne
et la Russie ont« réclamé l'abdication du roi Constantin et la désigna-
tion de son successeur, » d'une part ; et, d'autre part, que « le Roi,
soucieux comme toujours du seul intérêt de la Grèce, a décidé de
quitter le pays avec le prince royal et désigne pour son successeur le
prince Alexandre. » Il n'est question d'abdication que dans la
demande, et dans la réponse il n'est question que de départ; en cours
de route, Constantin, par une habitude invétérée, s'est laissé prendre
une internew : U n'a parlé que d'e éloignement. » — Heureux qui,
comme Ulysse, a fait un beau voyage! — Il y a bien, dans la
réponse même, ladésiguation du successeur, mais relisons les articles
45, 46, 52 de la Constitution, et prenons garde que ce ne soit là encore,
artiticieusement ménagée, une source de chicanes.
Peu importe, au surplus. Il faut le dire tout net. Nous sommes
allés en Grèce, non par des scrupules juridiques, mais par des né
cessités poUtiques. Nous y sommes allés parce que la situation qui
nous y était faite n'était digne ni de la France, ni de l'Angleterre, ni
de la Russie; « parce que nous ne pouvions pas oublier que, le
l*"" décembre dernier, nos marins y avaient été traîtreusement mis à
mort; » et parce qu'enfin, tant que le gouvernement royal faisait de ce
pays une base allemande, notre armée d'Orient, prise à revers, était
paralysée. Si c'est changé, si le départ de Constantin suffit, si nous
sommes débarrassés de ses Slreit, de ses Dousmanis et de ses
Metaxas, si les deux Grâces ennemies, la Grèce de Salonique et la
Grèce d'Athènes, peuvent se réunir, sous Alexandre, avec M. Veni-
zelos, en une Grèce qui nous soit sûre, c'est bien, quoique nous
ayons beaucoup tardé. Nous n'aurons pour elle que de l'indulgence,
et nous lui en avons déjà donné un gage en levant le blocus. Mais,
dans la douceur, de la fermeté. Inutile d'exhiber, comme l'Empereur
furieux, un « poing de fer, » pourvu que nous ne lâchions plus la
main. La seconde épitre d'Alexandre est déjà plus raisonnable.
Au lendemain de son succès du Carso, et à la veille de l'entrée des
troupes franco-anglaises en Thessalie, l'itahe a proclamé, par l'inter-
médiaire du général commandant son corps expéditionnaire, l'unité
et rindcpendance de l'Albanie *< sous sa protection, » sotto la pro-
â3G
REVUE DES DEUX MONDES.,
tezione ; nous avions noté la nuance, et c'est à tort qu'on a traduit :
« sous son protectorat. » Elle a poussé son avance en Épire et
occupé Janina, non sans soulever, à ce qu'il semble, des protesta-
tions. Depuis quelque temps aussi, la petite république de Koriza
l'agaçait, comme une amorce, comme une pointe venizeliste, et il
convient de ne pas négliger ce symptôme. Que l'Italie soit désormais
au contact de la Grèce, c'est peut-être plus qu'un incident ; il se
pourrait que de vrais événemens en vinssent, surtout si les deuj
Grèces réunies retrouvaient et reprenaient les voies de la plus grande
Grèce. L'Entente doit avoir l'œil ouvert de ce côté. Pour l'Italie, nous
l'avons dit, la proclamation de l'indépendance albanaise sous sa pro-
tection est un geste à triple et quadruple détente : comme l'Albanie
méridionale ne se distingue pas nettement de l'Épire septentrionale^
U barre le chemin à la Grèce; il coupe le chemin de l'Adriatique^
dans le cas probable de la victoire des Alliés, à un futur grand État
yougo-slave, et, dans le cas contraire, aux ambitions de l'Autriche oï
de la Bulgarie ; au pis aller, il met une monnaie d'échange ou de
rançon dans le portefeuille de la Consulta. Si l'itahe avait tenu
l'Albanie pour elle-même, c'est-à-dire à l'Albanie en elle-même, voiU
trente ans qu'elle aurait pu l'avoir. En 1887, à Friedrichsruhejl
Bismarck l'offrit à Crispi, pour toutes sortes de raisons, quelques-
unes plaisantes, mais qui ne durent guère plaire à sonvisiteur, dont
la famille était originaire de cette région. On croyait que, bien plus
qu'à prendre l'Albanie, l'Italie tenait à ce que l'Autriche ne la prîl
pas, et que c'était le but du combat d'influence qu'elle y livrait à^
l'empire des Habsbourg. D'oii l'essai, d'avance condamné, auqueï
présida ridiculement ie prince de Wied. Mais, quels que soient poui
demain les projets de l'Italie autour de Vallona et de Santi-Quaranta,;
ce n'est pas aujourd'hui ce qui appelle nos observations : jusqu'à ce
qu'elle se pose internationalement, l'affaire albanaise se présente
comme une affaire italienne d'ordre intérieur.
Eh ! quoi, dans l'instant même où la Révolution russe lance soi
veto : « pas d'annexions, » et où les Puissances de l'Entente, tout ei
faisant des réserves, en définissant, s'accordent à répondre : « Ei
effet, pas d'annexions, » dans cet instant même, l'Italie déclare
prendre l'Albanie « sous sa protection, » et l'on pense savoir ce que
c'est, dans le style des chancelleries, que de « prendre sous sa pro-
tection » un pays préalablement proclamé uni et indépendant.]
Encore qu'Os ne soient pas de la stricte observance, MM. Bissolati,]
Bonomi et Comandini, qui représentent dans le Cabinet Boselli des!
REVUE. — CHROiMQUE.
231
inclinations socialistes, ont tressailli à ce réveil d'un « égoïsme sacré »
que certains de leurs amis se flattaient d'avoir tué avec M. Salandra.
Pendant toute une séance, ils ont boudé le Conseil, et n'y ont point
paru. On s'est imaginé que la crise allait s'ouvrir, et qu'en Italie
comme ailleurs, allait être discutée « la revision des buts de guerre. »
Ei, de fait, la crise s'est ouverte, ou, plus exactement, il y a eu
comme une crise larvée. Mais, quand elle s'est résolue, MM. Bissolati,
Bonomi et Comandini sont demeurés dans le ministère ; c'est le
ministre de la Guerre et le ministre de la Marine qui sont partis, sans
compter que M. Arlotta est devenu haut- commissaire italien aux Ëtats-
Unis, pour permettre le remembrement des Travaux publics, par les
soins d'un technicien éminent, M. Ricardo Bianclii, et que le général
DairOlio a été, de sous-secrétaire d'État, promu ministre titulaire des
Munitions.
MM. Bissolati, Bonomi et Comandini étaient au début de la crise,
durant son cours ils disparaissent, et ils n'y sont plus à la fin : c'est
^touT eux res iîiter alios acta. M. Sonnino l'a traversée comme eux,
mais tout droit, impassible, intransigeant, bien qu'au fond elle ait
été suscitée contre lui. N'est-ce pas lui en chair et en os, la <> diplo-
matie secrète, » et n'est-ce pas lui l'ouvrier opiniâtre, silencieux, énig-
matique, de « l'égoïsme sacré, » qui travaille sans cesse et ne livre à
personne les mystères de son métier? Seulement, le sens politique
est si fort en Italie, que ceux mêmes que cette attitude en apparence
dédaigneuse blesse ou irrite, ne perdent jamais de vue, fût-ce aux
heures troubles, les conditions de la vie et de l'action. Ils savent, ils
sentent, que, s'il n'y a plus de secret, c'est qu'il n'y aura plus de diplo-
matie, et que, s'il n'y a plus d'égoïsme sacré, c'est qu'il n'y aura plus de
nation. La vie nationale suppose l'égoïsme national, comme l'action
diplomatique suppose le secret :ce sont des Itabens qui ont trouvé les
deux formules. Des masses ignorantes ou des peuples tout neufs peu-
vent imaginer le contraire, et c'est bien simple, mais c'est trop simple.
Pas un ItaUen ne les en croira. La ?ci;nce et l'instinct se rebellent
également contre cette chimère. M. Boselli, bien qu'il passe pour
être teinté d'un peu de romantisme politique, a sûrement dégagé
l'intime volonté de tous ses compatriotes, en disant, le 20; à la
Chambre : « Sans la victoire, aucune classe sociale, et le prolétariat
moins que toutes les autres, ne pourrait espérer un avenir de progrès
et une vie heureuse. Personne ne peut ne pas souhaiter de tous ses
vœux la paix, mais ceux qui la voudraient sans la complète libération
nationale voudraient une paix impossible, renieraient leur qualité
238 REVUE DES DEUX MONDES.
1
d'Italiens et prépareraient inconsciemment pour un avenir prochain
une nouvelle et terrible guerre. Je ne puis croire que des tendances
semblables existent en Italie. Si elles existaient, et si l'on tentait de
les réaliser, le gouvernement sévirait inexorablement contre elles. »
En tant qu'elle se heurte sourdement au mot d'ordre adopté par la
Soviet^la. crise italienne, on le voit, n'est pas sans rapport avec la crise
russe; et pareillement, à d'autres égards, la crise espagnole. Ce n'est
point que l'Espagne ait suivi l'exemple ou subi, de si loin, la conta-
gion de la Russie. Les « comités de défense » de ses régimens et
ceux qui s'organisent dans les diverses corporations, mais particulière-, ,|
ment les militaires, n'ont eu à copier aucun modèle étranger; le type
a été produit par le milieu, et nous retrouvons là aussi « cette vieille 4
infanterie espagnole » qui, avec les autres armes du reste, avait, pour
le grand malheur du pays, rempli le xi.x* siècle de ses pronuncia'
m/e/îfo^. Depuis 1874, on espérait que l'Espagne en était délivrée, et l'oi
s'attriste, lorsque, comme nous, on l'admire et on l'aime, deconstatel
que les germes n'en étaient pas définitivement étouffés. A la suite de ■
la démission, dans des circonstances pénibles, de son ministre de
la Guerre, le Cabinet de M. Garcia Prieto s'est tout entier décidé à
la retraite ; et il y a eu plus : les libéraux ont cédé la place aux conser-
vateurs. C'est l'inverse de la manœuvre qu'exécuta en d'autres
temps Canovas del Castillo pour soutenir et consohder la Restaura-
tion encore chancelante, quand, par deux fois, il ha à sa fortune le
parti libéral, en lui remettant le pouvoir. M. Dato, qui ne s'est pas
dérobé à une tâche dont le poids peut être accablant, est un homme
de rare valeur, honoré de tous, ayant le goût et le sens des problèmes
sociaux, en cela semblable à son ancien chef, le grand ministre
conservateur. Il a appelé au ministère de la Guerre le maréchal
Primo de Rivera, de qui la verte vieillesse se souvient des âges dis-
parus, et qui, au long des soixante-dix ans pendant lesquels il porta
l'uniforme, assista à tant de mouvemens dans l'armée, jusqu'à celui
de Sagonte, qui fut le bon , puisqu'il fut le dernier.
Mais la crise a été très grave, et l'on ne saurait nier qu'elle a failli
dépasser les proportions d'une crise ministérielle. Des choses ont été
discutées, même dans des journaux modérés, qui ne le sont jamais
sans que ce soit un avertissement. Toutes ces dissertations sur les
monarchies qui tournent à la répubUque et sur les républiques qui
gardent les avantages de la monarchie sont l'indice d'une agitation
dans les profondeurs. Les élémens de dissociation, si répandus dans
toutes les Espagnes, des dix royaumes maures â la Catalogne et à la
REVUE. — CHRONIQUE.
239
Biscaye, le carlisme des provinces basques, le régionalisme de l'Est,
le cantonalisme du Sud-Est, ce mal endémique ou épidémique, qui
fut porté à son paroxysme, en 1874, par la débilité anarchique de la
Révolution ; jointe à cela, la gêne imposée par une neutralité à
laquelle, sauf l'effusion de sang, n'est épargnée aucune des souf-
frances de la guerre ; jointes à cela, en outre, les dissensions que
fomente, entretient, exaspère l'espionnage allemand, les colères que
provoquent l'impudence, l'audace allemandes; oui, tout cela déborde
ou menace de déborder et les personnes des ministres et les cadres
des partis. Le point faible de la monarchie des Bourbons restaurée
nous a toujours paru être dans la force même de l'artisan de cette
restauration. L'épigraphe ne se trompait pas, qui, au pied des por-
traits royaux, disait : « A don Antonio Canovas del Castillo, une
famille espagnole reconnaissante, » Comment ne pas nous rappeler
que nous écrivîmes ici, lors de l'attentat de Santa-Agueda : « M. Cano-
vas est mort: que Dieu garde l'Espagne et la monarchie! »
Crises encore, et plus que ministérielles encore, en Autriche et en
Hongrie, en Cisleithanie et en Transleithanie. Le comte Clam-Mar-
tinitz, à Vienne, n'a pu séduire le club polonais, maître du parlement
impérial depuis le temps de Badeni et même de Taaffe. L'idée de
ressusciter le Reichsrath après une longue léthargie lui a été fatale. Et
cette aventure prouve qu'en Autriche, sous Charles I*"" comme sous
François-Joseph, la monarchie et ses différens peuples ne s'entendeni
jamais mieux que dans le silence. A Budapest, un débutant, un tout
jeune homme, le comte Maurice Esterhazy, a fini par réussir où les
plus vieux routiers avaient échoué. Nous ne savons de lui que son
nom, et nous ne voulons le voir qu'à travers les souvenirs de son
père, le comte Nicolas-Maurice, et de son grand-oncle, grand seigiieur
tchèque et président de -la Diète de Bohême, le prince Georges
Lobkowitz. S'il leur ressemble, il n'aura pas l'espèce d'àpreté fana-
tique d'un Tisza, et il ne devrait pas, au même degré, être asservi au
germanisme. D'aussi faibles indices, il serait imprudent de vouloir
tirer un pronostic. Mais, quand on considère les quatre autres comtes
qui font partie du Cabinet, et dont le comte Andrâssy n'est pas, rien,
à première vue, ne détourne de l'impression qu'en Hongrie comme en
Autriche, on essaie de donner timidement de petits coups d'épaule
pour secouer le joug de Berhn.
Ce joug, la Suisse ne supporte pas qu'on le lui impose d'autorité
ou qu'on le lui glisse par hypocrisie. Le chef du département poli-
tique, ministre des Affaires étrangères, M. Hoffmann, personnage très
240
REVUE DES DEUX MONDES.
considérable, ancien président de la Confédération, ayant commis
l'imprudence et rincorrection de servir d'honnête courtier pour une
proposition de paix allemande à la Russie, dénoncée avec indignation
par le gouvernement provisoire, va méditer, dans une retraite anti-
cipée, sur ce que peuvent coûter les liaisons dangereuses. Le Conseil
fédéral, en son ensemble, a repoussé toute solidarité avec ce mala-
droit, qui aurait déjà pu se faire prendre, et près de qui M. Grimm
n'a peut-être fait que remplacer M. Ritter. Encore, dans quelques
cantons, juge-t-on la sanction insuffisante. Meetings et manifesta-
tions se succèdent, où l'écusson de l'Empire est criblé de pierres.
Constantin fut mal inspiré de s'arrêter, sur ces entrefaites, à Lugano,
quels que pussent être les parfums de Germanie qui l'y attiraient. Le
soir, comme il faisait un tour sur la Piazza délia Riforma (n'aurait-il
pas eu droit à la Place de la Révolution ?) il fut reconnu et... acclamé
d'une façon significative. Mais qu'on ne s'y trompe pas, et, lui-même,
il n'a pas dû s'y tromper. La Suisse a vu passer trop de rois en exil,
elle a été hospitalière à trop de grandeurs déchues, elle a accueilli et
salué trop de malheurs, pour qu'il ait pu croire que ces rumeurs
fussent réellement à son adresse. Non, ce que la foule, moins cruelle
que justicière, conspuait en lui, ce n'était pas Le roi de Grèce, c'était
le beau-frère de l'Empereur. Tandis que le mark perd, à Bâle, de
ûO à 55 pour 100 de sa valeur, M. de Bethmann-Hollweg, par ses
avocats social-démocrates, Scheidemann, Ebert et David, fait plaider
à Stockholm les circonstances atténuantes, ou même la non-culpa-
bilité. Il n'y a plus personne qui ait « voulu cela. » C'est un signe
terrible pour celui qu'on croyait le plus fort, de ne plus être ni le
plus respecté, ni, du moins, le plus redouté. Qu'il s'agisse de me-
surer les chances de la guerre par l'argent, les armes, ou l'estime,
ou la peur, l'Allemagne baisse. Voilà sa cote.
Charles Benotst.
Le Directeur-Gérant.
René Doumic.
LA
(1)
BATAILLE DES FLANDRES
LTSER ET YPRES
I. — LA COURSE A LA MER
La victoire de la Marne avait, avec Paris, sauvé la France
de l'invasion, mais elle n'avait qu'un moment déconcerté
l'Etat-major allemand. Battu sur toute la ligne, de l'Ourcq à
rOrnain, l'ennemi avait reculé, parfois en assez mauvais arroi ;
mais, ayant atteint l'Aisne, il avait pu s'y arrêter, s'y installer,
s'y fortifier et il comptait, sur cette nouvelle ligne, nous tenir
en échec. Mais, tandis que, entre l'Oise et la Meuse, il repous-
serait l'assaut des vainqueurs, — fatigués, — de la Marne, il
tenterait, d'une part, de percer notre liane droit au Sud de
Verdun et, d'autre part, de déborder notre aile gauche au Nord
de Beauvais.
On sait comment, la bataille de front se pourstiivant fort
âprement sur les bords de l'Aisne, l'essai de percement des
Allemands, après avoir semblé réussir, du 21 au 24 septembre,
entre la Woëvre et la Meuse, vint échouer, le 25, à Ghauvon-
court, en face de Saint-Mihiel.
Il était logique que, n'ayant pu percer notre flanc droit,
(1) Copyright by Louis Madelin, 1911.
TnvF. >;t,. — lOIT. !6
242
BEVUE DES DEUX MONDES.
l'ennemi reportât tous ses espoirs sur la seconde manœuvre :
le débordement de notre aile gauche.
Pendant que des combats meurtriers continuaient à se
livrer au Nord de Soissons et de Reims, sans qu'aucune déci-
sion en résultât, la cavalerie allemande commençait, dès la
dernière semaine de septembre, son mouvement vers le Nord
sur la rive gauche de l'Oise. De grands espoirs lui semblaient
permis : la région qui s'étend entre Beauvais et Dunkerque
était démunie de troupes capables de contenir des forces impor-
tantes, et le général von der Marwitz, grand maître de cette
cavalerie, était résolu à aller aussi loin qu'il le faudrait, — au
besoin jusqu'à la mer, — pour trouver notre défaut.
Il eût suffi que cette manœuvre se dessinât pour que rEtat-l
major français prit toutes mesures pour garnir de forces le^^
provinces du Nord. Mais, par ailleurs, constatant, après les prt
miers jours de combats, la solidité des organisations allemande!
de l'Aisne, notre haut commandement avait eu la même pen'
sée stratégique que l'Etat-major adverse. Si celui-ci espérait
nous déborder sur notre aile gauche, nous pouvions, gagnant
l'ennemi de vitesse, le déborder sur son aile droite, et, la
guerre de siège commençant sur l'Aisne, aller chercher sur les
plateaux et dans les plaines du Nord un champ de bataille où,
derechef, pourrait se déployer notre valeur.
Alors avait commencé cette Course à la Mer des deux partis,
qui vaut de faire l'objet d'une étude spéciale. Deux semaines,
la double manœuvre tint le monde en suspens : lequel des deux
ennemis déborderait l'autre? Le haut commandement français,
tandis qu'il opposait cavalerie à cavalerie, Conneau et Mitry à
Marwitz, transportait états-majors et corps d'armée en Picardie,
en Artois. Castelnau, appelé de l'Est, couvrait Amiens avec la
2® armée, Maud'huy, détaché de l'Aisne, le prolongeait en
Artois, couvrant Arras, tandis que le groupe des divisions
territoriales, sous les ordres du général Brugère, doyen de
notre armée, collaborait à la défense des deux provinces. Mais
la Flandre restait ouverte et de nouvelles forces ennemies
pouvaient, de Belgique, déboucher d'un moment à l'autre,
venant faire leur jonction avec celles qui, précédées de la cava-
lerie de Marwitz, montaient du Sud. Seules, deux divisions
territoriales, aux ordres du gouverneur de Dunkerque, le
général Bidon, couvraient notre grand port du Nord et fer-
LA BATAILLE DES FLANDRES. 243
niaient, — on pense avec quelle insuffisance, — la forte trouée
qui, le 5 octobre encore, s'ouvrait de Dunkerque à Arras. Lille
e'tait déjà menacé par la cavalerie allemande, que nos divisions
de cavalerie n'étaient encore que dans les environs de Saint-Pol.
Tandis que la bataille faisait rage sur le front Castelnau, puis
sur le front Maud'huy, — ces combats trouveront, je l'espère,
bientôt leur historien, — la Flandre semblait livrée. Deux bri-
gades territoriales, envoyées de Dunkerque, étaient à la vérité
descendues sur Bergues et Saint-Omer et des divisions de
l'armée Maud'huy (la nouvelle 10'^ armée) remontaient vers
Loos ; le 8, une brigade de cavalerie occupait Cassel, juste à
temps pour en éloigner les patrouilles allemandes, et la jonction
Se faisait, le 9, entre les territoriaux venus du Nord et les cava-
liers accourus du Sud. Mais il fallait bien d'autres forces et
d'une autre importance, car, à cette heure même, Anvers, qui
dans une certaine mesure pouvait être considéré comme la
défense avancée des Flandres, tombait, et sa chute rendait dis-
ponibles de nouveaux corps allemands. En revanche, l'armée
belge, battant en retraite, échappait à l'encerclement de la place.
Mais, légitimement fatiguée, s'arrêterait-elle entre Ostende et
Gand, entre Nieuport et Ypres? Pourrait-elle même s'arrêter
pour combattre ?
Il devenait de plus en plus probable que, de la mer à la Lys,
les forces allemandes allaient déferler et la bataille du Nord
qui, en attendant qu'elle s'étendit jusqu'à la mer, continuait à
se déchaîner en Picardie et en Artois, devenait décidément,
pour l'heure, la grosse affaire de la guerre.
Les Anglais allaient, sur leur requête, y être jetés.
Depuis le début des combats de l'Aisne, les troupes du
maréchal French, trois corps qu'allaient grossir d'importans
renforts coloniaux, occupaient, entre les armées Maunoury et
Francliet d'Espérey, la partie du front de bataille oi^i les avait
amenés la poursuite d'après la Marne. Mais le maréchal s'en
accommodait mal et, dès la fin de septembre, il avait manifesté
le désir de reprendre sa place primitive à l'extrême gauche
de l'armée alliée. Il se trouverait ainsi, à son sens, dans son
rôle en quelque sorte naturel, car, porté vers le Nord, il se
rapprocherait par là de ses bases de ravitaillement, les ports
du Pas de Calais, tandis que ses soldats (je dirai tout à l'heure
combien l'événement justifiait ce sentiment) se pourraient
244 REVUE DES DEUX MONDES.
flatter de l'idée que, dans une certaine mesure, ils couvraient
de leurs corps la route de Londres.
Il avait été convenu que les trois corps britanniques seraient
successivement transportés en Artois et dans la région d'Haze-
brouck-Ypres. On pouvait espérer que l'armée alliée serait
déployée jusqu'au Nord de la Lys assez tôt pour donner la
main à l'armée belge en retraite. Et, de fait, celle-ci se trou-
vant, — on verra dans quelles conditions, — le 11 octobre, dans
la région Ostende-Furnes et le 3^ corps britannique atteignant,
le 12, le Nord-Ouest de Hazebrouck, le l^"" corps, celui qui, sous
le général Haig, devait combattre à Ypres, roulait vers son
futur champ de bataille où, à la vérité, il ne devait être en
ligne que le 20, quand, déjà, tout prenait feu en Flandre. Ypres
qui, le 10, au rapport d'un haut visiteur, « était gardé seulement
par dix cyclistes, » avait été occupé par deux divisions territo-
riales, les 89^ et 87^, qui, en attendant les Anglais, organisaient,
dès le 15, une forte position défensive en avant de la ville,
couvertes par le corps de cavalerie Mitry. L'armée belge, retrai-
tant toujours, avait, le 12, atteint la ligne de l'Yser entre
Nieuport et Dixmude où une brigade de fusiliers marins qui,
nous dirons comment, avaient, depuis Gand, couvert la retraite,
s'embossait, on sait pour quels exploits. Et le haut commande-
ment, aussitôt finis les transports de l'armée anglaise, expédiait
vers Dunkerque l'une de nos plus belles divisions, la 42®, qui,
sur cette ligne de l'Yser, allait, aux côtés de l'armée belge, se
couvrir de gloire sous les ordres du général Grossetti.
Ainsi, le 20, la ligne qui, quelques jours avant, était encore
bien médiocrement tenue et presque inexistante de la Lys à la
mer, semblait assurée d'une sérieuse défense, et déjà l'on pensait
faire de cette ligne de défense un solide tremplin d'où s'élancer
à la reconquête de la Belgique envahie. C'est en vue de celle
offensive que l'Etat-major français songeait à grossir considéra-
blement les forces françaises opérant, aux côtés de nos deux
alliés, au Nord de la Lys. Le 9® corps d'armée y était acheminé,
qui commencerait à débarquer le 21, et les troupes françaises
qui allaient, au cours même des premières opérations, se grossir
jusqu'à dépasser de beaucoup en Flandre les forces anglaises et
belges réunies, seraient mises sous les ordres supérieurs du
général d'Urbal, placé, dès le 20, àla tête du Détachement d'annéa
çle Belgique, — bientôt la 8*= armée,
LA BATAILLE DES FLANDRES. 245
Depuis le 5, le général Foch, avec le titre ^'adjoint au com-
mandant en chef et la mission de coordonner les efforts des
troupes engagées de l'Oise à la mer, dirigeait de haut, avec une
ferqaeté rare et une ingénieuse activité, les opérations des
armées du Nord. Le 20, son attention était, pour les trois quarts,
absorbée par les angoissans événemens de Flandre. Il allait,
le 24, transférer son grand quartier général, de Doullens, dans
le vieil hôtel de ville de Cassel, et ce transfert même eût suffi à
indiquer quel intérêt capital prenait à cette date la bataille
entre Lys et mer.
La Course à la mer était close, décevant le plan allemand de
débordement; mais les Allemands ne sont pas gens, on le sait,
à se résigner facilement à une déception ; ils allaient essayer
d'obtenir par une formidable poussée le résultat qu'ils n'avaient
pu atteindre par la rapidité de leurs mouvemens, et la Course
à la mer n'était pas terminée que la Bataille des Flandres battait
déjà son plein.
II. — LE CHAMP DE BATAILLE
« La partie de l'Europe où les Pays-Bas expirent en face de
l'Angleterre et qui s'ouvre entre l'Ardenne et le Pas de Calais
vers le bassin parisien est une région historique entre toutes, »
écrivait, en 1904, M. Vidal La Blache.
La géographie ici, une fois de plus, explique l'histoire. Ces
plaines attirent la bataille. C'est, entre la mer et les massifs
boisés de l'Ardenne, le champ ouvert aux grands tournois,
arène immense, commode à qui entend manœuvrer et, d'ail-
leurs, trouée énorme où les armées se peuvent engager à
l'aise, sans être pour ainsi dire gênées par rien, ni fleuves
profonds, ni forêts épaisses, ni chaînes élevées. Et l'enjeu,
par surcroit, a toujours paru à la portée immédiate du vain-
queur ; car, si ce pouvait être, pour qui venait de France,
Bruxelles, Anvers, Liège, ce peut être, pour qui se rue des
Allemagnes ou des Pays-Bas mêmes, Dunkerque, ce peut être
Lille, ce peut être Calais, — et par delà Arras, Paris, et
par delà Boulogne, Douvres et Londres : « bassin de Londres
et des Flandres, écrit encore le géographe, parties d'un même
tout. »
Jamais plus qu'en parcourant, il y a quelque temps, cette
LA BATAILLE DES FLANDRES.
247
région flamande, je n'avais été frappé de ce caractère à' arène
large ouverte aux combats.
C'est d'abord la Dune oii, un jour du xvii'^ siècle, Condé,
hélas! avecles Espagnols, s'aiï'rontaàTurenne et perdit la partie,
merde sable jaune aux vagues immobiles où vient mourir la vraie
mer, pâle et triste, bande de terrain souvent large d'une demi-
lieae et qui, s'élevant parfois de dix, vingt, trente mètres, — le
Hoog Bliker, à Goxyde, atteint 32 mètres, — sert de rebord
septentrional, fragile et bas, à la cuvette flamande. De Dunkerque
à Nieuport par Goxyde et Oost-Dunkerque, de Nieuport à
Ostende par Lombartzyde et Westende, la bande d'or pâle
enserre la campagne verte absolument plate où vers la Dune,
se traînent les cours d'eau.
L'Yser est le type de ces cours d'eau, le plus important, — et
aujourd'hui à tout jamais illustre. Cette petite rivière canalisée,
— de Dixmude à Nieuport, — a une pente si insignifiante qu'on
se peut demander par quel miracle elle a cours : on lui a, entre
Lombartzyde et Nieuporl-Bains, à travers la chaîne des dunes,
frayé un estuaire cimenté, mais la marée refoulerait le cours
d'eau bien en amont de Nieuport-ville, — petite ville forte
située à 3 kilomètres plus au Sud, — si un formidable jeu
d'éclus_es, plus que jamais célèbre depuis octobre 1914, ne per-
mettait, au centre de la ville, de manœuvrer d'eau. Que ces
écluses soient ouvertes au flux ou brisées par quelque cataclysme,
la mer reprendrait jusqu^à six, sept, huit lieues vers le Sud,,
possession de son ancien domaine.
Car la plaine qui s'étend des Dunes jusqu'à la ligne un peu
plus élevée de Saint-Omer-Cassel-Poperinghe-Ypres-Langemark,
est de récente existence — s'entend relativement : elle a été
conquise, au prix de quel labeur séculaire ! sur les flots marins.
Mais, située généralement à un, deux, au plus quatre mètres
au-dessus du niveau de la mer, elle est parfois de beaucoup en
contre-bas. Et le procès de la terre et de la mer est si peu ter-
miné qu'en plein xix*^ siècle, on a vu celle-ci menacer de
reprendre sa place. En tout cas, l'élément liquide demeure au
fond le maître, sournoisement insinué dans le sol qui reste
crevé de toutes parts de lagons, de minuscules étangs, coupé de
fossés, — les watergands, — où filtre l'eau, vraie éponge qu'il
suffit de presser bien légèrement pour que l'eau suinte de toutes
parts sous l'argile : au demeurant, le pays le moins propre à la
248 REVUE DES DEUX MONDES.
tranchée, donc impropre à la défense et favorable à l'attaque,
— sauf que l'eau peut y devenir elle-même défense. Les gens
de Cassel et d'Ypres appellent cette région des polders et des
hautes chaussées le Noordland, on pourrait l'appeler Groenland
(terre verte), car entre les chaussées élevées où passent routes et
chemins de fer, ce n'est que verdure, tapis d'herbe, merveilleux
pâturage où la guerre, nos soldats en témoigneraient, surprit
des troupeaux qu'elle affolait, prés où poussent des saules, des
bouleaux, des arbres bas au frêle feuillage frémissant. A l'Est
de l'Yser, — retenons ce trait, — il y a encore quelques bois;
il en est un au Nord de Thourout, un à l'Flst de Keyem, et,
entre Roulerset Merkem, cette /o?t/ d' Hoittlmlst qui n'est certes
importante qu'au regard d'une région sans bois, mais qui n'en
jouera pas moins dans cette chronique un rôle important.
A l'Ouest de la rivière, pas un bouquet sérieux.
Au Sud de ce pays, au delà d'une ligne qui va de Cassel
à Langemark, le pays s'élève un peu, mais il faut vraiment que
ces Flandres soient la région la plus plate de l'Europe pour
que ce piton de Cassel en soit le belvédère, d'où, dit-on, on
peut, aux beaux jours, découvrir cent trente bourgs et villages.
Il n'en est pas moins vrai que cette vieille petite ville de Cassel
a été, de par sa situation, un des nœuds historiques de ces
« pays bas, » puisque trois batailles se sont, au xi®, au xiv^, au
xvii" siècle, livrées autour d'elle, en attendant que le général
Foch en fit, au xx® siècle, l'observatoire d'où il dirigera la
bataille des Flandres.
Des ondulations, — parfois des taupinières, — font de cette
ligne Cassel-Langemark, orientée de l'Ouest à l'Est, un rebord
de terrasse au-dessus du Noordland : une autre série de collines
partant également de Cassel vers le Sud-Est peut encore, à la
rigueur, jouer les chaînes, se dirigeant vers Bailleul. Et, entre
les deux branches du compas, trois ou quatre hauteurs, — tout
étant relatif, — sont appelées monts : le mont des Cats, le
Mont Noir, le Sherpenberg, couronnés de moulins à vent et
surtout le mont de Kemmel, qui domine vraiment, de Bailleul
à Lille, de Lille à Menin, de Menin à Langemark, toute la
région et cette légère crête Wytschaete-Messines, qui, à l'Est du
Kemmel, en est le gradin inférieur, suffisamment élevée pour
qu'elle ait été la partie la plus disputée, — avec les bords de
l'Yser, — de ce vaste champ de bataille.
LA BATAILLE DES FLANDRES. 249
A travers ce pays relativement boise', — les gens du
Noordland l'appellent « le pays des bois, » — le canal d'Ypres,
qui n'est que l'Yperlée canalisé, tend du Nord au Sud sa ligne
droite d'eau pâle. Il unit l'Yser à la Douve. Cette rivierette coule
lentement de l'Ouest à l'Est au Sud d'Ypres jusqu'à Warneton
où elle se jette dans la Lys.
C'est la Lys qui, très nettement au Sud, de'Iimite le champ
de bataille flamand : issue des collines de l'Artois, elle va,
après Merville, Estaires, Aire, Armentières, Warneton, arroser
Werwicq, Menin et Gourtrai. C'est un médiocre cours d'eau,
mais, grâce à la nature du sol, il s'est creusé une vallée qui,
écrit avec raison M. Vidal La Blache, « étonne par sa largeur. »
Ce fossé borne l'arène oii tiendra notre bataille des
Flandres, les combats se poursuivant d'ailleurs entre Arras et
Lille.
Si, de la mer du Nord à la Lys, les élévations sont nulles ou
médiocres, les rivières étroites et lentes, et rares les bois, les
villages sont abondans. Guichardin écrivait au xv'' siècle que la
Flandre « n'est qu'une ville continue. » Telle impression ne
résulte pas, dans sa rigueur, du spectacle qu'offre la région située
à l'Ouest de l'Yser et de l'Yperlée : il n'en est pas moins vrai que
tout le long des chaussées élevées de nombreux villages, — les
hajn, — s'allongent au-dessous de leurs ;^erÂ:e (églises) sans parler
des fermes, — -hofstede, — qui sont de vrais hameaux sur chaque
monticule : Saint-Georges, Saint-Pierre-Cappelle, Shoore, Kloos-
terhoeke, Keyem, Beerst, Vladsloo, Stuy\vekenskerke,Oostkerke,
Caeskerke, Saint-Jacques-Cappelle, Woumen, Clercken, Hou-
thulst, Staden, Merkem, Westroosbeke, au Nord et au Sud de
Dixmude, et autour d'Ypres, Noordschoote, Zuydschoote, Elver-
dinghe, Boesinghe, Bixschoote, Pilken, Langemark, Poelcapelle,
Paschendaele, Saint-Jean, Zonnebeke, Zillebeke, Gheluvelt,
Bacelaere, Dardizele, Gheluve, Kruiseik, Zandwoorde, Vormi-
zeele,Hollebeke, Houthem, Messines, Comines, etc. — noms qui
vont devenir familiers au lecteur, villages dont vingt tiennent
à la fois dans le regard de l'observateur qui, d'un moulin à vent
ou de quelque clocher de kerkc, embrasse un peu d'horizon. Car
kerke et moulins sont dans le Noordland, — avec quelques
hautes cheminées de briqueterie, — les seuls observatoires; c'est
ce qui a fait leur infortune : la plupart des villages ne présentent
plus dans la zone de la bataille que des amas de ruines d'où, çà
2o0
REVUE DES DEUX MONDES.
et là, émerge une tour croulante. En revanche, les chaussées sont
restées à peu près intactes : c'était un réseau de voies de terre
et de fer qui, dans la bataille, ont joué plus d'un rôle; car, si
la plupart ont simplement été les voies d'accès à la ligne de feu,
certaines, tels le remblai du chemin de fer de Nieuport à
Dixmude et la route d'Ypres à Menin par Gheluvelt, resteront
célèbres, — véritables parapets derrière lesquels les alliés
continrent, en des jours sévères, la poussée germanique.
Terre basse et large ouverte, sans obstacles naturels sérieux,
tel est le champ de bataille. Au-dessus, un ciel presque toujours
bas et terne, mais qui, à l'automne, laisse encore filtrer, à
travers la brume presque constante, assez de lumière pour
que cette brume reste légère et bleuâtre, — fort différente du
brouillard presque opaque dont une légende romantique enve-
loppe la Flandre et sa dernière bataille. Cette brume tlotte, à la
vérité, sur toutes choses, estompant les contours, déroutant
parfois toute observation : elle donne à la contrée un grand ay*
de tristesse douce. Des collines de la Lys, sous le ciel pâle, vers
la pâle mer, sur les prés crevés d'eau, sur les bourgs gris, sur
les dunes de sable clair, elle jette un voile léger. Le pays entier
apparaît ainsi empreint d'une mélancolie uniforme et vient
mourir, sans qu'un instant soit rompue sa monotonie, à la mer
du Nord aux flots blancs.
Cette contrée, c'est, — je le répète, — l'arène ouverte aux
querelles de l'Europe occidentale. Aucune région n'évoque
certainement tant de souvenirs guerriers. Du Gourtrai de 1302,
— cette bataille des È'perons où les Flamands « rompirent » la
chevalerie française, — au Cassel de 1328 et au Roosebeke de
1382, où les rois de France prirent une si éclatante revanche, des
Dunes de 1658 où Turenne battit les Espagnols au Oudenarde
de nos où Vendôme fut déconfit par les Anglais de Marlborough
jusqu'au Roulers de 1794 où, en mettant en déroute les Autri-
chiens de Glarfayt, Macdonald et Pichegru préparèrent Fleurus,
sans parler de Bouvines, de Malplaquet et de Denain, si proches,
que de souvenirs! Il flotte dans cette brume fluide, au-dessus
de ce sol argileux, sous ce ciel laiteux, des milliers d'ombres de
guerriers morts. César lui-même avait failli y voir sombrer sa
fortune contre les Gaulois Ubiens.
Le champ se rouvrait en octobre 1914, — paisible campagne
remplie de tout un tumultueux passé.
LA BATAILLE DES FLANDRES. 251
III. — l'enjeu et les traits de LA BATAILLE
Les Allemands, eux, voyaient, dans ce champ clos, en
octobre 1914, un avenir plein de promesses.
Ils venaient de s'emparer d'Anvers et leur absolue confiance
dans la (( victoire allemande, » à peine ébranlée le soir de la
Marne, s'en augmentait jusqu'au paroxysme. Sans doute, un
accident malheureux, pensaient les chefs, leur avait fermé, —
momentanément, — le chemin de Paris, mais tout chemin
mène à Paris et, si on ne pouvait forcer la barrière que les
Français achevaient d'élever de Thann à Arras, on la pourrait
sans doute tourner. C'était le but primitif de la manœuvre, et il
'eût certes suffi à surexciter les courages. Mais depuis qu'ils
venaient de balayer de la Belgique le gouvernement et l'armée
qui (j'emprunte les termes à vingt articles) (( avaient osé leur
résister, » les Germains ne connaissaient pas de bornes à leur
orgueil. Et, c'était, — peut-être surexcitée encore, — la mentalité
monstrueusement outrecuidante que j'ai décrite chez les Alle-
mands courant, — à la fin ji'août, — sur l'Ile-de-France et la
Champagne (1). Ils entendaient que la dépossession du roi des
Belges fût totale, — et complète l'exemplaire exécution des
« coupables. » Pas un coin de terre ne devait rester à Albert T'^''
et, après Liège, Bruxelles, Anvers, Bruges, Gand, le pays
d'Ypres et de Furnes devait être occupé, — dernier lambeau du
royaume piétiné. Ce serait le premier acte et le premier résul-
tat de la victoire, — si tant est que les Belges en déroute
« osassent » encore lutter sur ce dernier morceau de leur sol
national. Même étayés par des Anglais et des Français, — et ils
ne pouvaient l'être que faiblement, — ils seraient écrasés entre
Nieuport et Dixmude et livreraient le passage.
C'est alors Dunkerque menacé, assiégé, bientôt pris comme
l'avaient été Liège, Namur, Maubeuge, Anvers. Et après
Dunkerque, c'étaient Calais, Boulogne. Car le grand dessein
déjà se trahissait dans la presse officieuse et jusque dans les
propos des hommes d'Etat: la Bataille pour Calais, c'est ainsi que
l'xVUemagne baptisera l'assaut qui, du 16 octobre au 1.5 no-
vembre, se déchaînera. Se jetant sur le littoral du Pas de Calais,
(1) La victoire de la Marne, dans la Revue du 15 septembre 1916.
2o2 REVUE DES DEUX MONDES.;
l'Allemagne tout d'abord isolerait, — ou presque, — de son île,
le corps expéditionnaire anglais. Mais qui sait même si, maî-
tresse de la cote, elle ne parviendrait point, — quels projets
paraissent fabuleux à la mégalomanie germanique? — à réaliser
cette expédition d'Angleterre que Napoléon a projetée et crue
possible, Napoléon dépourvu de sous-marins, d'avions et de
canons à longue portée. En tout cas, saisir Dunkerque, Calais,
Boulogne, c'est proprement étrangler l'Entente; c'est, avant
même sans doute que l'exécution ait à suivre, faire capituler
Albion Rêvant une formidable menace. L'Allemagne marche
nach Cales avec autant d'exaltation que naguère elle niarchait
nach Paris. Car elle entend frapper tout à la fois Paris et
Londres, — en achevant, chemin faisant, la Belgique : « Hour-
rah pour la grande Allemagne, s'écrie un soldat allemand
au début de la bataille. Hourrah! nous allons conquérir le
monde (1) ! » Et, à la même date, le Kronprinz de Bavière, com-
mandant de Douai la VP armée, dit à ses soldats : « Le moment
est arrivé où la VP armée doit amener la décision des rudes
combats qui durent depuis des semaines à l'aile droite de l'armée
allemande... En avant donc sans arrêt jusqu'à ce que l'ennemi
soit complètement abattu! »
Non seulement des forces importantes seront prélevées sur'
le front allemand, maintenant stabilisé de la Meuse à la Somme,
non seulement l'armée d'Anvers dévalera sans perdre un jour
sur l'Yser, mais des corps nouveaux, fiévreusement et secrète-
ment forgés au fond de l'Allemagne, seront soudain jetés, qui
achèveront la déroute par le double effet de la surprise et de la
masse. Et de fait, sous l'effroyable poussée, d'abord sur le front
de l'Yser, ensuite sur le saillant d'Ypres, l'armée alliée paraîtra
à plusieurs reprises fléchir : l'Empereur arrivera derrière ses
guerriers, prêt à faire dans Ypres, dans Dunkerque, dans
Calais, l'entrée solennelle que Paris ni Nancy n'ont vue.
Toujours, cependant, la ligne des alliés se refermera devanf
lui.
C'est que, précisément, nous avons pour résister là des
raisons tout aussi fortes que l'Allemagne peut en avoir pour
attaquer. Sans doute, le haut commandement français, d'accord
avec l'État-major britannique, entend-il, au début, non seule-
[\) Deutsche Krieg in Feldposlbrief, I, p. 235 citée par M. Albert Pingaud dans
la hevae du 1" décembre 1916.
LA BATAILLE DES FLANDRES. 2,^3
ment achever de dore, de la Lys à la mer, ce mur qui déjà
des Vosges aux collines d'Artois se dresse devant l'envahisseur,
mais aussi s'élancer, par une oft'ensive combinée des armées
alliées, à la reconquête de la Belgique. Mais si cette offensive,
se heurtant à une poussée allemande, plus forte qu'on n'avait pu
l'imaginer, se trouve contrariée, du moins arrêtera-t-elle, au
seuil des champs de bataille même, les efforts allemands et
brisera-t-elle, avec cet effort, pour de longs mois, la force
offensive de l'ennemi. Et si, cependant, les armées alliées ont
conservé au roi des Belges fût-ce quelques lieues carrées de
S3n royaume, si elles ont, en faisant échouer les projets sur
Dunkerque et Calais, assuré la pleine liberté des communi-
cations entre la France et l'Angleterre et, à tout jamais, couvert
la Grande-Bretagne, si enfin elles ont, tout en combattant,
«Dlidement fermé la barrière défensive derrière laquelle la
France se pourra préparer à de nouveaux combats, elles auront
remporté tout à la fois sur l'orgueil, la force et la fortune de
l'Allemagne la plus grande victoire.
A cette victoire tout sera donc employé. Si, dès les premiers
jours, l'intérêt de celte bataille est clairement apparu au haut
commandement français, il est certain qu'en se développant,
se magnifiant et s'aggravant, elle s'imposera, à la fin d'octobre,
à son attention comme la bataille — tout court. Le grand quartier
général qui, dès la seconde semaine d'octobre, songe déjà à
étayer d'importantes forces les armées belge et anglaise, est
peu à peu amené à doubler, tripler bientôt ces forces. Relevant
sur les parties stabilisées et relativement calmes du front,
régi mens, divisions, bientôt corps d'armée, — on verra tout à
l'heure lesquels, — il constituera au général d'Urbal une armée
vite si importante, que, nos alliés aidant, l'énorme masse alle-
mande se viendra briser là contre, comme, dix-huit mois plus
tard, devant Verdun.
C'est bien plutôt en effet à la célèbre bataille de la Meuse de
191G qu'à celle de la Marne de 1914, qu'il est permis de comparer
la bataille des Blandres, premier type de ces grandes mêlées où
les corps viennent des deux côtés s'ajouter aux corps, mêlée
forcément échevelée, d'apparence désordonnée, remplie de haut?
et de bas, de coups de théâtre, de reculs et de rétablissemens,
se terminant par la déconfiture allemande, mais au prix de
quels efforts surhumains! C'est ce qui me ferait dire que la
254 REVUE DES DEUX MONDES.
bataille de la Marne m'apparaissant comme une belle tragédie >
classique, celle des Flandres serait plutùt un passionnant drame
romantique.
Ce qui ajoute à ce caractère, c'est l'étrange pêle-mêle d'ëlé-| .
mens qui, du 15 octobre au 15 novembre, prennent part à|
cette mêlée. Tandis qu'à la Marne notre armée active et nos
divisions de réserve presque seules, — l'armée britannique ne
comptant alors que trois corps, — s'affrontent aux Allemands,
c'est, en Flandre, un étrange mélange de troupes, d'armes, de^
races et même de couleurs. Les Anglais, grossis d'élémen
coloniaux et d'abord des Hindous, occupent les abords d'Ypres
l'Yser est tenu par les Belges, descendans de ces gens des com
munes de Flandre et de Wallonie qui, dans des siècles passés,
tenaient tête aux princes et aux rois ; et tandis que le maré-
chal French et, sous lui, sir Douglas Ilaig, veillent à lai
« bataille anglaise, » c'est le roi des Belges, Albert I®', qui, de
Fumes, commande les troupes de sa nation. Le général Foch]
enfin, et bientôt, sous lui, le général d'Urbal, dirigent la
bataille française, enchevêtrée d'ailleurs aux batailles anglaise
et belge. Mais notre armée elle-même présente un caractère
singulièrement plus composite qu'à la Marne : les territoriaux
du général Bidon, les fusiliers marins de l'amiral Ronarc'h y
jettent une note nouvelle ; on verra des goumiers marocains en
pleins polders, des bataillons sénégalais soutenir les marins.
Et lorsque les monitors de la flotte britannique et les contre-
torpilleurs français seront venus, devant les Dunes, prolonger
la bataille, on se fera une idée du caractère étrange et, répé-
tons-le, romantique de ce drame dont un survivant me disait :
<{ C'était, de la Lys à la mer, la tour de Babel, — • sauf qu'on
s'y entendait fort bien. »
On s'y entendra, — j'y reviendrai lorsque, à la fin de cette
étude, je chercherai à dégager les causes du succès et les consé-
quences de l'action. On s'y entendra parce que tous ces soldats
de toutes les races, de toutes les couleurs, de tous les bans, de
toutes les armes communient dans une égale résolution :
empêcher à tout prix l'Allemand de passer. Des Français qui
entendent préserver d'une nouvelle invasion le sol de France,
aux Anglais qui ont conscience de couvrir lointainement, avec
Calais derrière Ypres, le seuil de leur maison, et aux Belges
accrochés au dernier morceau de la leur, tous sentent battre
LA BATAILLE DES FLANDRES.
255
leur cœur à l'unisson en face d'un ennemi abominable, abo-
miné, déjà souillé de mille crimes. Des chefs dont je dirai les
réciproques témoignages de cordiale confiance à ces soldats
]ui s'embrasseront dans les tranchées conservées ou recon-
duises ensemble, tous, s'entr'aidant et reconnaissant leur
intr'aide, devaient vaincre parce que, plus même que les
Bavarois, Wurtembergeois, Ilessois, Prussiens des deux princes
de Bavière et de Wurtemberg, ils sont résolus à vaincre, et
que cette résolution les fait frères d'armes, frères de pensée.
Sur cette large scène, que la mer elle-même ne ferme pas,
nais prolonge et complète, dans ce décor glorieux en sa mélan-
colie et peuplé de tant de souvenirs guerriers, avec ces acteurs
lous animés, — des deux princes allemands aux chefs alliés, — •
de larésolution de vaincre, le drame s'allait jouer, du 11 octobre
au 20 novembre, où tenaient tant et de si grands intérêts.
On peut le diviser en quatre actes — sans entr'actes : l'inslal-
ation des trois armées alliées sur le champ de bataille : Belges
sur l'Yser, Anglais autour d'Ypres, Français partout ; l'assaut
allemand de Nieuport à Dixmiide, ce qu'on a appelé la bataille
de l'Yser, dM cours de laquelle les Belges et Français confondus,
après des fortunes diverses, parviennent finalement à barrer la
route à l'Allemand; puis ce qu'on a coutume de dénommer
la première bataille d'Ypres, où Anglais et Français, après un
début d'offensive heureuse, menacés d'enfoncement dans les
tragiques journées des 30 et 31 octobre, arrachent à l'ennemi
les positions un instant conquises par lui ; enfin, cette deuxième
bataille d'Ypres, où, après un nouvel assaut marqué par l'inter-
vention de la Garde, échoue, vers le 15 novembre, la dernière
tentative de l'ennemi.
Ce sont ces quatre actes dont il s'agit maintenant de tracer
les grandes lignes et de retracer les principales péripéties.
IV. — LES BELGES SUR l'ySER
(9 octobre. — 21 octobre.)
Le 9 octobre, un pigeon arrivait à tire d'aile à la place de
Paris; il portait sous son aile la première nouvelle d'un événe-
ment bien grave, qui tenait dans ce court message, venant de
la grand'ville assiégée : <( Anvers envahi. >•
La ville tombait trop vite. Depuis que la première ligne des
256 REVUE DES DEUX MONDES.
forts avait été forcée, le haut commandement français, d'ac-
cord avec le gouvernement anglais, songeait à aller recueillir,
sous les murs mêmes de la place assaillie, l'armée belge qui en
devait sortir. Tandis que le général Pau courait vers Anvers
avec mission de donner au Roi toutes indications de nature à
assurer la coopération complète des armées belge et française
et d'obtenir particulièrement que les troupes belges, sorties de
la place, « continuassent leur effort au Sud-Ouest avec les
forces alliées, » 6 000 fusiliers marins, débarqués le 7, de Paris,|
à Dunkerque, sous le commandement de l'amiral Ronarc'h,
étaient immédiatement dirigés sur Anvers où ils recevraienl
les instructions du général Pau. Par ailleurs, le gouvernement
britannique jetait vers la place sa T division, sous les ordres dé
sir Henry Rawlinson. Brigade Ronarc'h et division Rawlinson
n'étaient, dans l'esprit des chefs alliés, que les avant-gardes de
l'armée alliée elle-même. Celle-ci, se réunissant, dans les cir-
constances indiquées au début de cette étude, dans le Sud-
Ouest de la Flandre, devait, par une offensive à très largd
envergure, prévue pour le 12, s'avancer, par Tournai, Gourtrai,
Thourout et Ostende, vers Bruges et Gand et arriver assez vite
dans la Flandre orientale pour menacer, en liaison avec l'armée
belge, l'armée allemande assiégeante.
La chute d'Anvers ne déconcertait qu'en partie encore ces
projets d'offensive; le général Joffre insistait, — et le général
Pau en son nom, — pour que l'armée belge, qui serait sous peu.
secourue, essayât de résister à l'ennemi dans la région de
Bruges-Gand. Mais, fatiguées, en partie désorganisées, les six
divisions belges sorties d'Anvers se sentaient incapables de
tenir tête au vainqueur. « La défense héroïque de Liège, sitôt
suivie d'une longue retraite sur Anvers, écrit un de leurs com-
patriotes qui fut témoin de la retraite, de glorieuses et utiles
sorties toutes terminées par un dur mouvement de recul vers
la protection des forts, l'énervement d'un long siège, ce départ
dramatique par le dernier chemin qui fût libre, la fatigue, la
faim, le déchirement d'abandonner à chacun de ses pas un peu
de sol natal, tout cela avait fait, semblait-il, des fantômes de
nos Soldats. »
Tandis que les Anglais de Rawlinson, les fusiliers marins
de Ronarc'h, — arrêtés à Gand par la nouvelle de la chute
d'Anvers, — et la cavalerie du général belge Wittc protégeaient
LA BATAILLE DES FLANDRES. 257
leur repli, les troupes du roi Albert s'écoulaient vers le Sud-
Ouest, sans paraître même penser qu'elles pussent s'arrêter
avant d'avoir atteint le territoire français où elles se reconsti-
tueraient. Elles étaient, le 11, parvenues dans la région Thou-
rout-Ostende, et déjà, par sa 6^ division, l'armée belge atteignait
les environs de Dixmude, mais avec l'évidente intention de
continuer la retraite sur Calais. « Nous sommes des morts
vivans (1), » disaient-ils.
Il semblait au haut commandement français que l'armée
belge serait avantageusement dirigée sur la région Ypres-
Poperinghe où elle serait en liaison immédiate avec les forces
anglaises et françaises. A cette même heure, répondant au désir
de tous, le roi Albert qui, dans ces circonstances, déployait de
si rares qualités de cœur et d'intelligence, faisait savoir qu'il
(( serait heureux de recevoir les instructions du général Joffreau
même titre que l'armée anglaise, » et se prêtait ainsi entière-
ment à la « coordination » que le général Foch avait, on le sait,
mission d'établir entre les efforts de tous. Les cinq divisions
disponibles seraient réunies « dans la région de Nieuport-
Furnes-Dixmude, » cette concentration étant couverte par les
élémens anglo-franco-belges qui avaient protégé la retraite : la
7^ division de cavalerie française était par surcroît portée à Ypres
pour établir une liaison avec les forces belges, la division Rawlin-
son ralliant, par Roulers et Ypres, l'armée du maréchal French.
L'armée allemande ne s'était pas attardée à Anvers. Les
avant-gardes se fussent jetées aux trousses de l'armée belge si
elles ne se fussent, dans les environs de Gand, heurtées aux alliés
couvrant la retraite. Mais, dès le 14, on signalait que l'armée
de siège rendue disponible, — 40000 à oO 000 hommes, — mar-
chait, en trois colonnes, de Gand par Bruges sur Ostende, de
Deynze par Thielt sur Roulers et d'Audenarde par Gourtrai sur
Menin. Ce jour-là, les Belges atteignaient les bords de l'Yser et
s'y arrêtaient.
A peine s'étaient-ils arrêtés qu'il était sensible que « leur
moral se relevait. » On était d'ailleurs bien résolu à assurer la
droite belge, ce dont l'amiral Ronarc'h se chargerait. D'autre
part, et pour protéger leur gauche, on demandait la coopé-
ration de l'escadre britannique, en attendant qu'une division
(1) Pierre iNolhomb, Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1916.
lOME .VL. — li?17. i^
258
REVUE DES DEUX MONDES.
française, — ce sera, on le sait, la 42", — pût être amenée par
Dunkerque dans la région de Nieuport.
Le roi Albert, qui venait d'avoir, le 16, la plus émouvante
entrevue avec le général Foch, donnait à son armée « ordre de
rester sur la ligne de l'Yser et de s'y défendre avec la dernière
énergie. » Les chefs avaient compris que (( la Belgique jouait
son existence. » Quant aux soldats belges, on n'avait qu'à leur
demander de tenir bon : on n'entendit pas un murmure; ils
sont les petits-lils des piquiers de Courtrai, et le Roi, comme
jadis le grand Flamand Arteweld, leur avait dit : « Notre
honneur national est engagé. »
Par ailleurs, on annonçait à la même heure « l'envoi dans
le Nord d'une nouvelle division » dès que les transports anglais
n'encombreraient plus le réseau. En outre, l'ambassade anglaise,
saisie le 15 de la requête qu'on sait, avisait, le 17, le général
en chef que « trois monitors, portant chacun deux canons de
six pouces et deux de sept, seraient à Dunkerque dans la matinée
du 17 pour couvrir l'aile gauche des armées alliées. » Enfin, la
brigade Ronarc'hqui, pas un instant, n'avait, depuis Gand, séparé
sa fortune de celle de l'armée en retraite, était venue s'arrêter
à Dixmude où l'amiral avait trouvé les instructions de Foch :
« Vous ne devez songer à évacuer la position que sur un ordre
formel de vos supérieurs à la suite de l'enlèvement de toute la
position. ))Ge solide Breton était, on lésait, homme à l'entendre.
Ainsi l'armée belge était-elle, le 16, assurée d'être soutenue
à ses deux ailes.
C'est qu'il était « essentiel de rendre inviolable » la ligne de
l'Yser, — moins encore pour la sécurité de Dunkerque (où, dès
le IS, le général en chef avait pris soin de prescrire qu'on laissât
toute la belle garnison) que pour la protection, contre une désas-
treuse surprise, du flanc gauche de l'armée anglaise qui, en
voie de débarquement, allait, nous le verrons, avoir, dès le 20,
à combattre. On comprend donc toutes les précautions prises.
L'armée belge, — courageusement, — commençait d'ailleurs
l'organisation défensive de la ligne, le 17, n'étant inquiétée, ce
jour-là, que « par une canonnade assez molle qui dura une
heure environ. » Les Allemands semblaient se concentrer vers
Roulers et Menin; une forte reconnaissance ennemie dirigée
sur Dixmude avait été repoussée par nos marins. En outre,
<( l'arrivée d'une nombreuse cavalerie française avait produit
LA BATAILLE DES FLANDRES. 259
un excellent effet moral » sur l'armée belge. Le Roi parcourait
toutes les divisions, u leur rappelant que l'armée belge dispu-
tait le dernier lambeau du territoire national et aftirmant
qu'elle devait mourir plutôt que de ce'der. » Il était accueilli
avec enthousiasme. La défense s'organisait : en première ligne,
du Nord au Sud, les 2'', l'® et 4^ divisions occupaient la rivière
de Lombartzyde à Dixmude, les 3'', S*' et 6^ étant en deuxième
ligne, cette dernière en liaison au Sud de Dixmude avec la 89*^
division territoriale française et la cavalerie de Mitry opérant
entre Dixmude et Roulers.
L'ennemi, cependant, approchait : si le sérieux bombardement
qui, le 18, au matin, se déchaînait sur le front de l'Yser, n'eût
pas suffi à l'annoncer, les incendies qui, toute la nuit du 17
au 18, avaient illuminé le ciel, — Iloograde, Vladloo et autres
villages étaient en flammes, — indiquaient que les hordes du duc
Albrecht de Wurtemberg se déchaînaient. Un prisonnier fait
le n affirmait que ses compatriotes étaient résolusàforcer à tout
prix la ligne de l'Yser. L'ordre courait de iXieuport à Dixmude
à travers l'armée frémissante : <( Tenir. » Mais si, de Nieuport
à Shoorbake et, au Sud, de Klosterhoek à Dixmude, la rivière se
prêtait à une défense aisée, la boucle faite par elle en face de
Keyem, de Shoorbake à Tervaete, était au contraire difficile à
tenir : c'était le souci dès le 17, ce sera le défaut bientôt.
Le 18, l'ennemi attaquait à Lombartzyde en face de Nieuport
et, au Sud, devant Dixmude, tandis qu'un assaut concentrique
se produisait sur la fameuse boucle : l'ennemi s'installait à
Keyem. Au Nord, le combat continua le 19 et le 20 : au claque-
ment du 77 se mêlait le formidable concert des pièces lourdes
allemandes maintenant en batterie : on dut abandonner Lom-
baertzyde, défense avancée de Nieuport. C'est cependant à
Dixmude que Tennemi attaquait le plus violemment : la brigade
belge du général Meiser y avait rejoint l'amiral ainsi que
quelques goumiers marocains. Le 19, l'ennemi enlevait Beerst,
défense avancée de Dixmude, aux Belges : les marins reprirent
à midi le village, mais durent, en fin de journée, céder
devant des forces supérieures. Le lendemain 20, l'assaut était
donné aux abords de Dixmude : la ville, qui est sur la rive
droite, est une tète de pont et déjà devenait un redan : la
fureur de l'attaque s'explique par là suffisamment et celle des
vingt autres assauts qui, vingt jours, allaient venir se briser
260 REVUE DÉS DEUX MONDES.
contre la résolution des « demoiselles au pompon rouge » et
de leur amiral. Tandis que derrière eux les marmites venaient
tomber sur la malheureuse ville, Belges et Français tenaient
bon : les soldats belges de l'héroïque colonel Jacques, comman-
dant le 12'^ de ligne, se battaient avec plus de ilegme que nos
marins qui, excités par la lutte, les étonnaient par leurs cris :
On va en moudre, répétaient-ils, tandis que les mitrailleuses
jetaient par terre des files d'Allemands attaquant à rangs
serrés.
Le 21, l'effort allemand redouble, — devant Nieuport, cette
fois. Entre Saint-Georges et Shoorbacke, d'autre part, l'ennemi
se ruait, ainsi que vers Tervaete. La boucle de l'Yser était très
menacée. L'artillerie allemande faisait de cruels ravages. Déjà
il fallait engager les réserves belges et on n'était qu'au troisième
jour de combat. A Dixmude même, oii on tenait si bien, ce
n'était pas sans « casse, » pour parler comme les marins :
l'artillerie allemande y croisait ses feux de Woumen et de
Keyem. Tiendrait-on? Une vague inquiétude se répandait
des Dunes à Dixmude.
Mais ce soir du 21, un bruit courait de Furnes à Nieuport,
à Ramscapelle, à Tervaete, à Dixmude : « Les Français arri-
vent. » C'était Grossetti, la 42® division, et soudain, à la
nuit, dans Furnes angoissé, une éclatante fanfare de clairons
ébranlait les vieux murs et réveillait les espoirs. C'était le
16^ bataillon de chasseurs à pied qui, au son de la Sidi-
Brahim, <( avec une splendide allure guerrière, » faisait son
entrée, avant-garde de Grossetti. Le roi Albert sortit de
l'hôtel de ville pour saluer l'arrivée des vainqueurs de Fère-
Champenoise qu'assaillait l'enthousiasme « indescriptible » de
la foule. Le général Grossetti venait de se présenter au Roi.
Et, de JNieuport à Dixmude, l'arrivée de la célèbre division
surexcitait tous les courages. Sur la mer, ce soir-là, un sourd
grondement se fit entendre. Les monitors de l'amiral Hood
et les contre-torpilleurs français donnaient de la voix. La vraie
bataille de FYser s'engageait.
A cette heure, la bataille française des Flandres commençait
aussi, puisque se constituait l'état-major du détachement
d'armée de Belgique qui, sous les ordres du général d'Urbal,
allait prendre en main la direction des opérations entre la
bataille belge et la bataille anglaise.
LA BATAILLE DES FLANDRES. 264
V. — LES ANGLAIS AU SUD D YPRES
Il faut, pour l'intelligence du récit, quitter un instant les
rives de l'Yser et descendre plus au Sud oij l'armée anglaise,
qui vient de terminer enfin ses débarquemens, va, de son côté,
s'engager, car la création d'une armée française de Belgique se
trouvait justifiée par les événemens du Sud autant que par ceux
du Nord. Et d'ailleurs, les deux actions, — celle du Nord et
celle du Sud, — resteront constamment liées et il importe de
ne pas les séparer un moment.
Tandis que la bataille engagée de l'Oise à la Lys faisait rage,
courageusement menée par les soldats de Gastelnau et de
Maud'huy, le maréchal Frencli, installé à Saint-Omer, achevait
d'asseoir son armée dans le Nord de l'Artois et le Sud des
Flandres, à la gauche de Maud'huy et sous le couvert de nos
corps de cavalerie.
Le 12 octobre, l'armée anglaise avait fait sentir son action
au Sud de la Lys : son 2'" corps, qui avait atteint Cambrin-
Lagorgue, avait pu, par sa brigade de droite, appuyer une contre-
attaque de nos troupes sur Vermelles, au Sud de la Bassée. Son
3^ corps était arrivé au Nord-Ouest d'Hazebrouck et sa cavalerie
avait occupé le Mont des Cats, la route de Gassel à Armentières
et celle de Gassel à Ypres. Le haut commandement français
espérait que, dès le 13, une offensive pourrait être entreprise
par nos troupes sur Lille, récemment tombé aux mains de
l'ennemi, et Tournai ensuite, tandis que les corps britanniques
attaqueraient dans la direction de Gourtrai, — ce qui eût reporté
la bataille bien à l'Est de la ligne Ypres-Lille. Mais le comman-
dement britannique, manifestement, préférait ne point porter
de grands coups avant que les forces anglaises fussent groupées
dans le Nord ; or il n'attendait point avant le 20 l'installation
sur sa ligne de bataille de son l*^"" corps et de la division hin-
doue de Lahore. Le 14, le gros des forces alliées n'atteignait au
Nord de la Lys que le front Ypres-Messines-Neuve Église-Mer-
ville ; le 16, il s'étendait à la ligne Paschendaele-Zoonebeke-
Messines, — abords d'Armentières. A l'Est d'Armentières, les
for cesallemandes, — élémens des XIP et XIX^ corps d'armée
que précédait une nombreuse cavalerie, fermaient la route de
Menin. Le maréchal attendait que son l*"' corps, en train de
262 REVUE DES DEUX MONDES,,
rouler vers le Nord, fût au complet et installé à l'Est d'Ypres
pour donner le signal d'une offensive générale. Le corps de
cavalerie de Mitry allait, lui, de l'avant, — car entre Bixsclioote
et Woumen, au Nord d'Ypres, il occupait la lisière Ouest de
la forêt d'Houthulst, cherchant sa liaison avec les Belges vers
Dixmude, et les 87^ et 89° divisions territoriales continuant
sous son couvert à organiser fort sérieusement de Boesinghe à
Vormizele et à Poperinghe la position d'Ypres; la division
Rawlinson, loin de songer à se porter à l'avant, se retirait
de Rouiers vers le Sud d'Ypres, en tendant avant toutes choses
à rallier le corps Haig. Le 15 enfin, la 1'^ division du 1" corps
anglais débarquait dans la région d'Hazebrouck et, tandis
que le 3^ corps anglais à sa droite s'emparait d'Armentières,
le 46, et que la cavalerie britannique s'avançait entre
Messines et Houthem, la division Rawlinson gagnait, en rétro-
gradant, la région à l'Est de Gheluvelt (Est d'Ypres). Le 18, le
3*^ corps anglais atteignant le front Radinghem-Premesques-
Frelinghemet la 1'^ division arrêtée vers Gheluve-Dadizeele, le
front dessinait autour d'Ypres, de Bixschoote à Armentières par
Dadizeelle, un saillant énorme où le 1^'' corps anglais, ayant
terminé ses débarquemens, allait prendre sa place sous le
commandement du générai Haig. Le 20, celui-ci poussait ses
divisions sur Langemark et Boesinghe.
Mais depuis deux jours, le mouvement en avant qu'en
attendant la grande offensive tentaient les troupes alliées, —
cavalerie française et anglaise (à l'Est de Bixschoote), territo-
riaux français (poussés jusqu'à Merkem et Paschendaele),
division Rawlinson (remise en route vers l'Est), — se heurtait
à des colonnes allemandes de plus en plus denses dont l'origine
et la composition restaient mystérieuses, mais dont la force
semblait importante; Rawlinson estimait à un corps au moins
l'effectif des ennemis débouchant de la ligne Thielt-Gourtrai et
se repliait de Gheluvelt à Houthem, tandis que le corps de cava-
lerie Mitry, attaqué dans sa marche vers Rouiers par des forces
très supérieures, regagnait la région Nachtigael-Bixschoote, ce
qui entraînait le repli des divisions territoriales dans la région
proche d'Ypres sur le front d'Hoondschoote-Zillebeke.
Évidemment, des forces considérables allemandes mar-
chaient en masse vers la région d'Ypres, tandis que d'autres
assaillaient la ligne de l'Yser. Sur la genèse et la nature de ces
LA BATAILLE DES FLANDRES. 263
forces imprévues, on devait n'être fixé que quelques jours
après. C'étaient des corps de constitution récente portant les
n''^' XXII, XXIII, XXVI et XXVII : formés d'engagés, de volon-
taires d'un an et de landwehriens encadrés d'officiers déjà
aguerris, ils avaient été, deux mois, instruits et entraînés dans
le fond de l'Allemagne en grand mystère ; ils étaient brusque-
ment jetés sur la Flandre où ils venaient, nous le verrons, avec
leurs 120 000 hommes, presque doubler la force allemande.
Pour le moment, on avait simplement l'impression, pour
se servir d'un terme employé par bien des chefs qu'un gros
nuage noir, aux imprécises limites et à l'épaisseur inconnue, se
formait dans notre ciel et que tous les jours se confirmait la
résolution des Allemands de passer coûte que coûte, dans le
dessein que l'on sait, entre la mer du Nord et la Lys, sur le
corps des Anglais et des Belges.
De nouvelles mesures s'imposaient au haut commandement
français devant une situation que cette intervention de corps
nouveaux aggravait singulièrement.
VI. — UNE ARMÉE FRANÇAISE DE BELGIQUE
Les lîeli];es n'avaient aucune réserve et les Anglais ne
comptaient point recevoir, avant des semaines, les renforts
que lord Kitchener forgeait au corps expéditionnaire. Le général
de Maud'huy qui se battait en Artois pouvait, à la vérité, for-
tement étayer le 2*^ corps anglais, mais avait trop à faire sur
son front de bataille pour espérer intervenir plus au Nord. Le
haut commandement français songeait donc à former une
armée importante en Belgique. Relevant sur les différens fronts
de nouvelles forces, il les expédierait au Nord de la Lys : unies
aux forces françaises éparses et un peu hétérogènes qui se trou-
vaient déjà en Flandre, elles constitueraient cette armée. Dès
le 20 octobre, on savait qu'outre la 42'' division qui venait de
débarquer à Dunkerque, le général en chef mettait dès ce jour
à la disposition du général Foch la 31® division d'infanterie,
ainsi que la 9® division de cavalerie; d'autres forces suivraient;
le 9^ corps d'armée d'abord qui, sous le commandement du
général Dubois, allait, le 21, commencer ses débarquemens
dans la région Doullens-Saint-Pol et les aurait achevés le 24;
puis on verra le 16® corps d'armée, le 32° corps d'armée (recon-
264 REVUE DES DEUX MONDSS.
stitué avec les 38^ et 42« divisions), la 43* division, la 26'^ divi-
sion, la brigade Gros, la brigade Gastaing et enfin, plus tard, le
20® corps d'armée se joindre à ces troupes au cours de la bataille.
Ges forces jointes à celles que nous possédions déjà au Nord de
la Lys, — corps de cavalerie Mitry, 87" et 89"^ divisions territo-
riales, brigade des fusiliers marins et 42^ division, — allaient
former une magnifique armée. Dès le 20, il avait paru opportun
de grouper les forces existantes ou près de débarquer sous un
commandement unique et, à l'heure même où le général Gros-
sctti arrivait avec sa division à Dunkerque et où le général
Dubois s'embarquait avec son 9^ corps, un détachement d'armée
de Belgique était créé sous les ordres d'un des chefs les plus
énergiques et les plus brillans de l'armée, le général d'Urbal,
alors commandant du 33® corps. Gelui-ci, en quelques heures,
accourait, constituait son état-major, installait son quartier
général à Rousbrugge, au Nord-Ouest d'Ypres, prenait le com-
mandement de toutes les forces françaises au Nord de la Lys
et entrait immédiatement en relation avec le général Haig à
sa droite, l'état-major belge à sa gauche.
Quatre jours après, le général Foch lui-même s'installait
à Gassel d'où il dirigerait de haut la bataille des Flandres.
On suppose bien que cette nouvelle armée, — constituée de
remarquables élémenset commandée par un chef entreprenant,
n'avait point qu'une mission purement défensive. Au général
Foch, comme au général d'Urbal, il apparaissait clairement que
le meilleur moyen de déconcerter l'offensive allemande, tous les
jours plus menaçante, était de prendre pour son compte l'offen-
sive et très hardiment. D'Urbal reçut mission de la prendre
dans trois directions: Roulers,Thourout et Ghistelles avec l'aide
de l'armée anglaise à droite, de l'armée belge à gauche : ainsi
pourrait-on peut-être percer les forces ennemies et séparer du
gros de celles-ci le détachement considérable opérant dans la
B'iandre maritime, devant l'Yser. G:i premier résultat atteint,
l'armée d'Urbal devait laisser à son aile gauche et à l'ar-
mée belge le soin d'acculer ce détachement à la mer et de
rabattre la majeure partie de ses forces sur Audenarde et Gand,
tandis que les Anglais se dirigeraient sur Gourtrai et Menin.
Ge pendant, l'aile droite de l'armée d'Urbal et les Anglais fran-
chiraient la Lys et attaqueraient de flanc et à revers la droite
du gros des forces allemandes.
LA BATAILLE DES FLANDRES.
2G5
Mais si cette pensée offensive ne devait pas cesser d'inspirer
les ope'rations et ceux qui à tous les degre's les dirigeaient, le
plan allait se trouver dès l'abord contrarie' par l'état d'épui-
sement trop explicable où se trouvait, nous l'avons vu, l'armée
belge. Celle-ci déclarait ne pouvoir participer qu'à une tâche
défensive et la nécessité de l'étayer allait, dès les premiers jours,
détourner les troupes du général d'Urbal de leur mission offen-
sive; à quoi eùt-il servi de s'avancer vers Thourout et Roulers
si, au Nord de Dixmude, l'Allemand était parvenu à forcer la
barrière? Par ailleurs, avant que les trois corps français qui
allaient successivement venir grossir le détachement d'armée
de Belgique fussent débarqués au Nord de la Lys, les Anglais
allaient se heurter à des forces si importantes entre Ypres et
Menin, que les aider à en soutenir l'assaut et à le briser paraîtra
déjà victorieuse besogne.
VII. — LES DISPOSITIFS ET LES FORCES
Le 21, la situation était la suivante.
L'armée anglaise occupait la droite du dispositif allié :
prolongeant au Sud de la Lys, par son 2° corps, l'armée Maud'huy,
elle était, par son 3* corps, à cheval sur la rivière et occupait,
par son l*"" corps (Haig), l'Est d'Ypres, la gauche de ce corps étant
couverte par la 1^ division Rawlinson entre Langemark etl'Yser
(cette T division étant souvent dénommée « i*" corps » par les
ordres du maréchal) : le i^"" corps de cavalerie (de Mitry), refoulé
à l'Ouest de la forêt d'Houthulst, avait rejoint, vers le coude de
l'Yser, les 87^ et 89'' divisions territoriales qui bordaient le canal
jusqu'auprès de Dixmude. C'était la région où le 9'' corps
français (général Dubois) et la 31* division allaient prendre
place, en attendant que vinssent y opérer les différens corps
français qui allaient débarquer entre le 25 octobre et le 5 no-
vembre. A Dixmude, point de liaison entre cette armée fran-
çaise d'entre Ypres et l'Yser et l'armée belge, se trouvait, on
se le rappelle, la brigade de fusiliers marins Ronarc'h avec
la brigade belge Meiser. De Dixmude jusqu'aux environs de
Nieuport, les six divisions belges, — 4en première, 2en deuxième
ligne, — tenaient l'Yser canalisé, fortes totalement d'environ
40 000 fusils à cette date du 21, mais qui, avant huit jours,
seront réduites de moitié. Enfin, au Nord, la 42^ division du
266
REVUE DES DEUX INTONDES,
général Grossetti se concentrait à la Clytte et à Nieuport,
poussée dès le 21 en avant, dans l'idée de commencer, par la
reprise de Lombarizyde, l'offensive projetée. Enfin sur mer, les
monitors anglais et les contre-torpilleurs français surveillaient
la côte, — prêts à intervenir.
En face, les Allemands déployaient des forces relevant de
deux armées : la VP (kronprinz Ruprecht de Bavière) dont
le quartier général était à Douai, et la IV* (duc Albrecht de
Wurtemberg) qui avait le sien à Gand, bientôt à Thielt.
C'étaient, du Sud au Nord, le XVIIP corps au Nord-Est de
Lille, des fractions du XIIP dans les environs du Quesnoy, le
IV° corps de cavalerie au Sud de Menin, face à Ypres, deux des
nouveaux corps, les XXVII^ et XXVI® corps de réserve, plus
haut dans la région de Merkem ; et en face de Dixmude les
deux autres : XXIfP et XXIP de réserve; au Nord de Dixmude,
le IIP corps de réserve; enfin, entre Nieuport et Ostende, la
IV^ division Ersatz que devait venir appuyer une division de
fusiliers marins. A cette masse de troupes allaient, en cours de
bataille, s'ajouter le XV^ corps, la IV^ division de réserve bava-
roise, la XLVni'' division de réserve, la XXVP division du
XIII^ corps, le IP corps bavarois, le IP corps, le IIP corps de
réserve, des élémens du XIX^ corps et du V" corps de réserve,
enfin une division et demie de la Garde; et il sera, entre les
VP et IV*' Armées, constitué un détachement d'armée confié au
général von Fabek, commandant le XIIP corps, tandis que le
général von der Marwitz, commandant les corps de cavalerie,
assurera constamment la liaison entre les armées,
La supériorité matérielle de l'armée allemande, — si numé-
riquement considérable, — résidait cependant moins dans ses
masses d'infanterie que dans la quantité de ses gros canons :
son artillerie lourde, amenée d'Anvers, s'était installée dès le 16
en face des lignes alliées; les Belges en avaient déjà éprouvé
les cruelles rigueurs.
Enfin, il est peu contestable que, maîtresse, — tout au
moins de Ghistelles à Menin, ■ — d'une position dominante,
elle empruntait par ailleurs aux couverts, — notamment aux
bois de Keyem et à la forêt d'Houthulst, — un avantage
que n'avaient, en aucun lieu de leur front, les armées alliées.
C'est miracle que dans ces conditions l'armée allemande
n'ait pu, par trois semaines de combat acharné, forcer nos
LA BATAILLE DES FLANDRES. 267
lignes. Miracle, non; mais re'suUat do la force de résistance des
arme'es alliées, servie par la souplesse du commandement et
l'entente des grands chefs.
vu — LA BATAILLE DE l'ySIîR — LA LUTTE POUR LA RIVIÈRE
Il est peu douteux que, le 20, le principal objectif ne fut
pour les Allemands le passage de l'Yser : d'une part, si légers
que fussent autour d'Ypres les mouvemens de terrain, ils suffi-
saient à rendre cette ville moins abordable que Furnes; d'autre
part, avec l'outrecuidant mépris qui si souvent devait préparer
leurs déconvenues, les Allemands tenaient pour (( inexistante »
l'armée belge et hésitaient à croire qu'elle pût être secourue à
temps par des forces françaises sérieuses. La ligne droite étant
d'ailleurs le plus court chemin d'un point à un autre, il était
logique que, visant en ces premiers jours Dunkerque plus encore
que Calais, ils tentassent avant tout de passer entre Nieuport et
Dixmude, quitte à élargir ensuite leur action ou, si elle échouait'
à la reporter sur le saillant d'Ypres.
A la vérité, un facteur imprévu, dès l'abord, les assombris-
sait, gênant leur épaule droite : les bateaux. « Feu sérieux de
onze bateaux ennemis, » télégraphiera non sans souci un des
grands chefs allemands. Puis ce fut Grossetti.
La 42® division, dès le 21, était à pied d'œuvre entre la mer
et Nieuport. C'est de là qu'elle devait partir pour exécuter la
partie de l'offensive qui lui était confiée.
Dans la nuit du 22 au 23, en effet, le général d'Urbal,
d'accord avec le général Foch, ordonnait l'offensive générale
sur tout le front de l'Yser : le général de Mitry, à droite,
commandant le 2® corps de cavalerie et les divisions terri-
toriales, attaquerait entre le canal et la forêt d'Houthulst et
empêcherait ainsi l'ennemi de franchir l'Yser entre Bixschoote
et Dixmude; l'amiral Ronarc'h continuerait devant Dixmude
k tenir le débouché pour permettre ultérieurement à l'offensive
sur Thourout de se déclencher, tandis que la 42® division atta-
querait sur Slype entre Lombaertzyde et Ghistelles.
Lombartzyde ayant été, le 22, réoccupé, la 42° division
Grossetti avait, le 23, passé tout entière l'estuaire de l'Yser,
appuyée par la flotte alliée. Un Belge décrit le passage de l'Yser
par les soldats français au milieu des marmites, « se lançant
REVUE DES DEUX MONDES
CARTE POUR LA BATAILLE DE L Y9ER
LA BATAILLE DES FLANDRES. " 269
sur les passerelles comme à une fête, » et criant aux soldats
belges étonne's : « On va àOstende, s'pa? » Ils semblaient aussitôt
en prendre le chemin, puisque quelques heures après, ils attei-
gnaient Westende et se trouvaient en mesure de marcher sur
^lype.
Le géne'ral de Milry, ayant d'autre part réussi à enlever Bix"
schoote en faisant 350 prisonniers aux troupes du XXIIP corps de
réserve, recevait l'ordre de marcher sur Merkem, tandis qu'à sa
droite, la 17^ division (la première débarquée du 9" corps) était
poussée vers Paschendaele : encadrée par deux divisions du corps
de cavalerie, elle pousserait sur Roulers. A Dixmude, le 22, les
Allemands, après une violente attaque, avaient été repoussés,
laissant entre nos mains des prisonniers et des mitrailleuses.
Malheureusement, entre Nieuport et Dixmude, se produisait
le grave accroc qui devait arrêter une opération si bien
commencée. Les Belges avaient perdu la boucle de l'Yser : des
troupes du III® corps de réserve, soutenues par l'artillerie de la
4" Division Ersatz, avaient passé la rivière, occupé Stuyveken-
skerke, Shoorbake et Terwaete et, après avoir pu jeter deux
passerelles et fait passer six bataillons, menaçaient Pervyse sur
la ligne même du chemin de fer dont ils n'étaient plus qu'à
cinq cents mètres. Ce fut^ toute la journée du 23, une mêlée
terrible dans l'intérieur de la boucle : Pervyse pris, c'était la
percée, car rien alors n'arrêterait plus le flot allemand. Les
Belges se battaient bien, mais cédaient, cédaient encore, quand
soudain on vit arriver derrière Pervyse les troupes françaises, —
« arrivée qui sembla miraculeuse, » écrit un Belge.
Aussitôt avisé de ce qui se passait, le général d'Urbal avait
fort à propos donné ordre au général Grossetti de suspendre son
mouvement sur Slype et, ne laissant qu'une brigade à Lom-
baertzyde, de jeter son gros vers Pervyse. La brigade de
Bazelaire (83^), se portant avec une rapidité extrême derrière
l'Yser et au Sud, tombait sur les Allemands à Stuyvekenskerke,
leur arrachait le village et semblait rétablir la situation, —
tandis que, sur le reste du front, les Belges et, autour de
Dixmude, les fusiliers-marins tenaient bon sous un bombar-
dement atroce pendant toute cette journée du 23.
(( La ligne de l'Yser doit être maintenue ou rétablie à tout
prix, » écrivait, le 2i, le général d'L rbal au général Grossetti:
d'autre part, sur un morceau de papier de fortune, il grifl'onnait
270
REVUE DES DEUX MONDES.
à l'amiral, de Saint-Jacques-Capelle où il s'était porté, l'ordre
de ne pas céder d'une semelle. « Il est du plus haut intérêt que
l'occupation de la ligne du canal de l'Yser par les armées
alliées soit maintenue coûte que coûte... Il y va de notre honneur
d'aider les Belges dans cette tâche jusqu'à l'extrême limite de
nos moyens. En conséquence, le camp de Dixmude doit être
tenu par vous tant qu'il restera un fusilier marin vivant, quoi
qu'il puisse arriver à votre droite... Si vous étiez trop pressés,
vous vous enterrerez dans des tranchées. Si vous êtes tournés,
vous ferez des tranchées du côté tourné. La seule hypothèse qui
ne puisse être envisagée, c'est la retraite. » C'était prêcher, —
dans un style superbe, — un converti : l'amiral était à son
bord et voyait la tempête d'un œil fort calme.
Cependant, on essayait d'aveugler la voie d'eau de Tervaete.
Sept batteries de 120 étaient installées à l'Ouest de la boucle
pour soutenir la contre-attaque de Grossetti. Mais l'ennemi
s'était fortifié dans Tervaete et la ligne de la rivière, du fait
de cet accroc, paraissait décidément bien scabreuse à tenir par
l'armée belge. Un aviateur signalait que onze ponts déjà avaient
été jetés par l'ennemi entre Gepaert et Shoorbake. D'autre part
le 25, les fusiliers de Dixmude cruellement malmenés par le
canon demandaient des renforts; on envoya à Dixmude deux
bataillons sénégalais. Enfin, on rappela du Nord tout ce qui
restait de la 42'^ division qui, évacuant Lombartzyde et ne lais-
sant à Nieuport que trois bataillons nécessaires pour maintenir la
protection des écluses (nous allons voir quelle importance elles
prenaient) assumait la défense dans le secteur de Ramscapelle,
— du canal de Nieuport au canal de Shoorbake, — pour que
tout au moins la chaussée du chemin de fer fût garantie contrt
toute surprise, notamment à Pervyse.
C'est que cette chaussée du chemin de fer de Nieuport à
Dixmude apparaissait comme la suprême ressource ; on envi-
sageait la perspective d'y faire replier les forces alliées ; l'armée
belge très éprouvée, n'ayant plus une unité constituée et com-
mençant à manquer de munitions, semblait tout à fait ébranlée*
son état-major délibérait d'ordonner une retraite. Même si les
élémens français ne s'y associaient pas. Mais comment défendre
la ligne de l'Yser maintenant crevée et qui ne tenait bon qu'à
ses deux extrémités? La 42® division, malgré sa vaillance, n'y
pouvait suffire.
LA BATAILLE DES FLANDRES.
271
C'est alors que la même pensée vint aux grands chefs :
r inondation.
Vni. — LA BATAILLE DE L YSER. L INONDATION
Il y a à Niouport,au centre des « Cinq Ponts, » une maison
blanche, aujourd'hui crevée d'obus et que le visiteur contemple
avec vénération : c'est la maison de l'Èclusier. Il est difficile de
décrire le dédale de canaux et rivières canalisées qu'est ce point
de Nieuport. Sur le plan de la ville, on croirait voir une gigan-
tesque pieuvre à cinq longs tentacules jetés vers le Sud-Ouest, le
Sud, le Sud-Est, l'Est; la plus forte est l'Yser canalisé. Un jeu
énorme d'écluses règle le débit de l'eau dans les canaux; à
l'heure de la marée basse, on laisse l'Yser hier vers la mer ;
mais à la marée haute, on ferme les portes, car la mer s'engouf-
frant dans le bras de l'Yser ferait refluer les eaux et après quatre
marées recouvrirait le Shooi^e qui redeviendrait lagune de cinq,
six, sept lieues de long sur une de large.
Puisque la ligne de l'Y'ser paraissait intenable, la manœuvre
s'imposait qui peut-être conjurerait un grand péril: l'eau vien-
drait s'épandre entre les défenseurs et les assaillans; dès que le sol
commencerait à s'imbiber, l'armée belge retraiterait rapidement
derrière la chaussée du chemin de fer qui, haute d'un mètre
cinquante environ, peut-être suffirait à faire obstacle à l'eau ;
l'important serait alors de tenir aux extrémités de cette corde de
l'arc, à Nieuport et à Dixmude, pour réduire, sUr celte partie du
champ de bataille des Flandres, l'ennemi à l'impuissance. A cet
instant, M. Ch. Louis Kogge, garde Wateringe et grand maître
des écluses, devient le plus précieux auxiliaire des chefs alliés.
A dire vrai, on hésitait encore le 26 : l'Etat-major belge
craignait qu'il « ne fût pas possible de tendre les inondations. »
On insista.
La journée du 26 avait été terrible : comme ils pressentaient
le coup qui allait, de là, leur être porté, les Allemands avaient
dirigé sur Nieuport et Saint-Georges, son faubourg, une furieuse
attaque qu'avait repoussée la 42® division, tandis qu'une canon-
nade <( effroyable » se déchaînait de Pervyse à Dixmude. Un
instant même, on avait pu craindre que l'amiral se trouvât
enlevé : dans la nuit du 25 au 26, des Allemands avaient pu, par
un coup de surprise, se jeter dans la ville où, en pleine rue,
272
REVUE DES DEUX MONDES.
les mitrailleuses du capitaine Marcotte de Sainte-Marie les
avaient arrete's, puis ils s'e'taient rejete's sur Gaeskerke à l'Ouest
de la ville et de la rivière, et, arrêtés par la ligne du chemin de
fer, s'étaient égaillés après avoir lâchement assassiné le com-
mandant Jeanniot et quelques marins faits prisonniers au cours
de cette surprise (1).
Grossetti, investi du commandement de tous les élémens
français engagés derrière la rivière, — groupement hétéroclite où
entraient, avec les troupes de la42^division, les fusiliers marins,
le 8'^ chasseurs à cheval, le 6^ hussards, les deux bataillons de
Sénégalais de Dixmude, — faisait organiser défensivement la
chaussée du chemin de fer; sous lui, ses lieutenans les colonels
Glaudon, Deville et de Bazelaire et l'amiral Ronarc'h, chargés
chacun d'un secteur, tenaient la rivière avec ordre d'assurer à
tout prix la défense du front Dixmude-Nieuport ; le 6^ terri-
torial relevait dans les tranchées au Nord de Pervyse un régi-
ment belge. Mais l'artillerie devenait absolument insuffisante ;
l'état des munitions commençait à devenir grave ; il ne restait
plus à l'armée belge que 180 canons non encrassés et environ
130 coups par pièce et les effectifs belges engagés n'étaient plus
que de 14 500 hommes. La situation devenait angoissante.
Vers le soir de la journée du 27, qui heureusement avait été M
relativement calme, les défenseurs sentirent un léger frémis-
sèment sous leurs pieds : d'innombrables petites flaques se
produisaient, de minces filets d'eau couraient, les fossés se
remplissaient. On avait ouvert le matin les écluses de Nieuport
au flux; le génie belge travaillait à manœuvrer les crics. Les
Allemands ne soupçonnaient pas qu'on allait, en petit, renouveler
contre eux la célèbre manœuvre qu'en 1672, grâce aux écluses
de Muyden, les Hollandais avaient opposée à Louis XIV. Ayant
été repoussés avec de cruelles pertes le 26, ils n'attaquaient pas
lorsqu'il en était encore temps. Fatigués, ils étaient en outre
attaqués au Sudde Dixmude par Mitry et une brigade du 9^ corps ;
et il fallait qu'ils s'en préoccupassent.
Le 28, la situation paraissait cependant encore « aggravée : »
un rapport d'aviateur signalait que « de nombreuses batteries
lourdes s'installaient sur les deux rives de l'Yser, dont le total
(1) Cf. à ce sujet et sur les épisodes de la défense de Dixmude les articles, —
depuis longtemps célèbres, — de M. Charles Le Gofflc, dans la Revue des 1" et
15 mars 1915.
LA BATAILLE DES FLANDRES, 273
paraissait supérieur à cent. » Le général d'Urbal.qui entendait
facilitera l'armée belge le retrait prévu, n'en voyait qu'un moyen :
intensifier l'attaque au Sud de Dixmude; le colonel Deville, à
la tète d'élémens de la 42^ glissant vers cette région, se rendait à
AYoestern, à la disposition du général de Mitry, dans la direction
de Zuydscoote. Le reste continuait à organiser défensivement, dans
la journée du 28, la voie ferrée, tandis que les marins de Ronarc'h
repoussaient à Dixmude de nouveaux assauts. « La splendide atti-
tude et la résistance des marins, écrit avec émotion un témoin,
excitaient dans l'armée belge une généreuse émulation et, si
réduite qu'elle fût par des pertes cruelles, celle-ci disputait, avec
une nouvelle énergie, le terrain pied à pied. « A la 42*^ division,
la 38*^, naguère débarquée, venait par ailleurs s'ajouter et toutes
deux, — avec la 89^ division territoriale, — constituaient un
magnifique corps, le 32^, placé sous les ordres de « l'Africain, »
— comme vont l'appeler certaines dépêches, — ce général Hum-
bert, l'homme de Mondement, bien digne de servir sous un
d'Urbal, sous un Foch ; sa mission était tout à la fois de défendre
le front attaqué et de pousser vivement la diversion au Sud-Est
de Dixmude, dans la direction de Glerckem-Zaaren-ïhourout.
L'eau s'avançait sournoisement, l'inondation recevant toutes
'es douze heures un nouvel aliment. Le 28, à la tin de la journée,
une légère couche d'eau continue s'étendait entre Nieuport et
Ramscapelle et, au rapport du génie belge, passait par-dessus
le pavé même du chemin de Ramscapelle; tous les fossés débor-
daient d'une eau jaune, et des tranchées allemandes envahies
on voyait sortir les ennemis effarés. De notre côté, on suivait
avec une impatience inquiète la marche de l'inondation qui,
écrit un témoin le 29 au soir, « s'étend bien lentement. »
Cette impatience s'expliquait : dans les journées du 28 et du
29, l'ennemi attaquait furieusement, les pieds dans l'eau et
d'autant plus enragé. Le 28, ce fut surtout entre Pervyse et
Dixmude ; il se heurta aux soldats de la 42", à quelques élémens
belges et aux marins, tandis que, sous cette couverture, les
divisions belges se repliaient en bon ordre derrière la chaussée
dont l'eau commençait à lécher le revers. On attendait la qua-
trième marée après laquelle l'inondation deviendrait sérieuse.
Le 29, un brouillard épais enveloppait choses et gens : il favo-
risait l'ennemi qui, après une canonnade violente de dix heures
à treize heures cinquante, attaqua en rangs serrés de Pervyse à
TOME XL. — 1917. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.,
Dixmude : nos tirailleurs le rejetèrent cependant au Nord-
Est de la station de Pervyse ainsi que sur Klosterhoek et Vicogne,
tandis que l'aniirai repoussait, en avant de Dixmude, le dixième
assaut. Mais l'ennemi poussait fiévreusement son artillerie dans
la boucle et sur la rive gauche.
Maintenant, l'inondation était si incommode que l'Etat-
major allemand devait s'en préoccuper. Sa proie allait lui
échapper. Il fallait dans les vingt-quatre heures et quand, au
risque d'enfoncer dans l'eau parfois jusqu'à la ceinture, on lo
pouvait encore, pousser jusqu'à la voie ferrée, en saisir, à tout
prix, un point et, en franchissant ce faible rempart, rendre vaine
l'inondation. Le 30, ce fut une ruée sur Ramscapelle tenue par
les Belges. Ceux-ci furent balayés à cinq heures du matin et déjà
les Allemands, maîtres de la voie, poussaient leurs hourras de
victoire : ils dépassaient la station, le village, couraient vers
l'Ouest; ils étaient hideux, mouillés jusqu'à mi-corps, crottés
jusqu'aux cheveux, mais d'autant plus excités à élargir la trouée,
ne fût-ce que pour échapper à la plaine inondée. A midi, de
Dixmude à Nieuport courut la consternante nouvelle : le nou-
veau front était percé et l'inondation déjouée par l'ennemi.
IX. — LA BATAILLE DE l'ySER : LE COMBAT POUR RAMSCAPELLE
« Là incident de Ramscapelle, écrivait à quatorze heures le
général d'Urbal au général Humbert, ne modifie pas mes inten-
tions (d'offensive sur le Sud). Grosseiti rétablira certainement la
situation. Donnez-lui un bataillon et un groupe, si vous le jugez
nécessaire ; mais ne vous laissez pas influencer par ce qui se
passe de son côté: vous vous habituerez comme moi, ajoutait-il
presque plaisamment, à avoir mal à l'épaule gauche. »
Et, en efiet, tandis que la 38° division attaquait au Sud
sur le front Merkem-Luyghcm en liaison avec le groupe Mitry, -
Grossetti jetait, dès le 30, à quatorze heures, sur Ramscapelle,:
avec mission de reprendre à tout prix village et chaussée, un
bataillon du 151% un du 8° tirailleurs, un du 4^ zouaves et
le 16^ chasseurs à pied, le 7* de ligne belge devant déborder,
cependant, le village au Sud et au Nord.
L'attaque fut d'abord brisée par des mitrailleuses placées ë
la lisière Ouest du village. On fit appel à l'artillerie pour une
nouvelle préparation. Pendant qu'entre Pervyse et Dixmude,
t^ BATAILLE DES FLANDRES. 275
une attaque allemande était enrayée, on donnait à Ramscapelle
un nouvel assaut. Les grosses pièces allemandes faisaient rage
sur toute la ligne, mais les abords de Ramscapelle surtout
semblaient un enfer. Sans se laisser intimider, aux cris de
« Vive la France! » nos troupes, zouaves, tirailleurs, chasseurs,
fantassins, et les Belges aux cris de « Louvain, Louvain! » se
ruèrent... Moment critique : si le village reste une nuit de
plus, avec la chaussée, aux mains de l'ennemi, la bataille de
l'Yser peut tourner en irréparable défaite. Avec des pertes
cruelles nos gens avançaient : les lisières Ouest et Nord du
village sont prises, on se bat maintenant maison par maison :
on se prend à la gorge, mais les Allemands reculent. A la
chute du jour, on a le village et, dans la nuit, une attaque à la
baïonnette permet de reprendre la chaussée d'où les ennemis
sont rejetés dans l'eau, — • maintenant haute, 400 prisonniers
restant entre nos mains. Des reconnaissances aussitôt poussées
au delà de la voie ferrée peuvent constater avec quelles forces
l'ennemi a opéré. Dans les flots bourbeux de la nouvelle
lagune, on voit se débattre un monde de blessés. L'ennemi en
fuite a maintenant regagné la rive droite de la rivière qui, sur
le terrain inondé, se distingue à peine.
Le 31, l'inondation a gagné Pervyse : déjà, les environs de
Dixmude s'imbibent. Le 16® chasseurs achève de nettoyer
d'Allemands quelques maisons au Nord de Ramscapelle oîi ils
se sont défendus avec grand courage et « vide les caves. » L'en-
nemi ne réattaque pas, ne manifestant sa rage que par un bom-
bardement plus violent que jamais. Cruellement déçu, (les
prisonniers avouent que deux divisions ont attaqué et que
l'Empereur est arrivé,) plus cruellement éprouvé, (ses perles
semblent énormes,) (1) il soufflait, tandis qu'attaqué vers
Luyghem et Merkem, il est obligé d'y renforcer sa défense.
« L'ennemi, écrit un sous-officier allemand du 24^ d'infanterie
de réserve, occupe une position colossale, » et la surprise autant
que la déception allemande se révèle dans le mot du sous-
officier Seipel : « Nous avons a/faire à trop de Français. »
(1) Un rapport trouvé le 2 novembre sur un mort à Bixchoote révélera que le
lendemain de Ramscapelle un régiment n'avait plus à mettre en ligne que
3oO hommes. Le sous-officier Seipel, de son côté, dit dans son carnet que la
6® division a subi « des pertes considérables. » Un officier prisonnier dira, le
3 novembre, que la seule bataille du Bas-Yser a coûté aux Allemands 30 000 hommes,
dont 10 000 morts.
276 REVUE DES DEUX MONDES.,
Le l®*" novembre au matin, une nappe d'eau continue d'où
émergeaient des îlots de verdure, s'étendait de Nieuport aux
environs de Dixmude. Deux canons lourds et quelques pièces
de campagne s'apercevaient, enlisés, battus par le flot sur lequel
flottaient mille débris hideux.
L'ennemi avait reculé derrière la rivière. Un rapport
d'agent anglais signalait qu'il « devait retirer des troupes du
Nord pour renforcer l'attaque sur Ypres. » Et, de fait, les
Allemands semblent abandonner tout espoir sur le Bas-Yser ;
le 3, les Belges leur reprennent Lombartzyde. Nos ennemis
sentaient bien que, sur l'Yser, la partie était perdue. « Notre
empire est sur l'eau, » avait dit un jour leur Empereur, on se
répétait le mot avec une ironie légitime. Cette mer dont les
incursions, jadis, faisaient pour les gens du Noordland une
ennemie, on l'avait appelée en alliée contre un fléau mille fois
pire. Maintenant, elle s'étendait, teinte de sang allemand, entre
l'armée belge échelonnée derrière la chaussée, — pour combien
de mois, d'années, — et les ennemis déçus, furieux.
Cependant, sur la rive droite même, comme une presqu'île,
le redan de Dixmude tenait bon. Un fier marin maintenait
les drapeaux des deux nations, comme au-dessus d'un cui-
rassé battu par le flot. Les fusiliers, qui parfois s'étaient étonnés
du sort qui les faisaient terriens, souriaient de voir la mer
revenir à eux, vieille connaissance qui maintenant les aidait à
braver « le Boche. »
C'est contre ce redan insolemment avancé que l'Allemand
allait s'acharner, tandis qu'il s'efforcerait, nous Talions voir, de
chercher plus au Sud l'accès des ports de la Manche. Il le fallait
bien; il n'était plus permis, ricanaient en i672, après l'ouver-
ture des écluses, les soldats de Guillaume d'Orange, il n'était
plus permis au grand Roi Louis <( que de faire les sièges que les
eaux et les marées permettraient. » On en pouvait dire autant de
Guillaume II le l" novembre 1914. Ypres après Dixmude allait
subir ses assauts. Mais Dixmude, hier droite de la bataille de
l'Yser, devient gauche de la bataille d'Ypres. Celle-ci bat déjà son
plein. Et il nous faut, avec les deux armées, glisser vers le Sud.
Le premier acte du drame était clos. L'Allemand n'avait pu
saisir sa première proie.
Louis Mapelin,
l'A suivre. }
MARSEILLE
PENDANT LA GUERRE
10 mai 1917.
Dans le Irain, qui m'amène de Nice à Marseille, nous sommes
un grand nombre debout, tout le long du couloir, envahi par
les soldats et les officiers permissionnaires. Et la prise de pos-
session du convoi par les foules militaires continue à toutes les
stations importantes : il en monte à Antibes, à Cannes, à Saint-
Raphaël, à Fréjus, à Toulon, par colonnes profondes, par
groupes compacts, par vagues d'assaut. On se bouscule, on se
serre, on se tasse comme on peut. A mes pieds, un jeune fan-
tassin, écrasé de fatigue et de sommeil, est assis sur son derrière,
la tète appuyée contre sa musette en guise d'oreiller. De l'autre
côté, un aspirant de marine ne sait quelle posture prendre,
pour caser son long corps. Près de lui un monsieur à décora-
tion et à beau pardessus fait une tête austère au milieu du
vacarme formidable qui emplit tout le wagon.
Derrière nous, comme dans le couloir, tout est bondé. Des
matelots, des fusiliers marins, retour de Salonique, — parmi
lesquels beaucoup de Bretons, — se prélassent sur les coussins
des premières classes. Oubliant les transes et le harassement
d'une traversée longue et mouvementée, ils sont comme pris
d'une ivresse à la pensée de revoir bientôt le pays. Ils parlent, ils
crient avec une sorte d'exaltation. Ils paradent aussi pour les
femmes, en contant leurs alertes ou leurs exploits. 11 y a là
278 REVUE DES DEUX MONDES.,
une bande de petites bonnes foréziennes et dauphinoises qui
ont servi, tout l'hiver, dans les hôtels de la Riviéra, et qui
s'en retournent, comme les matelots, au pays, la saison étant
close. Des bourgeoises, hiverneuses, femmes d'officiers, leur
font vis-à-vis : toutes les classes sont confondues, il n'y a
plus de classes. Ou plutôt, il n'y a plus qu'une classe, image
officielle de la nation une et indivisible devant l'ennemi...
On roule dans le noir et la chaleur. Il est dix heures du soir.:
Le train a du retard, et l'on s'arrête aux moindres stations,
où l'on continue à embarquer du monde, toujours des permis-
sionnaires, qui s'empilent comme ils peuvent dans les recoins
ou les réduits encore libres. On n'ose plus se demander quand
on arrivera, tant cela traîne, tant le trajet parait devoir être
interminable. On s'impatiente, on s'énerve dans l'air orageux
et suffocant. Alors les petites bonnes de Saint-Etienne et de
Saint-Marcellin, pour tuer le temps, tirent des cahiers de
chansons de leurs sacs à main, et se mettent à chanter le Poilu
de Verdun, ou le Fusilier de rVser... Immédiatement, les
énergies se raniment : des voix, des chœurs répondent dans
les autres compartimens, dans les voitures voisines, d'un bout
à l'autre du convoi, — et la hurlée formidable, couvrant presque
le bruit des roues, nous donne la sensation plus dense, plus
oppressante de l'énorme foule, qui roule avec nous dans la nuit
et la fumée...
Enfin, nous traversons la banlieue marseillaise. A mesure
que nous approchons de la gare Saint-Charles, une rumeur
sourde, de plus en plus perceptible, semble venir au-devant de
notre convoi plein de clameurs et de tumulte. Le train se ralentit
toujours, les feux de la voie se précisent et se multiplient.
Voici l'arche immense du hall qui s'ouvre là-bas, dans la
pénombre, comme une caverne fourmillante et confuse. Une
mer humaine encombre les quais. Accroupis sur leurs talons,
à la mode orientale et africaine, des milliers de travailleurs
algériens et marocains attendent d'être embarqués à leur tour
vers des directions mystérieuses. Et, tandis que le train s'en- :
fonce sous la haute nef métallique, on voit s'incliner et onduler :
sans fin les rouges chéchias, comme des myriades de coque- ':
licots dans un champ crépusculaire. Serrés les uns contre les :
autres à ne pouvoir bouger, comment vont-ils trouver place î
dans ce convoi déjà si encombré, si alourdi de chair lasse et ■
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE. 279
somnolente?... Pourtant, l'assaut recommence, l'effraction vio-
lente des portières, dont les loquets se rabattent, au milieu
d'une clameur nouvelle, qui s'enfle, qui s'engouflVe sous le hall,
comme un grand vent farouche sorti de toutes ces bouches et
de toutes ces poitrines d'ouvriers et de soldats. D'autres trains
croisent le nôtre. Des figures bouffies et hagardes de dormeurs
mal éveillés surgissent aux portières, derrière les vitres bruyam-
ment baissées; des visages de toute couleur, des uniformes de
tous pays, puis des chevaux, des mulets, des bêtes et des hommes
venus de l'autre bout de la planète, Hindous, Sénégalais, Aus-
traliens, Canadiens. Dans la stupeur soudaine du sursaut, les
yeux s'affrontent, se scrutent intensément au passage, comme
s'ils cherchaient à saisir on ne sait quel secret. Oui! pourquoi
est-on là? Pourquoi cette rencontre trépidante et brève dans la
nuit, cette confrontation inattendue, entre tant de gens qui
s'ignoraient, qui se trouvent jetés, brusquement, face à face,
pendant une minute, et qui ne se reverront plus jamais? Où
court-on? Où s'en va-t-on ainsi, dans les ténèbres et dans l'in-
connu, — vers quelle tragique aventure?...
Dehors, sur le terre-plein de la gare, dans la lueur mou-
rante des lampes électriques très espacées, l'agitation se calme,
devient presque indistincte. Le flot des voyageurs qui descendent
n'est rien à côté de ceux qui partent. Plus loin, l'obscurité est
presque complète. Les boulevards en zigzag qui montent vers
la station sont à peu près déserts. Les hôtels et les bars ont
éteint leurs feux. Les platanes en bordure, vaguement éclairés
par de rares becs de gaz, projettent leur ombre sur les façades
des maisons hermétiquement closes et sur les hautes portes de
chêne des huileries et des chais. C'est le silence d'une petite
ville provinciale après le couvre-feu.
Et puis, à mesure qu'on se rapproche des Capucines et des
Allées de Meilhan, voici que la rumeur de foule reprend, comme
sur les quais de la gare. Cependant, on ne distingue rien, tout
est dans le noir. A la croisée de la Cannebière et du Cours
Belsunce, la longue voie montante, qui se développe entre la
Colonne de Castellane et la Porte d'Aix, et qui perce d'une vague
trouée rectiligne la masse confuse des ténèbres, semble une
tranchée de voie ferrée dans une région montagneuse. Le plein
cintre de l'arc de triomphe baille sur le ciel nocturne comme la
bouche d'ombre d'un tunnel. Mais autour de vous, la rumeur
280 REVUE DES DEUX MONDES.,
augmente, des passans vous heurtent jusque sur les refuges
des tramways, des groupes nombreux, continus, de promeneurs
traversent la chaussée, et, peu à peu, tandis que les regards
s'habituent à cette demi-obscurité, on s'aperçoit qu'une foule
très dense déborde des trottoirs, circule continuellement par les
larges voies sans lumières. C'est étrange, un peu inquiétant,
ces gens qui cheminent dans la nuit, cet énorme fourmillement
humain, à peu près invisible, et que l'on sent et que l'on devine
à la chaleur des corps et des haleines, aux éclats soudains des
conversations, où grondent les rauques syllabes africaines, où
détonnent çà et là les miaulemens félins, les chevrotemens
vieillots des parlers asiatiques et extrême-orientaux : foules
de travailleurs et de soldats, déversés par les grands croiseurs
militaires ou les grands paquebots transocéaniques, foules élé-
gantes aussi. Gomme d'habitude, Marseille perpétue sur ses
boulevards son animation nocturne, qui, pour être moins écla-
tante, est peut-être plus intense encore qu'en temps de paix. La
vie continue tout simplement. On flâne, on cause, on prend le
frais, ou on essaie de se donner une illusion de fraîcheur. C'est
à peine si l'influence inconsciente des ténèbres met une sour-
dine aux propos et aux rires. Ni dépression, ni tristesse, pas de
gaîté indécente non plus. On se délasse après une journée de
labeur, voilà tout. On s'adapte spontanément aux circonstances,
chacun accepte sans récriminer sa part d'obligations civiques :
on sait que c'est la guerre 1
Quelle difTérence pourtant avec la Marseille bruyante et
joyeuse d'autrefois, aux cafés et aux bars tout reluisans de
dorures, et dont les hautes glaces, en des perspectives mou-
vantes et sans lin, reflétaient les terrasses encombrées de flâ-
neurs cosmopolites, sous le givre éblouissant des globes élec-
triques ! Cette arrivée dans le noir me surprend un peu : elle
contraste singulièrement avec d'autres arrivées, si je puis dire,
plus triomphales. Néanmoins, cette Marseille voilée d'ombre et
tendue dans un effort insolite peut bien dépayser mes yeux,
elle ne contredit point, elle fortifie au contraire l'idée superbe
et tous les rêves de force et de radieuse expansion que je nourris
autour d'elle depuis bientôt trente ans.
La première apparition de cette ville extraordinaire, non
MARSEILLE PENDANT LA GUERRÈ.i 281
point seulement Porte de l'Orient, mais grande Porte mondiale,
est liée dans mon souvenir à l'image riante et splendide de
toute ,une jeunesse studieuse, enivre'e d'art et de poésie, gais
compagnons qui s'élançaient avec tant de confiance vers un
avenir renouvelé, et dont beaucoup déjà sont morts dans les
batailles de cette dernière guerre. Quelques-uns furent mes
premiers élèves : c'est un honneur et un pieux devoir pour
moi que de les commémorer au seuil de ces pages à la gloire
de Marseille et de la Provence.
Parmi ces visages, maintenant plus que virils, émerg-e
d'abord, pour moi, celui de leur chef de chœur à tous, — de
Joachim Gasquet, poète et dramaturge, le tempérament lyrique
le plus vigoureux et le plus complet que je connaisse depuis
Banville et depuis Hugo lui-même. Je songe à lui avec orgueil
et attendrissement. Lorsque je l'avais pour élève au lycée
d'Aix, sa ville natale, je sortais de l'Ecole normale ; je n'avais
jamais connu de poètes que dans les livres. Et voilà que, sous
la figure de ce jeune homme de quinze ans, la poésie vivante
venait au-devant de moi, portant sur son front tous les signes
et toutes les promesses du génie adolescent. D'instinct, je
l'aimai aussitôt comme un frère plus jeune, parce qu'il m'of-
Irait déjà réalisé et épanoui tout ce qu'on avait comprimé et
presque atrophié chez moi. Je sentais en lui les mêmes richesses
intérieures, une force, une fougue, un jaillissement , lyrique,
que ni les duretés de la vie, ni les austérités chagrines de la
discipline scolaire n'avaient jamais contrariés. Je l'aimais sur-
tout parce que je croyais deviner en lui la génération qui refe^
rait la France. Lorrain, vivant à deux pas de la nouvelle fron-
tière, faisant chaque année de longs séjours dans nos provinces
annexées, je voyais, par comparaison, que notre pays était bien
malade, malade faute de volonté, d'énergie persévérante, d'au-
dace, d'esprit d'entreprise, de sentiment de sa grandeur et de
toute grandeur. Or ces instincts vitaux, je les trouvais impa-
tiens de s'affirmer et de resplendir chez ce jeune poète aixois.
Sans en avoir précisément conscience, je lui donnais le conseil
que Ferdinand Bac prête à un vieux seigneur de l'ancienne
France disant à son fils : « Souvenez-vous de faire grand,
dussiez-vous y périr I » INul n'élait mieux préparé que Gasquet
pour écouter de telles suggestions. Nous nous exaltions alors
, dans un même culte pour la Vie, la Lumière, symbole de la vie
282
REVUE DES DEUX MONDES.
ardente et magnifique, l'Empire, suprême efflorescence de
toutes les énergies d'une race, et avec cela, — ce qui est bien
méridional et bien lorrain aussi, — besoin profond de l'ordre,
aspiration confuse vers la discipline, affirmation un peu
anarchique de la Loi. Tout cela me ravissait chez mon élève,
qui était déjà mon ami. Je sentais que si mon pays devait
continuer à vivre, c'était grâce à de riches natures comme
celle-là, grâce à des hommes pétris dans cette pâte, taillés
d'après cet idéal. Depuis, j'ai connu des poètes plus fins, plus
distingués, plus artistes, plus émouvans ou même plus pro-
fonds ; je n'ai trouvé chez aucun le bouillonnement de sève
lyrique qui s'épanchait dans les vers de Gasquet. C'est la
source poétique la plus opulente que j'aie connue. Et, par son
sens de la grandeur, il s'apparentait aux générations héroïques
du Romantisme et de la Pléiade. Parmi les derniers serviteurs,
ou les derniers névrosés d'une littérature assurément très
raffinée, mais expirante, il était un vivant.
C'est avec lui que j'ai découvert Marseille, voilà longtemps
déjà. Notre commune admiration pour cette grande ville de
transit et de commerce n'inspirait que du mépris dans les
cénacles littéraires d'alors. 11 y avait, en ce temps-là, une Ecole
d'Aix, dont Gasquet était vaguement le chef, d'ailleurs assez
mal écouté et suivi. Il y avait aussi une Ecole de Toulouse,
voire une École de Marmande, et, si je ne m'abuse, une Ecole
de Perpignan. Dans ces petits milieux étroitement régiona-
listes, on jugeait avec dédain nos enthousiasmes marseillais.
Même en Provence, il était de bon ton de sacrifier Marseille à
Aix, — Aix-la-savante, la ville aux vieux hôtels et aux fon-
taines mélodieuses, dont personne plus que nous n'a aimé la
majestueuse et mélancolique décrépitude. Les admirateurs
d'Aix se détournaient, avec de petits airs mijaurés, de celte
Marseille bruyante et quelque peu triviale, de ce perpétuel rou-
lement de charroi, de ce vacarme strident de locomotives et de
sirènes, de ces foules, de cette poussière, de toute cette agita-
tion vulgaire enfin !... Gasquet et moi nous nous y délections.
Il se montrait assurément moins sensible que je ne l'étais à la.
beauté extraordinaire de ce paysage de mer et de montagnes, —
paysage si vaste et si varié qu'à chaque séjour j'y fais de nou-
velles découvertes, beauté d'un si haut style qu'il faut bien
avouer que, décidément, il n'y a rien de pareil en Méditer-
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE.
283
ranée. Mais ce qui nous émouvait surtout l'un et l'autre, c'e'tait
moins le spectacle re'ellement incomparable que le foyer
d'énergie provençale et française qu'est Marseille. Pour qui
sait entendre sa leçon, cette grande ville affairée et matérielle
est une étonnante excitatrice d'exaltation poétique et d'activité
positive. Assis à une table de cabaret, sur les quais du Vieux-
Port, tandis que les portefaix pieds nus escaladaient les balan-
celles chargées d'oranges ou les lourds cargos regorgeant
d'arachides et de caroubes, nous nous grisions à la contempler.
Marseille nous apparaissait comme un lieu de splendeur, de
force, de luxe, de volupté, de vie large, active et joyeuse...
Quant à Gasquet, un voyage à Marseille le mettait pour des
semaines dans l'état lyrique. De temps en temps, il venait y
faire son butin d'émotions et d'images, et, périodiquement,
nous avions coutume de nous y rencontrer. J'arrivais d'Alger,
et lui, de sa vieille maison familiale d'Aix-en-Provence. On se
rejoignait dans un café de la Cannebière, et, tout de suite,
sitôt le premier déjeuner expédié, il m'entraînait dans des
courses folles et qui ne prenaient fin que lorsque, rendu,
harassé, je demandais grâce. On partait sans savoir pour où, ni
pourquoi : l'essentiel était de partir. Brandissant une canne,
l'air inspiré, les yeux brillans, les lèvres vermeilles et comme
humides d'un fruit où il aurait mordu, solide sur ses mollets
trapus de fantassin, Gasquet dévorait l'espace, pendant des
kilomètres et des kilomètres, sous le soleil ardent et les flots
de la poussière. Enfin, très tard dans la soirée, après des
courses sans nombre, on rentrait en ville : je me laissais choir
à demi mort de fatigue sur un banc du Café-glacier, tandis que
mon compagnon, agitant sa canne, commandait intrépidement
un bock et proclamait, devant nos voisins ahuris, que cette
journée était « un pur triomin phe ! . . . »
D'habitude, on commençait par monter chez Valère Ber-
nard, qui était déjà officiellement le peintre de Marseille. Il
avait alors son atelier tout en haut du boulevard Notre-Dame,
proche le sanctuaire de la Garde, dans une vieille maison très
grande, que je ne me rappelle plus que confusément et que je
me représente comme une sorte de hangar maritime, plein
d'agrès, de câbles, de cordages, de choses obscures et entassées,
284 REVUE DES DEUX MONDES.;
qui sentaient le goudron et la salure marine. Ce dont je suis
sûr, c'est qu'il y avait une écurie au rez-de-chaussée : la bonne
odeur saine des chevaux et des fourrages pénétrait, à travers les
vieux planchers disjoints, jusque dans le studio. Respectueuse-
ment, nous grimpions un rojde escalier obscur et tout droit,
qui débouchait sur le palier du maître. A toute heure nous le
trouvions au travail, drapé dans sa longue blouse, comme un
prêtre en surplis. Nous admirions de vastes compositions sym-
boliques à la Puvis de Chavannes, qui étaient de mode en ce
temps-là, ou nous nous penchions sur des suites d'eaux-forles,
que l'artiste feuilletait d'une main complaisante, et qu'il met-
tait sous nos yeux, sans rien, dire. Un silence auguste, chargé
d'émotions et de pensées, emplissait l'atelier. Notre hôte nous
montrait notamment sa fameuse série sur La Guerre, qui prend
aujourd'hui une sorte d'actualité prophétique : c'étaient des
scènes de carnages et d'émeutes, de batailles, de parades et
d'orgies militaires. Gasquet était surtout sensible aux aspects
orgiastiques et dionysiaques de ces gravures. L'inspiration
s'emparait de lui, et, à partir de ce moment jusqu'à la fin de
la journée, partout où nous allions, chez tous nos amis, devant
tous les sites célèbres de Marseille, les alexandrins et les
strophes jaillissaient de lui en un flux torrentiel.
Il m'emmenait à l'extrémité du Prado, sur la route de Mont-
redon, où il passait les mois d'été avec sa jeune femme, dans
une villa au bord de la mer, et là, devant le cercle éblouissant
du golfe et les îlots crayeux de Planier et du Chàteau-d'If, il se
mettait à déclamer :
Le matin frissonnant, semé d'îles tranquilles,
Pose ses mains au front des villes.
Elles s'éveillent en chantant.
Les forgerons joyeux jettent sur leur enclume
Un bloc nouveau. La mer s'allume.
Les pins boivent le jour flottant.
Un long moment, la mer de roses se couronne,
Les roches d'or qu'elle environne
Sont les autels aimés des eaux.
Des vaisseaux, qui des dieux montrent encor la trace.
Vont emporter toute une race
Plus joyeuse que les oiseaux,.
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE., 285
Il était la voix lyrique et triomphale du paysage. Surtout, il
débordait de vie, de coniiance dans la vie, dans l'avenir, dans
une France régénérée par des disciplines à la fois neuves et
traditionnelles.
D'autres jours, nous étions à l'Estaque, à l'heure du cré-
puscule. Par delà les mauves du couchant, qui se déployaient à
travers tout l'espace, et la suavité infinie des eaux, la Vierge
d'or resplendissait au sommet de la Colline sainte. Gasquet
était alors fiancé, il éprouvait d'avance toute la ferveur de
l'ivresse nuptiale. Aussitôt il chantait :
0 sœur, que j'ai connue au milieu des victoires,
Sagesse de mon cœur, ordre parfait des temps,
Sous les astres pourtant, là-bas^ des guerres noires
Foulent sous leurs chevaux les autels du printemps.
J'irai, jadis mon peuple a labouré le monde.
Il s'endort à présent à l'ombre des vieux murs.
J'ai faim, j'ai soif pour lui, qu'il se lève et réponde,
Qu'il se dresse, atfamé : les temps nouveaux sont mûrsl
Victoire, tout mon corps nourri de ta puissance.
J'irai, j'exciterai cette race à mon tour.
Astres, d'un siècle d'or annoncez la naissance :
Sur la terre et la mer, la joie est de retour.
La Victoire ! C'est la haute montagne bleuâtre, qui domine
la plaine d'Aix et dont le nom perpétue le souvenir de la défaite
des Cimbres et des Teutons écrasés par les légions de Marins.;
Sa silhouette symbolique a hanté toute l'enfance et l'adolescence
de Gasquet, elle domine son œuvre comme son paysage natal.
Souvent, il me conduisait vers elle, par les chemins ombreux
du Tholonet, et, sous les aiguilles des pins, en face de cette
muraille géante qui barre tout l'horizon, il me récitait son
Départ d'Héraclès :
La pluie a fécondé, ô forêt, tes cheveux.
Je suis pareil à toi, mais plus que toi prospère.
Je sais l'auguste nom que m'a légué mon père.
Je suis libre et vivant, car je sais et je veux.
Dieu brûle au fond de moi, son souffle est sur ma face
Rien ne pourra jamais arrêter mon élan,
Et quand je monterai sur mon autel brûlant,
A mes pieds j'entendrai chanter toute ma race.
286 REVUE DES DEUX MONDES.)
0 mère, bénis-moi : je pars vers l'avenir.
Pour me voir plus longtemps, gravis ces hautes roches.
Quelqu'un m'appelle au loin, je pars, les temps sont proches.
Baise au front le héros que je vais devenir!
Ce qu'il y a d'étonnant dans ces vers de jeunesse, dont les
plus récens datent de vingt ans au moins, — ces vers enivrés,
comme gonflés de force et délirans de joie, — c'est le perpétuel
pressentiment du départ tragique, de la guerre inévitable.
Lorsqu'elle fut déclarée, Gasquet me dit simplement ce mot :
« Enfin 1 » Et je le vis partir en effet pour ce grand départ
depuis si longtemps pressenti, lui, simple caporal aux tempes
déjà grises, avec les territoriaux de son escouade. Sain et sauf
par miracle, nommé porte-drapeau à cause de sa bravoure et de
son ascendant sur ses hommes, il a subi plusieurs saisons dans
les tranchées de Lorraine. Au lendemain d'une longue conva-
lescence, il m'écrivait cette lettre, la dernière que j'aie reçue
de lui : « J^ai repris ma vie guerrière. Je puis passer des nuits
à l'afrùt dans la neige, courir par des sentiers gelés, monter à
cheval... Par exemple, il fait un froid terrible, 14 au-dessous
de zéro, mais nos hommes préfèrent ce gel à la boue et aux
pluies. Ils sont étonnans de tranquille endurance. Nous sommes
en pleine Argonne, dans des vallons neigeux, boisés, tout
déchiquetés par la guerre de mines, les torpilles et les obus.'
C'est une guerre toute nouvelle pour nous. On s'y fait vite : il
y a du soleil, c'est l'essentiel I »
Les autres, ses compagnons de jeunesse, ses cam,arades de
collège, ses émules en poésie, ses cadets et ses disciples, com-
munient-ils avec lui dans cette confiance, dans cette joie indé-
fectible? Ce qu'il y a de certain, c'est que beaucoup sont morts
devant l'ennemi, comme les Lionel Des Rieux, les Léo Latil,
et combien de jeunes Marseillais et Provençaux plus obscurs I
Beaucoup aussi ont donné leurs enfans, comme le poète Paul
Souchon, mobilisé à quarante-deux ans avec ses deux fils : le
plus jeune, un adolescent aux yeux de pervenche et au front
déjà pensif, est tombé sous les balles allemandes. Parcourez
maintenant la région : presque tous les foyers sont en deuil.,
Dans un petit village près de Gardanne, un vieil homme me
disait qu'il y a déjà cinquante morts. Ces Provençaux ont su
noblement mourir. Pourtant, leurs aînés avaient rêvé pour eux
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE., 287
un autre de.slin que cette mort, même glorieuse. C'est une
France digne d'eux qui leur a manqué beaucoup plus qu'ils
n'ont manqué à la B'rance. A cette ardente jeunesse, au lieu des
vagues aspirations qui la firent se gaspiller en de vaines aven-
tures, il aurait fallu un idéal national bien défini, avec un chef
pour la conduire. Mais il ne se peut pas que leur sacrifice
demeure inutile : plus que jamais nous devons à leur mémoire
d'espérer...
Leur souvenir m'accompagne à travers les rues de Marseille,
transformées par la guerre. S'ils ne sont plus là, si l'habituelle
population masculine de travailleurs et de négocians a sensi-
blement baissé, — en revanche la figuration cosmopolite est
devenue quelque chose d'énorme et d'envahissant. Les Balkans.
l'Asie-Mineure, l'Afrique du Nord et l'Afrique occidentale,
l'Orient et le Moghreb se déversent sur la ville à flots tou-
jours plus nombreux et plus denses. Des fonctionnaires m'as-
surent qu'en ce moment Marseille a plus de six cent mille
habitans.
Le nombre des Hellènes a considérablement augmenté
depuis la guerre. Ces métèques qui, en temps normal, consti-
tuent à Marseille une importante colonie, se sont vus renforcés
par des bandes de fugitifs venus de l'Archipel, de Gonstanti-
nople et du Levant. Dans le quartier qu'ils affectionnent, entre
la Gannebière, la place de la Bourse et la rue du Jeune^Ana-
charsis, les ctîens se pressent aux devantures des cafés peints
en bleu et blanc, les couleurs du pavillon hellénique. Des
inscriptions en lettres grecques signalent aux nouveaux débar-
qués Jes lieux de rendez-vous de leurs nationaux, — Caphcnia
et Xcnodochia, — • avec la nomenclature de leurs boissons et de
leurs mets favoris. Ils sont beaucoup (beaucoup plus qu'on ne
pense), mais ils font le moins de bruit possible, et l'on dirait
qu'ils s'évertuent à ne pas tenir de place. Un deuil, ou une
pudeur, parait peser sur leurs conciliabules. Des groupes restent,
pendant des heures, assis autour d'une petite table, devant un
verre de mastic. Silencieux et fertiles en ruses, ils méditent
dans leurs cœurs des combinaisons profondes. Quelques hommes
mûrs, aux nez en bec d'aigle et aux fortes moustaches de pal-
likares, égrènent, entre leurs doigts velus, le chapelet d'ambre
288 REVUE DES DEUX MONDES.)
cher aux Orientaux. Un vieillard tourne fébrilement la queue
d'une rose rouge, tandis que ses petits yeux gris sont comme
perdus dans des calculs qui semblent franchir des mers loin-
taines....
Leurs voisins, les Serbes, se font aussi remarquer par leur
affluence insolite : officiers aux uniformes flambant neuf, aux
buffleteries et aux bottes éblouissantes, ouvriers et paysans
aux complets minables, tout déteints par l'eau de mer et les
averses. Parmi eux, des Juifs de Salonique, et même des Juifs
algériens et tunisiens. Je reconnais, sur les têtes des femmes,
les mouchoirs de soie h double corne pendante, qui empri-
sonnent les chevelures de nos Rébecca et de nos Esther, dans
les petites rues d'Alger, aux alentours de la place Randon.
En général, tout ce qui est algérien et marocain a élu domicile
aux environs d'un terrain vague, qui s'étend derrière la Bourse,
sur l'emplacement d'un vieux quartier, prodigieusement sordide
et pittoresque, démoli à la veille de la guerre, pour y faire
un square. J'y cherche en vain les venelles noires et fétides,
encombrées de tas d'ordures, où de perpétuelles tendues de
linges claquaient aux fenêtres, sous les coups du mistral, mais
qui portaient des noms si poétiques : rasée la rue Ventomagy,
et la rue de la Pierre-qui-rage! La rue de la Lune-d'Or est
réduite à un misérable tronçon. Quant à la rue Pavé-d'Amour,
elle a perdu tout un côté de ses maisons.
C'est une désolation. Une plaie béante s'ouvre dans le vieux
Marseille, un grand espace bouleversé et coupé de ruines,
comme effondré entre la Bourse et la Nouvelle Poste. Sous le
soleil méridional, qui dore étrangement les vieux murs, qui
prête une noblesse au moindre débris architectural, ces ruines
marseillaises vous évoquent tout de suite un paysage romain,
une sorte de Ca?npo vaccmo, où courent les poules et les coqs
du voisinage et où il ne manque que les buffles des anciennes
estampes. Pour peu qu'on y mette de bonne volonté, l'illusion
est elle-même assez complaisante. Là-haut, cette tour moyen-
âgeuse, avec ses croisillons et ses mâchicoulis, au-dessus d'une
grande bâtisse aux murailles dénudées, c'est la tour carrée du
Capitole dominant la Maison du Sénateur. A gauche, cette
église rococo flanquée d'un campanile italien, ce ne peut èlre
queSaints-Gosme-et-Damien. Cette voie, pavée de larges dalles
et k demi enfouie sous les décombres, c'est l'amorce de la Vie
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE. 289
sacra, avant les fouilles du Forum. Et partout des racines de
murs, des semblans d'atriums avec des restes de mosaïques,
évidemment de la décadence, des voûtes éventrées à fleur du
sol... Dans un coin, une petite place rustique, ombragée de
quelques platanes, où l'on découvre une fontaine murmurante,
entourée d'un bassin quadrangulaire et de baquets pour les
laveuses. Une Napolitaine dépenaillée remplit au goulot de la
fontaine un affreux bidon à pétrole, en guise de seau, puis elle
le place sur son épaule, — et la voici qui s'avance avec le même
rythme et la même dignité que si elle portait une amphore.
Derrière elle, sur le rebord de la vasque, un Arabe lave du
linge, en le pressant en cadence de ses deux pieds nus, à la
manière des foulons antiques.
Dans ce terrain vague, aux vestiges hétéroclites, on perd la
notion des temps et des milieux. Rome et l'Afrique s'entre-
mêlent et s'embrouillent. Sur les côtés de ce moderne Campo
vaccino, il y a des cafés maures, hantés par toute une clientèle
en chéchias, en gandouras et en culottes bouffantes. Semblables
à des autels domestiques, les cheminées lambrissées de faïences
peintes exposent leurs burettes et leurs petites tasses aux
couleurs crues, que le kaouaâji apporte toutes fumantes aux
joueurs d'échecs accroupis sur les nattes des divans. En face,
proche la vieille église dominicaine de Saint-Ganat, les Balka-
niques ont établi des cafés turcs, aussi primitifs que ceux de
leurs voisins, mais beaucoup moins pittoresques : de misérables
bancs de bois y remplacent les divans, et l'attitude sans gloire
de ces pauvres exilés, le ton discret et comme craintif de leurs
conversations forment un vif contraste avec les façons tapa-
geuses et un peu brutales des autres, avec les sonorités cuivrées
des gosiers africains.
L'Afrique est, ici, maîtresse. Elle règne, à peu près sans
conteste, sur la majeure partie de la Vieille-Ville, oii ne s'aven-
turent guère ni les Français de la métropole, ni les Britan-
niques, ni les Hindous. Par la Grand'Rue, qui traverse le Campo
vaccino et le ci-devant boulevard de l'Impératrice, l'infiltration
africaine pénètre jusqu'au cœur de l'antique Massilia, et, par
les rues aquatiques et grouillantes du Vieux-Port, elle monte
jusqu'à la caserne, où sont campés les coloniaux, et ainsi elle
submerge toute la vieille acropole massiliote. Ces quartiers
regorgeans de restaurans populaires, infestés de bouges et de
TOME XL. — 1917. 19
290
REVUE DES DEUX MONDES.
cabarets borgnes, semblent appartenir exclusivement à l'armée
d'Orient et à l'armée d'Afrique. Messieurs les Sénégalais s'y
pavanent, par petits groupes conquérans au milieu des turcos,
des tirailleurs, des spahis, fiers de leurs manteaux rouges, de
leurs chamarres et de leurs belles bottes. De jeunes officiers
indigènes y viennent aussi étaler avec complaisance les cuirs
jaunes de leurs ceinturons et de leurs molletières. Quelques
fantassins italiens en uniforme gris-vert, des fils adoptifs de
Marseille, exhibent, çà et là, les étoiles nickelées de leurs collets.
Mais c'est le Croissant qui triomphe sur la plupart des coifTures
militaires, képis, tarbouches, et chéchias, — le croissant de la
vieille Afrique phénicienne, à qui l'Islam l'a dérobé. Toute
cette soldatesque, qui fait sonner ses souliers ferrés sur les
pavés gras de la Vieille- Ville, tous ces jeunes gars au teint
d'ébène et aux yeux de gazelle sont des enfans de la Déesse
lunaire, celle qui s'intitulait « la Reine des choses humides, »
— la Rabbetna, qui dilate les pupilles des chats, qui gonfle les
coquillages et qui putréfie les cadavres...
Cette Reine humide et méphitique, maîtresse des germes et
des pourritures, on dirait qu'elle a élu domicile ici, comme en
une colonie de son choix, à cause de la véhémence des odeurs,
du foisonnement de l'ordure, et, si l'on peut dire, de l'invrai-
semblable splendeur de l'immondice. Tous les habitans de ce
quartier semblent d'ailleurs se porter à merveille. De même
qu'en Orient, la virulence de la saleté tue le microbe. Mais cette
invasion d'Africains et d'Orientaux a produit, dans ces ruelles
qui sont comme des égouts à ciel ouvert, une telle recrudes-
cence de gadoue, de détritus et d'épluchures, que, pris de décou-
ragement devant l'opulence des tas, les services municipaux
rendent leurs balais.
Pour oublier cette pestilence et le délabrement farouche de
ce quartier, je cherche vainement un endroit propre, une
silhouette de bâtisse qui n'attriste pas mes yeux. Je aalue au
passage, près de l'Hôtel de Ville, la Maison aux Chimères, avec
son portail de la Renaissance, et la sombre Maison de Diamant
qu'autrefois j'ai chantée, et, sur la place des Accouls, ce bel hôtel
Louis XVI, dont on a fait un local administratif. Mais de sordides
voisinages vous g<àtent ces beaux profils architecturaux. Seule
une église peut purifier et ennoblir une telle atmosphère.
J'entre dans la première qui s'olfre. C'est une vaste chapelle en
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE. 291
rotonde, aux voûtes et aux murailles peinturlurées et dorées,
encombrée de toute une flore arlilicielle et de toute une statuaire
sicilienne ou napolitaine. Un Christ de grandeur naturelle, aux
plaies livides et saignantes, aux genoux couverts d'ecchymoses,
est suspendu derrière la porte, près du bénitier... Soudain, la
porte s'ouvre d'une poussée brusque et violente. Une vieille
femme, complètement vêtue de noir, une mère ou une grand'-
mère de soldat sans doute, se précipite à genoux devant le
crucifix, le buste élancé en une supplication muette, les mains
jointes avec une tension si fervente des doigts extraordinai-
rement allongés, les yeux levés avec une telle ardeur de prière,
que cette pauvresse égale en beauté et en noblesse d'attitude les
Mères de Douleur les plus illustres. Puis, elle se prosterne, elle
baise la terre, et soudain, avec une pieuse familiarité, elle se
relève, s'accroupit sur ses talons, s'installe comme chez elle,
et, le menton dans la paume de la main, les yeux dardés vers
la Tête couronnée d'épines, elle Lui parle, elle Lui conte toute
sa souffrance à elle...
Ces contrastes, ces foules mouvantes et bigarrées, ce bario-
lage amusant ne doivent pas nous faire perdre de vue les
dessous du décor, — l'importance capitale de Marseille, lieu
d'échange et de passage, base militaire de notre défense en
Méditerranée. Ni Topinion ni nos dirigeans n'avaient prévu
cette importance. Il a fallu la force des choses, le déroulement
automatique des circonstances pour imposer des notions qui
auraient dû être présentes et précises depuis longtemps dans
les esprits de ceux qui nous conduisent. Je me souviens qu'en
1914, comme je parlais de Marseille au directeur d'un de nos
plus considérables magazines, celui-ci haussa les épaules, en
me disant : « Marseille? c'est trop loin du front! » Personne
ne soupçonnait alors que Marseille commande notre front de
mer, lequel est au moins aussi nécessaire que l'autre, attendu
qu'il assure, pour une très grande part, notre subsistance, nos
ravitaillemens en hommes, en vivres et en munitions, nos
communications et celles de nos alliés avec nos possessions
africaines et asiatiques. Une pareille erreur a été commise au
sujet de la Grèce et de l'Espagne. Avant même d'avoir visité ces
deux pays, il suffisait d'y appliquer un instant sa réflexion,
292 REVUE DES DEUX MONDES.
pour en comprendre tout de suite la haute importance straté-
gique et navale. Quand, à la fin de 1915, je signalais, ici môme,
à travers des réticences et des mutilations imposées par la cen-
sure, le danger permanent que l'Espagne représente pour nous,
je ne rencontrai que des sceptiques ou des indifîérens : depuis,
les sous-marins allemands se sont chargés de faire l'éducation
de l'esprit public.;
Il suffit de parcourir les quais de Marseille, pour sentir de
quel poids cette grande ville méridionale, cette seconde capitale
de la France, pèse sur les destinées de la Patrie tout entière.
Ces kilomètres de môles, de docks, de hangars sont quelque
chose de déconcertant pour l'imagination. Déjà, avant la guerre,
les ports de Marseille couvraient une superficie immense. On
les a prolongés jusqu'à l'Estaque : les travaux ne se sont pas
interrompus, malgré les difficultés de la main-d'œuvre. Une
Compagnie suisse en poursuit l'achèvement. Bientôt, grâce au
canal, qui va relier l'Estaque à l'Etang de Berre et celui-ci au
Rhône, Marseille pourra communiquer avec notre réseau de
navigation intérieure : la Porte de l'Orient deviendra de plus
en plus la Grande Porte occidentale, celle qui amènera la mer
au cœur de notre pays.
Sans doute, le transit habituel de Marseille a quelque peu
diminué depuis la guerre : les dangers de la navigation en
Méditerranée suffiraient seuls à l'expliquer. Si l'on visite les
anciens môles, où nos grandes compagnies maritimes ont leurs
hangars et leurs pontons de débarquement, on n'y retrouve plus
l'animation d'autrefois. La place d'Afrique, centre de cette
région mouvementée, est moins encombrée de barriques et de
peaux des Pampas, bien que, cependant, des escouades de pri-
sonniers allemands y entretiennent une activité continuelle.
Mais la direction du transit s'est déplacée. Aujourd'hui, le grand
mouvement du port se détourne surtout, — ce qui est très
compréhensible et très naturel, — vers les nouveaux môles, où
s'effectuent les erabarquemens et les débarquemens de troupes,
de subsistances et de matériel, où le génie, l'artillerie et
l'intendance ont leurs services et leurs entrepôts.
Un peuple de travailleurs de toute espèce, de tous pays et
de toute couleur assure le bon fonctionnement de ces services.
Il faut entrer sous les hangars vitrés du môle D pour ge rendre
compte de ce que mange un corps expéditionnaire, de ce qu'il
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE, 293
exige et de ce qu'il coûte. Annamites, Chinois, Marocains,
Espagnols, Grecs et Yougo-Slaves travaillent pour l'armée
d'Orient. On lui envoie de la farine, de l'avoine, de l'orge, du
maïs, des afïùts de mitrailleuses, des caisses d'obus, des fers
pour les mulets et les chevaux, des clous à ferrer, des pointes
et des varlopes pour les menuisiers, — sans oublier le vermouth
et le tabac pour la consolation du poilu. Une longue file de
hangars, — qu'on appelle les « ilôts de la Chambre de Com-
merce, » — est occupée par les services de l'habillement et de
ses annexes. Plus de vingt-cinq millions d'effets sont passés
par les planches de ce dépôt, depuis le commencement des
hostilités : uniformes de chasseurs à cheval, de fantassins,
d'alpins, de zouaves et de turcos, dolmans, culottes et cein-
tures sont là empilés sur des rayons qui s'étagent jusqu'au
toit. Chaque mois, le tiers de ces provisions doit être renou-
velé. Après cela, les fournitures de toutes sortes, que le dénue-
ment et l'insalubrité des régions orientales rendent indispen-
sables : des toiles de tentes avec leurs supports, sont
expédiées par ballots, des moustiquaires, qu'on nomme des
« tombeaux, » et qui recouvrent tout le corps du patient,
comme sous une carte pliée en deux. Et l'on voit encore, dans
ces magasins, des machines à coudre pour les tailleurs de
régimens, des rasoirs et des blaireaux pour les coiffeurs, des
tas de bûches et de charbon pour la cuisine. Plus loiui des
amoncellemens de planches et de planchettes, voire des rondins
pour le soutènement des tranchées...
Après avoir ainsi prodigué toutes ces fournitures par mil-
liers et par millions, on s'évertue ensuite à en sauver, à en
récupérer le plus qu'on peut. Préalablement désinfectés pour la
réexpédition et passés à l'étuve dès l'arrivée, des ballots de
vieux pantalons et de vieux vestons kakis reviennent à leur
point de départ. On les trie, on les détache, on les lave et on les
ravaude de façon à les rendre encore utilisables. Des montagnes
d'effets usagés se déploient dans des locaux particuliers. On y
entrevoit des cavernes, on y longe des falaises de vieux souliers,
de harnais, de cuirs de tout genre. |Comme les habits, tout cela
est trié, nettoyé, assoupli, remis à neuf. Le rebut est vendu à
de rapaces trafiquans qui, grâce à d'ingénieuses préparations
ou k d'astucieux maquillages, en extraient les chaussures qui
s'achètent soixante francs la paire chez les cordonniers élégans.
294 REVUE DES DEUX MONDES.!
Ces services, laborieusement organisés, ont leur pendant
chez nos alliés britanniques. A côté de nous, les Anglais
occupent leurs môles et leurs hangars particuliers, leurs quais
d'embarquement et leurs entrepôts. Les mêmes ouvriers cos-
mopolites sont employés de part et d'autre aux manipulations.
Mais il a fallu les encadrer de vieux dockers marseillais : on
n'improvise pas plus un portefaix qu'un commandant d'armées,
— cela soit dit en passant pour les fauteurs d'une chimérique
mobilisation civile ! En général, ces Orientaux sont de fort
médiocres manœuvres. Un sous-officier qui commande une
escouade de ces dockers asiatiques et qui est un véritable
contremaître, me faisait remarquer leur paresse, leur négli-
gence, leur tempérament peu débrouillard, et il classait ainsi
ses subordonnés par ordre de valeur : tout en bas de l'échelle,
l'Annamite, puis le Chinois, le Marocain, le Tunisien, l'Algé-
rien, enfin, au sommet de la hiérarchie, le prisonnier allemand.
On constatera que, chez ces travailleurs, les aptitudes profes-
sionnelles augmentent, selon leur degré de culture ou d'adap-
tation européenne. Il est tout naturel que, parmi eux,
l'Allemand, en sa qualité d'Européen, manifeste une certaine
supériorité. Il lui est facile d'être supérieur à un Annamite
ou à un Marocain débarqué du bled. Autrement, il en prend à
son aise, comme on dit: il ne peut pas se plaindre d'être écrasé
de travail. Et il faut le surveiller sans cesse, car le sabotage
n'a point de secrets pour lui : il a tôt fait de déchirer l'étolfe
d'une culotte ou de donner un coup de couteau dans l'empeigne
d'un soulier.
Est-il besoin de l'ajouter ? Ces prisonniers sont très
humainement traités. Que la presse germanique n'essaie
pas de nous calomnier aux yeux des neutres ! Souhaitons seule-
ment que les nôtres aient, en Allemagne, une vie aussi
douce que les prisonniers allemands, chez nous! J'ai visité en
détail un de leurs campemens : j'ai été émerveillé de la pro-
preté et, autant qu'on peut le leur donner, du confort de leur
installation. Pour tous les visiteurs impartiaux, il n'y a qu'un
cri :
— Ils sont mieux que nos soldats!
J'assistai au retour d'une équipe, qui rentrait du travail,
après une journée torride. Tous portaient de larges cha-
peaux de paille, dont les bords leur couvraient presque com-
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE.
295
plètement les épaules. Le commandant, qui m'accompagnait,
me dit :
— Voyez! ils ont des chapeaux de planteurs, et le territorial
qui les escorte n'a même pas de cache-nuque!
Leurs cuisines, leurs réfectoires sont parfaitement tenus.
Des lavabos, voire des appareils à douches, ont été installés en
maints endroits du campement. Ils ont une infirmerie très
convenablement outillée; ils ont même une espèce de casino,
an grand hangar à la fois théâtre, salle de récréation et salle de
lecture, avec un piano, une bibliothèque, des journaux, — le
tout, il est vrai, organisé par les soins d'une association chré-
tienne helvétique. Je n'oserais pas affirmer que j'y ai vu des
fleurs. Au moins, j'ai vu, autour des baraquemens, des jardinets
pleins de gemillh, où poussaient des légumes. A coup sur, ce
campement n'est pas précisément un lieu de délices! Sous ces
abris en planches, nos soldats n'en ont pas d'autres, il doit
faire terriblement chaud en été, et, malgré la douceur du
climat marseillais, un peu froid en hiver. Mais, comme ils disent,
« la guerre est la guerre! » Et ce n'est pas nous qui l'avons
voulue!
Néanmoins, si nombreux qu'ils soient, ces prisonniers alle-
mands sont loin de donner la note dominante dans la physio-
nomie nouvelle du port et des quais de IVlarseille. Là, comme
partout, l'Afrique, — notre Afrique, — est triomphante. Il faut
assister, entre cinq heures et demie et six heures du soir, à la
sortie des docks et des chantiers. Je reconnais bien, au passage,
des groupes de Catalans, de Mahonnais, de Valenciens, de
Grecs d^ iles, mais le flot de nos u Bicots » recouvre tout. Ils
s'avancent par files profondes, comme une armée en marche. Un
chapeau de feuillage enroulé autour de la chéchia, ou un brin
de basilic piqué dans la narine, ils piétinent les rails de la chaus-
sée, en gesticulant et en criant très haut, comme des hommes
qui vont toucher une haute paie et faire pleuvoir une pluie
d'or, là-bas, dans le gourbi abandonné, oîi les femmes, tatouées
de figures bleuâtres, attendent leur mandat-poste mensuel.
Pour nous reposer un peu de ce tumulte et de cette bigar-
rure cosmopolites, regardons un instant Marseille .vue du Vieux
Port, sur le quai de Rive-Neuve.
296 REVUE DES DEUX MONDES.;
Il est huit heures passées : le cre'puscule s'attarde longue-
ment dans le ciel, et le couchant est encore assez clair pour
qu'on puisse saisir cette couleur indéfinissable qui revêt
d'une splendeur étrange les vieilles bâtisses marseillaises :
une sorte de gris ambré et chaud, comme flottant dans
une poussière vermeille. En face, sur l'autre quai, les hautes
maisons aux façades percées de petites lumières très bril-
lantes semblent faites d'une argile blonde, encore tiède du
four. Sous ses corniches et ses moulures rococo, l'Hôtel de
Ville prend des tons orangés de palais vénitien, tandis que,
derrière lui, contre le firmament d'une pâleur nacrée, se décou-
pent la masse sombre de l'hôpital, le noir clocher des Accouls,
et, à peine visible, la lanterne dorée de la Major. Dans l'eau
dormante, aux reflets métalliques et aux exhalaisons fiévreuses,
des colonnes de feu s'enfoncent verticalement comme des ves-
tiges de cité engloutie. Au milieu, dans l'espace uni et miroitant
laissé libre par les carènes des navires, glisse une gaze légère,]
une ombre bleue, refiet du ciel toujours clair, où vogue un]
unique et lourd nuage couleur de prune...
Sur le quai envahi par la nuit, entre les blocs de marbre deî
Carrare, les entassemens confus d'où monte la senteur marine]
du goudron, des petites filles, qui se tiennent par la main,]
chantent et font des rondes. La vergue d'un voilier se dresse
obliquement sur les profondeurs de l'espace, tournée vers les]
voies innombrables de la rner, — départ de nuit, par un cieli
radieux, vers des paysages que l'on rêve toujours enchantés,]
malgré les sous-marins...
Autour des lampadaires qui s'allument de loin en loin, h
presse s'éclaircit : parmi les flâneurs, on ne voit plus guère erre J
que les soldats permissionnaires. Les travailleurs sont déjà'
couchés, ou rentrés dans leurs campemens.
Ces campemens des manœuvres coloniaux, c'est tout ui
monde a part. Dès les premiers mois de la guerre, il a falli
subitement loger ces hôtes inattendus, leur improviser des giles
aussi économiques et expéditifs que possible : ce ne fut pas une
petite affaire. Tout de suite, on songea à utiliser les anciens
locaux de l'Exposition Marseillaise et les tenains avoisinans,^
tout cet immense parc qui s'étend le long de la promenade du
I
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE. 297
Prado. Le grand Palais et la Galerie des machines offraient des
baraquemens tout trouvés, mais qu'il était indispensable de
remettre en état et d'approprier à leur nouvelle destination :
des dortoirs, des réfectoires, des cuisines avec leurs dépen-
dances durent être aménagés en toute hâte. Mais ces locaux
étaient loin de suffire. On construisit autour une véritable cité
africaine et orientale, alignement géométrique de baraques en
planches et en briques. Pour cela, il devint nécessaire de bou-
leverser l'emplacement, de raser des pelouses, de combler des
excavations et des tranchées, de niveler ua-sol profondément
raviné. L'officier supérieur chargé de cette tâche s'en acquitta à
merveille. Aujourd'hui, grâce à ses soins, l'Exposition de Mar-
seille est redevenue le Palais des Nations.
Ces casernemens ouvriers du Prado, qui peuvent contenir
près de huit mille hommes, sont traversés par un perpétuel
va-et-vient de travailleurs cosmopolites, que l'on dirige vers
tous les points du territoire où leur concours est nécessaire. Il
y a là des Annamites, des Chinois, des Tunisiens, des Algériens,
des Marocains, des Sénégalais. On y a même vu des Canaques
jusqu'à ces derniers temps, mais on a dû renoncer aux services
par trop défectueux de ces Océaniens. En tout cas, on remarque
toujours, parmi ces troupeaux d'Asie et d'Afrique, des Euro-
péens très bruns, l'air vigoureux et intelligent, qui portent
l'uniforme français avec un léger signe distinctif : ce sont des
déserteurs bulgares. On les emploie, au dehors, à des travaux
dont il vaut mieux ne rien dire et dont ils s'acquittent à la
grande satisfaction de leurs chefs. La plupart montrent une
bonne volonté méritoire et font tous leurs efforts pour apprendre
le français. Il en est de môme de nos ouvriers kabyles, lesquels
passent pour les meilleurs de tous. Ceux-là s'acclimatent faci-
lement chez nous, s'adaptent sans trop de peine à la vie de nos
paysans. J'ai pu causer avec l'un d'eux, qui arrivait de la Beauce,
où il avait travaillé toute une saison dans une exploitation
agricole : il parlait couramment le français et se déclarait
enchanté de son séjour. Beaucoup de ses compatriotes sent
comme lui. On m'assure que les lettres qu'ils expédient régu-
lièrement dans leurs douars, — très nombreuses, ce qui dénote
une certaine culture généralisée, — sont au moins aussi sou-
vent rédigées en français qu'en arabe. Tout cela est de bon
augure. Le Kabyle, si on l'encourage avec persévérance, peut
298
REVUE DES DEUX MONDES.
être, parmi les Musulmans de l'Afrique du Nord, un élément
assimilateur de premier ordre.
Déjà nombre de ces travailleurs ont adopté le costume
européen. Bien des Kabyles ne portent plus la chéchia. D'autres
Africains, qui continuent à la porter, ont jugé plus prudent, ou
plus avantageux pour leur prestige, de s'affubler de défroques ^
militaires achetées au décrochez-moi-ça. Et ainsi des étrangers
peu physionomistes peuvent confondre ces honnêtes manœu-
vres, sous leur travestissement dépenaillé, avec des prisonniers
turcs ou des soldats coloniaux mal tenus. Quant aux Anna-
mites, ils sont à peu près vêtus comme nos ouvriers d'Europe!
Les Chinois ont sacrifié leur queue légendaire. Tondus de près
et coiffés de larges chapeaux de paille, les pieds dans des espa-
.drilles, ou chaussés de forts souliers à clous, ils sont tout
habillés de bleu à l'instar de nos mécaniciens, sauf qu'ils ont
conservé la culotte bouffante des Orientaux. Ainsi vêtus d'azur,
ces Célestes apparaissent comme les vrais fils du Ciel. Ils se
présentent généralement par grandes ma.sses, sous, l'aspect
grégaire, et quand, à la sortie des docks ou des chantiers, ils se
répandent sur le pavé en un énorme flot ininterrompu, on
dirait un jaillissement de turquoise en fusion.
Les chaleurs presque tropicales de ces derniers jours prin-
taniers leur donnent sans doute l'illusion du soleil d'Extrême-
Orient. Nus jusqu'à la ceinture, ou même complètement nus,
ils se plongent dans. le bassin qui s'arrondit devant la façade
exotique du Grand Palais, parmi les grenouilles et les monstres
de faïence qui émergent de l'eau. Des sapins et des cèdres,
profilés en silhouettes aiguës et précises sur le bleu dense du
ciel achèvent d'évoquer l'atmosphère japonaise ou chinoise.;
Et dans ce parc marseillais, à deux pas du Château Borély,
— pur joyau de style Louis XVI, — on est tout surpris de
rencontrer un paysage, qu'on n'avait jamais contemplé, jusque-
là, . que sur les ventres des potiches, ou sur les soies des
paravens.
Marseille, Porte de l'Orient, est la première à bénéficier du
travail de ces Orientaux. Il est évident que, même en temps de
guerre, certaines de ses industries ont pris un essor nouveau.]
Des esprits chagrins lui en ont fait un crime. Mais par quelle
sotte pudeur s'en cacherait-elle? N'est-il pas honorable, au
contraire, d'avoir pu maintenir et développer cette activité
I
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE, 299
industrielle, au milieu des pires difficulte's économiques, d'avoir
donne l'exemple du travail, de l'esprit d'initiative et d'organi-
sation, quand ailleurs on pataugeait dans le gâchis, on s'enlisait
dans la paresse et la routine? Que Marseille se soit enrichie,
c'est évident. Mais demain, après la paix, le pays n'aura jamais
trop de capitaux disponibles. Aujourd'hui même, il en a besoin
pour se refaire, pour relever les ruines des régions dévastées :
c'est à quoi contribuera sans doute VOEuvre de la Provence
pour le Nord, dont le Comité à peine formé a déjà réuni
deux millions et dont les ressources vont sans cesse en s'aug-
mentant...
*
A côté de ces campemens ouvriers et, un peu partout, dans
les faubourgs et dans la banlieue marseillaise, s'essaiment les
campemens militaires, beaucoup plus nombreux et, en généi:al,
aussi vastes que les précède ns. Troupes françaises, troupes
britanniques et alliées, permissionnaires de l'armée métropoli-
taine, de l'armée d'Afrique, ou de l'armée d'Orient, occupent de
véritables territoires, qu'il a fallu, comme pour les travailleurs
coloniaux, aménager aussi rapidement que possible.
Les cantonnemens de VAmerican Park et du Skating de
l'Exposition représentent la plus considérable de ces agglomé-
rations militaires : deux mille cinq cents, trois mille hommes,
quelquefois même jusqu'à quatre mille, y sont abrités et nourris
journellement. Ces hôtes sont des nomades qui ne font que
passer. Ils s'arrêtent ici sur la route de Salonique, d'Alger ou
du Caire. Le campement en reçoit de cinquante-cinq à soixante
mille par mois : c'est la grande étape entre les deux fronts. Bien
que les métropolitains y foisonnent, les coloniaux, les indigènes
d'Afrique et d'Indo-Ghine forment le gros des contingens. Même
bigarrure de blancs, de jaunes et de noirs que dans les bara-
quemens des manœuvres. Joignons-y des Yougo-Slaves et,
— détail significatif, qui requiert nos réflexions, — des engagés
volontaires japonais. Mais si spacieux que soient ces locaux,
ils n'ont pas tardé à devenir insuffisans. Il a fallu en créer
d'autres. Le camp de la Delorme et les cantonnemens des
Nouvelles Facultés, sur la place Victor-Hugo, proche la gare
centrale, se sont ouverts aussi pour abriter, outre les déta-
chemens de la garnison, des troupes de passage, surtout celles
300 REVUE DES DEUX MONDES.^
qui stationnent peu de temps à Marseille et qu'on achemine, par
voie ferrée, vers des directions spéciales. Des écuries de chevaux
et de mulets ont été installées aussi dans ces baraquemens
supplémentaires. Ailleurs (qui le croirait?) les ânes, les petits
ânes d'Algérie, si vifs, si fringans, et, si l'on, ose dire, si spiri-
tuels, ont un camp pour eux tout seuls. Le parc aux ânes
du boulevard Rabatteau est une des singularités et une des ^
attractions du Marseille de guerre. Ces bêtes indépendantes et
capricieuses rendent à nos soldats d'inappréciables services.
Je les regarde, derrière les palissades de leurs boxes, se frotter |
mélancoliquement l'une contre l'autre, en agitant leurs longues
oreilles. Pauvres bourricots dépaysés, se doutent-ils des corvées
héroïques auxquelles on les destine et qu'ils accompliront comme
la chose la plus simple du monde, en braves petits Africains
qu'ils sont?... Car, dans ce grand carnage de l'Occident, les
bêtes ont payé de leur sang comme les hommes : ânes, chevaux
et mulets, plus de quatre cent mille sont passés par ces écuries
pour prendre le chemin des fronts. Et comment dénombrer ceux
que le commerce et l'industrie marseillaises ont employés
depuis trois ans, sur les quais et leurs chantiers, pour les ser-
vices des subsistances et des munitions ? Chaque fois que je
m'arrête sur la place d'Aix, devant cet arc-de-triomphe, qui
voit passer tant de malheureuses bêtes fourbues, écrasées sous
le poids des charges, je me dis que la municipalité remplirait
un devoir de stricte gratitude, en faisant graver au fronton
cette belle inscription en lettres d'or : « Aux chevaux de Mar-
seille, la Cité reconnaissante ! »
Mais Marseille a tant d'hôtes à caser, k héberger, à amuser
même! Avec le soin de notre ravitaillement à tous, civils et
militaires, elle assume des fonctions hospitalières si diverses
qu'elle n'a pas le temps de songer aux animaux 1
Parmi les installations étrangères auxquelles elle a dû pour-
voir, il sied de rappeler, en passant, celle des Russes, qui, un
beau matin, lui débarquèrent de Wladivostock. Leur campement
existe toujours. Mais ces contingens ne sauraient se comparer
aux contingens britanniques. Quoique numériquement bien
inférieure à la base française, la base anglaise de Marseille a
une importance qui ne saurait échapper même au passant le
plus distrait. Ils sont partout dans la banlieue. A la Pointe
Rouge, ils ont un camp spécialement alfecté aux troupes hin-
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE. 301
doues et qui comprend un hôpital et des infirmeries. La cava-
lerie asiatique est parquée à La Yalentine et à La Barasse,
l'infanterie au Parc Borély. A Santi et à Garcassonne, à Bonne-
veine enfin, on a construit des canlonnemens pour l'infanterie
anglaise. Sur les boulevards exte'rieurs, le camp Fournier reçoit
un dépôt de cavalerie. Et constamment, dans le port de la
Joliette, des navires ancrés et prêts à partir constituent de véri-
tables casernes flottantes.
Il est certain que ces troupes jetées du jour au lendemain,
et par milliers, sur le pavé de Marseille, y ont causé d'abord
un certain JDrouhaha et même quelque confusion. Mais petit à
petit tout s'est tassé et arrangé. A part certaines excentri-
cités un peu vives, comme il s'en commet dans toutes les
villes de garnison, les soldats et les officiers anglais ont tenu
à donner à leurs hôtes un parfait exemple de correction et de
discipline.
Puis, les jours succédant aux jours, à mesure qu'une
intimité plus étroite s'établissait entre l'indigène et l'étranger,
la cordialité britannique a prouvé qu'elle ne le cédait point, en
chaleur de paroles et de sentimens, à la cordialité provençale.
Le maire de Marseille, M. Eugène Pierre, me disait qu'il avait
reçu, à l'occasion du dernier nouvel an, avec les vœux très ami-
caux du commandant anglais, des protestations enthousiastes de
gratitude, d'attachement et de patriotisme marseillais. Ce même
officier supérieur, le très distingué et très aimable colonel T.,
à qui je parlais de l'armée anglaise, me répondit avec une
charmante vivacité :
— 11 n'y a pas d'armée anglaise : il y a l'armée franco-bri-
tannique!
Gomment s'étonner qu'avec ces façons courtoises et frater-
nelles, et aussi avec leur prodigalité bien connue, les Anglais
soient très populaires, non seulement parmi les commerçans,
mais dans toute la ville ? Leurs officiers y entretiennent une
animation, une gaîté, un train de vie, qui ont permis à Mar-
seille de traverser, sans trop s'en apercevoir, les heures les plus
sombres de cette guerre. Leurs troupes asiatiques sont un des
grands spectacles pittoresques de la rue marseillaise et la joie
des badauds.
Quand les Allemands jettent à la tête de ces Orientaux
l'épithète de « barbares, » c'est bientôt dit, en vérité. Ce qu'il
302 REVUE DES DEUX M0NDE3*
y a de sûr, en tout cas, c'est que ces troupes de couleur sont,-
comme les nôtres, admirables. Il suffit de les voir manœuvrer,
comme de voir défiler nos Sénégalais, le sac au dos et le fusil
sur l'épaule, pour que, tout de suite, on s'écrie:
— Voilà des soldats!
Ces vieilles races de l'Inde sont à la fois très militaires et
très aristocratiques. Elles sont aussi très modernes. Lorsqu'on
pénètre dans leurs campemens, on est frappé d'abord par leur
tenue extérieurv^. et aussi morale, par le raffinement de leurs
usages, la persistance de traditions très archaïques et l'habi-
tude déjà sensible du confort européen.
A l'exercice, en train de manœuvrer leurs lances ou leurs
sabres à larges coquilles, véritables colichemardes de drame
romantique, ils font songer à des guerriers du Moyen Age.
Mais ces preux Asiatiques se tubent et se douchent quotidienne-
ment comme des Anglais : il est vrai qu'ensuite ils ont coutume
de se frotter d'huile comme des lutteurs antiques. Ils mangent
nos lentilles et nos pimens, qu'ils écrasent avec un rouleau
sur une pierre tendre et dont ils font une sorte de pâte écar-
late; mais le beurre, dont ils usent, vient de leur pays, soudé
dans de grandes boites de fer-blanc. Ils en assaisonnent des
plats spéciaux qui mijotent sur des réchauds de terre brune.
Leur cuisine, d'ailleurs entravée par toute espèce de prescrip-
tions religieuses, est d'une extrême propreté. Il faut voir les
boulangers accroupis rouler sur une planche circulaire de
petites boules de pàto, les taper sur le bois saupoudré de farine
et les étendre prestement en galettes souples et minces comme
des crêpes : ils en tirent des pains azymes, d'une couleur dorée
et d'un goût délicieux. Ces hommes propres ont leurs mosquées
établies dans le camp, à peine distinctes des autres tentes, mais
tapissées de belles nattes en paille de riz. Seule la couleur d'un
étendard distingue de la mosquée musulmane la pagode des
Sikhs, sectateurs de Brahma. A côté dé ces lieux de prière, très
primitifs comme décor et comme mobilier, ils ont des salles de
récréation, munies de débits de tabac et de bars à boissons
indigènes, de phonographes, d'harmoniums, de jeux de toute
espèce, jeux hindous et jeux européens. Près de la porte d'entrée,
sur un tableau noir, on inscrit deux fois par jour les dépêches
des communiqués, en caractères persans et hindoustanis. Beau-
coup d'entre eux sont des lettrés. On me dit même que certains
MARSEILLE PENDANT LA GUERRE. 303
de leurs officiers parlent notre langue bien plus correctement
que l'anglais.
Avec leurs belles barbes en éventail, leurs turbans aux
cacbe-nuques largement étalés, tout leur accoutrement d'Orien-
taux, les Hindous ont fini par se fondre dans la vieille couleur
locale marseillaise. Aujourd'hui, on remarque à peine leur
présence. Mais, au début de la guerre, lorsque des régimens
entiers débarquaient à la Joliette, lorsque, en files intermi-
nables, ils traversaient la Gannebière et le Cours Belsunce, avec
leurs fourgons, leurs mitrailleuses, leurs lourds camions auto-
mobiles qui ébranlent les pavés, ce fut, pour le patriotisme
provençal, un réconfort inoubliable : la puissance de l'Empire
britannique était à nos côtés. Et voici qu'en constatant la force
de nos amis et alliés, on s'aperçut d'une chose, qu'on n'avait
pas assez remarquée jusque-là, dont on n'avait pour ainsi dire
pas conscience : la force de l'Empire français. Après que nos
colonies africaines et asiatiques eurent déversé sur les quais de
Marseille de véritables armées, des troupeaux de bètes de
somme et de boucherie, des tonnes de vivres et de marchan-
dises, nous ne pouvions plus douter de nous-mêmes ni de nos
ressources. Nous prîmes une première idée confuse de notre
grandeur réelle, comme de notre grandeur possible. Sur près de
quatre milllions d'hommes qui sont passés ici depuis le début
des hostilités, trois millions sont des soldats français.
*
* *
A mesure que la guerre sous-marine s'intensifie, ce déploie-
ment de force, — non seulement préventive, mais offensive
et défensive, — s'amplifie et s'accentue d'un bout à l'autre du
front de mer méditerranéen. Il devient aussi actif, sinon aussi
meurtrier, que le front terrestre occidental. Partout, l'image de
la guerre est présente. A ceux qui seraient tentés de l'oublier,
les campemens et les hôpitaux disséminés sur tout le littoral
auraient tôt fait de la rappeler. Même dans les villes hiver-
nales, villes de paresse et de plaisir, où il semble que l'on
devrait être à l'abri de l'efTervescence belliqueuse, il faut
prendre sa part des gênes et des tribulations civiques, qui
s'imposent à tout le pays.
Comme au temps des pirates barbaresques et des soudaines
agressions sarrasines, on tourne les yeux vers la haute mer
304
REVUE DES DEUX MONDES.
avec un sentiment nouveau, qui n'est pas précisément de l'admi-
ration pour la beauté du paysage. Mais nos gardes-côtes et nos
avions font bonne garde. A toute heure du jour et de la nuit,
on entend ronfler les moteurs de nos sentinelles aériennes.
Telle une cage géante, celte baie ou cette anse du rivage est
toute bruissante de leur vol. On les voit planer très près du
regard, avec leurs queues recourbées de monstres marins et
leurs ailes d'oiseaux, — s'abaisser d'une brusque chute, raser
le flot, s'y ébrouer dans des jaillissemens d'écume, comme de
lourds albatros, puis remonter et se perdre dans l'espace. On ne
les distingue plus, mais on est assourdi par l'immense vibration
farouche que leurs hélices déchaînent par tout le ciel. Lorsqu'ils
sont très nombreux, cette rumeur céleste a quelque chose
d'un bruit panique, d'un tumulte sacré : c'est le grondement
des sphères, tel que l'imaginaient les poètes et les métaphy-
siciens antiques. A de certains momens, on dirait une marche
héroïque ou nuptiale, jouée là-haut, sur des orgues géantes,
par un musicien de l'Azur. Et, tandis que le fracas de la grande
phrase mélodique se déroule à travers l'étendue, les maîtres
dépossédés de ces régions aériennes, les oiseaux du ciel, s'en-
fuient devant les oiseaux de la terre, en longues files affolées,
comme chassés en déroute par le battement des ailes de la
Victoire...
A ces hydravions, dont le rayon de surveillance est forcément
assez restreint, on a dû joindre d'autres moyens de défense et
d'attaque encore plus efficaces. Parmi ces moyens d'action, nos
Alliés se sont chargés d'en fournir quelques-uns. Par exemple,
ce n'a pas été une mince surprise pour la population marseil-
laise, que de voir des torpilleurs japonais jeter l'ancre dans le
port, tandis que des cargos nippons continuaient à stationner
derrière les môles de la Joliette. Ces navires de chasse ont déjà
fait de bonne besogne contre les sous-marins germaniques. Ils
sont aussi, pour des yeux attentifs, un des spectacles les plus
suggestifs et les plus stimulateurs d'énergie morale, que nous
ait donnés cette guerre.
En tout cas, l'attention du peuple de Marseille est vivement
frappée par la présence de ces torpilleurs. Deux fois par jour,
matin et soir- à l'heure du salut au drapeau, des foules s'amas-
sent le long des quais, avides de contempler les élégans navires,
aux poupes arrondies, aux carènes luisantes et nettes comme
Marseille pendant la oûerrei. 305
des boîtes de laque. On regarde ces équipages inconnus, ces
petits hommes lestes et musclés, qui semblent bondir aux coups
de sifflet, aux appels des sonneries si semblables aux nôtres, mais
qui portent sur leurs bérets des inscriptions en caractères énig-
matiques. Ils vont et viennent avec une légèreté d'acrobates,
tandis qu'à l'extrémité du pont, les officiers, assis sur desplians,
fument des cigares ou jouent de l'éventail... Soudain, une son-
nerie retentit, puis un coup de canon : instantanément, tout
s'arrête, le mouvement est suspendu sur le navire. D'un bout
à l'autre du pont, le long des passerelles et des vergues, on ne
vo*'' ^x'us que des files blanches de matelots, immobilisés dans
un geste identique de salutation militaire et religieuse. Des
trompettes sonnent une musique étrange, qui n'a plus rien de
commun avec les nôtres, une musique telle qu'on en doit
entendre, là-bas, dans les temples de bois peint, où brûlent les
bâtonnets d'encens, parmi les tintemens clairs des gongs. Et,
— comme soulevé par l'hymne qui perpétue la psalmodie pieuse
des ancêtres, — • sur la blancheur symbolique de .son étendard,
le rouge Soleil nippon monte dans une apothéose...
Regardez-les bien, gens de Marseille, et vous tous, gens de
notre France, regardez-les, ces petits hommes jaunes venus de
si loin sur lès coques de fer de leurs navires, et, devant un
symbole national et religieux vieux de trois mille ans, raidis
dans une attitude hiératique, comme des statues de la Disci-
pline !...
Louis Bertrand.
lOME XL. — 1917. 20
RÉCITS DE L'INVASION
L'OUBLIÉE
(1)
M"* Estier rentrait de l'hôpital en traversant le Luxem-
bourg. Il était rare qu'elle fût libre assez tôt pour goûter ce
plaisir, et il lui était plus habituel de gagner la rue de Fleurus
à la nuit noire, en contournant les grilles du jardin clos.
C'était un soir rose et glacé de la première semaine de février ;
le jet d'eau qui fusait d'un pilier de glace dispersait dans la
solitude enchantée du crépuscule son bruissant cristal. Une
lune bleuâtre, phosphoresc^ente à peine, montait au-dessus
de La terrasse en demi-cercle couronnée de marronniers.
M"'® Estier, enveloppée jusqu'au menton dans sa jaquette de
fourrure, marchait d'un pas allègre. Après la journée de travail
chaude, heurtée, bourdonnante, elle avançait les joues roses,
la bouche entr'ouverte et voilée de vapeur, dans l'air froid qui
faisait bleuir les visages moins jeunes et se recroqueviller les
corps moins actifs. Elle jouissait physiquement de cet air dur
et pur et de sa propre vigueur qu'une marche rapide et bien
rythmée reposait des fatigues du jour , mais c'était sans y faire
attention. L'hôpital peuplait encore son esprit ; elle emportait
avec elle_, dans les oreilles, dans les narines, l'atmosphère de la
(1) Copyright by Camille Mayran.
L OUBLIEE.
307
grande maison malodorante où l'on apprend à connaître d'une
façon si amèrement détaillée la douleur, la patience, la soli-
tude, l'humilité. Le médecin-chef devait amputer demain un
de ses malades. Elle pensait à l'innocente figure de petit paysan
qui venait encore de lui sourire sur l'oreiller, puis au vide qu'il
y aurait, dans quelques heures, à la place du pauvre membre
qu'elle avait longtemps soigné. Cela ne se supportait pas facile-
ment I Elle pressait le pas : « C'est incroyable, se disait-elle,
que je n'aie jamais pu m'habituer à ces amputations I »
Le Luxembourg était si beau qu'arrivée au bord de la ter-
rasse, au lieu d'en descendre les marches, elle alla s'appuyer à
la balustrade, derrière laquelle s'alignent les romantiques
reines de France. Elle reposa son regard sur le grand cercle
désert étendu à ses pieds entre les deux terrasses. Le sol avait
cette nuance presque invisible, ce gris si pâle des fortes gelées.
Les marronniers d'en face entrelaçaient leurs brunes ramures
contre le ciel couleur de lilas. A droite, les vieux platanes
s'échevelaient plus haut dans l'infini de l'azur cendré. C'était
ce soir mystérieux qui revient, fidèle et furtif, une fois chaque
année au penchant de l'hiver, ce soir léger, ce soir transpa-
rent qu'on reconnaît soudain comme un parfum et qui vous
fait dire avec un délicieux étonnement : « Ah! commue les jours
allongent ! » L'heure nouvelle conquise sur la nuit de. l'hiver
parut suave à la jeune femme dont le cœur vivait depuis long-
temps d'attente et d'espérance. Elle évoqua son mari, — l'hô-
pital recula vers d'indifférens lointains. L'absent était là ; elle
s'appuyait à son épaule... Elle goûta une seconde d'illusion
fraîche et surprenante comme à l'assoiffé qui se penche sur un
puits l'odeur de l'eau. Elle serra les dents et se redit l'acte de
foi quotidien que cette grise lueur du premier printemps rendit
plus intense : « Il me reviendra. »
Une femme en deuil, conduisant par la main un petit
garçon, apparut du côté des grands platanes. La solitude était
si complète que tout de suite M™^ Estier remarqua le petit
groupe. Les doux silhouettes, nettement détachées sur le sol
blafard, lui produisirent une impression de mélancolie. Que
tout le monde avait donc l'air chétif et triste dans ce froid !
Elle les suivit vaguement des yeux jusqu'au bord du bassin où
elles s'arrêtèrent devant la fiexible aigrette de cristal. Alors,
sans savoir pourquoi,. M""" Estier se mit à penser à Vouziers où
308
REVUE DES DEUX MONDES.
elle avait été élevée dans un joli couvent et à son amie de pen-
sion, Denise Huleau, la petite Nise comme on disait, qui s'était
fiancée tout juste après elle, six mois avant la guerre, et
n'avait pu se marier avant que l'invasion l'eût emprisonnée
à Vouziers. « Pauvre petite Nise, si bizarre, si gentille, qu'est-
elle devenue? » Sur cette réflexion, M""^ Estier sentit l'onglée
lui mordre les pieds, et elle reprit vivement sa marche. Elle
passa près du bassin gelé, sauf, au milieu, un rond noir oîi
retombait la pluie du jet d'eau. Elle croisa la femme en deuil,
qui tenait dans son manchon d'astrakan la main du petit
garçon. Puis elle entendit une voix frêle, presque cristalline,
qui disait: «Quand le bassin sera dégelé, Léonard, je te donnerai
un petit bateau. »
M*"^ Estier se retourna : cette voix charmante avait pour
elle un son si familier ! Elle fit quelques pas derrière la prome-
neuse, puis, s'écartant un peu, essaya de distinguer un profil
sous les bords du chapeau noir, et soudain elle s'avança en
murmurant :
— Denise! Est-ce possible?
— Oh! Adrienne î s'écria la voix frêle.
Et deux jeunes visages glacés se pressèrent avec ferveur.
— Depuis quand es-tu revenue?
— J'ai été rapatriée en décembre.
— Et tu ne m'as rien dit ?
— Pas encore. Ne m'en veuille pas.
Et les grands yeux timides se baissèrent.
Adrienne Estier dit tout bas, en touchant le voile de crêpe :
— Je n'ose pas t'interroger?
Denise dit :
— Mon frère Max il y a un an, maman k l'automne.
Muettes, elles s'embrassèrent de nouveau.
Puis M'"" Estier demanda :
— Rentre avec moi, c'est tout près ; où habites-tu?
— A l'hôtel Corneille.
— A l'hôtel! Mais, Denise, tu m'as oubliée! '
— Non, non, dit Denise avec un battement nerveux des
paupières. Mais tu ne sais pas... J'ai traversé des choses très
dures. Écoute, pas encore ce soir, demain si tu veux...
Adrienne Estier chercha les yeux de son amie, de grands
yeux dont elle avait aimé la clarté depuis l'enfance.
l'oubliée. 309
— Encore M"' Huleau? demanda-t-elle d'une voix tendre.-
— Oui.
Il y eut une seconde de silence. M™^ Estier regarda le petit
garçon qui avait laisse sa main dans le manchon de M"« Huleau.
Mais elle ne demanda plus rien.
— Je suis à l'hôpital toute la journe'e, reprit-elle, au mieux
je rentre pour six heures : tu me resteras à diner...
La jeune fille secoua la tête. M™' Estier la prit dans ses bras
et sentit frémir les minces épaules. « A demain, dit encore
Denise Huleau avec un sourire plein* d'une grâce humble et
blessée. Comme tu es bonne, comme je vais être heureuse que
tu m'aies trouvéel » Puis elle se retourna vers le muet petit
garçon, lui sourit aussi et l'entraînant, elle s'éloigna rapi-
dement vers la Fontaine Médicis.
L'entrevue avait été si brève dans l'ombre du soir que
M"® Estier aurait pu se demander si elle n'avait pas rêvé.
La nuit, dans sa jolie chambre do jeune mariée, où le
berceau de son bébé était posé près de son lit, elle dormit mal.,
La pâle figure de la petite Nise lui apparaissait voletant décolorée
parmi des feuilles mortes. C'était dans un bois où un amputé
courait sur des béquilles, furieux et cherchant sa jambe.
Elle se réveillait la tète pleine de confusion, le cœur étreint
— et elle pensait : « Pauvre petite Nise, pauvre mignonne 1
Est-ce qu'elle est vraiment seule dans la vie maintenant?
Son fiancé? elle ne l'a pas nommé... il a dû arriver quelque
chose... Et qu'est-ce que c'est que ce petit garçon? » A peine
s'assoupissait-elle que de nouveaux songes peuplaient son
sommeil de chuchotemens douloureux : c'était M"'^ Huleau,
blanche comme la cire, qui murmurait pendant qu'on la
mettait en bière : « Faites bien attention à Nise ; » et Denise
répondait d'une voix impatiente : « Ne dites pas cela, maman;
il n'y a plus personne pour faire attention à moi. Ah! sil
les deux bouleaux dans le jardin. Pardonnez-moi, maman I »
et la voix s'éteignait dans un long soupir.
Vers deux heures, Adrienne Estier se leva, alluma sa lampe
et alla ouvrir un petit secrétaire où étaient rangés quelques
souvenirs de sa vie de jeune fille. Elle en sortit une enveloppe
pleine de photographies et un paquet de lettres qu'elle ouvrit
aussitôt recouchée. C'étaient les lettres que Denise Huleau avait
écrites à son amie entre la dix-huitième et la vinçt-troi-
3^10 REVUE DES DEUX MONDES.;
sième année, pendant les séparations de l'été ou du printemps.
La jeune femme se mit à les relire : de gracieuses lettres d'un
ton modeste et tendre où passait quelquefois comme un frisson
de mélancolie. Gomme des lettres de vieille dame, elles commen-
çaient presque toujours par : « Ma belle... »
Adrienne Estier sourit en revoyant cette appellation. Au
couvent, autrefois, on disait : « jolie comme Adrienne! » Elle
leva les yeux vers le miroir pendu en face de son lit et
regarda sa longue figure claire aux traits fins. Un instant elle
pensa à son mari : « Je ne lui ai jamais montré mes vieux
trésors, » se dit-elle. Je me demande s'il comprendrait? »
Puis elle s'absorba longuement dans ses photographies. C'étaient
d'abord des groupes de pensionnaires sous les lilas de leur
couvent. Denise Huleau était là, toujours au premier rang
parce qu'elle était la plus petite, assise au bout du banc avec
un air de diablotin, des cheveux de soie pâle ébouriffés autour
de son front et des yeux si grands, si clairs, si sensibles...
Une étrange petite fille, changeante et pleine de mystère! Elle
n'était pas jolie, trop pâle avec un nez rond quelconque, — un
ovale médiocrement dessiné, — mais quand elle était émue et
qu'un peu de rose léger palpitait a ses joues, elle devenait ravis-
sante. Elle intéressait tout le monde par sa mobilité. Il y avait
des jours où l'on disait : « Tiens, Nise a ses yeux de feu d'ar-
tifice! » et, dès le lendemain, quelquefois : <t Tiens, Nrse est
sous la cendre! »
Ces jours-là, les jours de cendre, elle n'était plus qu'une
pauvre petite chose vague, chétive, accablée par les leçons
trop difficiles, les exigences de la règle, les taquineries des
compagnes. Adrienne se rappela Nise, le buste enfoncé sous le
couvercle de son pupitre, s'abandonnant au désespoir. Elle se
rappela aussi que, devant ce couvercle spasmodiquement secoué,
elle avait un jour haussé les épaules, et la honte soudaine
que lui avait causée le regard profond et compatissant d'une
jeune maîtresse. Elle sentait encore aux joues la chaleur de ce
moment-là, et dans son cœur, avec le subit renversement de
son orgueil d'enfant sage — la perception obscure, poignante
d'un mystère de tristesse qui enveloppait sa petite amie. En
rentrant à la maison elle avait demandé à ses parens : « Nise
Huleau, elle a perdu son père, n'est-ce pas? Est-ce qu'il y a
longtemps? » Plus tard on lui avait raconté la longue agonie
l'oubliée- 311
de Denys Huleau, paralysé en pleine jeunesse par une lésion de
la moelle dont il avait mis trois ans à mourir. Quand Denise
était venue au monde, sœur cadette de deux garçons, le mal
était déjà là. L'enfant portait en elle quelque chose d'une nature
malade, une avidité découragée. Elle ne ressemblait pas du tout
à sa mère, et d'après les portraits qu'Adrienne avait pu voir
toute sa vie dans la maison des Huleau, pas à son père non
plus, — quoiqu'elle tint de lui le front bombé et le blond léger
des cheveux. Dans ses jours de rêverie, Adrienne avait song'é
quelquefois : elle ressemble à la maladie de son père, — elle
reproduit ce qu'a pu sentir, ce qu'a pu souffrir cet être jeune et
condamné, cet infirme amoureux, cette âme qui dans la gangue
d'un corps paralysé s'affolait par momens du désir de vivre.
On savait que le ménage Huleau avait été passionnément uni.
jyjme Huleau qui, après son veuvage ne quitta plus jamais le
deuil, vit grandir d'un œil un peu lointain et presque sévère ce
troisième enfant. C'était comme si elle n'eût pas cru tout à
fait que cette créature sensitive et singulière fût vraiment
son enfant à elle, le dernier fruit de sa jeunesse et de son
amour brisé. Veuve, elle avait essayé de supporter la vie
en s'adonnant à la dévotion et aux bonnes œuvres; son carac-
tère s'était précisé, simplifié sous l'action d'une rigide disci-
pline. C'était une femme de volonté cornélienne. Lorsqu'elle
retrouva quelque joie, ce fut par ses fils qui lui ressemblaient
et dont les études exceptionnellement brillantes lui apportèrent
cet élément de fierté qu'une femme de son espèce regarde
instinctivement comme son dû. Mais Denise, trop petite, trop
nerveuse, avec ses accès de convoitise et ses désespoirs, l'inquié-
tait sans émouvoir vraiment son cœur.
Tout en scrutant ses photographies de couvent. M""* Estier
reformait intérieurement l'image de sa petite compagne, dans
les années qui suivent ta première communion. Comme elle
était touchante et charmante, cette enfant chétive dont les yeux
pâles avaient de subites ardeurs 1 Sur ses tempes presque transpa-
rentes sinuail une coulée bleue. Sçs cheveux, nattés en semaine
sur le sarrau noir, s'étalaient le dimanche entre ses deux
épaules, — un flot soyeux, d'un blond où l'on eût dit qu'était
coulé un peu d'argent, et qui luisait avec un éclat tiède. Ce
flot sur sa robe de pensionnaire, c'était comme l'épanchement
visible d'une qualité secrète de son être, l'effluve émané de sa
312 REVUE DES DEUX MONDES.
douceur profonde. Elle avait de petites mains fiévreuses, tou-
jours chaudes, égratignées par les chats. La raisonnable
Adrienne éprouvait tant d'attrait pour ces petites mains que
souvent, pendant l'étude, elle les cherchait sous le pupitre
voisin et leur abandonnait la sienne...
A seize ans, Denise avait été prise de la fièvre typhoïde et
était restée un mois en danger. Au couvent, on avait beaucoup
prié pour elle. Dès qu'elle n'était plus là, chacun sentait le
besoin qu'on avait de sa présence, de son charme humble et
ardent, de sa douceur faible, de ses grands yeux où les événe-
mens quotidiens se coloraient d'une manière imprévue. Quand
Denise n'y venait plus, les leçons de littérature n'étaient pas
moins intéressantes, ni le jeu de barres moins animé, ni le
chant du salut à la chapelle moins pieux. Mais c'est au fond de
soi-même que l'on sentait manquer quelque chose d'indéfinis-
sable, comme si toute la série bien rythmée des heures se dérou-
lait sur un fond d'ennui. Adrienne se rappelait la classe de
seconde consacrant ses récréations à réciter le chapelet, sous les
acacias du jardin, pour la guérison de la petite Nise. Pendant*
longtemps, l'idée de fièvre typhoïde était restée associée pour
elle à l'odeur des grappes molles que le souffle de juin balançait
au-dessus de la procession.
A la rentrée d'octobre, Nise était revenue changée, grai. die
d'un seul jet, avec des cheveux courts qui faisaient un désordre
soyeux sur sa tête. Elle avait l'air perdu, comme si son âme
d'enfant ne pouvait pas s'accommoder de ce corps transformé,
allongé, alangui. Elle s'abandonnait à des crises de larmes, en
pleine classe, sans aucun instinct de cacher ses peines comme
font les grandes personnes. A cette époque, un sentiment pas-
sionné qu'elle éprouvait pour la maîtresse d'études épuisait les
forces de son être en désarroi. Quand la jeune Mère Perpétue, |
. — droite eomme un cierge, — la tête haute et souriante, la
démarche invariablement calme, venait prendre la garde de
l'étude ou de la récréation, on voyait Denise Huleau rougir et
se troubler. Plusieurs de ses compagnes, en l'observant à de
tels momens, avaient senti leur curiosité demi-moqueuse se
muer en une étrange émotion : le visage malheureux et ravi de
la petite Nise exerçait un magnétisme, Adrienne s'attardait
dans la nuit froide et silencieuse à cette évocation de souvenirs,
les chauds souvenirs de la prime jeunesse, de l'éclosion. Pai
l'oubliée. 313
delà l'horreur monotone de l'hôpital et des récits de guerre, par
lelà les brutalités, les angoisses, les désastres de chaque jour
°X tout cet épouvantable étonnement, quelle tendre lumière
brillait sur le couvent de Vouziers ! L'insomnieuso, triste, se
penchait sur une autre petite image, non plus un groupe de
classe, mais une photographie d'amateur tirée un après-midi
d'été par une élève qui avait apporté son kodak h la récréation :
c'était Nise, debout, en uniforme d'écolière, les épaules minces
et tombantes sous la pèlerine plate, la tête un peu inclinée de
côté, la bouche aux coins tendrement incurvés, le petit front
bombé, les yeux pareils à deux fontaines transparentes. —
« Pauvre petite mignonne ! songeait Adrienne, qu'est-ce que la
guerre t'aura fait, à toi? » Et elle sentit le poids des deux ans
et demi de silence et de douleur qui venaient 4e passer sur sa
ville natale, sur tout le petit monde de son enfance et de sa
jeunesse, sur son amie. En contraste avec la silhouette énigma-
tique et endeuillée qu'elle avait embrassée an crépuscule, près
du bassin, la fantaisie du souvenir lui montra Nise un soir de
bal, chez une de ses tantes. Cette petite Nise, toute chétive et
maladroite qu'elle était restée parmi ses compagnes devenues
de sveltes et vigoureuses jeunes filles, dansait avec délices, — •
et comme un sylphe. Le soir de ce bal, elle était apparue por-
tant une robe d'un rouge clair de coquelicot, — bien hardie
pour Vouziers, mais cette sévère M'"*= Huleau savait ce qui était
joli! — dans laquelle sa pâleur s'enflammait comme une fleui
blanche dans l'incandescence de midi. Elle avait dansé infati-
gablement, enivrée, sans orgueil, sans coquetterie, lumineuse
comme le duvet qui flotte et tournoie dans l'air. Les groupes,
inévitablement massés dans les portes, la regardaient. On
disait : « Elle est étonnante! C'est Gendrillon! » Mais la chose
qui ravissait encore la mémoire d' Adrienne, c'était le radieux
regard que sa petite amie lui avait jeté plus d'une fois par-
dessus l'épaule d'un danseur, quand elles se croisaient dans
les remous de la valse. Quel infini de confiance, quelle puis-
sance d'aimer dans ce regard! Aucune jeune fille n'avait cei
amoureux éclair, aucune n'était aussi ouverte, — simple et
singulière à la fois, comme les enfans de l'immense nature
inconsciente, comme une fleur qui déplie sans inquiétude au
soleil sa corolle où s'inscrit un dessin étrange. Les obscurités,
les tristesses, les violences de l'âge des tempêtes avaient passée
314, REVUE DES DEUX MONDES.-
On est plus heureux et plus calme à vingt ans qu'à seize. Mais
dans l'âge nouveau, les traits inaltérés de l'enfance apparais-
saient plus purs. On sentait dans tout son être une irrémédiable
sincérité, une naïveté que la vie ne changerait pas, quelque chose
d'humble, de réfractaire à toute prétention et même à toute
élégance, quelque chose d'aérien et de sauvage, quelque chose
de passionné. A côté d'elle, des filles plus jolies et mieux faites
semblaient vulgaires ; les petitesses cachées devenaient sensibles.
Adrienne était arrivée au bout du petit paquet de photogra-
phies; elle tenait la dernière dans sa main. Elle l'avait prise
elle-même, elle s'en souvenait bien, dans le jardin de M™'' Hu-
leau pendant une courte visite qu'elle faisait à Vouziers au
retour de son voyage de noces. La petite feuille était encore
toute fraîche... Pourtant, ce printemps de 4914, comme c'était
loin! Denise avait vingt-quatre ans; elle était fiancée depuis
trois mois, elle devait se marier à l'automne, aussitôt que son
fiancé, professeur de philosophie dans un lycée de Paris et qui
préparait le doctorat, aurait achevé d'écrire sa petite thèse. Il
était venu passer auprès d'elle les congés de la Pentecôte.
Adrienne avait été invitée pour faire sa connaissance. On avait
pris le thé dans le jardin qu'embaumaient les seringas. « Sais-tu
qu'il est exquis? » avait-elle dit à Denise au tournant d'une
allée. C'était un grand jeune homme, mince, qui avait un beau
front élevé, une figure tout en hauteur, des yeux gris légère-
ment inégaux dans de profonds orbites, des moustaches et une
petite barbe châtain doré entre lesquelles on voyait la lèvre
inférieure, fine et vivement colorée. Ses mains étaient longues
et noueuses. Il parlait d'une voix scandée, un peu âpre, qui se
faisait quelquefois très caressante. « Denise, disait-il en souriant
avec l'air d'un homme perdu dans un rêve d'opium, promettez-
moi que nous ne passerons jamais la Pentecôte ailleurs qu'à
Vouziers. »
C'était un ami de Max Huleaa, alors élève de troisième année
à l'Ecole normale. Il s'appelait Philippe Brunel. Denise l'avait
connu au cours d'un séjour à Paris où sa mère l'emmenait
quelquefois voir son frère. Au séjour suivant,, les deux jeunes
gens s'étaient fiancés.
Ils étaient là, tous les deux sur la petite feuille encore
fraîche et luisante, couple fluet dans la moiteur d'un jour de
juin. Ils avaient un aspect irréel, — on n'aurait su dire pour-
l'oubliée,. 315
quoi, — elle avec une figure de première Communion; lui,
oh! lui, bizarre, charmant du reste, avec une expression à
la fois voluptueuse et distraite, comme s'il jouissait non pas
de l'heure présente, mais de quelque lointaine transposition de
cette heure en musique ou en philosophie... L'image évoquait
pour Adrienne les frais et forts parfums de la Pentecôte, et les
rossignols du jardin de M"* Huleau.
Elle remit dans leurs enveloppes les lettres et les photogra-
phies, les posa SUT sa petite table ; elle regarda son bébé qui, sous
sa lente de mousseline bleue, les lèvres entr'ouvertes, semblait
sucer le sommeil comme du lait; une seconde, elle pensa au
mystère de la croissance, h l'inexorable enchevêtrement de
forces qui du dedans et du dehors pousse chaque être à son
destin... elle soupira, éteignit sa lampe, essaya de dormir. Mais
elle avait trop ouvert l'écluse des souvenirs et jusqu'au matin
le bouillonnement du passé continua de bruire à travers son
insomnie.)
*
Le lendemain, comme elle rentrait en hâte à six heures,
oppressée de tristesse, après avoir passé la journée au chevet
de l'amputé, elle trouva Denise qui l'attendait assise au coin du
feu dans le salon, — mince, modeste, provinciale, les mains
jointes dans le creux des genoux.
Elle avait un air assagi, un maintien tranquille; elle était
devenue une jeune dame pareille à beaucoup d'autres de
l'espèce menue et discrète.
— Denise, ma mignonne ! enfin, enfin! tu es près de moi!
Laisse-moi ôter ton chapeau, tes gants; que nous soyons
ensemble comme autrefois I Tu as froid, n'est-ce pas? ce froid
est affreux I .. . » Elle s'agenouilla pour remettre deux bûches
dans le feu. Puis elle prit des mains de la jeune fille le chapeau
noir et le voile de crêpe. « Oh! ce noir! dit-elle. Oh! Denise,
que j'ai de peine de te revoir ainsi! » Elle courut ranger ce
chapeau et enlever le sien dans le vestibule. «Oh! toi, toi! »
murmurait-elle en étreignant son amie. Il lui semblait
embrasser sa propre enfance et l'image meurtrie des tendresses
et de la douceur d'autrefois. « Gomme tu as maigri! et tu
ne me dis rien. Tu me brises le cœur... Mon Dieu, comme
tu as souffert !.. .3
316
REVUE DES DEUX MONDES.
Les larmes roulaient sur les joues de M""* Estier, tandis
qu'entre ses mains elle tenait le visage appauvri aux lèvres
pâles, gercées, où les yeux brillaient d'une lumière désincarnée,
comme deux étoiles solitaires dans un ciel froid.
— Et toi? demanda Denise. N'est-ce pas? on a peur de
raconter et on a peur de demander!
— Moi? répondit Adrienne, je suis une privilégiée, j'ai
encore mon mari, j'ai un enfant; et pourtant, je vis dans une
angoisse telle que, par momens, il me semble qu'il vaudrait
mieux être morte.
— Ohl dit Denise, tu as un enfant!
— Oui, laisse-moi te le montrer, veux-tu? j'aimerais le
voir dans tes bras.
Elle disparut et revint aussitôt portant un poupon qu'elle
déposa sur les genoux de Denise. Elle-même s'accroupit à côté,
collant sa joue à celle de l'enfant.
— Comme il est joli! dit Denise. Quel âge a-t-il?
— Un an ces jours-ci. Mon mari a été blessé en Artois au
printemps de 1915, je l'ai eu un mois en convalescence, — il
m'a laissé ce petit monstre pour me tenir compagnie, pour que
je ne sèche pas de chagrin et d'impatience, n'est-ce pas, Ray-
mond? n'est-ce pas, mon pauvre ami?
Elle fermait les yeux en parlant et arrondissait sa belle
petite bouche. L'enfant dévisageait Denise d'un regard intense
et noir.
— Oh! dit-elle, comme il me regarde, quel sérieux! Et
elle l'embrassa impulsivement, d'un mouvement presque
sauvage.
— Est-ce qu'il ressemble à son père? demanda-t-elle.
— Oui, beaucoup.
— Je lui fais peur, il va pleurer, dit brusquement De-
nise. Tiens, reprends-le.
Adrienne le prit dans ses bras et s'en alla en le berçant.
— Voilà, dit-elle en rentrant, je l'ai rendu à nounou. Je
veux l'avoir à moi toute seule. Denise, comment est-ce chez
nous ?
— Chez nous? c'est comme dans une prison et, pour beau-
coup de pauvres gens, c'est le bagne. Ceux qui sont forcés de
travailler pour l'ennemi! Je pense que vous le savez ici, qu'il y
a des martyrs, là-bas? Des garçons qu'on attache au poteau.
L OUBLIEE.
317
hors la ville, tout nus, jour après jour, parce qu'ils refusent le
travail. On les attache avec des fils de fer barbelés, — ils sai-
gnent dans le froid, l'hiver, et l'été au grand soleil, piqués par
les taons. Un jour on nous en a ramené un à Vouziers qui déli-
rait, frappé d'insolation. Il y en a qui cèdent; j'en ai vu qui s'en
allaient en file, tête basse, la pioche sur l'épaule. Nous savions
qu'on les emmenait aux tranchées. Tu te rappelles ce petit
Julien que nous aimions tant, le fils de notre jardinier? Il y
est allé...
— Mon Dieu, Denise! mais c'est horriblel
— Ohl oui! Ohl c'est une abomination de tous les jours.,
Ces gens-là marcheraient sur le Christ en croix. Ils détruisent
tout ce qu'on aime. Nos forêts, tiens, les forêts de notre pays,
sont toutes rasées, nous les avons vues passer en camions
sous nos fenêtres. Elles aussi elles allaient à leurs tranchées 1
Pour les abattre, ils emploient des prisonniers belges et
russes qu'ils laissent dépérir de faim. Tout leur est machine.
Eux-mêmes fonctionnent comme des pièces d'une machine
énorme. Le plus étonnant, c'est que, pris en particulier, sou-
vent les soldats ne sont pas méchans. Mais ils font partie de
la machine» et cela rend tout possible. Imagine cela, nos
vieilles forêts tondues par ces troupeaux d'affamés I Les gens
de chez nous partageraient volontieae leur pain avec ces mal-
heureux. C'est une horreur, tu sais, de voir des gens qui
souffrent de la faim ; ils prennent des expressions effrayantes
qui ne vous laissent plus de repos, — surtout ces Russes que
nous ne comprenons pas et qui n'ont que leur regard ! Les
Allemands défendent qu'on leur donne quoi que ce soit : pour
un morceau de pain tendu à un prisonnier on paye une
amende, — assez grosse pour ne pas pouvoir souvent recom-
mencer! Et il y a eu les déportations de jeunes filles pour
le travail des champs. Les journaux en ont souvent parié ici,
n'est-ce pas ? On est venu chez nous pour chercher s'il y avait
quelqu'un à prendre. On m'a laissée à cause de maman qui était
si malade; — du reste je crois que de toute façon, on ne
m'aurait pas trouvée assez robuste, — mais bien d'autres sont
parties! C'était l'été dernier; depuis, les familles ont reçu de
leurs nouvelles deux ou trois fois, pas plus, et on ne sait
pas comment ces malheureuses sont traitées, ni quand elles
reviendront.
318 REVUE DES DEUX MONDES.,
— Et la ville? demande Adrienne. Est-ce qu'il y a eu des
destructions ?
— Non, mais petit à petit les maisons finissent par être
vidées. Les soldats ne volent jamais rien, sauf les légumes quand
ils ont mal diné et qu'ils trouvent moyen d'escalader le mur
d'un potager. Mais la Kommandantur vous envoie constam-
ment un peloton commandé par un officier pour emporter un
jour des chaises, un jour des draps, un jour votre piano, un
jour votre batterie de cuisine... Ah! qu'ils sont pédans, qu'ils
sont sordides!... Le jour où j'ai vu un Boche ouvrir mon lit
pour y compter mes couvertures, j'ai senti que je pourrais lui
crever les yeux. Il allait faire la même chose dans le lit de ma
pauvre maman si malade ! mais cela, je l'ai empêché.
H y eut un lourd silence entre elles. Le poids de l'oppression
leur humiliait le cœur.
Adrienne murmura : « Chérie, parle-moi de toi-même! )>
Denise était courbée sur sa chaise basse, le menton appuyé
sur ses deux poings, son pâle visage tourna vers le feu.
— Ah! répondit-elle, psurdonne-moi I on prend tellement
l'habitude de souffrir seule. Et j'ai traversé tant de choses! je
ne me connais plus. Maman est tombée malade dans l'été de
1915. Jusque-là, pendant toute la première année, elle n'avait
été occupée que de charité. Il y avait beaucoup à faire : dès le
premier hiver, nos pauvres ont manqué de vêtemens; et puis
il y avait les malades à soigner : on n'en prenait presque plus
à l'hôpital qui était toujours plein d'Allemands. Moi, j'accom-
pagnais maman partout. Je ne pouvais plus •être seule, je ne
sais pas comment j'aurais passé deux heures sans elle. J'avais
perdu le sommeil : sans nouvelles de Philippe, sans nouvelles
de mes frères, j'étais désespérée. Et maman était si bonne pour
moi, elle me soutenait, je ne la quittais plus. Et tu sais comme
je suis distraite et maladroite et qu'il faut de la patience pour
faire les choses avec moi 1
Sans que maman se fût jamais plainte, je remarquais sa
mauvaise mine. Je pensais qu'elle se donnait trop de mal, qu'il
lui faudrait du repos. Mais elle s'était rendue nécessaire à bien
des gens, et toutes les deux, quand nous avions passé un jour
sans voir nos pauvres, nous étions trop tristes. Pour moi, tu le
devines, l'idée que j'aurais pu me marier dans la semaine de la
mobilisation, être à Paris chez Philippe, où maman serait
L^OUBLIÉE. 319
sûrement venue me rejoindre avant l'invasion; avoir de ses
nouvelles, le voir peut-être quelquefois, le soigner s'il était
blessé, le pleurer s'il était mort : c'était le supplice du regret,
ajouté à celui de l'absence et de l'inquiétude. J'étais dévorée.
Au commencement, je parlais tout le temps de mon chagrin à,
maman. Mais il me sembla qu'elle n'aimait pas beaucoup Phi-
lippe et qu'elle ne regrettait pas vraiment que je ne fusse pas
mariée. Dans la suite, je cessai de lui en parler.
Ce fut le 12 juillet, au matin, que notre vieille Danielle entra
chez moi comme je m'habillais et me dit avec une figure bou-
leversée que maman était malade. Je courus chez maman, qui
était très pâle, dans son lit, les traits tirés : elle me dit de ne
pas m'inquiéter, mais d'aller avec Danielle à l'hôpital demander
un médecin. Nous connaissions un peu un jeune major dont
maman avait obtenu quelquefois la visite chez un malade
pauvre.
J'y allai, le major vint à midi en sortant de l'hôpital ;
maman voulut le recevoir seule. Il partit en disant qu'il revien-
drait le lendemain et maman ne me donna aucune explication
ce jour-là que je passai tout entier près d'elle. Le lendemain
quand elle eut revu le major, elle me dit que c'était un cancer
au sein. Elle l'avait laissé se développer en secret depuis deux
mois : il ne pouvait y avoir aucun doute. Elle était d'un calme
absolu. Elle me dit : « C'est une longue maladie, j'espère que je
reverrai tes frères. » Moi, hélas! je ne pouvais pas me contenir,
je sanglotais comme une folle : cela lui déplaisait. Elle reprit
cette expression sévère qui m'intimidait quand j'étais petite. Je
ne peux pas me figurer qu'une sainte aille au martyre avec plus
de force et de majesté. Et pourtant elle m'avait emmenée chez
des gens qui avaient cette maladie-là, et nous savions toutes
les deux ce que c'était. Elle continua de sortir encore quelque
temps, et de se lever tous les jours, et presque jusqu'au milieu
de novembre. A ce moment-là, un coup terrible brisa ses forces.
Nous reçûmes une lettre de Jean qui venait d'être fait prison-
nier et qui nous annonçait la mort de Max.
Ma pauvre maman I On ne peut pas parler de ces choses-là 1
Max avait été tué dès le début de la guerre, à la bataille de la
Marne.
Jean disait aussi : « J'ai reçu un mot de Philippe un
mois avant d'être pria. Il était au front et il allait bien. »
320 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous commençâmes un hiver sinistre. Maman souffrait
beaucoup. La nourriture à laquelle tout le monde est réduit
là-bas ne lui convenait pas et elle s'amaigrissait. Nous n'avions
pas de quoi nous éclairer. La première année, il restait dans la
ville un peu de pétrole, mais, dès le commencement du second
hiver, on n'en pouvait plus trouver. Pas une goutte d'huile non
plus. La bougie était si chère qu'il fallait la ménager ; nous
brûlions de petites lampes au saindoux, mais le saindoux,
nous le prélevions sur la ration qui est bien juste, et c'était
quelquefois à choisir entre se nourrir et s'éclairer. Ah I ce lumi-
gnon dans la grande chambre! Maman me le faisait mettre
tantôt sous le portrait de mon frère et tantôt sous le portrait de
Max. A partir de quatre heures du soir, nous vivions comme
dans un sépulcre. Les bons jours, maman me demandait de lui
faire la lecture. Je m'asseyais près de la lumière et de là je la
voyais à peine, elle, si pâle sur son oreiller, les yeux grands
ouverts comme deux trous d'ombre plus noire, au fond de cetle
ombre. Elle m'envoyait chercher des livres sur l'étagère de la
chambre de mon père (que nous n'avions jamais changée, tu
te le rappelles), les livres qu'elle lui avait lus à lui-même pen-
dant sa maladie. Il y avait des choses sur l'histoire romaine ; je
me demandais comment cela pouvait l'intéresser. J'aurais eu si
envie de lui lire les livres que m'avait donnés Philippe, des
livres nouveaux qui avaient passionné Philippe et Max, — écrits
par ieurs maitres. Mais j'étais trop timide pour le lui proposer....
Quand elle souffrait trop, nous ne lisions pas, je tricotais, tou-
jours près de la veilleuse, mais souvent sans rien voir et mes
larmes tombaient dans mon ouvrage. Malgré toute sa force
d'âme, maman gémissait quelquefois...
Les soirs où elle me laissait approcher d'elle notre petite
lumière, cela m'apaisait de voir sa figure. J'avais là comme
une heure d'anesthésie entre le jour gris où l'on traîne sa
peine et la nuit insomnieuse, où elle vous ronge. Ce visage
de maman, même douloureux, m'apparaissait si beau, si cher,
dans une auréole au milieu des ténèbres, séparé de tout ce
qui n'était pas lui! Malgré l'immense respect que m'inspirait
maman, je sentais quelque chose d'avare en moi qui se refer-
mait sur la possession de son visage; c'était à moi, ce visage,
à mes yeux, à mon amour. Mais les soirs où elle ne voulait pas
que je fusse près d'elle, où elle ne voulait pas être éclairée, et
l'oubliée. 321
les nuits où elle gémissait à voix e'touffe'e, dans le tond de cette
chambre qui me semblait grande et noire comme une église...
je chavirais dans un infini de tristesse. Alors je pris l'habitude
de penser à Philippe comme s'il était là, dans la chambre voi-
sine, et plus tard comme s'il était plus près encore, tout à côté
de moi. Je le situais dans la pièce, je savais de quel côté il
aurait fallu tourner la tête pour le voir, ou tendre la main pour
le toucher. Gela me devint un secours, et quelquefois une espèce
d'ivresse. Je te dirai une chose étrange, Adrienne ; c'est que,
depuis la lettre de Jean qui nous annonçait à la fois la mort
de Max et que Philippe au mois d'octobre 1915 était sain et sauf,
je ne pensais plus jamais à la possibilité que Philippe fût tué.
Du moins j'y pensais, mais l'idée ne prenait pas de réalité
pour moi ; elle ne m'émouvait même plus après m'avoirtorturée
la première année. Il me semblait que le destin avait été
éprouvé, qu'il avait donné une réponse sûre. C'était fini. Je
pensais de plus en plus à mon avenir et je me livrais à une
vie de rêve qui se développait dans les interminables noirceurs
de l'hiver, et m'était comme un philtre pour me donner la
force de traverser l'autre.
Maman était soignée par le major allemand, le petit
D"" Lucius Godfried, qui avait fait son diagnostic. Il venait à la
maison tous les cinq ou six jours à midi en quittant son service,
toujours en uniforme, empestant l'éther et l'acide phénique.
C'était un petit homme trop malingre pour faire du service au
front, un petit jeunet, blond et barbu, un peu voûté, avec une
figure inquiète et des yeux clignotans. Nous l'avons toujours
trouvé attentif et très poli. Il avait une grande admiration pour
maman à cause de son calme et de son courage. Il me disait
quelquefois en sortant de sa chambre : Sie ist doch wunderbar
die gnàdige Fraii ! Quelquefois il m'a vue pleurer; alors il me
regardait d'un air navré, il baissait et secouait la tête en répé-
tant : Ach'Frauiein, ich loeiss; es ist schrecklich. Cette affreuse
maladie l'impressionnait vraiment : il avait vu quelqu'un de
sa famille, — une tante qui l'avait élevé, m'a-t-il dit, — mou-
rir ainsi. Il s'est donné bien du mal pour nous avoir de la
morphine : ce n'était pas facile, les pharmaciens n'en vendaient
plus et il y a eu bien des semaines où nous en avons manqué.
Pauvre maman, quelles semaines! J'ai passé des jours et des
jours à espérer l'instant où je lui reverrais un sourire 1 Ses
TOMB XL. — 1917. 21
^22 REVUE DES DEUX MONDES.
yyijx s'étaient creusés, pâlis ; ils avaient pris une transparence
trouble. Après les grandes crises, ils me regardaient quelque-
fois comme si ce n'étaient plus les yeux de maman. J'en éprou-
vais une angoisse indicible.
Que te dire de plus, mon amie? Comment te dépeindre la
longueur de ces mois? L'hiver passa : ce fut une éternité. —
Au printemps, il y eut un peu de mieux. Maman put descendre
tous les jours au jardin ; j'y installais sa chaise longue ; elle vit
fleurir les lilas, les cytises. La fraîcheur et le parfum des fleurs
lui faisaient plaisir, elle s'en étonnait elle-même. Les pauvres
chez qui elle n'allait plus venaient à elle; on lui amenait des
petits enfans ; elle distribuait les vêtemens que nous avions
cousus et tricotés, Danielle et moi, pendant l'hiver. Moi, je ne
sortais plus jamais; je ne voyais plus de soldats boches que les
jours où ils venaientchez nous pour quelque réquisition. Quand
j'étais assise près de maman qui sommeillait, sous nos vieux
arbres filtrant le soleil, la douleur de la guerre s'atténuait...
Après de longs recueillemens, maman me parlait souvent de
mon père, quelquefois comme s'il était mort l'année précédente.
Je me rendais compte qu'elle avait une vie de souvenir comme
moi j'avais une vie d'espérance. L'absence complète de nou-
velles, le manque de communication avec le monde du dehors
effaçaient déplus en plus le présent, et maman glissait tout natu-
rellement vers le passé, vers des choses à quoi elle avait pensé
toute sa vie sans nous les dire. Souvent, j'avais l'impression
qu'elle m'oubliait en me parlant ; elle me parlait comme si
j'avais connu tout son passé, elle faisait allusion à des événe-
mens que je n'ai pas sus. Nous ne parlions pas de l'avenir, pas
de Philippe. Je me taisais sur lui parce que, vis-à-visd'elle, j'avais
une pudeur de trop penser à lui, de trop vivre par le fond du
cœur, perpétuellement en sa présence. Je savais dès lors que
maman ne le reverrait pas, — ni Jean, — et que si je devais
être heureuse, ce serait loin d'elle, après qu'elle aurait été jus-
qu'au bout de son calvaire... J'éprouvais le besoin de lui voiler
cela.
Jean nous écrivait régulièrement chaque semaine ; je lui
écrivais de même et ainsi nous partagions la triste vie des pri-
sonniers. Vers la fin de juin, un mot, très habilement voilé,
d'un de ses camarades que nous ne connaissions pas, mais qu'il
nous avait souvent nommé dans ses lettres, nous fit comprendre
L OUBLIEE.
323
qu'il s'était évadé depuis plusieurs jours et qu'on avait des
raisons de croire au succès de son entreprise. Ensuite, nous ne
reçûmes plus aucune nouvelle. Maman, qui était fière de cette
action, mais qui en ressentait une terrible angoisse, tomba plus
malade. J'avais demandé à Jean de se tenir, s'il était possible, en
communication avec Philippe et de me transmettre des nou-
velles. Deux fois dans l'hiver, il m'avait écrit : « Philippe va
bien. «Après son évasion, le seul fil qui me rattachât à l'existence
visible de mon fiancé fut rompu. Je n'avais plus de contact avec
Philippe que dans l'invisible. Je continuai de vivre en l'évo-
quant à toute heure. — Sa pensée était mon seul recours, car
je ne priais guère dans ce temps-là. Et, de même que je le sen-
tais incorporel près de moi, il me semblait quelquefois perdre
le poids, la substance de mon corps et me fondre en lui.
L'été fut très dur; les crises de douleur revinrent plus
cruelles que jamais. Maman était vraiment rongée par sa plaie,
qui s'agrandissait d'une manière effrayante. Elle avait alors
constamment ce regard pâli dont je te parlais tout à l'heure et
où je ne reconnaissais plus sa personnalité : un regard anxieux
et froid qui avait l'air de venir d'une autre âme. Gela t'étonnera
peut-être; mais je te dirai que de tout ce que j'ai souffert par la
maladie de maman, le plus intolérable, c'était de lui voir ce
regard.
Vers le milieu de septembre, il y eut un brusque changement
et, quoique les douleurs se fussent apaisées, je compris qu'elle
était beaucoup plus malade. Le major -Gottfried me dit que la
fin était proche. Elle eut un dernier chagrin : c'est à peu près
à ce moment que le malheureux petit Julien, comme je te le
disais tout à l'heure, après avoir été deux jours attaché au
poteau, s'en est allé travailler aux tranchées des Allemands.
Elle le sut, et je vis se peindre sur son visage un degré de
tristesse qui appelait la mort. Elle ne souffrait plus que par
passages; mais elle était très faible et presque méconnais-
sable. Je passais mes journées entières près de son lit dans une
oppression que je ne soulageais qu'en prononçant tout bas le
nom de mon fiancé. Pendant des heures quelquefois, elle restait
immobile, ne me demandant rien. Je ne savais pas si elle som-
meillait ou si elle s'absorbait dans ses pensées. La profondeur
de ses orbites était effrayante à voir. Une fois, en ouvrant ses
pauvres yeux que les paupières ne découvraient plus tout à fait,
324 REVUE DES DEUX MONDES.;
elle me dit, après un de ces profonds silences : « Ne me plains
pas, mon enfant. J'ai bien souffert, mais je suis au bout. On ne
peut pas regretter d'avoir souffert, i) Et puis elle reprit, après
s'être tue un moment :
— Non, je ne regrette rien; ni mon veuvage qui a dévasté
ma jeunesse, ni la mort de mon fils que j'ai donné à la France,
ni cette maladie qui m'aura fait mourir aussi cruellement que
ton pauvre père. Je veux te le dire et tu te le rappelleras dans
tes propres épreuves. La vie est dure, mais c'est le chemin vers
Dieu. — Les moyens d'expression lui manquèrent, mais, sa
pensée se prolongeant dans la défaillance de ses forces, elle
répéta plusieurs fois confusément « le chemin, le chemin...
cela vaut la peine! »
Elle me parlait rarement de Dieu et je ne me doutais pas de
cette concentration de pensée religieuse qui se révélait dans ses
paroles. Elle était si forte, maman, et si solitaire 1 Max lui
ressemblait.
Dans la soirée du même jour, elle me dit : « Nise, tu seras
bien seule ici, quand je n'y serai plus. Tu devrais te faire rapa-
trier. Le docteur m'a promis de t'aider pour les démarches et
de donner lui-même un avis favorable. Si tu pouvais retrouver
ton fiancé, ce serait bien, et nous avons lieu d'espérer que tu le
retrouveras. » Gomme je pleurais sans pouvoir lui répondre,
elle me caressa doucement la main en disant : « Pauvre pe-
tite... c'est long, deux années de jeunesse... je sais... je sais...
c'est très long, Je ne voudrais pas que tu en perdisses une de
plus ! »
Sa voix était indulgente; elle me caressait comme si j'avais
été près d'elle un petit chat perdu. C'est incroyable qu'ayant
aimé maman comme je l'aimais, je me sois sentie toujours si
loin de son âme.
Deux jours plus tard, elle demanda le prêtre. Ce fut le vieux
curé de notre paroisse qui vint la voir. Elle resta longtemps
seule avec lui, puis il vint me chercher et me dit de préparer
la chambre pour l'Extrême-Onction. Maman désira que je fisse
appeler nos deux vieilles cousines, qui venaient régulièrement
chez nous le dimanche, au sortir des vêpres, prendre de ses nou-
velles et qu'elle n'avait pas reçues depuis trois mois. J'envoyai
Danielle pour les chercher. Elles arrivèrent ensemble, cousine
Agathe et cousine Rose; elles entrèrent timidement dans la
l'oubliée. 325
chambre. Maman les avait toujours impressionnées. Maman
leur fit un signe de la main pour leur demander de s'agenouiller,
et lacére'monie commença. L'e'nergie de maman nous dominait
à tel point qu'aucune de nous ne pleura. Je sentais dans mon
cœur une force qui me venait entièrement d'elle. Quand ce fut
fini, elle appela mes cousines, et l'une après l'autre, elle les attira
vers son lit pour les embrasser. Elle dit : « Adieu, mes bonnes
amies, merci de votre alTeclion. »
Cousine Agathe dit : « Ne te tourmente pas pour Denise. »
Mais maman ne souhaitait pas que j'allasse vivre chez nos cou-
sines, — « l'ombre, et l'ombre de l'ombre, » — comme elle les
appelait autrefois, avec la triste et indulgente ironie de son
sourire; — elle répondit nettement : « Je la confie au bon
Dieu. Elle va tâcher d'aller à Paris retrouver son fiancé. »
Ce fut le lendemain vers cinq heures du soir que je perdis
maman. Pendant toute la dernière journée, elle ne dit presque
plus rien, mais, quand je m'agenouillais près d'elle, sa main me
bénissait. Son agonie fut très calme et j'ai eu cette consolation
de la voir délivrée de la souffrance avant qu'elle le fût de son
corps. Aussitôt qu'elle eut rendu le dernier soupir, ses trà'its se
fixèrent dans une beauté presque effrayante. Elle n'avait pas cet
air étranger qui m'avait donné de telles angoisses, — non, elle
était elle-même, magnifique et intelligible. Son visage expri-
mait la somme de sa vie avec une hauteur, une tristesse, une
sévérité, une paix dont j'étais confondue et comme glacée. Je
restai près d'elle jusqu'à minuit. Une dernière fois, j'avais placé
le lumignon à la tête du lit pour la contempler dans la dou-
loureuse lumière de tant de veilles, — d'une contemplation que
j'eusse voulu faire pénétrer, par delà l'heure présente, jusqu'à
l'extrémité de ma propre vie.
A minuit, Danielle, les yeux rouges de larmes, vint me rem-
placer à notre prie-Dieu, — et je passai dans ma chambre. La
tête me tournait; j'avais besoin d'air. J'ouvris la fenêtre et
sortis sur le balcon. Adrienne, comment te dirai-je ce que fut
cette heure-là, cette honte de ma vie? Je respirai comme on
boit quand on sèche de soif. Il avait plu dans la journée; l'air
était léger, lavé. Une odeur humide et un peu amère se déga-
geait des feuilles mortes et du lierre et des dernières roses
suspendues à la grille du balcon. Dans un abime de bleu pur je
voyais les étoiles briller à travers le feuillage déjà bien éclairci
326 REVUE DES DEUX MONDES.1
des bouleaux. Elles paraissaient grandes et palpitaient comme
des cœurs de lumière. Il y avait bien quinze jours que je
n'étais même pas descendue au jardin, et ce silence, cette
fraîche profondeur de la nuit m'entrèrent dans l'âme. Quelle
beauté lucide, brillante, solennelle! Quel repos qui s'impose à
nous, venu des plus lointaines étoiles ! Et, au milieu de ce repos,
l'âme émet comme une note de musique, simple, et primitive
et monotone, pareille au cri des cormorans que j'ai entendus
sur la côte de Bretagne par les grands clairs de lune. Uiie note
qu'on ne peut pas étouffer! Je pensai à Philippe. Je pensai que
j'allais partir, revivre dans le pays libre où il était soldat, — et
seulement l'idée de le retrouver, lui vivant, réel, après
avoir embrassé deux années son fantôme, cette idée m'eni-
vrait. Ce fut d'abord simplement une certitude tout à fait suave;
il y avait des souffles d'air qui passaient sur mon front et me
faisaient frémir comme des promesses de tout ce dont mon
cœur avait eu longtemps besoin. Mais à mesure que je m'absor-
bais d'ans la pensée de Philippe, mon avidité grandissait. Tout
mon chagrin, tout le poids de deux ans de souffrances, de pri-
vations, d'attente, de deuil, d'angoisse affreuse au chevet de
maman, tout cela se muait en un désir de bonheur qui me
labourait la poitrine. Une fièvre, un emportement inouï. Et déjà
presque un avant-goûf, déjà la saveur de la joie sur les
lèvres. C'est monstrueux, n'est-ce pas? ce soir-là! ce soir sacré!
Tout d'un coup j'eus honte, j'essayai de dompter cette frénésie,
je quittai le balcon; mais je n'osai pas rentrer dans la chambre
où Danielle veillait près du lit; je m'agenouillai contre la
porte; j'y appuyai ma tête ingrate et puis, je me jetai sur mon
lit où je restai tremblante jusqu'au matin. Je crois qu'il fallait
que je te dise cela, mon amie, pour que tu comprisses ma vie
comme je la comprends maintenant moi-même.
Ensuite, je te dirai que j'engageai aussitôt les démarches
nécessaires pour obtenir d'être rapatriée avec Danielle et qu'elles
réussirent, grâce à l'appui du D"" Gottfried. Jusqu'en décembre,
nous attendîmes de semaine en semaine l'annonce du départ..
Je vivais dans un double rêve entre maman et Philippe. Je ne
msTappelle presque rien de ce temps-là.
Quand nous quittâmes Vouziers, — une centaine de personnes
dans un petit train local, — un sous-officier ouvrit à la dernière
minute la porte du compartiment où j'étais assise avec Danielle
l'oubliée. 32T
et, ramassant vivement un enfant qui était debout sur le quai,
il le hissa vers nous. <( Orphelin, dit-il en français avant de
refermer la porte, rien à faire ici. En France, en France... »
C'était' un garçon de six ans, brun et délicat. Il avait une expres-
sion stupéfiée, passive, mortellement triste. Toutes les places
des deux banquettes étaient occupées; mais je ne suis pas grosse
et je pus l'asseoir à côté de moi. Je regardai réti(juelte qu'on
lui avait suspendue au cou. Son nom : Léonard Seulin, y était
inscrit, et la mention : Orphelin.
Ce premier voyage dura huit heures. Il était nuit quand
nous arrivâmes dans un village où étaient dressés de grands
baraquemens de planches oii nous dûmes nous installer. Il s'y
trouvait de la paille fraîche. On nous avait avertis d'emporter
chacun notre couverture, et j'appris ce que c'est que de dormir
comme un soldat. Nous étions en quarantaine et au secret afin
de ne pouvoir apporter en France aucune nouvelle récente sur
les mouvemens de troupes. Cela dura huit jours. Je m^oceupai
un peu pendant ce temps du petit Léonard Seulin et de plusieurs
autres enfans qui avaient été amenés au train en même temps
que lui, et confiés à la charité des voyageurs. Mais il y avait
parmi noys des mères de famille qui naturellement avaient pris
autorité sur ces petits.
Nous étions une triste société; je me rappelle surtout ceux
avec qui j'ai achevé le voyage. Il y avait un jeune homme, — le
seul du convoi, — un tuberculeux, si maigre avec ses tempes
collées, bleuâtres, sa pauvre bouche saillante et pâle, qui
semblait savourer continuellement l'amertume d'un mal auquel
il n'y aura pas de remède. Il parlait quelquefois pour rassurer
des vieilles femmes qui s'agitaient et disaient qu'on les avait
trompées, que les Allemands, au lieu de nous renvoyer en
France, allaient nous garder dans ces baraques jusqu'à la fin de
la guerre. Il intervenait avec une voix patiente et fatiguée et
puis il détournait rapidement la tête comme s'il avait craint
qu'on ne lui parlât de lui-même. Il y avait un très vieux prêtre,
très poli, qui s'étendait le soir sur son lit de paille avec autant
de dignité que s'il se fût assis dans son confessionnal. Il avait
une belle couronne de cheveux blancs, de petits yeux brillans et
vagues qui ne regardaient nulle part et dont l'expression distraite
avait quelque chose d'apaisant. Nous ne comptions guère que
ces deux hommes dans le convoi. Eux à part, c'étaient des
328 REVUE DES DEUX MONDES.
femmes malades ou chargées de beaucoup d'enfans. Je me
rappelle une pauvresse, une femme en fichu qui avait de grands
yeux bruns pleins d'ardeur et des creux profonds sous ses
pommettes, — et qui portait son dernier bébé roulé dans un
beau vieux châle de cachemire. Quand nous étions entre nous,
portes closes, nous parlions des Allemands; chacune racontait
ce qu'elle avait eu à souffrir, ce qu'on lui avait pris dans sa
maison, qui des siens avait été emmené au travail forcé. On se
disait aussi qui l'on allait chercher en France; qui l'on trem-
blait de ne pas retrouver. Beaucoup de ces femmes avaient
un mari dans l'armée. Cela me perçait le cœur de penser que
plusieurs sûrement ne trouveraient d'autre réponse au terme
de leur voyage que le silence de la mort. Et pour moi-même,
j'étais toujours dans la même folie de sécurité. Je n'avais pas
un doute réel, pas une inquiétudel...
Après les huit jouns de quarantaine, nous rejoignîmes à la
frontière d'autres groupes d'émigrans qui venaient pour la
plupart du pays minier autour de Lens, et devaient voyager
avec nous. La traversée de l'Allemagne dura trente-six heures.
Je n'en retiens qu'une vision : celle d'un prisonnier français
en uniforme bleu foncé, qui bêchait un champ au bord de la
voie et, se redressant au passage du train, nous envoya des
baisers des deux mains. Le petit Léonard était toujours dans le
même compartiment que moi. Il m'étonnait par sa douceur et
son silence. Quand on lui demandait s'il avait connu sa maman,
il répondait d'une voix lente et unie : (c Elle est morte. » A
le regarder, je me sentis convaincue qu'il avait assisté à cette
mort, — peut-être tout seul, — qu'il avait contemplé ce mys-
tère affreux de sa maman devenue insensible, indifférente
et ne se retournant plus quand il pleurait. Il me parut bien
élevé, timide et propre. Il y avait de l'étonnement et de la
résignation dans le fond de ses yeux muets; tout son visage
était étrangement privé de sourire. Il ne me parlait pas; mais
il se tenait volontiers près de moi et me témoignait une sorte
de confiance animale qui m'était très douce. Cela m'aidait à
supporter un excès d'espoir et d'émotion qui me dévorait. Je
me calmais en tenant sa petite main.
A Schaffhouse, nous descendîmes du train allemand. La gare
était pleine de femmes suisses qui étaient venues pour nous
accueillir, pour secourir nos pauvres; elles distribuaient des
L OUBLIEE.
329
vivres, des vêtemens; elles nous ouvrirent Je grandes salles
pour nous laver. Les enfans assis dans la gare mangeaient
le chocolat qu'on leur avait apporté; beaucoup de femmes
pleuraient : nous étions si épuisés de fatigue! Et malgré la
bonté des Suisses, la France paraissait encore loin.
Nous y arrivâmes le lendemain matin, après avoir fait
encore une nuit de chemin de fer. A Genève, nous avions quitté
le train suisse pour monter dans un vilain petit tramway qui
nous fit passer la frontière. Il neigeait en abondance, et la
neige feutrait tous les bruits, mettait un grand calme, une
magie dans l'air. Je crois qu'il n'y eut pas dans notre convoi
de cœur si angoissé que cette heure n'ait desserré. iXos petits
garçons s'étaient réunis sur la plate-forme du tramway et
leurs figures excitées paraissaient 1res roses dans les tour-
billons blancs. Dès que les maisons d'Annemasse furent en
vue, ils se mirent à chanter la Marseillaise, tous ensemble,
à voix aiguë. Ce fut une minute de ravissement. La Marseil-
laise! Comment la savaient-ils, ces petits garçons de dix ans,
de huit ans, qui depuis deux ans et demi avaient vécu sous
l'oppression allemande? Ah! c'était beau, tu sais! On se. sentait
comme Une rivière gelée qui au printemps se remet à courir...
Je pris le train, le soir, avec Danielle, le train de Paris. Je
n'avais pas la force de rien penser. Un seul mot battait en moi
comme une cloche et vibrait jusqu'au bout de mes doigts :
Demain ! Demain I
... La petite Nise, le visage tourné vers le feu avait un regard
absorbé comme quelqu'un qui contemple attentivement la pro-
fondeur d'un grand trou...
— Voilà, dit-elle... nous étions arrivées à Paris! Je me
suis fait mener à ce petit hôtel où j'étais descendue avec maman
toutes les fois que nous étions venues voir Max : je n'en connais-
sais pas d'autre. A mesure que l'heure approchait où j'allais
être fixée sur le sort de Philippe, j'étais prise de peur. De loin,
je te Tai dit, depuis longtemps je n'avais pas vraiment douté.
Le sentiment de sa vie m'obsédait trop. Mais au dernier moment,
la foi me manquait. J'étais comme on dit que sont les somnam-
bules quand on les réveille brusquement au milieu d'une action
dangereuse. N'est-ce pas? elles ont le vertige tout d'un coup et
quelquefois elles tombent. L'excès de fatigue me laissait l'esprit
inerte : je me retrouvais dans cet hôtel où j'avais vu maman.
330 REVUE DES DEUX MONDESsi
Max et Philippe ; je ne sentais plus que le vide autour de moi^
il me semblait probable que la mort m'avait tout pris.
Dès que j'eus fait ma toilette, je demandai à Danielle de
venir avec moi rue de l'Abbé-de-l'Epe'e. Tu sais que c'est là
qu'était le petit appartement de Philippe, son petit logis au
cinquième étage, plein de livres et de vieilles étoffes. Max m'y
avait emmenée plusieurs fois au début de mes fiançailles. Je
pris le bras de Danielle dans la rue; mes genoux se dérobaient.
J'entrai seule dans la loge de la maison, il y avait là un vieux
concierge gras et pâle, absorbé par son journal. Je pensai que
toute ma vie dépendait de deux ou trois paroles qu'il allait me
dire, je regardai sa vieille bouche molle et hargneuse avec une
fascination de terreur. Je ne savais comment poser ma question.
Ce n'était pas le même concierge que j'avais vu là les quelques
fois où j'étais venue. Il me dévisageait par-dessus son journal
d'un air ennuyé. Je finis par demander : u Monsieur Brunel
a-t-il toujours son appartement ici?
— 30, avenue de l'Observatoire, » répondit-il, et il se
replongea dans sa lecture.
Je ne voulus rien demander de plus : je savais que Philippe
était vivant; je me rappelle cette bizarre sensation de faiblesse et
presque de souffrance, comme si mon corps était trop petit pour
contenir l'enthousiasme qui m'agitait. Je brûlais de courir
avenue de l'Observatoire, mais je n'osais pas. Il ne savait pas
la mort de maman, il fallait lui dire cela d'abord: et je pensai
tout d'un coup que lui aussi voudrait peut-être me dire quelque
chose avant que nous ne nous voyions. Le concierge avait parlé
d'un ton catégorique qui me semblait impliquer que Philippe
vivait maintenant à Paris. Du reste, comment eût-il déménagé
s'il faisait encore la guerre? Il était donc réformé; il avait reçu
quelque grave blessure... Cela ne me faisait pas peur. J'avais
trop de joie de le savoir vivant. Il me vint à l'esprit que ce
nouvel appartement, il l'avait choisi pour m'attendre, — en pen-
sant à notre mariage, — que c'était l'endroit où nous allions
vivre ensemble. Je n'aurais pas voulu y entrer autrement
qu'amenée par lui. Je rentrai, je lui écrivis une longue lettre
que je portai ensuite à la boite des pneumatiques. Je lui disais
que je ne sortirais plus que je ne l'eusse vu ou que je n'eusse
reçu un mot de lui.
Le lendemain, aussitôt après déjeuner, j'envoyai Danielle
l'oubliée. 331
faire visite à des parentes qui avaient quitté leur ferme des
environs de Vouziers et s'étaient réfugiées à Paris dès le début
de la guerre. J'étais sûre que P|iilippe allait venir. Je remontai
dans ma chambre où je ne pus faire autre chose que d'attendre,
les yeux fermés. Ah! j'ai pris de mauvaises habitudes à Vouziers
pendant les soirées sans lumière! Attendre, les yeux fermés,
quand est-ce que je me guérirai de cela?
A deux heures et demie, un petit garçon m'apporta sa carte.
Je demandai qu'on lui donnât le numéro et qu'on le laissât
monter.
Une minute après, il entrait dans la chambre. 11 était en
civil, la manche gauche de son veston pendait vide depuis
l'épaule, et plate, le long de son corps. J'eus l'impression que sa
taille était amaigrie et déviée, son équilibre incertain. Il était
extrêmement pâle. Je fus saisie au point de ne pouvoir bouger.
Assise au bout d'une vieille chaise longue, je joignais les mains
vers lui et le regardais en pleurant. Il ferma gauchement la
porte et puis, au lieu de venir à moi, il se tint debout à l'entrée
de la chambre comme un homme qui ne sait que devenir. Alors
je compris qu'il s'était passé autre chose que ce que je voyais,
qaelque -chose de pire. Je lui demandai tout bas: « Philippe,
qu'est-ce qu'il y a? »
Il s'approcha; il s'assit, il finit par dire : « Je n'ai pas tenu
la promesse de nos fiançailles, Denise, je me suis marié. »
Je fermai les yeux en essayant de comprendre. Il dit misé-
rablement : (( Vous n'auriez peut-être plus voulu de moi,
Denise; vous voyez comme ils m'ont arrangé. »
C'est inouï, Adrienne, n'est-ce pas? inouï, les choses que
les hommes peuvent dire quelquefois !
Je lui demandai s'il pouvait me raconter comment cela était
arrivé. Je pensai que je le voyais pour la dernière fois et que, si
c'était possible, j'aimais mieux le comprendre.
Il me raconta en effet son histoire depuis qu'il avait été
blessé à Verdun, au mois de mars dernier. On l'avait, me
dit-il, amputé une première fois à Bar-le-Duc, — puis amené à
Paris où il avait été nécessaire de l'amputer de nouveau, à
deux reprises, — et de finir par désarticuler l'épaule. Il me
dit que, dans l'excès de la souffrance, on change, que le passé
pâlit.
Adrienne se leva impatiemment et, portant haut sa jolie tête
332 REVUE DES DEUX MONDES.i
raisonnable, elle se mit à marcher dans la chambre à la manière
des jeunes gens :
— Il t'a dit cela, à toi? dit-elle. Et elle pensait : « Oui.
oui, les voilà bien, ces rêveurs, ces intellectuels, ces contem-
plateurs d'eux-mêmes. Voilà ce que ce philosophe a trouvé à
dire à cette petite âme fidèle ! La souffrance vous change 1 Après
le récit de Nise, le mot vient à propos! »
A son irritation se mêlait quelque âpre contentement d'avoir
épousé un ingénieur qui était un homme simple. « Ces Huleau,
pensait-elle, ont toujours eu sur la vie des perspectives irréelles.
Comment le pauvre Max s'était-il entiché d'un pareil garçon, avec
cette figure sans volonté ! »
Mais au fond d'elle-même une voix impartiale suggérait :
« Est-ce que ce n'est pas tout de même vrai que la souffrance
vous change quelquefois? qu'une sensibilité remuée à de cer-
taines profondeurs est prête pour des émotions et des passions
nouvelles? » Elle se rappelait tel et tel blessé de son hôpital, —
des gens simples pourtant, — chez qui la fièvre amoureuse du
regard l'avait frappée. Elle entendait l'écho des paroles éperdues
que bégaient souvent les opérés en se réveillant de l'anesthésie...
— Alors, demanda-t-elle d'une voix amère, qui a-t-il
épousé ?
— Une infirmière, répondit innocemment la petite Nise. Il
me dit qu'elle l'avait assisté par deux fois après le chloroforme,
dans un temps où il regrettait de n'être pas mort. Avant d'être
blessé, il avait traversé à Verdun une semaine si affreuse, dans
un trou boueux, au milieu de morts et de mourans, qu'il en
avait gardé l'impression d'être brisé, tari pour toujours.
Hélas! lui qui m'avait si puissamment protégée contre le déses-
poir, je ne l'en protégeais pas! A l'hôpital il était désespéré. Il
me dit que cette jeune fille qui l'avait soigné répandait une
influence de consolation, d'apaisement. Je me rappelle les
termes qu'il employa : il parlait de sa profonde tranquillité, de
sa force, de la beauté de ses gestes. Il m'expliqua qu'il avait
trouvé en elle la guérison de l'âme. Cela dit tout, n'est-ce pas?
la guérison ! Moi, je n'avais à lui apporter qu'une vie déjà bien
blessée; comment l'aurais-je guéri? Peut-être aussi que je l'ai-
mais trop. Il n'y avait pas de sérénité là dedans. Et lui, ce
philosophe, c'est son instinct de chercher à n'être pas troublé.
Il me parlait longuement comme à une amie.
l'oubliée. 333
« Ces gens-là ont la passion de se raconter, pensait Adrienne.
Je suis sûre qu'il l'oubliait tout à fait en lui parlant. Et ils
comptent toujours sur la sympathie ! Pauvre enfant, lui raconter
son second amour! »
— Il avait les tempes humides, continuait Denise. Il m'ap-
pelait toujours par mon nom. Heureusement 1 Je pensais : « Il
voit bien qu'il ne peut pas feindre que nous ne nous soyons
pas aimés ! » Il me dit qu\ine fois rétabli, il avait acquis la
certitude quecesentirnent, — né dans la maladie, — durerait au
delà, qu'il tenta sa chance, et qu'il sut que la jeune fille l'aimait
aussi. Ils se sont fiancés au mois de juillet; mariés au mois de
septembre, en Bretagne, au bord de la mer. Je voulus savoir
le jour : ce fut dans la même semaine où j'avais perdu
maman !...
Je lui demandai si sa femme avait eu connaissance de ses
premières fiançailles. Il devint inquiet, il me répondit avec
agitation que non. Elle ne savait pas, — il ne fallait pas
qu'elle sût, ce serait pour elle un très grand trouble de
conscience. Il se tut, et puis au bout d'un instant il dit :
(( Elle est très pieuse. » Gomme je ne répondais rien, je sentis
qu'il s'inquiétait de plus en plus; son inquiétude m'indignait,
et j'avais trop d'orgueil pour dire le mot qui l'aurait dissipée.
Je me sentis rougir. Lui ne s'en aperçut pas; il avait la figure
absorbée; il ne pensait qu'à sa femme; c'était comme s'il l'avait
vue devant lui avec un reproche et une souffrance dans tout
son être. Il finit par dire d'une voi.v timide et dont l'accent de
tendresse était à me faire crier : (( En ce moment-ci surtout,
elle a besoin d'être très ménagée. » Puis à son tour, il rougit
brusquement et fixa ses yeux sur le tapis.
u Mais, Philippe, lui dis-je, il ne me serait jamais venu à
l'esprit de compromettre la tranquillité d'àme de votre femme. »
Adrienne goûta au passage cette nouvelle ironie : l'archange
de sérénité menacé par la petite Nise 1
Celle-ci continuait :
— Il y eut ensuite un silence entre nous, — affreux. Il
n'osait plus me regarder, et moi, je me sentais devenir inerte
comme une pierre.
Je le regardais cependant; surtout son beau front et ses
tempes serrées qu'autrefois j'aimais tant à toucher, et je me
disais : « Voilà, c'est fini... voilà... »
334 REVUE DES DEUX MONDE8.1
Nous causâmes encore un peu. Il me dit qu'il était réformé,
qu'il avait repris son cours de philosophie et la préparation de
ses thèses.
Puis il se leva et il murmura : « Denise, si j'avais pu croire
que je vous retrouverais ainsi, dans ce deuil, dans cette soli-
tude... )) Mais il n'acheva pas cette phrase. Il demanda simple-
ment : « Est-ce que je ne vous reverrai plus? Est-ce que je ne
peux vous servir à rien? » Je lui fis signe que non. 11 insista
encore : « Tout est fini? )> Adrienne, n'est-ce pas que c'était
cruel, que c'était atroce de me demander cela? J'étais telle-
ment tentée, — après qu'il m'eut pourtant fait passer par la
torture, je peux le dire, — de me jeter contre son épaule
mutilée, — cette épaule qu'une autre avait soignée, — de l'em-
brasser comme autrefois, lui mon ami, mon fiancé, mon seul
trésor, et de lui dire : « Cachez-moi quelque part! Emportez-
moi I » Tellement tentée 1 Si j'avais parlé, j'aurais dit cela.
Je lui fis signe avec la tête qu'il fallait s'en aller. 11 s'en alla, et
je sus que c'était fini.
Qu'est-ce que tu crois qu'on peut faire, Adrienne, quand on
est au désespoir? Pendant les deux premières heures après
qu'il m'eut quittée, je fus très calme. J'avais de petits travaux
de couture à faire. Dès que Danielle rentra, je l'appelai et nous
travaillâmes ensemble en disant notre chapelet. Depuis la mort
de maman, j'avais pris l'habitude de coudre souvent dans la
même pièce que Danielle. A huit heures, je lui dis de préparer
mon lit et d'aller dîner. Dès que je me suis retrouvée seule
dans cette chambre où il m'avait parlé, je me suis sentie tout à
fait malade. C'est bizarre, n'est-ce pas? Malade, glacée, claquant
des dents et si faible que je dus me rasseoir plusieurs fois er
me déshabillant.
Je sentais cela d'abord plus que le chagrin : ce frisson affreux
dans tout mon corps et un obscurcissement des yeux, comme
on dit que l'éprouvent les mourans. Je me couchai, j'éteignis
la lumière; je passai toute la nuit sans dormir, sans bouger;
au moindre mouvement, il me semblait que mon cœur allait
se briser. J'étais comme livrée à une force qui me protégeait
contre l'excès de mon mal, qui m'empêchait de remuer, qui
m'empêchait de penser. Dans une passivité absolue, j'entendais
l'écho des paroles de Philippe et des miennes; elles frappaient
dans ma tête comme des coups de marteau ; je les subissais.
l'oubliée. 335
incapable de les maîtriser ou de les dépasser par une réflexion
quelconque. Depuis, je me suis dit que cette torture morale res-
semble beaucoup à une torture physique. L'intelligence ne peut
rien contre. On est pris, happé, solidement mordu, mâché et
remâché pendant des heures. On a beau se faire petit, soumis,
se tenir coi : la machine à supplice est là ; elle travaille avec
toutes ses dents ; on dirait qu'elle vous tient par les pieds, par
les mains, c'est horrible!...
Le matin, comme je ne bougeais toujours pas, Danielle
entra plusieurs fois, s'informant de ma migraine avec un air
dolent. Je me rappelle que le son de ma propre voix m'étonna
quand je lui répondis, tellement il était sec et changé. Et je me
dis : 'c Voilà, c'est fini, je ne suis plus jeune, je prendrai l'ha-
bitude de n'être aimée par personne. Je parlerai probablement
toujours comme cela. »
Vers midi, je m'habillai rapidement et je sortis. En ren-
trant le soir, je dis à Danielle : « M. Hrunel est venu me voir.
Il lui est arrivé beaucoup de choses pendant la guerre. Il a été
blessé. On lui a coupé un bras, et puis il s'est marié. » Il me
sembla que les cris de cette femme si bonne allaient me rendre
folle. J'aurais eu moi-même tellement besoin de crier ! Je lui
dis : (( N'y pensez plus, Danielle. Si vous saviez comme je suis
décidée à l'oublier! » Moi qui n'avais jamais dissimulé! Moi
qui avais pleuré dans ses bras après la mort de maman !
Des trois jours qui ont suivi, je garde un souvenir confus.
Je sais que de ma vie je n'avais autant marché. Chose bizarre,
je n'avais jamais non plus tant regardé autour de moi tes
figures, les objets, les vitrines des magasins. As-tu remarqué
comme cela vous entre dans la cervelle, ce qu'on voit quand^on
souffre? Chez le dentiste par exemple?... Je me rappelle dans
les moindres détails une crémerie où j'ai déjeuné. Le guéridon
de marbre, les chaises peintes au ripolin vert, un groupe
d'étudians étrangers qui étaient assis à une table voisine, par-
lant une langue rauque et riant fort, et la tenancière, et la
petite servante qui subrepticement doubla pour moi la portion...
J'avais évidemment la figure de quelqu'un qui souffre de la
faim. Il faisait bien noir et bien sale, cette semaine d'avant
Noël, je ne sais si tu te rappelleras — et quels visages on
rencontrait, terreux, soucieux, harassés, avec toujours les
mêmes plis flasques et tristes des narines à la bouche, et puis
33G REVUE DES DEUX MONDES.
de temps en temps dans la masse une jolie femme, une créa-
ture tout à fait d'une autre espèce que les autres avec des joues
roses, des dents brillantes, une manière vive et légère de remuer
la tête, un air content. Chaque fois que j'en voyais une, je
me demandais si elle ressemblait à la femme de Philippe et
les mots qu'il avait dits, — les mots les plus cruels, — me brû-
laient plus fort : « Elle a besoin d'être très ménagée en ce
moment. »
Un soir, j'entrai à la Sorbonne, où Max m'avait emmenée
deux ou trois fois entendre un cours qui le passionnait. Je vis
ane queue de gens qui se pressaient à la porte d'un amphi-
théâtre, je me rangeai parmi eux et j'entrai. Le cours était
justement de ce professeur qu'aimait Max et de qui ses lettres
nous parlaient presque chaque jour. Quand il entra, maigre et
grisâtre derrière l'huissier, il me fit l'elïet d'une espèce de man-
nequin, le reste, l'ombre d'un homme. Autour de moi j'enten-
dis des jeunes filles qui chuchotaient, je compris qu'on le
plaignait d'avoir perdu son fils unique. 11 parla d'histoire
grecque pendant une heure, d'une voix morte, mécanique ; il
n'y avait pour l'écouter que des femmes et quelques étrangers
dépenaillés. Je n'avais encore rien trouvé qui fût aussi triste.
Gela m'apaisa. Il y a des momens où l'on arrive à se reposer
dans sa douleur comme un nageur qui fait la planche. On ne
cherche pas autre chose. On ne se représente plus qu'il existe
autre chose ; on est là tranquille, baigné dans un fluide sombre
qui pénètre jusqu'au dernier repli. Les résistances du dedans
cèdent, les palpitations meurent, et on croit alors que c'est fini
de se débattre, qu'on a vraiment renoncé. D'ailleurs, je te dirai
qu'à aucun moment je n'ai senti de révolte. Oh ! je vois bien
que je ne ferai jamais une révoltée ; je n'en ai pas l'étoffe. Mais
le plus dur pour moi, c'était de comprendre, de me mettre les
faits dans la tète, de les planter à la racine même de ma vie
intérieure qui était tout entière l'amour de Philippe.
J'errais au hasard ; je regardais toutes les figures ; je regar-
dais surtout les mutilés dont chacun était pour moi comme
une ombre de Philippe, et j'étais épouvantée d'en rencontrer
un si grand nombre. J'entrais dans les églises; plusieurs fois je
m'arrêtai à Notre-Dame. Je m'appuyais au pilier du transept
et je regardais la rose Nord, qui est si triste, froide, ensanglan-
tée, glorieuse, comme une promesse de paradis suspendue très
l'oubliée. 331
loin au-dessus des plaies humaines. Et le froid de la pierre
insensible contre mon épaule me faisait du bien.
Un après-midi, je me trouvai au bord d'un grand cime-
tière; je crois que c'est le cimetière Montparnasse. J'y entrai;
j'y restai longtemps ; il neigeait; personne n'était venu chez les
morts par un si vilain temps. Il me semblait que j'aurais donné
tout au monde pour me retrouver à Vouziers sur la tombe de
maman ! En sortant, à la nuit tombante, je vis, contre le haut
mur tapissé de lierre, un homme et une femme qui s'embras-
saient. Je les regardai, là, si près des morts, eux qui étaient
comme j'avais été moi-même quelques jours encore aupara-
vant : des gens livrés au transport, des gens pour qui la mort
n'existe pas! C'étaient un soldat en uniforme boueux et une
femme misérable. Combien de temps avaient-ils été altérés l'un
de l'autre? Ils n'ont pas bougé pendant que je passais; je n'ai
pas vu les figures, mais j'ai senti la passion de cette pauvre
femme, la tension de tout son maigre corps immobile. Elle
était suspendue comme l'alouette au sommet de son élan. Bien
sûr, ils ne savaient plus qu'il faisait froid et sombre ; ils
n'étaient plus pauvres ; tout était beau pour eux. Je m'en allai,
me croyant calme. Ces choses-là me faisaient mal comme un
poison qui ne se révèle que peu à peu.
Je rentrai; je trouvai Danielle les yeux rouges d'avoir
pleuré, qui me couchait et me montait du bouillon.
Un dimanche vint, le quatrième dimanche de l'Avent qui
était aussi la veille de Noël. Un grand désir avait surgi en moi
devoir cette jeune femme qui est maintenant la femme de Phi-
lippe. J'avais beau souffrir, je n'arrivais pas à croire tout à fait
à la réalité. Il y avait quelque chose en moi qui n'y croyait pas.i
Je te l'ai dit, j'avais tellement pris l'habitude d'un recours inté-
rieur à mon fiancé. J'avais avec lui une vie de rêve qui pen-
dant deux années et demie avait fini par équivaloir presque à
une réalité. Je fermais les yeux et il était dans la chambre; je
pleurais et il appuyait ma tête sur son épaule. J'avais eu ainsi
avec lui une vie de tendresse complète et de toutes les heures,
si intense que je me disais quelquefois : u Quand nous serons
réunis, ce ne sera pas plus doux. » Alors, tu le comprends
bien, cette habitude restait : c'est comme quand on est assis
près d'un mort, on croit toujours le voir respirer. Et je pensais :
« Si je le vois avec sa femme, ce sera fini. »
TOME XL. — 1917. 22
à38
REVUE DES DEUX MONDES.
Il m'avait dit qu'elle était pieuse, et lui-même avait l'habi-
tude d'aller à la messe. Nous y étions allés ensemble; nous
l'avions suivie deux ou trois fois, l'un à côté de l'autre, très
attentivement. J'ai toujours eu l'impression qu'il n'avait pas
beaucoup de foi, mais les clioses de l'Eglise lui plaisaient. J'ai
voulu essayer de les apercevoir à la messe où je ne doutais pas
qu'ils n'allassent ensemble, — et tard probablement, — puis-
qu'elle était (( très à ménager. »
J'allai pour la messe de onze heures à Saint-Jacques-du-
Haut-Pas. Ils n'y vinrent pas.
J'attendis encore : à midi ils arrivèrent; je le vis, lui,
marchant derrière elle dans le jour pâle et comme filtré de
cette église. Une grande jeune femme, — oh! Adrienne, — ■
tellement jolie, mais pas comme les jolies femmes qui n'ont
pas l'air de la race humaine! — de longs yeux bruns, de longs
cils sur des joues mates, et un beau nez recourbé. Elle portait
un chapeau noir dont le bord se relevait en arrière sur *
un chignon châtain, brillant et parfaitement ordonné; une
jaquette de loutre, un manchon gris. Ceci me montra que le
ménage de Philippe était plus fortuné que je ne l'eusse fait.
Elle marchait bien, d'un pas long, aisé. Sa ligure était sérieuse,
tranquille, avec une expression de douceur et de réserve. Je la
suivis des yeux et m'inslallai dans le bas-côté à un endroit d'où
je voyais son dos mince, son beau chignon et, de trois quarts,
sa joue pâle. Lui m'était presque caché par le grand chapeau
noir. Elle suivit toute la messe, et quand je vis comme elle
priait, je me mis à prier moi aussi, à demander la force
d'accepter cela et de vivre selon ma destinée.
A un moment, je la vis s'incliner un peu vers Philippe en
montrant du doigt une ligne sur son livre : quelque texte qui
l'avait frappée. Je conçus à quel point elle était heureuse;
cette sensibilité de Philippe si fine, si vibrante qui sait répondre
à tout, elle pouvait y faire passer chacune de ses pensées. Et
elle avait déjà dans ce simple geste un tel air de sécurité! On
eût dit qu'il était à elle depuis toujours. J'eus l'impression
qu'elle me démontrait en toute douceur, eu toute bonne foi, et
invinciblement, que je n'avais jamais existé. Et pourtant, je la
plaignais un peu du mal qu'elle m'avait fait, — que je n'aurais
voulu faire à personne, — ni elle non plus sans doute...
La messe achevée, ils sortirent; je les suivis du regard dans
L OUBLIEE.
339
la colonne qui se pressait vers la porte; puis je sortis, je les
vis descendre les marches; elle l'arrêta, ils se sourirent; elle
entr'ouvrit son pardessus, glissa ses doigts dans la poche de son
veston et en tira quelques sous qu'elle mit dans la sébille d'un
mendiant. Ils s'éloignèrent et je ne les suivis pas davantage.
Je les avais vus; je comprenais mon malheur. Il avait
rencontre' une femme beaucoup plus belle que moi, meilleure
aussi probablement. Ils s'étaient aimés; peut-être même était-ce
le cœur de la jeune fille qui s'était ému le premier... Alors,
c'était inévitable, n'est-ce pas? Celle qu'on sacrifie, ce ne peut
pas être celle qu'on aime.
J'étais brisée de fatigue, je me sentais faible; ma douleur
sommeillait lourde, énorme, mais tranquille au dedans de moi.
L'après-midi, je retournai à l'église, — une autre église, —
j'entendis vêpres, le salut, un long sermon, tout cela du fond
d'une torpeur d'épuisement. Je pensai à maman comme, du
, temps où je la soignais, je pensais à Philippe, — avec cette
même impression de me jeter dans un refuge hors du monde.
Je n'avais pas le courage de porter mon regard en avant vers
aucune forme d'avenir, mais il me semblait déposer toute ma
vie, une seiile masse indistincte de douleur, sur les genoux de
ma pauvre maman. Je pensais que personne n'aurait jamais
pitié de moi, hormis elle, du fond de son éternité. J'appelais sa
main sanctifiée sur ma tête vaincue. Ahl j'aurai Jean, oui; je
ne l'avais pas encore retrouvé à ce moment-là; maintenant je
sais qu'il est au front; nous nous écrivons. Mais il ne saura
jamais ce que j'ai souffert. Peut-on dire ces choses-là à des
garçons? Leur propre vie est trop jeune, trop abondante pour
qu'ils soient capables de pitié.
Et alors, mon amie, je revins sur le passé. Je me dis :
« Personne n'aura pitié de moi; mais de qui ai-je eu pitié?
à peine de maman! » La parole d'agonie du Seigneur se pro-
nonçait dans mon esprit : « Eh quoi ! vous n'avez pu veiller
une heure avec moi!... » Je compris qu'elle était pour moi
d'une vérité effrayante. Moi qui ai passé tant de nuits au chevet
de maman, je me demandai quand j'avais vraiment veillé avec
elle, pris ses douleurs pour moi, compati, comme je la suppliais
maintenant de compatir. Je le vis clairement : quand je m'ingé-
niais à la soulager, je cherchais à repousser la souffrance de
l'entendre gémir. Son martyre ne m'était pas immédiat. Je
340 REVUE DES DEUX MONDES.)
continuais toujours de penser à Philippe, à mon amour, de
sentir cette béatitude qui frôlait perpétuellement mon âme...
Et enfin j'arrivai au souvenir de l'heure que je t'ai dite, cette
heure terrible d'égoïsme et de frénésie. Je goûtai l'humiliation
la plus profonde. Je compris que mon cœur trop cupide avait
mérité son désastre. Et l'idée me vint que peut-être ce serait
mon sort, mon utilisation, que de rester simplement par ma
douleur même un être qui croit à la douleur et qui a pitié.
Je partis lentement; j'avais à peine mangé depuis six jours
et j'étais très faible. Je crois que si quelqu'un m'avait tendu la
main pour m'y appuyer, je l'aurais acceptée. Il n'y avait pas de
voiture et le soir était froid. Je rentrai à pied, je me couchai
et, pour la première fois depuis la visite de Philippe, je
m'endormis d'un sommeil calme et sans rêves.
Vers deux heures du matin, je m'éveillai. C'était la nuit
de Noël et l'heure où autrefois nous rentrions à la maison,
maman, mes frères et moi, après la messe de minuit. Je ♦
m'assis brusquement; j'étais très réveillée, toute tendue, sans
aucune fatigue. J'avais l'impression qu'il y avait quelque chose
à faire, une décision à prendre, une espérance à embrasser;
je sentais que c'était fini maintenant d'errer et de me
consumer en pensant à moi. Et cependant je ne savais pas du
tout ce qui allait arriver. Mon cœur battait à grands coups
espacés. Pendant quelques secondes, je restai ainsi, les yeux
ouverts, dans le noir, et puis je sentis monter du fond de moi-
même l'image de cet orphelin de Vouziers, ce petit Léonard
Seulin, avec sa figure d'abandon, ses yeux où le froid de la mort
est entré. Comment l'ai-je si bien revu après l'avoir tellement
oublié? Je me dis : « C'est cela, c'est lui; voilà ce qu'il faut que
je fasse, » et j'éprouvai une grande joie.
Le soir de ce jour de Noël, le soir même, je repartais pour
Annemasse, laissant Danielle à l'hôtel. Je retrouvai tout de
suite la jeune femme qui, à notre arrivée, avait pris soin des
petits orphelins de notre convoi. Je lui dis pourquoi je venais et
comment je m'étais décidée. Elle ne parut pas étonnée. C'était
une charmante personne, la femme d'un pasteur; elle avait un
visage heureux et sérieux plein d'innocence, un visage de bon
augure. Elle m'emmena vers la maison où était logé Léonard
Seulin, chez une bonne paysanne de Savoie, avec six autres
petits orphelins rapatriés comme lui. La maison était un peu
L OUBLIEE.
341
à l'écart et on. voyait de loin ses volets verts an milieu d'un
immense champ de neige. Nous entrâmes; les enfans jouaient
dans la cuisine; ils étaient tous propres et bien vêtus. Léonard
était le dernier arrivé. Dix jours à peine s'étaient écoulés
depuis que nous étions descendus ensemble sur la place d'Anne-
masse. Aucun des autres ne portait sur son visage cette expres-
sion fixe d'étonnement et de tristesse. II me reconnut, mais ne
me sourit pas. Je lui demandai s'il voulait venir avec moi pour
ne plus jamais me quitter. Il me regarda de ses yeux graves et
hochalatète.En quelques heures, les premières formalités furent
accomplies, j'avais le droit d'emmener Léonard. Nous étions à
Paris le 28 au matin. Daniclle n'a pas été bien contente...
Toutes deux se turent et se regardèrent. Adrienne Estier
demanda :
— Tu veux le garder toujours ?
— Naturellement.
— Tu l'aimes?
— Oui, j'ai ce bonheur. Je l'aime plus intimement chaque
jour. Quand nous sommes seuls ensemble, et que la pensée de
notre commune misère et faiblesse m'accable, je prends sa
petite tête entre mes mains, et je sens alors que cette pauvre
petite miette d'amour dont nous faisons notre nourriture, lui et
moi qui avons tout perdu, suffit à nous tenir en vie, mêlés à
limmense communion des êtres qui s'aiment. Pour un cœur
qui s'est cru retranché du milieu des vivans, c'est une résur-
rection.
— Denise, prends garde ; tu es bien jeune encore, quoique
tu ne t'en doutes pas I et si aimante! L'amour ressuscite,
comme tu dis, dans le cœur, le vrai amour, celui de la fiancée
pour le fiancé. Ne te crée pas un devoir trop absorbant.
Denise secoua son index devant sa petite figure aux yeux
intenses.
— Non, dit-elle, cela, non! Si Philippe m'avait repris sa
parole après un mois ou deux de fiançailles, je te dirais : peut-
être... Quoique... un tel charme! est-ce qu'on ne resterait pas
empoisonné pour toujours? Mais j'ai trop vécu de lui, en lui,
pendant ces trente mois de silence où je lui ai donné tout ce
que j'avais de passion dans l'àme. Ce qui se passe dans cette
profondeur de désir et de souffrance, rien ne peut plus l'effacer.
Non, vois-tu. Non,
342 REVUE DES DEL% MONDES.)
Il y eut un silence, puis Denise reprit : « J'en adopterai
d'autres, plus tard. Un seul, ce n'est pas assez I — et puis, je
l'aimerais trop, je finirais par lui devenir un fardeau... »
Denise se leva pour partir et lorsqu'elle eut fermé son
manteau, elle saisit les mains de son amie :
— Adrienne, ramène-moi jusqu'à l'hôtel, je t'en prie. Cela
m'a fait tant de bien de le parler, tu ne te figures pas ! On a
besoin d'un témoin, de quelqu'un qui vous voie. Gela vous
donne de la force. Je sens que maintenant j'en ai pour faire
une chose que je n'ai pas encore faite. Mais si tu me laissais
aller seule, je ne sais pas, peut-être que je ne pourrais plus.
Sans faire de question, Adrienne remit son chapeau, sa
jaquette de fourrure. Elles partirent ensemble. Il était tombé
de la neige dans la journée et la lune bleuissait les rues désertes.
En chemin, Denise dit :
— C'est bon de respirer, dis, Adrienne? L'air a un goût de
neige. Je sens cela maintenant comme si je m'étais relevée de
mon cercueil.
— Oui, mon petit.
— Le croirais-tu, reprit Denise, depuis que j'ai revu Phi-
lippe, j'ai vécu d'abord dans de telles transes, puis j'ai traversé
une lutte si dure pour n'être pas tout simplement écrasée de
chagrin, pour sauver ma vie, mon âme, que je n'ai pas versé
une larme, pas une seule. J'ai passé du désespoir à l'action
presque sans détente, sauf dans cette nuit de grâce, cette nuit
de Noël! Il y a eu des jours où j'aurais bien voulu pleurer, —
maintenant plus. J'ai renoncé à cette douceur. Et voilà ce que
j'aime : c'est cet air affilé de la nuit, c'est cette lumière calme
et impassible de la lune qui me fait froid dans le cœur à l'endroit
qui a été si longtemps brûlant.
* *
Elles arrivèrent à l'hôtel Corneille. Denise passa la première,
conduisit son amie à travers le vestibule à demi éclairé qui
sentait la cuisine, — puis par l'escalier, — et, par un long
couloir obscur et feutré, à sa chambre. Elle alluma l'ampoule
électrique qui pendait au plafond. « Danielle ! » appela-t-elle.
Une porte s'ouvrit et une grande l'emme osseuse qui avait de
beaux eheveux gris brillans peignés en arrière de son front
ridé, entra dans la pièce. Une lueur éclaira sa figure soucieuse
L OUBLIEE.
343
et ses petits veux ^ris vert enfoncés sous des sourcils épais.
— Mademoiselle Adrienne ! s'e'cria-t-elle.
Adrienne lui serra la main.
— Tu l'appelles mademoiselle, dit Denise, et elle est mère
de famille !
— Mademoiselle Adrienne! reprit la vieille servante, pas
possible!
— Mais si, Danielle, et j'espère que vous viendrez voir mon
poupon.
— Le'onard est couché? demanda Denise.
— Oui, mademoiselle.
— Viens le voir, dit Denise à son amie. Danielle, s'il te
plaît, allume le feu dans ma chambre.
Les deux amies passèrent dans la pièce voisine. Au pied du
lit de la servante, il y avait un lit d'enfant où le petit garçon
en chemise blanche était encore assis, la figure tournée vers la
porte.
Adrienne conçut avec un peu d'ironie triste le détail de
celte timide maternité de jeune fille. Elle pensa au gros poupo'h
qu'elle installait chaque matin sur son oreiller et dont elle
baisait les petits pieds roses. Denise avait toujours été très
pudique; — nerveuse et passionnée comme elle l'était, elle
devait passer une partie de ses nuits à penser à l'enfant.
Adrienne se la figurait glissant jusqu'à la porte, pour écouter
s'il respirait bien et ne faisait pas de cauchemar, — mais elle
aurait cessé d'être elle-même si elle avait pu se résoudre à le
coucher dans sa chambre. Ce petit garçon les regardait de ses
yeux pleins de silence. Il était singulièrement beau; la lumière
électrique éclairait d'un jour dur son front lisse sous d'épais
cheveux, son nez droit, sa nuque fine et cambrée, creusée d'un
sillon où s'enfonçait une mèche drue, ses petites mains pâles
où se modelaient encore les fossettes de la première enfance.
— Pourquoi parle-t-on toujours de la beauté des femmes?
dit tout bas à Denise la belle Adrienne, quand il y a ces
êtres-là !
Denise embrassa Léonard et lui dit quelques mots à l'oreille.
Adrienne s'approcha souriante et dit : « Bonjour, Léonard. »
L'enfant levait vers elle ses larges et tristes yeux, sa bouche
taciturne. Sans résistance, il se laissa caresser la main. Quand
elles s'en allèrent, il eut une expression d'angoisse; il tira la
344
REVUE DES DEUX MONDES.
manche de Denise : « Pas toi, marraine. Reste ici. » Denise
lui baisant le front dit tout bas : « Marraine revient tout de
suite. » Il y avait un rayon dans ses yeux quand elle entra
derrière Adrienne dans sa chambre. Danielle levait la trappe
sur une ilambe'e de bois; elle se retira. Denise ouvrit un tiroir
dans une table d'acajou : elle y [)rit un portefeuille.
— Tu devines, dit-elle : ce sont ses lettres. J'en ai vingt-
deux. J'ai tout risqué pour les emporter avec moi. Une petite
servante qui devait partir dans notre convoi a été retenue pour
avoir mis dans sa malle une photographie de sa maîtresse
morte, au bas de laquelle il y avait écrit : «Souvenir. »
Quelle folie, n'est-ce pas? J'allais à lui, et il fallait que je
risque mon bonheur pour ne pas me séparer de ses lettres! Je
les avais cousues dans le fond de ma malle entre la toile et
l'osier. A la façon dont on a visité nos bagages, on aurait dû
les trouver vingt fois! Quelle folie!...
Eh bien ! tu vois, je n'ai pas encore eu le courage de les
détruire. Je ne les relis pas, mais je sais qu'elles sont là, et
tant qu'elles y seront, je n'aurai pas vraiment accepté ma vie.
Tiens, Adrienne, je n'ai pas la force; mets-les dans le feu !
Elle déposa entre les mains d'Adrienne Estier le paquet de
feuilles minces et crissantes, couvertes d'une fine écriture
d'intellectuel; et, ouvrant la fenêtre, elle s'accouda à la
balustrade.
Deux ou trois minutes s'écoulèrent dans un silence absolu.
Puis Adrienne posa ses doigts sur l'épaule de son amie et dit
tout bas : <( C'est fait. » Denise ne bougea pas, et Adrienne se
penchant vit à travers le voile de crêpe le profil blanc et crispé
levé vers la lune, le bout des ongles appuyé contre les dents.
Tout à coup, Denise chercha la main d'Adrienne, la porta à
sa bouche, y colla passionnément ses lèvres, (c IVlerci, balbutia-
t-elle, laisse-moi. C'est fini maintenant. Eteins la lumière en
sortant, je t'en prie. Merci, merci! »
Camille Mayran.
VISITES AU FRONT
SUR LE FRONT ANGLAIS
(JUIN 1916)
II(^)
QUELQUES METHODES
On nous emmène loin pour nous montrer une base. C'est l'un
des ports de mer, riches en docks, casernes, dépôts, ateliers, où
la force britannique se pose, s'assemble et s'organise avant de
monter vers le front.
Une telle visite, parait-il, est indispensable; on nous l'a
répété, et j'ai senti que les Anglais sont très fiers de ces bases.;
Nous ne devrions penser qu'à ce que nous allons voir; mais,
tout de même, comment ne pas regarder ce morceau de France
que nous traversons si vite? C'est la veille de l'été, le moment
parfait de l'année, et tout semble plus merveilleux quand on
vient de voir l'un des pays brûlés de la guerre.
Je ne connaissais pas cette province de notre extrême Nord.
C'est une Normandie plus fine, plus élégante et grave ; c'est une
Bretagne plus riche et plus claire. Partout, comme en Bre-
tagne, le mouvement profond de la roche se laisse percevoir,
(1) Voyez la Revue du l" juillet.
346
REVUE DES DEUX MONDES.
soulevant le pays par grandes ondes, et l'aibrc, h mesure que
l'on avance vers la mer, se profile en silhouette pathétique,
penché, hérissé, comme s'il avait grandi dans la peur et l'émoi
du vent. Un ciel bas, d'un gris tendre, des pinceaux de rayons
brumeux, posant sur le pays de pâles traînées d'argent : des
éclairages de Finistère. Que tout cela est intime, pénétré de
sentiment! Comme on aimerait s'arrêter, écouter le silence, se
replier dans le recueillement de tout ce paysage ! Admirable
variété de la France I Par contraste, dans cette campagne qui
touche à la mer du Nord, je songeais à la Provence, aux fastes
païens du soleil, aux grands décors de la montagne, au bord
d'une autre mer.
Saint-Omer passée, pendant des lieues et des lieues, rien qui
rappelle la réalité d'aujourd'hui. Pas un soldat, pas un charroi
de guerre. Toujours les mêmes villages, dont les maisons roses
sont fleuries de roses, avec le luxe anglais, flamand, des jar-
dins. Toujours les blés, les prés de luzerne et de trèfle, et de
loin en loin, un Ilot de grands arbres, un bois sombre où, dans
l'ouverture d'une avenue, se révèle, un instant, une façade de
château, grise, élégante, toute française, comme les lignes
de cette noble et sobre contrée.
Comme nous approchions de notre but, le pays s'est rasé, en
se faisant plus vaste, plus triste et plus froid. Des voiles
troubles, des franges lointaines de pluie sont descendues du
ciel, dans l'Ouest. On ne distinguait pas la mer, perdue dans
l'universelle grisaille, mais on voyait la terre finir en horizon
trop bas, échancré sur le vide : ligne étrange, relevée tout d'un
coup sur la gauche, en promontoire pâle et nu qui fuyait et
fondait dans une brume. Alors la ville apparut, sombre, sous
des fumées industrielles : toits de briques, lignes de corons
autour des Vieilles nappes d'ardoises, et au centre, de sombres
monumens du Moyen âge, le befïVoi bruni par le temps, que
l'on voit de la mer et qui servit de repère aux marins d'au-
trefois comme à ceux d'aujourd'hui.
*
Ce que vous montrent les Anglais ne parle guère aux yeux.
Rien, sur ce vaste quai, qui rappelle les foules et les agitations
pittoresques de la Joliette. Il est désert : une longue perspective
entre des silhouettes de bateaux non moins déserts, et d'immenses
SUR LE FRONT ANGLiilS.i 347
iiangars. De l'autre côté de ces hangars, une large voie de che-
min de fer, de multiples rails. Le bateau, le quai, le magasin, le
rail, si on les représentait par quatre traits contigus et paral-
lèles, ce schéma donnerait le dispositif primordial d'une base.
Cette surface vide d'un quai où passent les approvisionne-
mens quotidiens d'une armée, c'est peut-être le plus frappant
de tout ce que l'on vous montre dans ce port. Dans les docks,
des milliers de caisses sont rangées par ordre de matières,
comme les livres sur les rayons d'une bibliothèque. Mais le quai
est comme le bureau qu'un travailleur méticuleux s'applique-
rait à maintenir toujours net. Chaque objet y arrive, étiqueté
de chiffres qui correspondent à tel magasin, à telle travée du
magasin, à tel rang de la travée. A mesure que les hommes du
bateau déchargent, les hommes des docks enlèvent; la vitesse
du premier travail est exactement calculée sur celle du second.
Et défense à ceux-là, nous explique-t-on, de poser un colis sur
un colis : ce serait un encombrement qui commence. Le prin-
cipe, c'est que, pour ne pas gaspiller de temps et de travail à
lutter contre le désordre (qui croit de lui-même, aussitôt qu'il
s'établit), le mieux est de l'empêcher de naître.
Nous entrons dans le magasin des biscuits. Il est immense,
aussi désert que le quai. Dans ces longs couloirs, sous les colon-
nes symétriques de caisses qui montent là haut dans l'ombre,
on marche avec respect, comme dans une cathédrale. C'est ici
l'apothéose du biscuit : on n'imaginait pas qu'il put atteindre
à ces proportions. Des lettres et numéros répètent la classi-
fication d'un catalogue. Dans cette solitude, l'ordre semble
absolu, définitif comme dans une pyramide de Pharaon, scellée
pour l'éternité. Mais par les portes de droite, on aperçoit des
cheminées fumantes de bateaux; par celles de gauche, des
locomotives et des wagons.
On nous montre une boulangerie militaire : neuf cents
ouvriers; cent vingt mille pains par jour. Tout est pur et blanc :
les tables où l'on pétrit la pâte qui circule par des glissières,
d'étage en étage, en immense ruban; les vêtemens des boulan-
gers, autant que la farine. Toujours l'impression de simplicité,
de rigoureuse précision. Cas mitrons au visage bien rasé
semblent aussi pareils et battant neuf que les soldats que je
regardais l'autre jour débarquer, que tous ceux que j'ai vus
348 REVUE DES DEUX MONDES.;
depuis, dans les camps et cantonnemens. Une certaine perfec-
tion étant donnée, acceptée, comme type et diapason, il semble
que l'Anglais mette sa conscience et sa fierté à y rester conforme,
— tuned iip, comme ils disent, sans baisser de ton dans son
effort et sa tenue; et cela par une lutte vigilante, incessante
contre tout ce qui tend à défaire et affaisser les choses, à les
déjeter hors de la norme et de la direction voulues.
Nous allions conduits par le maître boulanger. Petit, rose,
digne, tout vêtu de ffanelle blanche, il paraissait figé dans son
respect des étrangers et de l'officier, aussi bien que dans son
respect de lui-même, dans le fier et sérieux sentiment de son
grade et de ses fonctions. 11 était 0ie man in charge, et il pré-
sentait ses ateliers, ses hommes, son travail, à un officier, à
des visiteurs qu'il jugeait, évidemment, d'une autre espèce
sociale que la sienne. Car son attitude n'était pas seulement
militaire : on reconnaissait l'Anglais qui se dit qu'il sait sa
place (^if^o knows his own place, — loho knows his belters) dans
une hiérarchie de castes. J'essayai de causer avec lui, de le
faire sourire, sans réussir une seule fois à le détendre. L'officier
lui parlait du ton précis voulu par la discipline et l'étiquetle,
n'omettant jamais de lui donner son titre : Master Baker ! Lui,
n'appelait ses hommes que : Bakersl
Nous allions de salle en salle. A l'entrée de chacune, il s'ar-
rêtait, raide, pour lancer, d'une voix qui nous secouait, le
commandement: Bakers,shun! (Boulangers, fixe!) Cent mitrons
enfarinés se dressaient dans la position du Garde à vous!
L'officier jetait négligemment son : Carry on! (Continuez!) et
le travail reprenait, rapide, exact, comme d'une parfaite
mécanique.
Puis ce fut un bateau-hôpital. Il était entré la veille, et
attendait l'arrivée du train sanitaire. On eût dit qu'il n'avait
jamais servi, qu'il sortait d'une boîte avec tout ce qu'il conte-
nait, y compris le médecin-chef, aussi net et luisant dans la
simple richesse de son kaki et de ses cuirs, que le vernis des
murs, l'acier des instrumens et la blancheur glacée des lits à
suspension. Il s'excusa beaucoup du quadrillage d'un certain
linoléum : « On le lave plusieurs fois par jour, mais ça n'est
pas ça. Il devrait être tout blanc; j'y verrais un grain de
poussière. »
SUR LE FRONT ANGLAIS. 349
On nous montra beaucoup d'autres choses : magasins de
conserves et viandes frigorifiées, tout un village de bois, dont
chaque bâtiment contient telle série de pièces pour fusils ou
mitrailleuses, tel article de métal nécessaire à l'équipement du
cheval ou du soldat, et d'où plusieurs trains partent chaque
jour pour le front. Et puis d'autres cités improvisées : ateliers
de réparations pour canons, autos, harnais, masques, vêtemens,
chaussures, — combien épaisses, celles-ci, de cuir souple et
copieux, plongées en des bains d'huile! En ces derniers bazars,
la population est surtout française et féminine : dix-sept cents
ouvrières de la ville, dirigées par des surveillantes d'outre-
Manche, et qui besognent en chantant.
Un ignorant n'oserait décrire ces travaux. Mais au cours
d'une telle visite, une chose est remarquable : tout ce que l'on
voit, et qui fut œuvre de l'Etat, de ses militaires et fonction-
naires, semble conçu, mené par des industriels et des commer-
çans. Par exemple, chaque boite de conserves et de biscuits,
chaque caisse de quincaillerie apporte un prospectus. Chaque
pain de la boulangerie porte la marque d'un certain four et
d'une certaine équipe. Les tanks eux-mêmes portaient, nous
dit-on, le nom et la réclame du fabricant. Les ateliers de cor-
donnerie sont dirigés par des patrons et cordonniers de Leicester.
Nul objet neuf n'est envoyé que contre remise de l'objet usé et
peut-être réparable. On retrouve ce que l'on a tant de fois noté
chez les Anglais : des habitudes et méthodes qui sont d'un
peuple commerçant, formé, cent ans avant tous les autres, au
régime que Spencer appelait industriel.
Voilà le trait qu'il ne faut pas oublier, si l'on veut compren-
dre l'organisation anglaise de la guerre : au cours du xix^ siècle
chez nos voisins, les activités dominantes furent de l'ordre privé
— celles du négoce et de l'industrie, qu'aiguillonne le sentiment
de la libre concurrence. Parce qu'elles occupaient le plus grand
nombre d'hommes, elles ont donné le ton aux autres, et notam-
ment à celles de l'État. Or, le propre de ces activités, c'est de
tout subordonner à cette fin pratique : le succès du travail.
Une idée les commande, celle du rendement, de rolTicacité.
Efficiency (on sait la valeur moderne ce mot), c'est le critère
auquel on juge un système, une administration, un homme, —
un fonctionnaire. Ce critère, la guerre l'impose aujourd'hui à
350 IlEVUE DES DEUX MONDES.)
tous les belligérans ; mais si l'on se rappelle ce que sont en temps
normal, en Angleterre, les postes, les chemins de fer, les télé-
phones, ies tramways, on conclura que, dans ce pays, un service
public a vraiment pour objet de servir le public, de le servir le
plus vite et le plus abondamment possible. Sans doute, à mesure
que l'Etat étend ses monopoles et multiplie ses fonctionnaires, de ■
nouvelles habitudes tendent à s'établir. Mais si les premières
expériences de l'élatisme anglais semblent relativement inoffen-
sives, c'est justement parce que les points de vue, les méthodes et
les rythmes de travail qui régnent au pays du business et de la
libre concurrence ont passé et prévalent encore dans les admi-
nistrations publiques. Par exemple, dans les bureaux de poste,
une chose est frappante : la jeunesse de ce personnel féminin. On
estime, en effet, que pour un travail monotone, et que l'on veut
aussi rapide que possible, la valeur efficace, — efficiency, — est
moindre, au-dessus d'un certain âge, et que la nervosité, l'impa-
tience, cette mauvaise humeur de l'employée, que l'on connaît
trop en d'autres pays, apparaissent plus vite. Too old at forty,
disent les business-men de la Cité. Et le même souci du rende-
ment a conduit à ces méthodes de travail que l'on suit dans
les aLeliers dits u taylorisés. » C'en est une, — supprimer le pro-
duit anonyme, — que l'on observe en cette boulangerie mili-
taire où chaque pain porte le chiffre d'une invariable équipe.
Et c'en est une autre, — ne pas lutter contre le désordre, mais
l'empêcher de naître, — que nous apprenions devant la pers-
pective nette du quai. De telles règles, plus simples dans l'énoncé
que dans l'application, répondent à des problèmes qui se posè-
rent d'abord dans les pays de la production et du trafic inten-
ses. C'est à l'expérience de Londres et de New-York que l'on
dut avoir recours, quand il fallut enfin débarrasser les rues de
Paris d'intolérables encombremens.
Voilà les habitudes générales que les Anglais apportèrent à
l'organisation matérielle de la guerre. En 1914, il s'agissait
pour l'État d'appliquer à cette lutte pour la vie ou la mort
toutes les énergies de travail du pays. Parce que ces énergies,
si massives et depuis si longtemps orientées vers des fins diffé-
rentes, ne pouvaient se retourner tout d'un coup, parce que les
techniciens et l'outillage technique manquaient, il y fallut
quinze ou dix-huit mois. Ce fut long pour ceux qui ne pouvaient
voir que l'urgence; ce fut court, si l'on songe à l'énormité de la
SUR LE FRONT ANGLAIS. 351
tâche. Les Anglais surent tout de suite la mesurer. Ils commen-
cèrent par installer les fondemens de leur machine combat-
tante, non seulement des bases comme celle que l'on nous
montrait en un point de la côte française, mais la base géne'rale
qu'est toute leur île changée en arsenal de guerre. Ils les ont
construits peu à peu, ces fondemens, avec leur conscience habi-
tuelle au travail, avec un souci de la solidité et de la perfec-
tion, — on a dit un luxe, — qui étonna, mais qui n'était que
proportionné à ce qu'ils avaient prévu, dès le début, des dimen-
sions et des durées du conflit. A mesure qu'il se prolonge et
s'exaspère, on découvre l'utilité d'une si riche et minutieuse
préparation. Aujourd'hui, cette partie de la tâche est achevée;
les armées, qu'une activité parallèle et non moins admirable ont
suscitées, peuvent enfin déployer tout leur effort. La puissance
industrielle du pays s'est rassemblée, organisée pour en
nourrir et porter la puissance militaire. Elle se révèle à la
grandeur des camps, à la copieuse richesse des équipemens et.
de l'outillage, à la densité des services et de la circulation à
l'arrière, à l'afflux toujours croissant des canons et munitions,
à ces chaînes infinies de camions, à ces chemins de fer à
double et triple voie, luisans sur leur lit de pierre, apparus à
la place d'une petite ligne économique, et, plus souvent, là où
il n'y avait rien, — à ces terminus en pleins champs, dont les
rails multipliés sous des réseaux de fils télégraphiques, les
grands trains de matériel, de renforts et de Croix-Rouge, les
longues locomotives qui manœuvrent (j'en comptai quinze à la
fois, quelques-unes accouplées, fumant près d'un simple bourg)
rappellent l'approche d'une capitale, les abords noirs et rayés
d'acier de King's Cross et de Saint-Lazare.
L'Angleterre industrielle : il faut en avoir connu quelques
aspects, le pays noir entre Birmingham et Manchester, des
provinces entières, voilées, le jour, d'une éternelle fumée,
éclairées, la nuit, du flamboiement infernal des hauts four-
neaux; il faut avoir vu la Tamise au-dessous de London Bridge,
les perspectives fuligineuses et sans fin de docks, chantiers,
usines, les paquets et chapelets de grands steamers immobiles
et serrés comme les cabs dans Oxford Street; il faut se rappeler
aussi l'histoire de ce monde, son développement continu,
vraiment organique depuis le xviii^ siècle, ses dessous d'éner-
gies spirituelles, sa conscience, ses ardeurs muettes et tenaces
352 REVUE DES DEUX MONDES.
de foi et de de'vouement, son passé religieux, ses facultés
d'adaptation à l'expérience, ses traditions. Alors on entrevoit
la grandeur accumulée et le sérieux de la force que l'ennemi,
refoulé et puis contenu par l'héroïsme français pendant les
deux premières années de la guerre, a senti anxieusement
monter contre lui, et qui se déploie tout entière aujourd'hui.
VOIX DU DIMANCHE
Sur la route d'Arras. De longues formalités de visa nous
ont arrêtés à X, quartier général d'armée, où nous avions
toujours passé trop vite. J'ai pu respirer un peu, par un
dimanche de guerre et de Fête-Dieu, l'air de cette sombre petite
cité recluse dans son bas-fond.
Les cloches de dix heures sonnaient la grand'messe. Impres-
sion curieuse, ambiguë. C'était bien le dimanche d'une vieille
ville de province française, — et je retrouvais aussi l'atmosphère
propre au Lord's Day, en Angleterre, où le sentiment de paix
dominicale se confond avec celui d'une discipline volontaire, —
nationale et sociale autant que religieuse ; une discipline qui,
depuis trois siècles, est un des grands partis pris de la civili-
sation anglaise.
De l'autre côté de la rue, on lisait ces mots :
C hure h of England
Sunday Services
Holy Communion : 7 h. 45
Parade Service : iO h. 30
Evensong : 6 h. 30
Trois services, comme à Eton, comme à Oxford, comme sur
les bateaux de guerre. Mais ici, celui de dix heures et demie seul
est obligatoire, et seulement pour les anglicans, les dissidens
ayant leur culte particulier. (Chacun, à l'armée, porte avec soi
sa religion, — le nom de son Eglise inscrit avec le sien et
celui de son régiment, sur son disque d'identité).
Survinrent deux soldats, au pas plus lent du dimanche,
libres visiblement, mais sanglés, astiqués comme pour une
revue, et qui s'arrêtèrent devant la notice. Un officier passa,
pressé, dont l'épaule portait les trois étoiles d'un capilaine. Jls
se raidirent pour le saluer magnifiquement. Il répondit par un
SUR LE FRONT ANGLAIS. 353
bon sourire et un petit geste amical de la main, qui n'avait
rien de militaire. Je remarquai alors que son col était droit
et blanc, sa cravate noire, et que, par conséquent, c'était un
<( chapelain, » le padre, comme ils disent, qui, j'imagine, se
dépêchait pour son office.
Un peu d'humanité locale reparut sur la place. Une vieille
dame courbée, tenant par la main une fillette tout enveloppée
dévoiles blancs (il devait y avoir à l'église du pays quelque belle
procession fleurie de Fête-Dieu). Ensuite, une autre, jeune, en
grand deuil, accompagnée d'un collégien pâlot, de mine sage,
aux chaussettes bien tirées. Puis, un homme en casquette, dans
une voiture traînée par deux chiens, comme on en voit dans le
Nord. Dans un jardin, un bourgeois taillait paisiblement ses
poiriers.
Un bruit de pas nombreux, martelé, massif, approchait. Un
peloton déboucha, par rangs de deux : un corps d'infirmiers qui
s'en allait au lieu du culte, des Tommies aussi alertes et
solides, exacts et vermeils, aussi conformes au type établi que
tous les autres. Ils avaient tous le même petit balancement
convenable du bras droit, légèrement plié; et du rythme de leurs
pas naissait une ondulation qui traversait régulièrement toute
la souple file.
Je les ai suivis de loin, et quelques minutes plus tard, der-
rière le mur d'une cour, j'entendais monter la calme et pure
mélopée anglicane. Voix solitaire du prêtre, modulée suivant le
rite, marquant les temps des grandes, solennelles phrases qui
supplient. Et puis, grave bourdonnement de cent voix viriles
accordées dans la Confession. J'en savais toutes les paroles, si
belles, articulées fortement, à l'unisson, coupées de pauses. For
we hâve not donc those things which we onght to hâve done. —
And ive hâve done those things which ive ought not to hâve done.
— And there h no health in us.
Singuliers prestiges de celte liturgie... La tonalité n'en est
pas mystérieuse, venue des lointains du monde antique, comme
celle des offices romains, mais elle est vieille, déjà, de plu-
sieurs siècles, et ne ressemble à aucune autre. J'écoutais :
cette psalmodie m'évoquait en images mêlées, inachevées,
ce qu'il y a de plus anglais chez les Anglais. Dimanche au vil-
lage, quand tout le petit peuple rural s'en va sagement
s'asseoir, chaque famille à son banc, suivant les rangs d'une
lOMB XL. — 1917. 23
334 REVUE DES DEUX MONDES.i
ancienne hiérarchie, dans la petite église qui tinte. Dimanche
à Christ-Church d'Oxford, où les étudians en surplis blanc
viennent prendre leur place dans les stalles où passèrent les
générations de leurs aines. Dimanche à Westminster, où la
vibration des orgues et des voix résonne aux voûtes obscures,
passe dans les tombes de tous les rois. Dimanche aussi, sur le
pont d'un grand paquebot de l'Inde. Et toujours cette affirma-
tion d'un ordre fier et proprement anglais. Je savais ce qui se
concentre en ce culte actif et ce qui s'y recrée périodiquement,
par la magie des paroles, des musiques, des rythmes où tous
assemblent leurs voix et leurs âmes, de volonté morale et
nationale.
J'entendis le prêtre donner deux fois le numéro d'un hymne,
et en réciter fortement le premier vers. La polyphonie monta,
pleine, forte, cordiale : on sentait que les hommes chantaient
avec élan, qu'ils y mettaient vraiment tout leur cœur. Ils aiment
leurs hymnes, m'avait dit un officier. Et il ajoutait : Ils y
tiennent comme au roastbeef quasi rituel du dimanche, qu'ils
respectent aussi beaucoup. A rjood Churck and a good fecd,
voilà ce qu'il leur faut ce jour-là. Après quoi, ils ont la satis-
faction de se sentir moralement et physiquement lestés. Par les
prières et les chants articulés en commun, où chacun est porté,
entraîné par tous les autres comme dans une marche, et puis
par la belle nourriture bien servie, ils se trouvent plus solides
et sérieux, plus anglais, plus satisfaits de l'être, rattachés à tout
l'ordre assuré des choses de leur Angleterre.
Mais, à l'église, sous les influences encore une fois répétées
du rite, des vieilles paroles sacrées et cadencées, au-dessus de
cet ordre, plus ou moins clairement ils en entrevoient un
autre, auquel celui-là se suspend et dont il tire sa raison d'être
et son prestige, — un ordre éternel comme les figures d'étoiles,
et qui sert de fond à toutes choses. Vaguement ils ont commu-
niqué avec l'au-delà pressenti dont leur race a tant rêvé, la
Puissance dont procède toute loi, tout devoir, toute discipline,
celle dont l'autorité et, l'on peut dire, le caractère absolu, passent
dans les paroles d'un Kitchener ou du Roi, lorsque ceux-ci leur
demandent, demandent à tout ce peuple, — qui obéit parce qu'il
est sensible à ce caractère, — un grand sacrifice, ou, ce qui est
plus difficile, une privation. Paroles très simples, mais presque
solennelles, tant le sérieux en est profond, — si puissantes,
SUR LE FRONT ANGLAIS.
355
efficaces parce qu'elles participent de la religion, parce que vit,
agit en elles ce principe occulte que Burke voyait au fond de
toute société' organique, et dont nulle logique de construction
rationaliste ne saurait avoir la vertu, car il n'est pas de
raisonnement qui ne soit à la merci d'un raisonnement, rien de
simplement raisonnable qui ne finisse par se soumettre, sous
la pression du sentiment ou de l'intérêt, à des compromis et
diminutions. La religion dit l'absolu. Depuis des siècles, en
Angleterre, elle ne parle que règle, devoir, responsabilité person-
nelle et complète des actes. La foi au dogme peut baisser, mais
le pli imprimé persiste, et beaucoup d'hommes de ce pays sont
encore capables de se tourmenter de « n'avoir point fait ce qu'ils
devaient faire, et d'avoir fait ce qu'ils ne devaient pas faire. »
Et c'est pourquoi, s'il arrive que l'intérêt égoïste l'emporte, il
leur faut trouver des raisons morales pour se tranquilliser et
s'excuser. Mais l'histoire de la guerre atteste que chez le plus
grand nombre, le commandement intérieur du devoir peut tout
se subordonner. Ce n'est point par un sentiment social d'hon-
neur, c'est pour satisfaire secrètement leur conscience, c'est,
comme nous l'écrivait celui de leurs compatriotes qui les
connaît le mieux, a pour ne pas subir, un jour, la punition de
leur conscience, » que les cinq ou six cent mille premiers volon-
taires se sont engagés (1).
Il faut toujours en revenir là : celte civilisation n'est pas de
principe intellectuel et rationnel. D'un certain point de vue,
elle est matérielle. Nul peuple n'a tant demandé et imposé à la
matière. Mais si l'on regarde plus profondément, on voit qu'elle
est surtout morale. Dans le domaine de l'esprit, l'éducation, la
discipline sont faibles; chacun pense, raisonne, écrit presque
n'importe comment : ce qui n'empêche pas le génie, çà et là,
d'apparaître, — il est relativement moins rare que le talent. La
Nature règne, et souvent c'est presque le hasard. Au contraire,
dans le domaine de la conscience, la discipline, qui est la civili-
(1) On se rappelle les proclamations du Roi, avertissant les hommes de
leur devoir. Celles qui recommandaient « aux fidèles sujets » les restrictions étaient
du même style archaïque et quasi religieux. Elles se terminaient par ces mots :
« Nous ordonnons et enjoignons aux ministres de toutes les religions de lire ou
faire lire cette proclamation dans leurs lieux de culte respectifs, dans le Royaume-
Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande pendant quatre dimanches consécutifs. » On
se rappelle que la restriction volontaire de viande fut, dès la première semaine,
de 23 pour 100.
3S6 REVUE DES DEUX MONDES.)
sation, est stricte. Aussitôt qu'apparaît une condition nouvelle
de vie, une nécessite d'adaptation, la question qui se pose
concerne la conduite. Qu'est-ce qui est permis ou défendu? La
réponse est rapide et générale, et tout de suite impérative pour
chacun. Il ne s'agit pas alors de considérer ce que fait le voisin,
ni de compter sur tous les autres pour l'accomplissement de
la tâche, en se disant qu'on n'y apporterait qu'une part imper-
ceptible. Il s'agit de se satisfaire soi-même en obéissant.
C'est par de telles réponses que l'Angleterre a résolu son pro-
blème de la guerre. Devoir de faire la guerre. Devoir pour les
hommes valides de se faire soldats. Devoir pour les autres, pour
les femmes, de travaiilerau service national. Devoir pour chaque
famille de restreindre d'un quart sa consommation de viande.
Les choses que nous devons faire, et les choses que nous ne
devons pas faire, récitaient les voix anglaises que nous écou-
tions monter derrière un mur, dans cette petite ville de pro-
vince, par un dimanche de Fête-Dieu.
LA RUINE d'aRRAS
Arras : 1^ kilomètres, Mont-Saint-Eloi : 9, disait un indi-
cateur.
Au pied du poteau, étranger aux mouvemens de la guerre,
un paysan lisait son journal. Le canon grondait toujours
dans l'Est. A mesure que l'on avançait, on sentait que ces ton-
nerres s'espaçaient, par là, sur une ligne très longue. C'était
comme par un jour de tempête, lorsqu'on approche de l'Océan,
et que, sans le voir encore, on entend les coups sourds de ses
vagues croulant sur une plage infinie. On savait que le duel se
continuait, comme l'assaut de la mer contre la terre, à travers
une suite d'horizons, — vers la Belgique, vers la Champagne et
la Lorraine.
Nous arrivions à la zone que bat l'artillerie allemande, et déjà
dans les vues de l'ennemi. Il fallut prendre un chemin détourné
qui descend à droite entre les blés, — magnifiques jeunes blés
de juin, presque bleus, ondulant comme de l'eau, au petit
souffle matinal. Un ciel vaporeux, frissonnant du chant
innombrable des alouettes, semblait couver de sa moiteur le
mystère de vie qui se poursuivait, malgré la guerre, dans la
paix de ces campagnes mûrissantes. La solitude, la pureté du
i
SUR LE FRONT ANGLAIS. 357
paysage, une impression de liberté dans le matin, parmi de
libres moissons, m'évoquaient le bled infini. On ne croisait,
comme au Maroc, que des files de cavaliers.
L'auto s'est arrêtée pour en laisser passer une qui regagnait
le chemin, en remontant dans la terre lourde, par une pente
raide, d'un ruisseau qu'on voyait au fond de la vallée. Les che-
vaux étaient magnifiques dans l'efTort, la soie des robes ondu-
lant en reflets, avec la contraction des muscles. Les mors, dans
un bref rayon de soleil, étincelaient, tintaient. Les hommes
avaient dû profiter de l'eau pure pour se laver et se frotter
encore. Ils n'en perdent jamais l'occasion. Les jeunes figures,
d'un rose neuf, aux traits bien coupés, regardaient clair et droit
sous les casquettes plates. On sentait leur joie de cette vie rude,
au grand air, dont le désir a excité tant de leurs pareils à quitter
le bureau ou le magasin de la grande ville anglaise pour
défricher le bush en Australie, ou se faire cow-boy au Canada.
Le chemin cessant, on descendait tout droit dans la vallée et
puis on remontait de l'autre côté, par des terrains vides entre de
grands seigles. Tout en haut, on retrouvait la guerre. Les coups
de canon qui n'arrivaient qu'assourdis, dans les fonds que nous
venions de .quitter, semblaient se rapprocher soudain. Deux
flocons obscurs vinrent tacher la grisaille égale du ciel, tout de
suite dilatés, ramifiés, — fumées traînantes, croissantes, comme
le sinistre haillon d'orage qui pend et tourne sur le gris immo-
bile de l'espace. Deux fusans, dont le bruit bref et mat suivit
très vite. Un instant, à la ligne de faite, tout le pays se révéla.
Au Sud, Arras, bien plus proche que nous ne le savions, sombre
derrière les clairs peupliers d'une route, et d'où montait une
clfiose informe, étrangement pâle, qui ne pouvait être que la
ruine tragique du beffroi. Au Nord, dans un inappréciable
lointain, deux tours jumelles, au profil ébréché, couronnaient
la pointe d'une colline : l'abbaye du Mont-Saint-Eloi, seul point
de repère, là-bas, dans les étendues vides. Dans l'intervalle, de
longs plis s'étiraient, fondaient au loin dans l'espace. C'étaient
les régions ravagées, maintenant stériles comme les grèves à la
limite de la mer et de la terre : un long pays que la vague fran-
çaise de 1915 a battu, couvert, définitivement repris. La der-
nière crête visible appartenait à Vautre monde.
Cinq minutes après, nous roulions vite entre les peupliers,
sur la route rejointe à cinq kilomètres d'Arras. Je revois un vil-
358 REVUE DES DEUX MONDES.,
lage, Walrus, cantonnement de troupes, où l'on retrouve les
mêmes noms fantaisistes de rues que dans les tranchées : les
Strand et les Piccadilly Circiis. Un kilomètre plus loin, des
fantômes gris d'avions se révèlent, planant dans l'axe de la
grand'route. Autour de chacun naissent de petits ballons de
fumée blanche qui sont du shrapneli boche, car là-bas, au-
dessous des grands oiseaux, c'est déjà l'ennemi. Et puis, deux
coups violens, si proches, semble-t-il, que l'on cherche des
yeux la batterie qui vient de tirer, qui doit être là, quelque
part, dans un champ voisin, mais la campagne est toujours vide.
Et près d'un talus de chemin de fer, à côté de la traînée
blanche que fait un éboulis récent, une sentinelle nous arrête.
« Yes, Sir, » dit l'homme, en regardant nos papiers, « shelled
this morning. » Il y a une heure on ne passait pas.
A Dainville, presque un faubourg d'Arras, nouvelle halte, et
qui, cette fois, parait devoir durer. They are shelling the next
corner, nous dit le chef du poste qui nous barre le passage :
started ten minutes ago. La demi-lieue de chemin qui nous
sépare de la ville est sous les obus allemands. Sur ce ruban
de route, rien ne passe en ce moment que les invisibles pro-
jectiles venus de l'horizon, et qui mènent inutilement leur danse
en cette solitude. Dans le pays, la vie est comme suspendue.
Une puissance qui voudrait tuer est à l'œuvre. On n'entend
que les coups de foudre qui tonnent en vain là-bas, dans les
champs et sous la ligne de peupliers.
Des soldats attendent, assis par terre, contre les murs. Dain-
ville en est plein : troupes de réserve, troupes au repos, comme
il y en a partout, le long de l'infini champ de bataille. A l'orée
du village, parmi la brique écroulée d'une maison, des officiers
attendent, les yeux tournés du côté des explosions. Cette bar-
rière qu'on nous oppose, cette attente et cette immobilité des
hommes, cette solitude livrée à des ravages d'obus, tout nous
dit que voici, enfin, ce qui s'est annoncé tout le matin, à mesure
que se multipliaient au long de la route, les hommes, les
convois, les canons, et que grossissaient, sur toute la ligne de
l'horizon, les pulsations de l'artillerie : la limite actuelle de
notre terre, le commencement du pays de mort qui sépare les
peuples opposés, — l'abord des régions défendues que les
Anglais appellent le « pays de personne. ».
SUR LE FRONT ANGLAIS.
359
La vie, dans le village, semblait suspendue ; mais peu à
peu, on découvrait que c'était seulement la vie nouvelle et
militaire. Une autre, tout humble, ancienne, autochtone, de
rythme très lent, persistait, comme insensible au tumulte, au
danger. Ainsi les créatures indigènes des champs et des bois
continuent de vivre, presque invisiblement, sous les agitations
de la guerre. Le premier signe en fut une jeune femme dans
un jardin que l'on voyait. Les bras nus et levés, elle accrochait
à une corde une lessive. Puis des vaches débouchèrent d'une
ruelle, poussées par un gamin. La grand'messe devait finir, car
une volée de cloches sonna (l'église était intacte, chose surpre-
nante, à cette distance des premières lignes). Mais, au loin, de
l'autre côté, on entendit un petit bruit nouveau, sec et sac-
cadé, comme d'un bâton que l'on passerait très vite, à plusieurs
reprises, sur les barreaux d'une grille : le cliquetis d'une
mitrailleuse près d'Arras. Et puis, bang, bang, à cinq ou
six cents mètres, sur la route déserte, les explosions reprirent.
Non seulement l'humble vie ancienne persiste, mais elle
s'adapte et tire vaillamment parti des étranges conditions nou-
velles. La devanture d'une toute petite épicerie montrait ce
que, sans doute, on n'y avait jamais vu avant la guerre : des
brosses à dents, des bouteilles d'eau dentifrice. Une porte pré-
sentait cet écriteau : Washing donc hère. On s'accommode bien
des Anglais. Une vieille femme, en fichu noir, nous disait :
({ J'en loge quatre. Oh! c'est du bon monde... Ils sont bien
gentils, bien convenables... »
Elle avait trouvé du premier coup le mot qui rend le
mieux la qualité morale de ces hommes. Convenable : c'est le
vrai équivalent de ceux qui résument en Angleterre tout un
idéal d'origine bourgeoise et protestante. Une paysanne anglaise
aurait dit : « They're décent people, highly respectable. » Il ne
faut pas oublier que les soldats dont elle parlait sont des volon-
taires, des hommes de l'armée de Kitchener, la plupart fils
d'ouvriers, commis et commerçans en qui survit encore la tra-
dition puritaine, — combien différens des magnifiques red coals
cambrés et pommadés d'autrefois, qui, la main à la moustache,
contaient fleurette, en buvant leur gin, aux barmaids!
J'attendais en* causant sur le pas de la porte avec cette
vieille dame paysanne. Elle nous montrait la maison d'en
face, écornée, et un grand trou dans le pavé de la petite place :
3G0 REVUE DES DEUX MONDES.
« Ça, dit-elle, c'est d'hier. Une bombe d'avion. Un officier a
été tué ; il avait trente-neuf blessures. »
Et comme on s'étonnait de la voir rester si tranquillement
chez elle :
« Oh I ces coups-là, c'est rare. Oui, au commencement, tout
ce bruit-là, ça gênait. On avait peur. Mais vous savez bien : on
s'habitue. »
A midi, la route devenait saine; on levait la consigne, et
les voitures passaient. Etrange fureur de ces bombardemens,
qui sévissent pendant une heure sur les mêmes lieux où il n'y
a plus personne.
On avait recommandé d'aller vite. La route défila d'un trait.
Deux arbres abattus ne la barraient qu'à demi. Une longue
bâtisse éventrée, comme nous en avions beaucoup vu, passa.
Mais un détail était nouveau : de la fumée sortait de ces ruines.
Du travail boche encore tout chaud.
* *
Et maintenant, autour de nous, c'est Arras. Une place
blanche, une place déserte, où nous arrêtons sous de beaux
platanes. Ces arbres, cette solitude, cette herbe entre les pavés,
ces façades claires dont plusieurs portent frontons... on se croi-
rait, d'abord, dans un coin écarté de Versailles. Et puis on
remarque deux choses : aux fenêtres il ne reste que des mor-
ceaux de vitres, et la plupart des toitures ont disparu. Sur le
pavé, comme tout à l'heure sur la route, gisent des troncs
d'arbres renversés.
Nous sommes restés là un quart d'heure, tandis que l'offi-
cier qui nous accompagnait allait se présenter à la place. Nous
n'avons vu ni un chien, ni un chat, ni un moineau, ni un civil.
Seulement quatre soldats anglais qui passèrent à la queue-leu-
leu, en rasant les murs. C'est la consigne générale ici : on
contourne, on ne traverse pas les espaces découverts.
Ils passèrent, et l'on entendit sonner leurs pas. Rien d'autre.
Pas même, en prêtant l'oreille, ces petits bruits lointains de
charrois ou de chiens aboyans que l'on perçoit dans la plus
abandonnée des villes de province. Un silence de Belle-au-Bois
dormant. Mais les regards, à travers des rangs de fenêtres
vcreassées, tombaient sur la ruine intérieui-e des vieux hôtels,
SUR LE FRONT ANGLAIS. 361
et Ton voyait que l'enchantement était autre, que la Mort, et
non pas le Sommeil, régnait en ces lieux.
Et subitement, tout près, derrière le premier rang de mai-
sons, deux, trois, quatre coups de foudre, plus violons dans
ces espaces confinés par la répercussion de toute la pierre
environnante. Un officier que notre guide est allé chercher
nous renseigne. C'est bien tout près : une batterie anglaise.
On tire d'une place voisine, et les Allemands sont à la porte
d'Arras. Cinq minutes plus tard, un claquement rapide, régu-
lier passe d'un trait. On dirait encore que cela vient de la ville,
mais c'est une de leurs mitrailleuses. Arras est dans le champ
de bataille, dans ce champ infini où la bataille est chronique
depuis plus de deux ans, où çà et là passent des volées d'obus
et des nappes de balles, où s'allongent des feux de barrage, sans
que paraissent presque jamais les hommes, tandis que les
immobiles ballons veillent, et que bourdonnent les avions.
Le bourdonnement des avions, c'est un autre des bruits
intermittens qui rompent le silence de la cité morte. On levait
les yeux, et parfois, dans une bande de ciel, entre deux
rangées de maisons, on voyait passer lentement l'un des grands
oiseaux planeurs. Ce jour-là, par l'effet sans doute de quelque
imperceptible brume, ils semblaient tous étrangement pâles,
presque translucides : des fantômes d'oiseaux qui s'effaçaient à
une grande hauteur.
Deux heures durant, nous avons erré dans ce désert qui fut
une ville, et où IV. ■ n'entend plus rien que les épouvantables et
prochains fracas dt-^ canons. Un cadavre de ville. En beaucoup
de points, la forme est encore là : on marche entre des murs
continus de maisons. Chacune a ses fenêtres, sa porte close et
souvent cadenassée, sa sonnette; les boutiques, — la plupart, des
estaminets, — ont leurs enseignes ; mais tout cela est abandonné
comme la longue perspective de la rue qui ne mène qu'à d'autres
solitudes. De loin en loin, quelques logis, bien rares, portent
ces mots écrits à la craie sur la porte : Maison habitée. Mais le
plus souvent, derrière le mur presque intact, il n'y a rien;
les rectangles des fenêtres n'encadrent que vide et délabre-
ment. Tout ce que la vie humaine avait organisé derrière ces
carapaces, tout l'intérieur de ruche est broyé, consumé, litière
de choses sans formes et sans noms. Ailleurs, des pans de
362 REVUE DES DEUX MONDES^
façades sont arrachés, et tout le désastre apparaît à la fois : des
planchers pendent; le conte tiu des étages a glissé jusqu'en bas,
écroulé parmi des tisons de poutres et des plâtras.
Parfois, — et la ruine, alors, est plus pathétique, — du haut
en bas de ces carcasses, des vestiges subsistent de l'ancien
ordre intérieur : un rang vertical de cheminées avec leurs
consoles, marquant les anciens étages, quelques-unes portant
encore une lampe, une pendule. Des papiers à fleurs se super-
posent, avec des glaces, des alcôves, des bahuts où sont rangées
des vaisselles, des penderies où pendent des vêtemens. On voyait
de pauvres petites robes d'enfans.
Et puis, on pénètre en des quartiers où le désastre est celui
d'un tremblement de terre. Plus de rues : des sortes de sentiers,
des passages parfois difficiles entre d'énormes monceaux de
briques ou de pierres. Pour arriver jusqu'à la cathédrale,
dont les morceaux de voûtes, caissons et colonnades rappellent
de tragiques Piranèse, il faut escalader des pentes de blocs
écroulés : c'est une ascension d'éboulis comme au pied d'une
falaise. A l'intérieur (mais peut-on parler d'intérieur? —
les murs sont arrachés, et les arceaux qui subsistent n'enve-
loppent que du ciel), des piliers corinthiens surgissent,
grêlés de blanc, d'un chaos de débris. Parmi des morceaux de
chaises et de candélabres, de chapiteaux, de grilles et de vitraux,
on ramasse des morceaux d'acier déchiré. L'un d'eux, trouvé
dans la ruine neuve du perron, était encore chaud. Sans doute,
un vestige d'une formidable explosion entendue, quelques
minutes auparavant, d'une rue voisine.
Car les tonnerres continuaient, allemands ou anglais, pré-
cédés ou suivis de stridentes huées, fracassant le surprenant
silence, parfois prolongés en tapages retentissans de choses
qui dégringolent. J'avais connu, déjà, cette sorcellerie dans la
forêt d'Argonne où d'étranges tumultes éclataient autour de
nous, en des lieux où les yeux n'aperçoivent que solitude. Les
mêmes invisibles démons étaient à l'œuvre, détruisant, peu à
peu, dans la ville comme dans la forêl, la forme des choses.
Mais des oiseaux chantaient, comme toujours au naissant
mois de juin. La nature semblait profiler du départ des hommes;
sa calme vie s'insinuait malgré tout dans les ruines. On cher-
chait, et par delà les murs calcinés on découvrait les secrets
jardins annoncés par ces gazouillis, — des jardins où personne
SUR LE FRONT ANGLAIS. 363
depuis deux ans n'est entré, avec des rideaux retombant de
vigne vierge et de clématites et, parmi des fouillis de ronces et
des foisons de folles graminées (il y avait môme des épis de blé,
dont les vents apportèrent la graine), des globes somptueux de
pivoines et de roses.
Et bientôt, au milieu de tant de mort et de dévastation»
voilà ce qui prenait l'attention : les signes de la vie, vie
actuelle et nouvelle de cette nature, ou bien vie ancienne des
babitans disparus. La ruine pure, prolongée pendant des kilo-
mètres, excédait. En ces quartiers d'écroulemens, ce que les
yeux cherchaient, ce n'était pas ce qu'on était venu voir, les
aspects du désordre nouveau, mais les restes de l'ordre accou-
tumé. Par exemple, sur un morceau de mur, la plaque subsis-
tante où se lit le nom d'une rue : rue de la Hasse, rue Legrèle,
rue des Charlottes, — celle-là bouchée, près de la cathédrale, par
des effondi-emcns qui rappellent certaines ruines de l'ancienne
Egypte. Quelquefois une enseigne, montrant que le restaurant du
Faisan Gris avait été là, ou bien l'Imprimerie de l'Artésien, ou
bien la Mercerie Blanchard. Le gibus rouge qui jadis annon-
çait un chapelier, intéressait comme un vestige de l'activité qui
n'est plus, -comme un graffito, ou comme le Cave caneni de
Pompéi. Dans la destruction générale, de tels détails devenaient
des curiosités. On voyait l'empreinte d'une créature disparue.
D'instinct, nous revenions aux quartiers où la forme des choses
subsiste à peu près dans la mort : rangs de maisons ouvertes à
tous les vents, perspectives désertes qui s'animent au passage
cadencé d'un peloton britannique. Ces soldats jaunes, c'était la
nouvelle espèce installée dans la coquille vide et délabrée de
cette ville. Ils y menaient leur vie propre, si différente de celle
qui fut auparavant.
Peu à peu, ils se révélaient plus nombreux qu'il n'avait
semblé d'abord. On n'avait connu d'eux, — sans presque
jamais les voir, — que les soudains tapages de leurs canons, à
la périphérie de la ville. Mais dans ces rues centrales, alors
même que personne ne s'y montrait, on finissait par découvrir
leur présence. Présence souterraine, manifestée par un chant
grave et multiple, montant de quelque cave. Çà et là, dans ces
cryptes improvisées, des cultes s'attardaient. Parfois, au-dessus
d'un soupirail, on lisait des mois comme ceux-ci : English
Church, Methodist Chapel, Scottish Chiirch, Brigade Chapel.
364 REVUE DES DEUX MONDB9.1
Presque toutes les entrées de ces caveaux, qui s'ouvrent, comme
dans les villes du Nord, directement dans la rue, portent le
numéro d'ordre d'une escouade. Dans ces gîtes se distribue
chaque nuit la troupe anglaise.
Et puis, enfin, on s'apercevait que tout n'avait pas disparu
de l'ancienne espèce. Sur des portes fermées, nous avions déjà
lu cette annonce écrite à la craie : « Maison habitée. » Mais
l'annonce pouvait être ancienne, et la maison semblait vide.
Cette fois, c'était un magasin, et mieux qu'habité, ouvert, sous
cette enseigne qu'on lisait avec stupeur : « M""' X..., fabricante
de corsets. » Trois jeunes personnes en sortirent, qui vinremt
sourire de la façon la plus engageante au groupe qui passait.
Cette jeunesse féminine et ce sourire, c'était le plus inattendu
de tout, dans l'abandon d'une cité détruite. D'ailleurs, elles
paraissaient bien désœuvrées, ces demoiselles, en ce solennel
dimanche, tandis que les soldats anglais articulaient les paroles
bibliques, se pénétraient dans leurs souterrains des influences
qui protègent d'honnêtes garçons contre les tentations du Diable.
A cent mètres de là, une autre annonce, improvisée sur
une planche, semblait bien plus de circonstance :
A..., menuisier.
Réparations de toitures par papier goudronné.
Cercueils en tous genres.
Mais cette boutique-là semblait fermée. L'écriteau devait
dater des premiers bombardemens, et, les cliens partis, le
menuisier avait fini par les suivre.
Nous avons poussé jusqu'aux quartiers neufs, où la destruc-
tion était autre, plus saisissante, peut-être, en ces bâtisses de
boulevards qui parlent des activités modernes : grands hôtels.
Poste, banques (des fougères avaient poussé sur le talus qui
protège les soupiraux du Crédit Lyonnais). Inoubliable est sur-
tout la gare, à l'un des bouts de la ville, sur la place isoléo
qu'on nous avait d'abord interdite, où nous n'allions qu'en file.
à distance les uns des autres, rasant toujours les murs.
La gare, si vivante jadis, et par où cette ville de province
recevait sa vie, en se reliant à toute la circulation française, c'en
est aujourd'hui le lieu le plus désolé, sans doute parce que cette
ruine ne s'enveloppe pas de ruines pareilles, parce qu'elle s'es-
SUR LE FRONT AÎVGLAIS. 365
pace, seule, en ces espaces toujours vides, où nul bruit n'arrive
plus que celui des explosions. Une aire immense de débris où
l'herbe a déjà commence de courir : paves arrachés, ferrairie>
zinc, morceaux de bois, culots de 77, verre, — verre surtout,
verre brisé, broyé, pulvérisé, tombé comme une pluie du ciel,
mettant partout les éclaboussures de ses reflets. Là-dessus, bien
au milieu, comme un prodigieux joujou fracassé, la grande
cage, déployant sinistrement les mille trous noirs de ses mille
vitres.
On errait dans le grand hall, dont la destruction semblait
systématique, œuvre non d'un bombardement, mais de mains
humaines. On eût dit que la gare, surprise en pleine activité
par un ennemi furieux, avait été soudain abandonnée à son
pillage. Des horaires de trains vers Lille et vers Bruxelles
couvraient encore les murs. On retrouvait les salles d'attente,
le bufl'et, le bureau des bagages. On marchait dans un pêle-
mêle de liasses imprimées, de tables, fauteuils de velours,
bascules renversées, et les oiseaux, partout, avaient mis leurs
fientes. Le guichet du receveur était entr'ouvert, la porte à
demi arrachée, les piles de tickets à leur place, dans leur
casier, prêtes pour le timbrage, comme si l'employé, laissant
tout, était parti au premier coup d'une catastrophe, comme si
tout le monde était parti depuis deux ans, sans que personne,
jamais, fût revenu.
Et quand on passait sur le quai, l'impression d'arrêt total,
ancien déjà, de la vie se précisait encore. Gela rappelait certains
songes où l'on croit revenir et visiter quelques restes de notre
monde habituel dont un fléau soudain aurait supprimé tous
les hommes. Les rails étaient bruns de rouille ; des orties foi-
sonnaient sur la voie : on voyait bien que depuis longtemps
aucun train n'était venu là. La voûte vitrée n'était plus
qu'aiguilles, lamelles suspendues au quadrillage de fer, à peine
visibles, presque fondues aux vides aériens, comme dans une
eau grise, les restes d'une glace qui finit de se désagréger.
L'horloge pendait de travers, arrêtée à je ne sais plus quelle
heure d'autrefois. Le temps lui-même avait cessé de passer là.
Le nom de la ville, Arras, gisait par terre, la grande plaque
qui le présente, tombée au pied du mur, comme inutile, comme
pour dire qu'il n'y avait plus d'Arras..,
366 REVUE DES DEUXv MONDES.)
* *
La dernière heure, nous l'avons passée sur la Petite-Place,
devant le Palais communal, et puis sur la Grande-Place, au
cœur ancien de la ville, au milieu de la beauté détruite qui la
rattachait à tout son propre pas-c, comme la gare banale à
tout ce qui n'est pas elle. Quels décors d'estampe ils présen-
taient jadis, ces grands quadri!ii'uri:s ! Le pavé rond, où se
tinrent, des siècles durant, keim ■>sc.s, parades et marchés, et
sur les longues arcades, les m;i!>oas pyramidantes, dont les
caves ont contenu les ballots de laine des vieux marchands, —
les pignons détachés, découpés, dont le rose a bruni, les façades
flamandes, aussi bien rangées, régulières, et pourtant indivi-
duelles que, dans un tableau d'autrefois, une sage et digne
compagnie bourgeoise. Tout au fond de cette perspective,
comme le palazzo d'une commune d'Italie, dont le campanile
s'érige sur une piazetta, le glorieux et flamboyant bijou de
l'hôtel de ville, avec ses arches d'ombre (le vide portant le
plein, comme au Palais ducal de Venise), le balcon de sa tri-
bune percé de fleurs, les ogives de ses fenêtres à meneaux, sa
balustrade ajourée, son grand toit guilloché de bronze, et là-
haut, élançant jusqu'au ciel l'orgueil de la cité, — couronne,
lion, bannière, — la triomphante fusée du beffroi.
Trois siècles durant, cette beauté régna sur la petite capitale
d'une province, et des générations en ont reçu les sereines
influences. Mais l'Allemand est venu, jaloux de toute beauté
comme de toute noblesse et richesse française. En frappant les
témoins de notre passé, le beffroi d'Arras, comme Notre-Dame
de Reims, il suivait son rêve haineux, qui est de diminuer,
supprimer, s'il le peut, par le canon et l'incendie, la signifi-
cation spirituelle de la France. Il entendait s'assouvir de la
basse et cruelle jouissance qui n'a de nom que dans sa langue :
Schadenfreude .
Il est venu, et voici ce que l'on voit, aujourd'hui, sur la
vieille place d'Arras. Des brèches énormes dans les trois rangs
de maisons, la moitié des pignons effondrés, les charpentes
à nu, calcinées, désolant le ciel de leurs squelettes et de leur
charbon. Par terre, bordant ce ravage, trois épais talus de
décombres. Du palais, rien que les trois dernières arches, à
droite, noires, avec un pan de mur et un fragment de balus-
SUR LE FRONT ANGLAIS. 367
trade, — et puis, de l'autre côté, un massif informe : le pied du
bettVoi sur le tragique monceau que la tour a fait en culbutant.
Ce tronçon, qui n'a plus d'arête, pas même l'anguleux de la
pierre éclatée, on dirait la base subsistante et rongée de quelque
très vieu.x; donjon du Moyen âge, — moins encore, un rocher
à demi fondu sous les vents, les pluies, les gelées de plusieurs
millénaires. Seulement, la couleur est celle de la pierre toute
neuve, car rien ne reste de l'épidcrnie que les siècles avaient
hâlé, et toute la surface n'est qu'une blessure blême.
Sur des photographies qu'on nous montrait, et qui furent
prises après chaque bombardement, on pouvait suivre l'histoire
de la destruction. On voyait l'évanouissement progressif d'une
forme qui fut vivante. Après les avalanches d'obus des 6, 1 et
8 octobre 1914, la toiture de bronze avait disparu, mais tout
était encore debout. Seulement, les lignes s'émoussaient, les
reliefs s'oblitéraient, la couleur s'en allait, tout le détail deve-
nait gris et vague, comme d'une silhouette qui peu à peu
s'embrume. Bientôt apparurent de grandes traînées lépreuses,
et puis, sous des bordées nouvelles, tout commença de s'eiïon-
drer. La moitié du palais tombée, le beiTroi resta seul, fondant
de plus en • plus, et tout d'un coup, le 21 octobre, croulant
d'une chute horrible. Ce fut une suite de changemens qui
rappellent ceux de la mort, depuis le premier voile aranéen,
cendré, qu'elle semble poser sur un visage, depuis les premiers
alTaissemens des traits qui vont se ronger peu à peu, jusqu'au
squelette et la poussière.
Ces images nous étaient montrées par deux femmes, dans
une épicerie de la Petite-Place, le seul magasin vivant que
nous avons découvert à Arras, avec celui de la marchande de
corsets, et, peut-être, celui du fabricant de cercueils. Celte
boutique est sur le côté de la place d'où viennent les rafales
d'acier, juste au milieu du rang de maisons, en sorte que les
volées qui visaient le palais ont passé sur son faîte. Llles y
passent encore : il y a longtemps que le faîte est abattu, tout le
haut étage anéanti. Les deux femmes se tiennent, le jour, au
rez-de-chaussée, et, la nuit, dorment dans le sous-sol. Elles ont
bien une- cave très ancienne et profonde, communiquant avec
les grands souterrains du Moyen âge, qui, dit-on, s'en vont,
à deux lieues d'Arras, jusqu'au Mont-Saint-Kloi. Elles ont dû
renoncer à cet abri. Le lieu, disent-elles, n'est pas sûr. Sous le
368
REVUE DES DEUX MONDES.]
choc voisin des obus ou la secousse des écroulemens, la roche
se de'tache, sous laquelle la cave est creuse'e. D'ailleurs, assu-
rent-elles, on est tout à fait prote'ge' dans ce simple sous-sol, dont
elles nous font admirer le confort. Lorsque le cri des grands
projectiles recommence de fendre le ciel, que les explosions
tonnent à l'autre bout de la place, il suffit de descendre quelques
marches. On se met « comme ceci, » contre le mur, derrière
la porte, que l'on a soin de laisser ouverte, ce qui vous gare
contre les e'clats qui pourraient venir de la place, et permet,
en cas de surprise, de remonter au grand air en trois enjam-
be'es. L'essentiel est de ne jamais fermer la porte, car tout de
même, quelque chose de sérieux pourrait tomber tout droit
dans le sous-sol, et faute d'issue pour les gaz, la maison saute-
rait, comme quelques-unes ont sauté. Mais à présent que l'on
sait, on ne risque rien. Seulement, si le tir allemand baisse
d'une petite fraction d'angle, quelque secousse et fracas venus
de ce deuxième étage dont on a fait son deuil, et puis une traî-
nante croulée de briques qui s'en va grossir le talus de pierraille
devant la place. A part cela, on n'est vraiment pas mal.
« Les Anglais sont très gentils, ajoutait la plus vieille,
et grâce à eux, on se ravitaille facilement. Nous leur vendons
des cartes postales, des crayons, un peu de bière, — oh noni
pas d'alcool, il ne viendrait plus personne. Bien sûr, on ne fait
pas grand commerce : c'est plutôt en passant, pour changer,
s'amuser que les hommes entrent chez nous. A leur cantine,
ils trouvent tout à meilleur marché. Au commencement, ils
nous demandaient du thé. On a essayé d'en avoir, mais ils
disaient : No good, no good. C'est qu'ils en touchent de bien
meilleur chez. eux. Vous voyez, ça n'est pas pour les affaires
qu'on est resté. Mais aller on ne sait pas où! — devenir des
réfugiéesl On n'est bien que chez soi. C'est toujours là qu'on
est le plus tranquille. »
Ainsi causait l'une des deux habitantes de la Petite-Place
d'Arras, ce matin de juin, en face des épouvantables ruines.
Tandis qu'elle louait la tranquillité de sa vie, le claquement
des mitrailleuses avait repris, sonore dans la solitude de pierre.
Cela semblait venir d'assez près, de la Grande-Place, derrière
nous, où pourtant nous n'avions vu personne. Et comme
nous demandions à cette habituée d'où les Anglais tiraient :
« Gomment 1 les Anglais? Vous ne reconnaissez pas? C'est les
I
SUR LE FRONT ANGLAIS. 369
Boches. Ça s'entend bienl Ils sont à la porte de la ville. A
quatorze cents mètres d'ici. »
La bataille recommençait toujours, la bataille interminable
dans le temps comme dans l'espace. Quelque chose de grand se
préparait, et ses fracas devaient aller croissant, ce jour-là,
depuis Ypres jusqu'à la Somme, tout au long de cette lisière
dévastée dont Arras n'est qu'un point.
LE CHAMP DE BATAILLE DE l'aRTOIS
A deux lieues plus au Nord, au Mont Saint-Eloi, au pied de
la grande ruine abbatiale : deux tours jumelles, et mutilées,
où des morceaux de ciel s'encadrent dans les déchirures de la
pierre. Plusieurs fois, ce matin-là, elles s'étaient montrées de
très loin, petites sur leurs collines, et presque noires dans le
gris universel, élargissant l'étendue vide par leur présence,
comme une bâtisse bien dessinée dans une estampe militaire du
XVII® siècle, où l'on voit de grands nuages, des faisceaux de
rayons gris, et Louis XIV qui chevauche.
Les tours rappellent celles de Saint-Sulpice, dont elles ont
la gravité, -la grandeur scolastique, un peu pédante. Elles
émeuvent par leurs blessures. Plusieurs fois, elles ont connu
la haine allemande. Les obus de la guerre actuelle n'ont fait
qu'y reprendre, achever les ravages de 1870, que le temps
avait revêtus de ses lierres.
Des tombes, partout des tombes, sur cette colline, entre les
buissons qui déjà ont recommencé de vivre. Certaines portent
une inscription sur leurs petites croix noires, et celles-là disent
un numéro de régiment français. Pendant bien des mois, ces
lieux ont fait partie des régions interdites, celles que nos soldats
voient au loin comme l'au-delà où tendent constamment leurs
regards et leurs efforts. D'une héroïque poussée, à travers les
fils de fer et les nids de mitrailleuses, les Français y sont
entrés, et la ligne ennemie recula jusqu'à la ligne d'horizon.
Sans doute, sur les pentes de cette butte, la résistance fut plus
acharnée qu'ailleurs : on a dû se battre mètre à mètre. Nos
pieds heurtaient des débris d'équipement, de vieilles cartouches
allemandes et françaises. Mais il y avait des fleurs sauvages
partout; en bas de la colline, deux soldats anglais, en permis-
sion de dimanche, fumaient, jambes pendantes, sur un talus.
TOME XI,. — 1917. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout semblait paisible, bien différent de ces jours qui sont
d'une autre année, et qui sont de la même guerre. Au loin elle
continuait toujours : des bruits d'obus et d'avions ébranlaient
quelque part l'espace.
En haut de la colline, au pied des campaniles, on trouve
une grande aire. Des pans de mur l'entourent, dont la pierre
grise, de noble appareil, les corniches sont d'un autre âge,
restes de la ferme d'hier et de l'abbaye plus vieille que les tours.
Le sol était bouleversé, fouillé de fosses profondes. Des
fragmens de fer, les uns portant encore le bleu de la peinture
allemande, les autres, couleur de rouille, se mêlaient un peu
partout à la pierraille arrachée. Près d'un mur abattu, il y
avait un trou dont la terre était fraîche, et d'où sortait une
très faible odeur de kirsch : un reste de gaz lacrymogène. Ce
sommet de colline, qui peut servir d'observatoire, venait encore
d'être bombardé.
Derrière le mur qui ferme, du côté de l'ennemi, le quadri-
latère de la cour, nous regardions, par une fenêtre à meneaux,
les étendues disputées. La fenêtre était munie d'un grillage, ce
qui suffit à masquer des observateurs.
Dans un éclairage pâle, mais précis, sous un fantôme de
soleil, on voyait un pays vide et sans couleur, allongé du Nord
au Sud, car, en face, à deux lieues à peine, il monte et finit
dans l'Est en une ligne qui n'est pas l'horizon. Ce long pays,
aux aspects de désert, semblait vraiment désert. Du détail
habituel aux campagnes d'Europe, les yeux ne retrouvaient
rien. On remarquait seulement, au loin, des sortes de hachures
grisâtres et, peu à peu, des taches d'un ton plus douteux encore.
Ces taches, c'étaient des restes de villages, de maisons qui,
le toit tombé, et souvent presque tous les murs, se réduisent à
de minces lignes d'arasement, à des rectangles ternes, à peine
perceptibles sur les fonds morts de la terre. Ces hachures,
c'étaient les vestiges des bois canonnés. A la jumelle, on dis-
tinguait très bien chaque squelette d'arbre, un squelette en
ruine, sans tête ni membres, debout encore sur le sol dénudé,
et qui, dans la lunette, fondait en grandissant, prenait je ne
sais quelle inquiétante et mystérieuse apparence. Plus que tout,
ces rayures lointaines contribuaient à l'impression de mort.
C'était, en plus vaste et terrible, ce que j'avais vu, jadis, en
SUR LE FRONT ANGLAIS, 371
Algérie, quand les flots jaunes de criquets abattus se relèvent,
et qu'une campagne que l'on avait connue vivante et verte,
apparaît grise, dépouillée de son herbe et de son feuillage, tout
arbuste réduit à une terne broussaille. Ici la destruction s'en
allait des deux côtés, bien au delà des étendues visibles.
L'immensité du champ de mort épouvantait.
Presque rien n'apparaissait dans l'étendue monochrome,
mais, à l'aide de la carte, on finissait par y distinguer des lieux
dont ne restent guère que les noms, noms illustres, évoquant
la mort et la victoire. La plus lointaine procession d'arbres-
cadavres, c'était le bois do la Folie. A droite, sur la crête, à
peine discernable à la jumelle, Thélus. En avant, à mi-chemin
de cette crête, une trace grisâtre, lépreuse, et qu'on ne découvre
qu'en cherchant longtemps : Neuville Saint-Vaast. Plus loin on
pouvait imaginer Ecurie, et dans le Nord, Souchez, Carency,
où nous n'avions trouvé, l'avant-veille, que poussière et lignes
de briques. Mais on reconnaissait bien la ligne pâle de Vimy
et la pyramide noire du crassier à l'extrême horizon du Nord,
dans des voiles sombres de fumée, annonçant le pays des
houillères.
En face.de nous, au-dessus de la dernière crête, trois
macules grises s'espaçaient dans le gris moins foncé d'un banc
de nuages : des ballons allemands d'observation, tellement
immobiles qu'ils semblaient faire partie des vapeurs endormies
du ciel.
Au milieu de ces champs déserts, un détail se révélait, qui
semblait avoir un sens particulier, — quelque chose comme un
signe énigmatique laissé par une pensée : des lignes vagues,
par deux et par trois, en zigzags parallèles, ou bien enroulées
autour d'un centre, en réseaux enchevêtrés. En ce dessin confus,
on devinait un ordre, une intention, un peu comme si quelque
tracé géométrique apparaissait, tout d'un coup, au télescope,
sur un morceau de planète. C'était, sur la pure matière, la
seule marque de la vie, vie actuelle qui a fait le vide autour de
soi, les invisibles habitans ayant tout détruit en essayant de
s'entre-détruire.
Ces indécises figures ont aussi des noms que le monde a
entendus, que répétera l'Histoire, associés pour toujours à l'idée
de sacrifice. Le plus visible de ces réseaux était le tragique
Labyrinthe. Sur cette terre-là, où nous n^apercevions que soli-
372 REVUE DES DEUX MONDES.
tude, combien de Français ont agonisé pour qu'elle redevienne
française 1
Sur la terre, nous n'apercevions que solitude, mais l'espace
était plein de tumultes. L'artillerie anglaise faisait rage derrière
nous, comme du côté d'Arras, avec un bruit de tôles remuées
et frappées, et le rythme des coups allait s'accélérant. On avait
l'illusion que l'air, toutes les choses prochaines tremblaient à
chaque profonde percussion, comme un paysage vacille dans
l'orage, sous l'éblouissante secousse des éclairs. Des lignes sif-
flantes, stridentes, se traçaient invisiblement dans le ciel où
des fissures semblaient s'ouvrir et peu à peu se propager jusqu'à
l'horizon. Les projectiles devaient éclater par delà le dernier
pli de la plaine montante. Dans les silences de l'artillerie reve-
naient les bourdonnemens aériens : avions perdus quelque
part dans la profondeur, comme des moustiques que les yeux
cherchent en vain dans un jardin crépusculaire, mais on entend
zigzaguer leur grêle vibration.
Tout d'un coup, le paysage s'anima, non d'humains,
— l'apparent désert resta le même, — mais de feux et de
fumées. Au milieu de la plaine, à droite des ruines de Neuville
et tout au ras du sol, une suite d'étincelles se mit à pétiller,
pâles, brèves et convulsives, revenant toujours, comme prome-
nées en ligne droite par un distributeur de courant. C'était un
tir de barrage. Les Anglais devaient attaquer par là. Mais des
fourmis jaunes, remuant au loin sur la terre jaune, n'eussent
pas été plus imperceptibles. Un peu plus près, du côté de la
Maison-Blanche, les obus lourds commencèrent à tomber; leurs
énormes ballons de fumée noire naissaient d'un éclair, et puis
montaient avec lenteur en se développant. Le petit staccato
de mitrailleuses lointaines reprit. On tuait, on mourait, sans
doute, quelque part. Tout cela, — si dispersé, incohérent, sans
mouvement perceptible, avec des espaces de silence, — tout
cela, c'était pourtant quelque chose d'une bataille. Le petit bruit
discontinu des avions-moustiques évanouis dans la lumière re-
commençait toujours. Tout d'un coup, à droite, un ronflement
énergique nous fit tourner la tète. Par-dessus Les deux grandes
tours déchirées dont ils semblèrent frôler les crêtes, ils appa-
rurent, par deux, par trois. Nous en comptâmes dix : tout un
vol qui s'éleva très vite, jusqu'à presque disparaître à son tour.
Mais parce qu'on les avait vus, on pouvait les voir encore. Tout
SUR LE FRONT ANGLAIS. 373
le pâle essaim bourdonnant s'en allait vers la ligne allemande.i
Lorsque, l'ayant quitté des yeux, nous voulûmes le retrouver, il
avait fondu, lui aussi, dans la lumière.
Nous suivions les danses d'étincelles et de fumée en bas,
dans la solitude, et nous écoutions ce que disait l'un des nôtres,
un officier français, figure mince, énergique et pâle, le lieute-
nant G..., qui revoyait pour la première fois le champ de bataille
oîi il était tombé grièvement blessé dans une « intéressante »
journée de juin 1915. « Intéressant, » « curieux, » c'étaient les
mots les plus forts dont il se servît.
« Le moment curieux, dans une attaque, disait-il, c'est celui
où l'on va quitter l'abri de la tranchée. Même sensation que
pour entrer dans l'eau froide : ce n'est qu'un manque d'habi-
tude. Dès le premier pas, on s'aperçoit qu'il n'arrive rien, et l'on
est tout à la joie de la surprise... Nous étions là, à gauche de...,
Le colonel, un colonel de spahis, un grand, splendide, en rouge
éblouissant, frémissait d'une telle impatience qu'il franchit le
talus quelques secondes avant l'heure fixée. Nous courions côte
à côte. Je m'aperçus que le cailloutis étincelait par terre. Mais
on ne réfléchissait pas ; ce n'est qu'après, que j'ai compris ce
que cela voulait dire. Tout d'un coup,, j'ai entendu : « Heu 1 »
Le colonel était tombé. Je me suis baissé sur lui : ses paupières
battaient; c'était la fin. J'ouvrais son col quand j'ai été touché
à mon tour. Deux balles : à la cuisse et près du foie. Toute la
journée là, sans pouvoir bouger. Je regardais, je suivais très
bien ce qui se passait : c'était très intéressant. Je voyais le
bois de la Folie devant moi; il n'était pas tout à fait aussi mort
que maintenant. Il y eut des contre-attaques allemandes. Nous
avons passé toute la nuit là, les Français, les Boches entremêlés,
par terre... »
Une exclamation l'arrêta. Au dessus de l'horizon, une des
trois saucisses, qui semblaient faire définitivement partie du
paysage, avait disparu. A sa place, une très longue et mince
vapeur ondulait, debout, exactement comme une fumée de ciga-
rette, mais immense, étrangement lucide, presque lumineuse :
une fumée qui montait, s'étirait depuis la terre, et devait bien
atteindre à huit cents mètres.
Quelques instans après, l'essaim des victorieux avions
reparut; autour d'eux, des flocons naissaient, persistaient, ponc-
tuant l'espace. La troupe victorieuse passa juste à notre zénith,
374
BEVUE DES DEUX MONDES.
et revint s'éclipser du côté d'Arras, derrière l'écran des deux
tours.
L'air tremblait toujours, aux coups de gong 4es artilleries;
et dans le Sud, cela se prolongeait en rumeur sourde et continue.
Grondement irrité d'orage, éclairs entre deux fronts où s'accu-
mulent, comme les électricités contraires qui chargent deux
noires nuées, les énergies et les volontés venues de la masse et
du profond de deux peuples.
Ce jour-là, — un général anglais nous l'apprit le soir même,
— cinq autres saucisses allemandes furent descendues devant la
ligne anglaise, et dans la nuit qui suivit, de notre logis, à dix
lieues en arrière, nous vîmes tout l'horizon déborder de tlam-
boiemens et de rayons. On était à deux jours de l'offensive de la
Somme. Nous avions vu la préparation d'artillerie; elle s'éten-
dait dans le Nord, où il s'agissait de retenir l'attention de l'adver-
saire. Ces ballons-observateurs espacés de l'autre côté de la
plaine, c'étaient ses yeux, épiant, à deux et trois lieues de dis-
tance, les batteries anglaises. On s'occupait d'abord de crever
ces yeux.
eEUX QUE NOUS GARDERONS
Un cimetière, à côté d'un village, à deux kilomètres du
Mont Saint-Éloi.
Le village est tout petit : le cimetière est très grand. Des
rangs et des rangs de croix jaunes, suivies par des rangs et des
rangs de croix noires.
Les croix noires sont françaises; anglaises les croix jaunes.
Comme dans les armées vivantes, la distinction des individus
s'abolit : on ne voit que les deux armées, mais la mort, en cha-
cune, a son uniforme distinct. Ainsi, sans s'y confondre, les
rangs anglais continuent ceux des nôtres, simplement, sans
interruption, comme les hommes d'Angleterre sont venus conti-
nuer, en cette partie du front, la garde et la poussée des nôtres.
En regardant la date inscrite sur la première des croix jaunes,
on saurait la semaine et presque le jour de 1915 où s'opéra la
relève.
Il y a des groupes de femmes, qui vont lentement d'une
tombe à l'autre, comme si toutes également les attiraient. On
dirait qu'elles trouvent une douceur à hanter, aux rayons du
SUR LE FRONT ANGLAIS. 375
soir, un cimetière, comme leurs sœurs d'Orienl qui vont s'asseoir
parmi les cippes, sous les cyprès et les beaux oliviers. Les
femmes de toutes races ont le culte des morts. Celles-ci sont
des habitantes du petit village que l'on voit tout près. L'une,
jeune encore, tient deux fillettes de cinq et six ans par la main.
Elle semble déchiffrer les noms anglais; je la vois qui redresse
pieusement un pot de fleurs que le vent a renversé. Une autre,
presque vieille, est immobile, et semble dire une prière. Sans
doute, ces paysannes ont des fils, des frères, des maris, qui
peuvent être tués, dont plusieurs sont tombés déjà de la même
façon, dans la même guerre. Et puis les soldats en khaki font
partie maintenant de leur monde habituel, qui reçoit d'eux
toute son animation. Le village est un cantonnement. Quelques-
uns ont dû y loger, de ceux qui reposent dans ce champ, et
peut-être ce sont les noms de ceux-là qui les arrêtent, ces
femmes, — les tombes de ceux-là qu'elles essaient d'entretenir.
Les mères, les veuves, les sœurs, de l'autre côté de la mer,
savent-elles cette piété féminine penchée sur leurs morts, si
près du champ de bataille? Des Françaises ont adopté ces morts
qui, vivans, n'étaient déjà plus des étrangers pour elles, mais
des soldats' comme ceux d'auparavant, menant la même vie,
luttant pour la même cause. Plus de différence, maintenant,
entre eux et les Français qui reposent sous les croix noires. Tous
tombèrent en défendant le village et ce morceau de terre
française (1).
Nous avons échangé quelques mots, en passant, avec cette
femme dont les yeux pâles devaient avoir vu bien des choses.
« C'est comme vous voyez, a-t-elle dit: les tombes anglaises
sont deux fois plus nombreuses que les nôtres, — il y en a
six cents; vous pouvez les compter. Et il n'y a que trois mois
qu'ils sont arrivés dans le pays. Pourtant il n'y a pas eu de
grands coups depuis. C'est les accidens de tous les jours : les
(Il Extrait d'une lettre écrite par un officier anglais :
There they shall lie, tliose dear dead of ours, unforgotten by us and remembe-
red by you. Far from tlieir ovjn, Lhey sleep llieir last long sleep in a foreign bu-
friendly land.
If vce ourselves cannot tend Ihose graves, surely, in tlie time to corne, sorne kin-
dly hearls, remembering that the dead below died for France as well as for Britain,
v:ill prompt genlle /lands to place t/ie Iribute of a flowar on the grave that France
has given.
Living vue gave Lhem to you, dead you will cherish them for us.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
coups de mines, les torpilles, les obus. On dit bien qu'ils ne
savent pas se garer. »
Les croix françaises sont presque toutes des grandes journées
d'offensive : Juin et Septembie 1915. Avec la date, elles ne
disent que le nom, le grade et le numéro du régiment. Et
cette simplicité a sa grandeur. Tous sont pareils, et chacun
n'est qu'un des morts de la France. Elle seule apparaît derrière
eux. Les autres portent des mots d'amour et de religion. C'est
l'inverse de ce que l'on voit dans la vie, où le Français montre
plus de son être personnel et de ses mouvemens d'âme singu-
liers, où l'Anglais. s'étudie à cacher sous des aspects d'indiffé-
rence et de régularité ce qu'il contiex^t ou éprouve de plus
intime et de plus profond. L'âme de ce peuple apparaît ici avec
son dessous de foi et de sensibilité chrétiennes. Une inscription
disait : « Mes péchés méritaient la mort éternelle, mais mon
Christ est mort pour moi. » Une autre, rudement gravée à la
pointe du couteau, sur un morceau de planche, par quelque
camarade : «Repose en paix jusqu'à ce qu'il vienne. » Plus loin,
sur la tombe d'un enseigne de dix-neuf ans, des Heurs fanées
sous un verre, avec un papier et ces simples mots d'une longue
écriture féminine : « De la part de Mère, en souvenir à jamais
aimant. » Dix-neuf ans : quelque volontaire de 1914 ou 1915
dont on a fait tout de suite un enseigne, sans doute parce qu'il
fut élève d'une école de la classe gouvernante, dressé à ces jeux
et disciplines de volonté que les Anglais croient propres à
former des caractères et par conséquent des chefs. L'être
social n'est plus, celui que les autres ont connu, — l'Anglais,
le gentleman, l'officier. Il reste cette chose éternellement /a
même en tous les siècles de l'humanité : une mémoire de /nère
qui revoit toujours un petit enfant.
Les dernières tombes sont toutes récentes. La dernière est
d'avant-hier, et puis une fosse vide est préparée. Elle attend,
avec un peu d'eau jaunâtre au fond du trou. On a vu les dates
de celles qui précèdent, et il faut conclure que probablement
celle-ci sera fermée dans trois ou quatre jours. En ce moment,
sans doute, celui qu'on y couchera est un joyeux garçon (]iio]que
part, à moins d'une lieue de ce village.
Des cavaliers passaient dans le soir, unis dans la cadence du
trot. L'un des chevaux se cabra légèrement et se mit à galoper,
ce qui me fit remarquer l'homme. Il avait vingt ans, tout au
SUR LE FRONT ANGLAIS. 317
plus : une silhouette souple et simple, un visage lisse et qui
souriait presque sous le casque à larges bords, qui ressemble
à un pétase grec. C'était exactement l'un des jeunes procession-
naires de la frise du Parthénon, celui dont le corps flexible se
rejette en arrière, du mouvement le plus facile, harmoni-
quement lié à celui de sa monture. C'était la même ligne
si pure, le même lylhme, la même beauté, le même jeune
homme, qui revenaient après des millénaires, — qui reviennent
à chaque génération. Une petite fleur que Ton retrouve après
beaucoup d'années dans un certain creux de la forêt, dit la
même chose. Immortalité dé la vie; divine énergie que n'é,puise
pas la répétition sans fin des formes éphémères.
Toujours les sourds tapages de tôles invisiblement secouées,
heurtées par des marteaux géans, un peu partout, dans le
voisinage. En l'air, des boules de fumée blanche éclataient
autour d'un grand oiseau pâle. On essayait toujours de tuer,
au-dessus, comme aux environs du cimetière.
Ce grand rectangle hérissé de croix... C'est la fin du cycle.
J'en avais vu le premier temps en Angleterre : ces rangs de
jeunes gens, en vêtemens civils, qui se formaient dans les parcs
(le Londres" aux disciplines du soldat. Ensuite le port de
France oii je les regardais débarquer, avec leurs lourds harna-
chemens, leur expression de force réticente, leur teint de cuir
rouge, leur aspect, déjà, de légionnaires mûris par les fatigues,
les pluies et le soleil. Et puis sur nos routes, dans nos cam-
pagnes, leurs multitudes, leurs rangs dressés comme de la
terre qui marche, leurs travaux, parmi tout ce qu'ils ont apporté,
bâti contre l'ennemi commun sur notre sol. Enfin leur patience
dans les boues des tranchées, leurs vigilantes immobilités à tra-
vers les jours et les nuits, coupées par les fièvres héroïques de
l'assaut.
Ici la fin, dans cette terre française qu'ils ne connaissaient
pas, qu'ils ont défendue, dont ils feront maintenant partie pour
toujours. A côté des nôtres, ils nous sont sacrés comme les
nôtres.
André Chevrillon.
UN NOUVEL ACTEUR SICILIEN
ANGELO MUSCO
Si nous voulons, pour quelques heures, chercher une trêve
à l'angoisse où cette guerre nous tient plongés, et qui donne
à notre sommeil même je ne sais quelle inquiétude, allons
écouter Musco.
Muscoest une célébrité nouvelle; Musco, inconnu en France,
est le plus grand acteur comique de l'Italie, et un des plus
originaux qui existent où que ce soit. — La salle est pleine de
gens fatigués, nerveux, comme nous le isommes tous main-
tenant, poursuivis par notre souci intérieur, dans l'endroit
même où nous voulons nous divertir. Le rideau se lève sur ce
public étrange, avide de sortir de lui-même, et sur cependant
que la comédie ne lui fera pas oublier le grand drame dont les
péripéties, depuis trois ans, ont à la fois épuisé et surexcité les
cœurs. Les acteurs commencent à parler, et ils nous étonnent,
comme s'ils devisaient de choses infiniment lointaines, comme
si ce qu'ils disent s'adressait à d'autres qu'à nous. Mais Musco
paraît, et l'enchantement commence. On rit. On est entraîné
malgré soi; on se laisse aller à la gaîté qu'il excite. On est
secoué, « pris aux entrailles, )> comme disait Molière; on
rit trop, on voudrait attendre, savourer davantage l'heureux
moment qui passe : impossible; on a mal à force de rire. La
ANGELO MUSCO.
379
contagion gagne de fauteuil en fauteuil, toute la salle est
conquise; le rire monte en fusées, s'épand en roulemens
sonores; bruit énorme et confus, où l'on distingue, sur les
basses-tailles des hommes, les voix aiguës des femmes, les voix
claires des enfans.
Heureux acteur, capable de faire déferler ainsi la houle du
rire, de provoquer à son gré le rire inextinguible qui rend égal
aux dieux I Sa physionomie est des plus curieuses : cheveux
noirs et crépus, teint fortement bronzé, pommettes saillantes;
ses yeux brillans ont une expression malicieuse et fulée; ses
lèvres découvrent volontiers une rangée de dents d'une blan-
cheur éclatante. 11 est petit, agile, mobile : on dirait qu'il a du
vif-argent dans les veines. Une force comique singulière
jaillit de tout son être. Il a cinquante façons différentes de
mettre son chapeau, de remuer sa canne, de marcher, de
voltiger; et il est toujours drôle. Sa réplique est prompte,
nerveuse; elle jaillit comme une réflexion naturelle, et n'a
jamais l'air d'un mot d'acteur, encore moins d'auteur. Mais
son plus grand privilège est le geste. Plaignons les gens du
Nord, qui ne parlent qu'avec leur bouche, et ignorent l'élo-
quence des'bras, l'éloquence des mains agiles, l'éloquence des
doigts nerveux! Avec ses gestes, Musco parle, Musco peint. Il
fait jaillir du néant les images; il ne se contente pas de dessiner
les lignes, d'imiter les mouvemens : il transpose; il extrait
la force dynamique d'un sentiment ou d'une idée; le spectateur
n'a plus à supposer, à deviner : il voit l'invisible. Je gage qu'il
n'est rien que Musco ne puisse traduire en gestes. Langage très
supérieur à celui des mots, qui sont effacés, usés, à la portée de
tous, banals : tandis que les gestes restent personnels, restent
originaux, et sont vivans. Aucune étude ne saurait en fournir
le secret. Pour en posséder le don, il faut être né dans le pays
où ni les paroles, ni même les cris, ne suffisent au grand besoin
d'épanchement; où les manifestations violentes des passions ne
semblent pas exagérées, puisqu'elles sont communes à tous;
où les gens gesticulent par besoin et par plaisir : ceux qui ne
gesticuleraient pas sembleraient engoncés et ridicules. Il faut
être né dans les heureux pays où, sous l'invite du soleil, tout
s'extériorise, même les âmes...
Musco est né en Sicile, à Gatane, dernier de quatorze enfans.
Il a fait tous les métiers : chapelier, pâtissier, gantier, maçon.
380 REVl'E DES DEUX MONDES.
tailleur (1). Travailler, soit : moins encore pour gagner son
pain, que pour apprendre les secrets merveilleux de la profes-
sion. Quand on sait, le métier cesse d'être amusant, on
l'abondonne, on en cherche un autre; d'autant plus que le
patron est peu empressé à retenir pareil ouvrier. On a vu Musco
pousser dans les rues de sa ville une petite voiture chargée des
quelques outils indispensables au cordonnier : c'était là tout
son atelier. Car pourquoi un ateljer stable? Et pourquoi une
maison qui est une gêne, et dont il faut par surcroit payer le
loyer? On dort bien en plein air; n'étaient les demandes indis-
crètes de la police, qui s'obstine à ne pas considérer comme
un domicile les portiques de, la place Martini. L'occupation
favorite de cet invraisemblable bohème était de girare, de
(( tourner, » de traîner par les rues. Voilà qui est amusant!
Flâner sur le port, voir les négocians affairés et les matelots
braillards ; s'arrêter aux bonimens des vendeurs, et suivre sur
les visages des chalands l'effet de leur éloquence; examiner de
quel pas marche un curé, un soldat, ce vieux professeur qui
sort de l'école, et ce malandrin qui passe devant les carabiniers
d'un air de défi; surtout, rester des heures au marché, dans la
féerie des légumes et des fruits multicolores, dans le bruit
assourdissant des voix, dans la cohue des campagnards et des
citadins, des cuisinières et des dames, parmi les disputes, les
colères, les offres engageantes, les refus, les plaisanteries, les
jurons; jouir pleinement de la comédie de la rue : quelle mer-
veille; quelle joie; et, sans qu'il s'en doute, quelle école pour
le futur acteur!
C'est par le chant qu'il vint au théâtre. Car il chantait sur
les places, soùt les romances à la mode, soit des chansons de sa
composition, paroles et musique. Un beau jour, le directeur
d'une compagnie de marionnettes le remarqua, le prit pour
occuper les intermèdes : et tels furent ses débuts. Il dansait
aussi, avec les jambes les plus agiles et les plus folles du monde.
Aucune école, pas même l'école primaire, puisqu'il n'apprit à
lire et à écrire qu'à vingt-quatre ans, par un prodige de volonté.
Peu importe l'école ! Il dansait, il chantait; il se faisait connaître
du public local par l'originalité de ses créations, par sa verve
toujours jaillissante. Tant et tant, qu'il finit par entrer dans
(1) Voyez la brochure de L. Bevacqua-Lombardo, Angelo Musco. Milan, P. Car-
rara, 1916.
ANCELO MUSCO. 381
cette troupe sicilienne de Giovanni Grasso, dont les débuts à
Rome, en 1902, furent une révélation.
Il y fut longtemps premier comique. Mais comment les
dieux ilu théâtre auraient-ils permis que deux acteurs, — l'un
célèbre, jaloux de ses prérogatives de chef, autoritaire; l'autre
conscient de son talent, et désireux de le développer en toute
indépendance, — fussent toujours unis? Musco quitte Grasso,
et part vers de nouveaux destins. Il sera chef de troupe à sou
tour; il aura des acteurs à lui, un répertoire à lui; il n'aban-
donnera pas le théâtre dialectal; mais il laissera le drame,
où décidément le couteau joue un rôle exagéré ; il sera l'in-
terprète de la comédie sicilienne. Le voilà donc en Sicile,
en 1913; il recrute des acteurs et des actrices suivant des
principes à lui; il ne demande pas de métier, au contraire;
il lui suffit qu'on ait l'intuition. Sa compagnie est formée; il
l'instruit.
Seulement, il faut vivre. Les débutans ne font pas recette
même à Gatane, la ville du théâtre. En route pour le continent!
— Le continent se montre rebelle; Musco joue devant des
banquettes; les salles où le mène sa course errante sont sinis-
trement \ides. Il y a longtemps que ses économies ont été
dépensées ; maintenant, il fait des dettes ; les objets précieux
prennent successivement le chemin du mont-de-piété. La troupe
remonte vers le Nord de l'Italie. A Pistoia, Musco rêve qu'il
mange de la viande crue et des bonbons : mauvais présage.
A Vicence, couchant avec ses acteurs dans une manière de
dortoir, il ne trouve pas le sommeil; il sort, il erre dans les
rues. Sur les affiches qui annoncent ses représentations, il voit
son propre portrait, qui parait vivre aux clartés étranges de la
lune. Il l'interpelle : « Qui es-tu? Un imbécile?... » Il continue,
jouant dans des villes infimes, presque des villages, jusqu'au
moment où il atteint Milan. Il faut prendre la décision suprême,
et se résigner à la faillite, si Milan boude. Musco se démène,
va trouver les critiques, harangue ses acteurs avant que le
rideau ne se lève : vaincre ou mourir. Il n'y avait pas grand
monde dans la salle des Filodrammatici, ce soir d'avril 1915
qui marqua le début de sa fortune. Mais les spectateurs furent
conquis. Ils acclamèrent Musco, ils le vantèrent; le lendemain,
ils revinrent plus nombreux; bientôt, ce furent les salles
combles. Milan la grand'ville, le centre intellectuel de l'Italie
382 REVUE DES DEUX MONDES.i
vraiment, toujours prête à reconnaître les taleng, s'engoua de
Musco, fit de Musco son favori. Elle le consacra aux yeux des
autres villes. Quand l'acteur lui revint pour une nouvelle saison,
en 1916, il était de'cidément célèbre.
Deux caractères distinguent son répertoire : la couleur
locale, et la farce. La couleur locale consiste moins dans l'étude
profonde des mœurs spéciales à la Sicile, que dans l'aspect
extérieur des pièces et leur interprétation, l'emploi du dia-
lecte, quelques décors empruntés aux paysages de l'ile, et l'évo-
cation de quelques usages; surtout, l'entrain, la verve, les
clameurs, les gestes, et tout le jeu ensoleillé des acteurs. Pour
la farce, accordons que rien n'est pire quand elle est mal jouée;
alors, elle donne la nausée. Au contraire, interprétée par un
grand acteur, elle devient épique et admirable. Les traits des
caractères, toujours un peu voilés dans la pénombre de la
comédie, s'accentuent chez elle, et prennent un relief singulier.
L'acteur, en effet, met quelque chose de profondément humain
dans les personnages simplifiés et agrandis dont elle se contente.
Nous y percions les nuances délicates d'une psychologie très
fouillée : mais, en revanche, nous voyons surgir devant nos
yeux les types éternels, qui n'ont pas cessé d'être vrais depuis
qu'il y a des hommes, et un théâtre : le glorieux, l'ambitieux,
le poltron, le mal marié. L'acteur ajoute à l'œuvre ce que sans
doute elle ne donnerait pas d'elle-même : le sens de la vie.
Lorsque Musco joue, nous reconnaissons les défauts de notre
pauvre race humaine ; ceux de nos voisins, quelquefois les
nôtres. C'est bien l'allure piteuse du mari faible devant la
femme acariâtre; ce sont bien les gestes gauches du paysan à
qui la vanité est montée à la tête ; l'imitation est saisissante, la
réalité est atteinte. Il exagère quelquefois, mais dans le sens du
vrai; il ne joue jamais à faux. Il a su voir la vie, la comprendre,
et la rendre telle qu'elle est.
Répertoire très simple, par conséquent; répertoire très
honnête : non pas prude ; mais moralement irréprochable,
parce que tout y est franc, tout y est sain. Jamais Musco ne
doit mettre sur ses affiches l'annonce fatidique, qui indique,
suivant l'usage italien, les pièces faisandées : lo spetlacolo nonè
ndatto per signorine (le spectacle n'est pas fait pour les jeunes
filles). L'analyse des comédies même les plus célèbres ne donne
d'elles qu'une faible idée : elles sont sans âme, quand Musco
ANGELO MUSGO. 383
n'est pas là pour tenir le grand premier rôle. — Un brave
homme a quitté sa Sicile natale pour se rendre à Rome, et y
subir l'opération de l'appendicite. Il en revient, depuis qu'il a
respiré l'air du continent, avec un mépris indicible pour tout
ce qui n'est pas romain ; et de plus, avec une chanteuse dont
il s'est éperdument épris : une Romaine, cela va sans dire. Ses
grands airs, et sa chanteuse, l'entraînent de mésaventure en
mésaventure; il se brouille avec sa famille, se fait conspuer
par ses amis âgés, et tromper par ses amis plus jeunes; jus-
qu'au jour où il découvre, désillusion suprême, que la chan-
teuse de Rome est une Sicilienne comme lui. Alors il revient à
la sagesse, qui est de vivre honnêtement en son pays : tel est
VAria ciel continente , qui a eu plus de mille représentations. —
Ou bien encore : un brigadier des douanes en retraite a la
manie de faire des mariages. Doué d'une imagination exubé-
rante, il voit dans les vieux garçons les plus décrépits des
princes charmans, dans les vieilles filles les plus desséchées de
douces fiancées. Il réussit à convaincre les récalcitrans, et
marie tous ceux qui l'approchent. Or, les mariages tournent
mal : les victimes accablent de reproches l'auteur de leur
misère; il est menacé d'un duel, ce qui le met fort en peine.
Mais que toutes ces colères s'apaisent un instant, et déjà son
imagination reprend carrière', sa manie triomphe : c'est Lu
Paraninfu, une autre pièce à succès.
Prenons enfin la plus récente, Lu Malandrinu, jouée pour
la première fois à Milan en juin 1917. Un menuisier de Catane
a été condamné à trois ans de prison, par suite d'une erreur
judiciaire : il sort des galères avec l'auréole du bandit. Il devient
un personnage important et redouté. On a recours à lui dans
les cas difficiles. Une étoile est outrageusement sifflée par la
cabale ; elle l'implore pour qu'il se rende au théâtre, et impose
respect aux siffleurs. Un journal local a insulté le commenda-
tore, candidat aux élections : on vient le trouver, pour qu'il
aille déposer une bombe devant les bureaux du journal. Le
malheur est que ce brigand terrible est en réalité le plus paisible,
le plus peureux des hommes. Poussé par le point d'honneur, il
essaye pendant quelque temps de soutenir son rôle de bravo :
il ne recueille que plaies et bosses; un rival lui donne rendez-
vous, la nuit, pour une lutte au couteau; il faut que l'un des
deux reste sur le terrain. Musco n'attend pas la nuit; Musco,
384
REVUE DES DEUX MONDES.]
dégoûté, fuit les lieux de sa célébrité dangereuse pour rede-
venir en un coin ignoré le brave menuisier de jadis.
Musco ne met aucune amertume dans son interprétation des
faiblesses humaines; il n'a pas de ces retours tragiques où, brus-
quement, les spectateurs s'aperçoivent qu'ils devraient pleurer.
Tout chez lui est bonne humeur et joie ; il entraîne les pièces dans
un mouvement vertigineux ; il ne laisse pas le temps de penser.
Cette forte personnalité ne va pas sans quelques inconvéniens.
Si bonne que soit la troupe qui rentoure(et elle est excellente)
les autres acteurs risquent de n'être plus que des comparses ; la
pièce n'est plus qu'un rôle. Les nouveaux auteurs qui, suivant
les traces de leurs aînés, Martoglio, Capuana, Pirandello,
cherchent la pièce à succès, ne pensent plus qu'à l'acteur
illustre quand ils écrivent : leur ambition se borne trop peut-
être à procurer à Musco des efTets certains. Ne raffinons pas sur
notre plaisir, et contentons-nous d'être divertis. Pourtant, je
voudrais voir un jour ce grand acteur sortant de son répertoire
habituel, abandonnant pour une fois la comédie sicilienne;
allant plus loin même que les drames qu'il lui plaît de jouer
par exception ; — abordant du Molière. Quel régal, que l' Avare,
ou le Bourgeois gentilhomme, ou le Malade imaginaire inter-
prétés par Musco I
Il y apporterait cette simplicité profonde qui demeure, en
dernière analyse, la caractéristique de son art. Il ne joue pas ses
rôles; il les vit : c'est là son grand secret. On s'en rend bien
compte, en voyant à quel point le Musco de l'existence réelle res-
semble au Musco qu'on retrouve sur les planches. Aucune diffé-
rence ; aucun dédoublement entre l'homme etl'acteur. Sa conver-
sation privée est une mimique, comme son jeu; '1 se dépense
pour un seul interlocuteur comme pour tout le parterre. Il vient
à dire qu'il reconnaît la profession des individus rien qu'à leur
allure ; il distingue qu'un tel er commerçant, par exemple : et
ie voilà qui imite aussitôt le commerçant, affairé, pressé, cou-
rant à ses affaires, bouculant les passans, distribuant au passage
des sourires hâtifs, se précipitant au guichet de la poste pour
retirer son courrier. Mais l'employé n'est pas pressé, lui : là-
dessus, Musco imite l'employé de la poste qui bâille derrière
son guichet, flegmatique, détaché des choses de ce monde,
considérant le public avec mépris, consentant à peine à tourner
d'un doigt dédaigneux les lettres qu'il extrait de leur casier, —
ANGELO MUSGO. 385
« Je ne suis pas comme les gens qui vont à la boucherie, et
disent : je ne veux pas de ce morceau, ni de celui-ci; je ne
veux pas de gras, je ne veux pas d'os. Moi, je prends toute la
vie — la chair, le gras, les os, tout. » En faisant cette décla-
ration de principes, Musco imite le client difficile et le boucher
grincheux. Puis il raconte une bonne histoire; et tout heureux,
il s'effondre sur votre épaule, en riant du même rire contagieux
qui met les salles en délire.
Sa troupe est comme une tribu, qu'il gouverne avec une
bonté paternelle. Maris et femmes, mères et filles jouent côte à
côte ; ce ne sont pas l'intérêt et la vanité qui unissent les acteurs,
mais les liens de la famille et ceux de l'affection. Près de Musco
se tient son neveu, l'excellent acteur Pandolfini; il y a deux
ans à peine qu'il a abandonné le commerce, pour entrer dans
la troupe comme administrateur; puis il s'est risqué à jouer :
maintenant, il compte parmi les premiers. On n'est pas sans
éprouver quelque émotion à l'entendre rappeler les temps difii-
ciles. « L'oncle devait se passer de fumer, faute d'argent; l'oncle
et nous souffrions de la faim ; pendant trois jours, nous n'avons
eu à manger que du pain, avec un peu d'huile dessus. J'ai dû
mettre en gage mon anneau de mariage, — cet anneau que
voilà, — pour que la troupe pût quitter Vérone. Il n'avait pas
grande valeur; mais en s'ajoutant aux autres bijoux sacrifiés
comme le mien, il nous a tout de même procuré, l'argent du
chemin de fer, — troisième classe, naturellement. » Les répéti-
tions se font alla buona, sans cérémonie : Musco dirige, reprend,
exécute lui-même les jeux de scène : tous s'inclinent devant sa
supériorité incontestable et cherchent à réaliser ses conseils en
le remerciant.
Troupe toujours en mouvement, puisque les saisons dans
chaque ville ne durent guère plus de quinze jours ou d'un mois :
ensuite on boucle les malles, et on va planter ailleurs sa tente.
Après Milan, Rome; après Rome, Naples ; après Naples, la
Sicile, où l'on se retrempera dans la vertu de l'air natal. —
Troupe toujours en travail ; car il est impossible de se contenter
des trois où quatre pièces à grand succès; il faut enrichir le
répertoire. Or, beaucoup de nouveautés sont appelées, mais
peu d'élues; souvent elles tombent; il en est même qui sont
saluées par les sifflets sonores d'un public sans pitié : peu lui
importe que les acteurs lui soient sympathiques : il siffle, et
TO.ME XL. — 1917. 28
386 REVUE DES DEUX MONDES.
vigoureusement, s'il estime que la pièce- mérite d'être sifflée.
Musco est célèbre; il vient d'être nommé commendatore
non seulement pour l'excellence de son art, mais parce qu'il
s'est prodigué pour la propagande en faveur de l'emprunt de
guerre, prodigué pour les soldats malades dans les hôpitaux,
prodigué pour les blessés.
Mais ce n'est pas une célébrité assise, et comme inamo-
vible; il faut la défendre de haute lutte. Comment peut-il jouer
tous les soirs, les dimanches et les fêtes deux fois par jour,
sans un répit au long de l'an? Comment peut-il choisir et sou-
vent corriger le répertoire, diriger les répétitions, administrer
sa troupe? Problème qui paraîtrait insoluble à nos acteurs
français. Quand on lui parle des artistes qui ne jouent que
deux fois par semaine, ou moins encore, qui ont le loisir de se
promener, d'étudier de se renouveler, Musco répond : Troppo
iùsso; c'est trop de luxe. Le mot est profond. De même qu'il y
a, dans sa verve, le souvenir de la misère passée, vaillamment
subie et gaillardement vaincue ; de même, ce que le présent
contient encore de changeant et d'incertain l'aiguillonne, et
donne à sa gaîté son air conquérant. Si l'art de l'acteur devient
une fonction, s'il ne connaît plus l'émoi de la lutte, la crainte
de la défaite, toutes les dures nécessités d'une vie travaillée, il
risque de s'embourgeoiser et de s'engoncer. A l'artiste suc-
cèdent le fonctionnaire et le pontife. Rien de pareil ici. Les
mœurs théâtrales sont trop dilférentes des nôtres, et Musco est
trop original pour qu'on ait à redouter une si triste fin. C'est
encore un peu le char de Thespis, cahoté, mais qui s'avance
plein de joie et de cris, semant sur son passage le bienfait du
rire et les heures d'oubli. Nous le verrons peut-être arriver
jusqu'à Paris, après la guerre : car c'est une des ambitions de
Musco, que de mêler à la joie de notre victoire sa triomphante
gaîté d
Paul Hazard.-
L'AVENTURE SENTIMENTALE
DE
J.-H. BERNSTORFF
(1741-1748)
Le nom de Bernstorff, aujourd'hui porté par un zélé servi-
teur de Guillaume II, est celui d'une famille de hobereaux
hanovriens'qui se montrèrent parfois animés de la haine tradi-
tionnelle des Guelfes à l'égard des HohenzoUern. Cette famille
a compté des hommes d'Etat éminens, adversaires irréconci-
liables de la monarchie prussienne. Au xvii^ siècle, André
BernstorfT, dit 1' « Ancien, » s'attacha à la fortune de ces princes
de Brunswick-Lunebourg-Hanovre qui aimèrent passionnément
tout ce qui venait de France, s'entourèrent de beaux esprits
français et parlèrent à merveille la langue de Racine et de
Molière. Bernstorff l'Ancien avait fait, à vingt ans, un séjour à
Paris et s'était épris des idées françaises. Il était même devenu
amoureux de la belle duchesse de Châtillon, sœur du maréchal
de Luxembourg, mariée en secondes noces à un duc de Mecklem-
bourg-Schwerin qui résida quelque temps à la cour de
Louis XIV. Mais la politique l'accapara bientôt entièrement. Il
devint chancelier de l'Electeur de Hanovre George-Louis et son
adroite diplomatie fit triompher les prétentions de son maître
au trône d'Angleterre laissé vacant par la mort de la reine Anne.
Pendant une grande partie du règne de George P*". il dirigea les
affaires extérieures de l'Angleterre dans un sens nettement
hostile à la Prusse.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
Son petil-fils, le baron J.-II. Bernstorff, arrière-grand-oncle
(le l'ambassadeur d'Allemagne aux Etats-Unis à qui M. Wiison
a rendu ses passeports, entra au service du Danemark, d'abord
comme agent diplomatiqueà l'étranger, ensuite comme ministre
des Affaires étrangères. Grand ami de la France, il détestait le
militarisme prussien et reprochait au roi de Prusse de s'être
emparé de la Silésie sous l'hypocrite prétexte de servir le
protestantisme. Il prononça des paroles prophétiques sur le
péril que présentaient pour l'Europe les convoitises de la
Prusse. Prévoyait-il que le Hanovre deviendrait au xix^ siècle,
comme la Silésie, province prussienne? Plus tard, son neveu
A. -P. Bernstorff fut, lui aussi, ministre des Affaires étrangères
de Danemark et montra la même sympathie pour la nation
française. Pendant son ministère, le Danemark observa une
attitude amicale envers la France qui, déchirée par la Révolu-
tion, luttait pour défendre son territoire contre ses ennemis du
dehors. Le diplomate allemand dont la conduite est si contraire
aux sentimens et aux opinions de ses ancêtres est donc un
renégat.
Des trois Bernstorff dont l'histoire a retenu les noms,
J.-H. Bernstorfî est connu en France par sa correspondance
politique avec le duc de Choiseul, son ami personnel. Cette
correspondance constitue un document du plus grand intérêt. La
carrière diplomatique du baron le mit en rapport avec toute la
haute société française du milieu du xviii^ siècle et se corsa
d'une aventure sentimentale qui donne un attrait romanesque
à la figure de ce Hanovrien.
Il grandit dans un intérieur morose. La manière de vivre
de ses parens n'était pas empreinte de cette bonhomie simple et
souriante qu'on a si longtemps attribuée aux Allemands. Un
piétisme sévère les tenait à l'écart du monde. J.-H. Bernstorff
put néanmoins, à dix-neuf ans, effectuer, sous la conduite d'un
précepteur, un voyage en Italie, en France et en Angleterre.
Paris l'éblouit. Installé à l'hôtel d'Anjou, rue Dauphine, il vit
de près la Cour, fut reçu dans les ambassades, applaudit les
danseurs et les chanteurs de l'Opéra. Lorsqu'il reprit le chemin
du Hanovre, il emportait de son séjour en France l'impression
d'une culture raffinée dont le souvenir nostalgique le poursuivit
en Allemagne. A l'exemple de beaucoup de nobles allemands, il
chercha un poste à l'étranger, dans la diplomatie, et il réussit i,
l'aventure sentimentale de j.-h. bernstorff. ^89
à se faire attacher au ministère des Affaires étrangères de
Danemark où il montra tant d'application et des aptitudes si
heureuses que le roi Christian VI n'hésita pas à le nommer son
représentant auprès du roi de Pologne Auguste III, le compé-
titeur de Stanislas Leczinski. On respirait en Pologne une
atmosphère de batailles et de fol héroïsme. « C'est un pays où
les grands ont trop d'ambition, » avait écrit la duchesse d'Or-
léans, princesse Palatine (1). Admis à fréquenter la riche et
puissante aristocratie, le jeune Bernstorff fut témoin des dis-
cordes et des rivalités qui régnaient parmi les grandes familles;
il put aussi constater le vif intérêt que la « société )> polonaise
portait à la France. Elle gardait vivans les souvenirs du règne
de Jean Sobieski, le libérateur de Vienne; elle s'entretenait
encore d'un ambassadeur de Louis XIV à Varsovie, le marquis
de Béthune, beau-frère de la reine Marie-Cazimire d'Arquien,
cette Française que l'illustre Sobieski épousa par amour et qui
gouverna longtemps la Pologne. Une petite-fille du marquis,
Marie-Cazimire-Emmanuele de Béthune, était la femme du
maréchal de Belle-Isle qui, dans la guerre de la succession de
Pologne, remportait des succès sur le Rhin (2). A cause de ses
alliances de famille, on tenait M""® de Belle-Isle pour une demi-
Polonaise ; ses deux tantes, filles de l'ambassadeur, s'étaient
mariées en Pologne, l'une à un Jablonowski, l'autre à un Sa-
pieha; en outre, son oncle, Louis-iMarie-Victoire comte de Bé-
thune, était grand-chambellan de Stanislas Leczinski.
Le baron Bernstorff quitta Varsovie en 1737. Il était nommé
ambassadeur du roi de Danemark auprès de la Diète de Ratis-
bonne. Ses amis polonais, sachant qu'il désirait ardemment le
poste de Paris et qu'il espérait l'obtenir un jour, le munirent
de lettres de recommandation auprès de plusieurs familles de
l'aristocratie française, entre autres les Belle-Isle ; ils ne se dou-
taient pas des liens qui devaient l'unir plus tard à la femme du
maréchal.
Après un stage d'un ennui mortel à Ratisbonne où tout se
passait en tracasseries inutiles, il eut le bonheur d'être accré-
dité à Francfort. Un Congrès d'élection venait de s'y réunir
pour donner un successeur à l'empereur Charles VI.
(1) Correspondtince de Madame, duchesse d'Orléans.
(2) M"» de Belle-Isle était fille de Louis marquis de Béthune, mestre de camp
de cavalerie, tué à Hochstedt en 1704, et d'Henriette d'Harcoiirt-Beuvron.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
*
L'Europe entière avait les yeux fixés sur Francfort lorsqu'il
y arriva au mois de juin 1741. La guerre de la Succession
d'Autriche était commencée; cela n'empêchait pas les fêtes de
se suivre sans interruption dans la vieille ville libre, terrain
neutre qui donnait au monde le spectacle d'une extraordinaire
vie internationale. C'était un déploiement de pompe incompa-
rable. Chaque jour les membres du Conseil de Francfort, qu'en-
touraient des gardes civils en uniforme bleu à broderies d'argent,
allaient au-devant de députations. Les électeurs faisaient leur
entrée escortés de gardes, de domestiques et de courtisans.
L'envoyé d'Espagne, le comte Montijo, peuplait tout un quartier
de ses cavaliers en costume espagnol. La multitude des carrosses
dorés, des chevaux richement caparaçonnés, rendait la circu-
lation presque impossible dans les rues étroites et tortueuses;
des chaises à porteurs encombraient les trottoirs; des pages,
heiduques et courriers jouaient des coudes pour se frayer un
passage à travers la foule. La trompette des hérauts d'armes
annonçait-elle un cortège princier ou une procession religieuse
organisée soit par le nonce, soit par un ambassadeur catholique,
des bourgeois vêtus de noir et des paysans en habits bariolés
accouraient aussitôt, les yeux écarquillés.
Parmi les curieux, beaucoup d'étrangers venus pour chercher
fortune : jeunes officiers, cadets de famille qui espéraient réussir
auprès de quelque grand personnage, aventuriers de tout pays,
cuisiniers et comédiens français, baladins allemands, médecins,
charlatans, juristes à qui des contestations suscitées par les
questions de préséance procuraient de la besogne abondam-
ment. Au nombre des hommes de loi se trouvait un Danois
nommé Terkel Kleve; ces détails sur la vie de Francfort pendant
le Congrès lui sont empruntés (1).
Le maréchal de Belle-Isle, représentant de Louis XV, menait
un train splendide. De Mollwitz où il avait conféré avec
Frédéric II, le petit-fils de Fouquet était arrivé avec une suite
de cinquante gentilshommes français, somptueusement habillés
à la dernière mode de Paris. Une armée d'ouvriers, venus de
France, avaient installé son habitation où il logeait quinze secré-
(1) Journal de voyage de Terkel Kleve (Bibliothèque royale de Copenhague).
l'aventurk sentimentale de J.-H. BERNSTORFF.' 391
taires et trois cents domestiques, dont cent employés au service
de la cuisine et de la table. Seul l'électeur de Bavière, le
compétiteur de la reine de Hongrie Marie-Thérèse, le protégé
de la France, avait une suite encore plus imposante; elle
comprenait sept cent quarante personnes et deux cent cin-
quante ctievaux.
Terkel Kleve assista à des fêtes chez plusieurs ambassadeurs
et prit soin, en se présentant dans les élégantes assemblées, de
faire précéder son nom d'une particule. Il observe à ce sujet
qu' « en Allemagne la particule différencie la noblesse de la
canaille roturière, comme l'àme distingue les hommes des
bêtes. » Reçu chez M. de Bclle-Isle, il admira fort la richesse
des appartemens, surtout le grand salon suivi d'un autre plus
petit où sous un dais se voyait un trône de velours rouge à
franges d'or surmonté du portrait de S. M. Louis XV. Dans le
premier salon étaient dressées cinq tables; presque tous les
soirs, plus de cent personnes y soupaient sur de la vaisselle
d'argent. Dès qu'une assiette était vide, les laquais présentaient
d'autres plats. Tout était servi si copieusement que le bon Kleve,
trouvant très chers les repas à l'auberge, se privait de diner el
réservait son appétit pour le souper chez l'ambassadeur de
France. Beaucoup faisaient comme lui. Il y avait aussi les bals
et les mascarades où l'on servait des rafraîchissemens « à la
française : » thé, café, glaces et gâteaux. Ni vins, ni confitures,
remarque Kleve qui devait être gourmand. Un pareil train de
maison coulait des sommes folles et rendait soucieux, à Paris,
le cardinal Fleury. Mais le maréchal soutenait que sur ce terrain
comme sur tous les autres la France avait à conserver sa supréma-
tie. De fait, l'éclat, le rayonnement de la France effaçaient toul.
L'ambassadeur français célébra par de grandes solennités
la Saint-Louis de 1741 : « Toute la ville, toute la noblesse, tous
les petits princes des environs, tous les ministres étrangers se
pressant pour venir souhaiter la bonne fête au roi de France,
les réjouissances, illuminations dans les jardins, comédie fran-
çaise, feu d'artifice, joutes sur l'eau, bals, etc., se prolongeant
pendant plusieurs jours et l'aimable maréchale, plus jeune de
vingt années que son mari, présidant à ces fêtes avec la dignité
d'une reine (1) — » Quel brillant tableaul
(1) Duc de Broglie : Frédéric I. et Marie-Thérèse.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
. }/[me Jq Belle-Isle secondait à merveille son mari. Sa nais-
sance illustre l'approchait de deux trônes. Petite-nièce de la
reine de Pologne Marie-Gazimire et de Jean Sobieski, elle était
cousine du prétendant Jacques Stuart, marié k une Sobieska,
ainsi que de l'électeur de Bavière élu empereur à Francfort,
grâce à l'appui de la France, sous le nom de Charles VII. Par
sa mère Thérèse Sobieska, ce prince était petit-fils du vainqueur
des Turcs.
Un écrivain français qui fut contemporain du ménage de
Belle-Isle atteste que la maréchale était « une femme respec-
table, d'une piété austère et d'un esprit profond, qui négocia
elle-même, pendant des absences de son mari, des objets très
importans à la Diète de Francfort (1). » Le plus souvent elle
était seule à faire les honneurs du palais de l'ambassade, car
M. de Belle-Isle, absorbé par son travail, assistait rarement aux
réceptions du soir. Elle accueillait les invités avec une aisance,
un tact admirables. « Avant le souper, raconte Terkel Kleve,
Madame se divertit au jeu dans le petit salon. Elle n'est pas
grande, mais n'en est que plus charmante; avec cela douce et
sans atîectation. Ses manières gracieuses la font adorer. »
Sa qualité d'envoyé d'un souverain du Nord ouvrit au baron
BernstorlT tous les salons, y compris celui des Belle-Isle. La
recommandation de quelques grands seigneurs polonais, les
Czartorisky, les Poniatow^ski, le mit tout de suite sur un pied
d'intimité dans la maison du maréchal. Ses rapports avec ce
dernier furent empreints de cordialité. Il découvrit chez son
hôte « une réunion de qualités dont une seule eût suffi à rendre
célèbre une personnalité. » Son admiration s'accrut lorsque
Belle-Isle eut fait venir de France en Bavière, en moins de
trois semaines, une armée de 90 000 hommes. Ce grand chef
avait tout prévu. « Je l'ai vu, écrivait Bernstorff au ministre
des Affaires étrangères de Danemark, quitter son cabinet après
onze heures de travail ininterrompu, ayant le cerveau net et
l'entrain d'un homme qui aurait fourni un court labeur intel-
lectuel. )' Bref, le baron tenait le maréchal pour un génie mili-
taire et politique de la plus haute valeur.
A Francfort, J.-II. Bernstorff fut entouré d'une grande consi-
dération. Le Conseil voyait en lui un diplomate éminent et le
(1) De Chevrier : Vie du maréchal de Belle-Isle.
l'aventure sentimentale de j.-h. bernstorff. 393
lui prouva en lui faisant cadeau d'un muid de vin. Le Collège
des Princes de l'Empire sollicita plusieurs fois son avis. Son
succès ne fut pas moindre dans les fêtes mondaines. Il se livrait
à des de'penses de repre'sentation bien supérieures aux appointo-
mens que lui allouait l'Etat danois. 11 était de tournure élégante,
s'habillait avec goût et avait le ton et les manières du parfait
courtisan. Entre l'exquise M"'' de Belle-Isle et lui, une sympa-
thie très vive naquit rapidement. Dans une ville où la femme
dn représentant de la France réglait la vie mondaine et en
était le centre, ils se rencontrèrent tous les jours : au bal, à
souper, à la Comédie où des acteurs de Paris se faisaient
applaudir. On les voyait toujours ensemble. Il faut que la
conversation du baron ait été très attachante pour que
M™*" de Belle-Isle y ait pris tant de plaisir. Lui, de son côté,
appréciait fort l'agrément d'un délicat esprit féminin. Ils eurent
de longs entretiens dans le boudoir de la maréchale où celle-ci
travaillait à une broderie.
Ces relations nouées à Francfort préludaient à la future
intimité sentimentale. Déjà le baron et M""" de Belle-Isle
échangeaient des appellations très affectueuses : a Chèi'e et inou-
bliable reine », « cher frère. » Mais ils durent se séparer au
printemps de 1742. Elle retournait à Paris, lui restait à Franc-
fort. Ils prirent congé l'un de l'autre avec tristesse, en se pro-
mettant de s'écrire fréquemment : ils ne savaient s'ils se rever-
raient jamais.
L'année suivante, Bernstorfî accompagna l'Empereur
Charles VII dans sa retraite précipitée sur Augsbourg. Les voi-
tures impériales, fuyant l'armée de Marie-Thérèse, avançaient
difficilement sur des routes encombrées de neige. Après ce pénible
voyage qui altéra la santé du baron, le gouvernement danois
le récompensa de son zèle en le nommant ministre à Paris.
L'amitié amoureuse était alors de moae en France.
M. de Belle-Isle, entre autres, avait eu deux intrigues restées
platoniques, la première avec Adrienne Lecouvreur. C'était
en 1726. Il était marié à Henriette-Françoise de Durfort de
Civrac dont il n'eut point d'enfans et qui le laissa veuf après
(1) De sa secoQde femme, M"" de Béthuae, il eut un fils unique, le comte
de Gisors.
394 RErijE DES DEUX MONDESis
peu d'années de mariage (1). Adrienne habitait, rue des Marais,
l'hôtel de Ranes, proche de l'iiôtel de Belle-Isle, qui était situé
sur le quai d'Orsay, au coin de la rue du Bac. La comédienne
illustre adressait au maréchal de camp, déjà célèbre pour maint
acte de bravoure, des billets « remplis du tendre intérêt qu'elle
prenait à ses affaires : « Quand pourrez-vous venir dans cette
petite rue du Marais? Vous y pourrez parler de gloire tant qu'il
vous plaira, vous serez sûr d'être écouté avec avidité et tran-
sport, et quand il faudra quelque intervalle, nous y mêlerons
un peu de sentiment. »
Une autre fervente admiratrice du petit-fils de Fouquet était
Juliette-Charlotte de Gontaut-Biron, femme de ce fou plein de
génie, lé comte de Bonneval, qui alla chercher des aventures
en Turquie, devint pàcha à trois queues, réorganisa l'armée
ottomane sur le modèle européen et gagna sur les Autrichiens
la bataille de Grotzka. M™^ de Bonneval, qu'il abandonnait après
un mois de mariage, ne devait jamais le revoir. La délaissée
était jolie, spirituelle, aimable et bonne. Elle trouva des conso-
lations à son malheur dans son amitié très vive pour le comte
de Belle-Isle. Pendant qu'il était à l'armée du Rhin, elle lui
envoyait des nouvelles de Paris et lui exprimait en même
temps les sentimens qu'elle nourrissait à son égard : « Vous
avez, à ce que je crois, plus de talens que personne. La fortune
et la gloire sont complètes quand les cœurs ajoutent l'affection
à l'estime; je veux que l'on chante vos louanges de toute façon.,
Soyez bien sûr que rien n'est si constant que l'attachement invio-
lable que j'aurai toute ma vie pour vous. Je me plais à avoir un
ami tel que vous... C'est un fait que vous n'avez personne dans
le monde qui vous aime aussi tendrement que moi (1). »
A cette époque, le maréchal était depuis cinq ans le mari de
M"^ de Béthune. Le ménage était fort uni. La différence d'âge
n'empêchait pas ces époux de bien s'entendre. M. de Belle-Isle
savait inspirer l'amour. Son biographe Chevrier dit qu'« il était
naturellement froid, ses conversations n'étaient pas gaies, mais
instructives, il savait parler avec netteté et bien raconter un
fait... Il n'était pas éloquent, mais il persuadait. Haut avec les
grands, il était affable et prévenant avec les gens au-dessous de
lui. » Ce jugement concorde avec celui qui fut porté par Terkel
(1) Capitaine Sautai : Deux admiratrices du comte de Belle-Isle.
L AVENTURE SENTIMENTALE DE J.-H. BERNSTORFF.
395
Kieve. Ghevrier ajoute que cet homme grave, ne' sobre, n'aimant
ni le jeu ni la table, avait beaucoup de penchant pour le beau
sexe, et qu'il sut toujours cacher cette passion. Le marquis
d'Argenson affirme que le mare'chal partageait son cœur entre
la nature et l'ambition et tirait de ce partage une fidélité domes-
tique que ne connaissaient pas les autres courtisans (1). » Au
plus fort de son attachement pour BernstorfF, M™" de Belle-Isle
faisait à ce dernier cet aveu : <( J'aime M. de Belle-Isle peut-
être ridiculement pour son âge et le mien. »
Les multiples occupations du maréchal le forçaient à de
fréquentes et longues absences. D'où le besoin qu'éprouvait sa
femme d'une amitié vive et tendre. Elle était ainsi faite qu'elle
ne pouvait s'intéresser à quelqu'un sans y mêler un peu de
passion. Pendant que Bernstorff était encore à Francfort, elle
pensait avec exaltation à ce frère d'élection qui avait si vite
gagné sa confiance grâce aux secrètes affinités de leurs âmes-
Elle lui écrivait des lettres pleines d'une sollicitude qui étonne
lorsqu'on songe qu'ils ne s'étaient connus que pendant une
année. Plusieurs passages de ces lettres sont à citer :
« Je veux vous parler à cœur ouvert, et croire que je suis
au milieu de cette petite cellule, travaillant à mon métier, où
les heures passaient comme des éclairs... Je suis inquiète pour
vous, je crains les dangers d'une campagne; je sais bien que
vous ne serez pas exposé autant qu'un autre, et il serait même
ridicule que vous le fussiez, mais il arrive tant de choses qu'on
ne peut prévoir que je ne peux pas être tranquille ; de plus, la
fatigue m'effraie pour vous; vous avez du courage, il soutient
longtemps, mais à la fin, l'on succombe. »
Elle l'adjurait de lui donner fréquemment de ses nouvelles:
<( J'exige que, si dans le cours de la campagne il arrivait
quelque événement où je pusse avoir quelque lieu de craindre
pour vous, que si vous étiez en bonne santé, vous chercheriez
le moment, l'occasion de m'écrire sur une enveloppe, — si vous
n'aviez pas autre chose, — et cachetée avec une épingle. Autre
obligation que je vous impose : de me donner bien régulière-
ment de vos nouvelles, et, si vous étiez malade, encore plus
exactement, et d'ordonner à vos gens que si malheureusement
vous aviez une maladie assez sérieuse pour n'être pas en état
(I) Mémoires du marquis d'Argenson.
396
REVUE DES DEUX MONDES.
d'ordonner que l'on m'écrivit, que votre valet de chambre
m'écrivît tous les jours l'état où vous seriez, mais avec vérité et
exactitude; j'en userai de même... »
Elle se montrait pleine d'ingéniosité pour assurer l'expédi-
tion des lettres et leur remise en bonnes mains, chose particu-
lièrement difficile en temps de guerre, car il fallait déjouer
l'indiscrète surveillance exercée par les commandans d'armée :
« Je vous déclare que le maréchal de Broglie a un talent
tout particulier pour faire ouvrir les lettres ; ainsi il faut bien
de la circonspection ; mais si par hasard vous vouliez me man-
der quelque chose de plus particulier que les nouvelles cou-
rantes, il faudrait mettre une seconde enveloppe adressée à
M"* du Fresnay, directrice de la poste à Strasbourg, avec un
petit billet dedans, sans signature, et qui ne dirait autre chose,
sinon qu'elle est priée de me faire passer seulement la lettre ci-
jointe... Vous êtes un peu comme moi : vous aimez à conserver
les lettres de vos amis ; mais vous allez faire un métier où quel-
quefois messieurs les hussards s'emparent des équipages, et si
mes pauvres lettres allaient être prises, j'en serais fâchée. Il y
a si peu de gens qui savent ce que c'est que l'amitié, qui la
connaissent, et de mon côté je suis si tendre, si expressive
pour mes amis que, si l'on trouvait mes lettres, je suis per-
suadée qu'il y a quantité de gens qui penseraient des choses
fort étranges de moi. »
Ses amis de Paris, informés de sa liaison avec Bernstorff,
essayèrent de l'en détourner. Parce que le Hanovre suivait la
politique anglaise et soutenait Marie-Thérèse dans la guerre de
la Succession d'Autriche, ils représentèrent le baron comme
un ami des Autrichiens, comme un intrigant dangereux qui se
servait d'elle pour se procurer des renseignemens nuisibles aux
intérêts de la France. Ces perfides accusations ne modifièrent
pas les sentimens de la maréchale. Elle s'en expliqua très
franchement avec Bernstorff :
(( Je n'ai jamais eu le moindre soupçon de votre façon de
penser et de votre conduite. La personne qui me parlait préten-
dait que, comme Hanovrien, tous vos vœux étaient pour les
succès de vos compatriotes, au préjudice de l'empereur Charles
et de la F'rance ; que vous aviez l'esprit pénétrant et que
cela pourrait être dangereux; que vous ne vous étiez pas
même caché de dire que tout ce que vous pourriez deviner et
l'aventure sentimentale de j.-ii. bernstorff. 397
savoir, vous en feriez votre profit. Vous connaissant comme
je le fais, est-ce votre caractère, votre façon de parler? Gela
vous ressemble-t-il ? Je répondis que comme particulier vous
étiez fort attaché à la France, que comme ministre ce n'était
pas à moi à entrer dans vos vues ; que j'avais beaucoup vécu
avec vous, que vous m'aviez donné toutes sortes de marques
d'amitié; que je vous avais trouvé toutes les qualités de l'âme,
de l'esprit et du cœur les plus respectables, les plus estimables
et en même temps les plus aimables ; que je vous étais tendre-
ment attachée ; que moi, misérable femme, je n'étais pas assez
au fait des affaires pour vous en instruire quand je le voudrais;
que nos lettres roulaient sur ce qui nous regardait et nous
touchait personnellement, parce que j'avais grande confiance
en vous, et qu'ainsi il n'y avait rien à changer dans ma
conduite... Vous savez comme je suis, lorsque je suis convaincue
que j'ai raison, et que c'est surtout mon cœur qui me le dicte ;
rien n'est capable de m'ébranler et communément même l'on
n'y essaie pas (1). »
Il est bien fâcheux que les papiers de M™^ de Belle-Isle
aient été détruits sous la Révolution, car nous ne pouvons
connaître uhe seule des réponses de Bernstorff à son amie,
réponses qui devaient être fort tendres. Quand la maréchale
sut que le baron était nommé ministre à Paris, sa joie fut
grande. Pendant des mois elle caressa le projet d'aller en voi-
ture au-devant de son « cher petit baron » lorsqu'il arriverait
à Paris. Elle lui écrivit, en s'intitulant son « premier chambel-
lan, » pour demander, comme une preuve de confiance, qu'il
voulût bien la charger de faire choix d'un hôtel et de le meubler.
*
* *
La retraite de Prague avait rendu populaire le nom du
maréchal de Belle-Isle. On le chansonnait dans des vaudevilles.
Le peuple de Paris affichait des vers sur la porte de son hôtel :
Quand Belle-Isle sortit
De Prague la nuit,
A petit bruit,
(1) Ces lettres de M"' de Belle-Isle au baron BernstorCf ont été publiées à
Copenhague, ainsi que les autres lettres et billets cités dans cet article, par le
distinj^ue historien danois A. Friis, dans son intéressant ouvrage sur les
Bernstorff.
398 REVUE DES DEUX MONDES^
Il dit à la lune :
Astre de mes jours,
Compagne de ma fortune,
Soutenez-moi toujours.
Mais Fleury mourut et sa mort entraîna la disgrâce du
mare'chai. En son hôtel du quai d'Orsay, il vivait en particulier
riche lorsque J.-H. Bernstorff vint habiter Paris.
Le « cher baron » arriva le 2 avril 1744, à quatre heures du
matin. La maréchale ne pouvait courir au-devant de lui à cette
heure matinale. Elle en éprouva une vive déception, mais elle
eut ce même jour la surprise de le voir à son lever, et leur
entrevue fut très affectueuse.
Il savait toutefois à quoi s'en tenir : il devait accepter de
n'être jamais que le second dans le cœur de sa charmante
amie. Pendant leur séparation, elle lui avait écrit :
« Mon amitié pour vous est inébranlable et votre place sera
toujours la même, après M. de Belle-Isle : mon gouverneur et
vous (cette façon de parler n'est pas trop polie, mais elle
prouve ma vérité), vous êtes tous deux ce que j'ai de plus cher
dans le monde et dont je ne cesse d'être occupée. »
Le baron apporta dans son rôle de sigisbée un tact, un
savoir-vivre accomplis. « C'était, a dit le duc de Luynes, une
manière de philosophe, capable de grands attachemens. » Il
prit domicile d'abord à l'hôtel de Hollande, rue de Vaugirard,
et chaque jour, à la même heure, il vint s'entretenir avec la
belle maréchale. Dans un long et tendre bavardage, ils se ren-
seignaient mutuellement sur leur santé et se communiquaient
les potins du jour.
Gela continua après que Bernstorff se fut installé rue Bour-
bon, dans un hôtel retenu par M"*® de Belle-Isle. Il trouvait
dans la matinée la maréchale en négligé, à sa table de toilette,
quelquefois au lit, raconte le biographe danois des Bernstorff,
l'historien A. Friis. L'ami entrait, l'épée au côté, des fleurs et
des fruits dans les mains, toujours habillé avec élégance,
guidé dans l'arrangement de ses costumes par M"^® de Belle-
Isle, qui lui brodait manchettes et jabots et choisissait ses per-
ruques. Elle ne pouvait se passer de lui à son lever; même
souffrante, sa porte étant défendue à tout autre visiteur, elle le
recevait.
J.-H. Bernstorff se meubla très richement, eut une trentaine
l'aventure sentimentale de j.-h. bernstorff. 399
de serviteurs dont un ou deux polonais qui vécurent chez lui en
parasites de'sœuvre's. Il eut une tenue de maison parfaite en
tous points, mais son véritable chez-soi fut au quai d'Orsay. 11
était de toutes les réceptions, grandes ou petites, qui avaient
lieu chez le maréchal, il accompagnait Madame dans ses pro-
menades, en carrosse et à cheval, se chargeait de ses menues
emplettes, parfums, pommades, savons de toilette, et lui servait
de secrétaire. Ne pouvant passer ensemble la journée entière,
ils échangeaient quotidiennement, dans le courant de l'après-
midi, des billets, parfois chiffrés. Des courriers allaient
constamment de l'un à l'autre.
Ces billets devinrent si nombreux que M"* de Belle-Isle
conseilla au baron d'en jeter une bonne partie au feu : « Gela
serait raisonnable, car à l'àge <{ue nous avons, si nous vivons
longtemps, il faudrait bâtir une maison pour nos lettres. »
Mais Bernstorff ne les brûla pas. Au château de Wotersen,
dans le Lauenbourg, propriété de sa famille, on a retrouvé des
centaines de lettres et billets de la maréchale, dont fort peu
sont datés. Il en est d'une puérilité qui fait sourire. Beaucoup
ont pour objet l'état de santé du cher frère et de son incompa-
rable reine; les « vapeurs » de l'une, les douleurs rhumatis-
males de l'autre, ainsi que les caprices de leur estomac. L'effet
produit par des remèdes destinés à « humecter, amollir et
rafraîchir les entrailles » est noté avec minutie. <( Vous ne
sauriez trop vous ménager, écrit la maréchale. Dormez et mangez
des choses saines. » Les yeux délicats de Bernstorif sont un gros
sujet d'alarmes : « Il y a toujours une chose qui m'effraie, c'est
le temps énorme de vos écritures. N'écrivez point la nuit. Je suis
bien malheureuse de ne connaître personne en Dannemarc, car
je vous ferais donner l'ordre par le Roi votre maître de prendre
un secrétaire. »
La maréchale est-elle souffrante, elle envoie à Bernstorff
plusieurs bulletins de santé dans la même journée. Souffre-t-il
d'une indisposition, elle a recours à une saignée pour calmer
l'agitation où la jette cette mauvaise nouvelle. D'autres fois,
l'on s'écrit pour dire que tout va bien : « J'ai bien dormi, mon
cher frère, je suis fort aise que vous soyez content de votre nuit;
votre sœur vous aime de tout son cœur. »
Lorsque le ministre de Danemark dut accompagner le Roi
dans les Pays-Bas, sur le théâtre de la guerre, l'amie poussa des
400
REVUE DES DEUX MONDES.
cris d'épouvante : « C'est encore un sacrifice qu'il faut faire que
cette absence de quelques mois ; il faut espérer que jamais je
ne me trouverai exposée à d'autres plus cruelles, »
Le temps passait sans diminuer cette affection réciproque.
M""^ de Belle-Isle accordait tous les ans un souvenir romanesque
à la date du 22 juillet qui était celle de leur premier entretien
sérieux à Francfort. Dans un de ses rares billets datés (il est
du 13 octobre 1746) elle écrit : « Les instans que nous pouvons
passer ensemble me deviennent chaque jour plus chers parce
que j'apprends à vous mieux connaître. »
M. de Belie-Isle et Bernstorff s'aimaient comme père et fils.
Le maréchal et son frère, le chevalier de Belle-Isle, furent char-
gés d'une mission diplomatique à Berlin ; ils entrèrent impru-
demment dans le Hanovre, furent arrêtés par des troupes
hanovriennes et envoyés à Londres comme prisonniers de
guerre. Par l'intermédiaire de son frère, haut fonctionnaire
hanovrien, Bernstorff put leur procurer des adoucissemens dans
leur captivité qui dura une année, de l'automne de 1746 à celui
de 1747. Pendant tout ce temps, M™^ de Belle-Isle fut en proie à
une inquiétude affreuse qui se renouvela lorsque son mari fut
envoyé se battre en Provence. Heureusement, Bernstorff était là
pour la distraire de ses soucis.
Dans les instans où ils se sentaient graves, ils causaient reli-
gion. La maréchale était d'une dévotion réelle. Elle montrait
même une tendance au mysticisme assez fréquente chez les
femmes de la maison de Béthune. Une sœur du marquis de
Béthune, ambassadeur en Pologne, Anne-Berthe de Béthune-
Selles, abbesse de Beaumon-les-Tours, mérita d'être surnommée
la Lydwine de Touraine, étant d'une religiosité non moins
ardente que celle de la sainte de Schiedam. M™® de Belle-Isle
souhaitait de convertir au catholicisme le protestant Bernstorff.
L'aimable femme se désolait à l'idée que la différence de foi
religieuse les séparerait pour l'éternité.
« A mesure, lui écrivait-elle, que mon attachement aug-
mente, que mon estime se fortifie, que mon respect pour votre
caractère et la beauté de votre âme me paraît mieux fondé, mes
vœux deviennent plus vifs pour que vous acquériez la seule
chose qui vous manque et qui est tout. Si j'avais assez de foi,
assez d'amour de Dieu, je désirerais uniquement pour sa gloire
qu'une si belle âme fût à lui, mais j'avoue que je suis assez
l'aventure sentimemalé de j.-h. ëernstorff. 40 1
imparfaite pour que l'excès de ma tendresse pour vous, mon
cher frère, y entre pour beaucoup ; je ne peux envisager sans
horreur qu'un avenir malheureux — et de quelle durée! —
vous est prédestine'. Il faut que j'aie autant de confiance que
j'en ai en vous pour vous parler ainsi, car je sens tout ce qu'il
y a d'humain dans les vœux ardens que je fais pour vous; n'en
soyez point scandalisé, mon cher frère, plaignez-moi d'être
encore si attachée à tout ce qui n'est pas Dieu !... »
Si Bernstorff resta protestant, du moins fut-il toujours pro-
fondément respectueux des opinions religieuses de la maré-
chale. « Cette vertueuse femme, cette tendre amie ajoutait une
vive et sincère piété à toutes ses grâces... Elle n'avait pas de
corps mais un voile qui recouvrait son âme. » Ainsi s'expri-
mait-il longtemps après pour accentuer le caractère purement
sentimentcil de leur liaison.
La réputation de vertu de M"* de Belle-Isle était si bien
établie que les assiduités du baron à l'hôtel du quai d'Orsay ne
prêtèrent pas à la médisance. Un seul homme, le cardinal de
Tencin, en voulut au diplomate de son intimité avec la maré-
chale. Le cardinal, ministre d'Etat, avait conçu une passion
pour M™« de Belle-Isle, « amour platonicien et proportionné à
l'âge de l'amant et à la piété de l'objet aimé. Le baron
Bernstorff, envoyé de Dannemarc, fréquentait assidûment
l'hôtel de Belle-Isle; voilà le vieux cardinal agité des furies et
n'entendant plus les intérêts du Nord que par sa haine contre
le ministre danois (1). »
Le cardinal amoureux suscita des difficultés à son heureux
rival et menaça de faire échouer certaines négociations entre
la France et le Danemark.
Dès son arrivée à Paris, J.-H. Bernstorff s'était vu attaqué
de plusieurs côtés. Frédéric II, qui haïssait sa famille, avait
écrit à Louis XV pour le représenter comme un espion de
Marie-Thérèse. Il lui fallut beaucoup de tact et de souplesse
pour triompher des défiances. Il y réussit assez rapidement et
se fit apprécier de la haute société où M™^ de Belle-Isle l'intro-
duisit. Il fréquenta chez les duchesses de La Vallière, de
(1) Mémoires du marquis d'Argenson.
TOME XL. — 1917. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.i
Luxembourg, de Boufflers et de Mirepoix, chez M""^ Du Deffand,
M'"'' Geoffriii et le président Hénault. (c L'envoyé de Dannemarc
a l'air jeune, dit le duc de Luynes dont la femme était dame
d'honneur de la reine de France. Il a de la finesse et du goût...
il est homme d'esprit et de bonne société... il sait la langue
française beaucoup mieux que bien des Français (1)... Il est
extrêmement mesuré dans ses démarches, écoute beaucoup,
parle peu et toujours en bons termes et à propos. »
J.-H. Bernstorff retrouvait à Paris le parfum de haute élé-
gance dont il avait reçu dans sa vingtième année la très vive et
durable impression. L'influence des femmes dans les salons était
inconnue en Allemagne; il goûtait fort l'attrait de la causerie
féminine. Il fut du cercle de la Reine où il se lia avec le baron
Thiers qui, riche de cent mille écus de revenus, marié à une
Laval-Montmorency et père de trois charmantes filles, avait une
maison splendide à Paris, beaucoup de belles et bonnes terres
et menait doucement sa vie tout en regrettant le règne de
Louis XIV et en déplorant la frivolité du siècle (2).
Bernstorff fut aussi des intimes de M"*^ de Pompadour. Lors-
qu'il connut la favorite, celle-ci n'était encore que M'"- d'Etiollcs.;
Elle conçut, ainsi que M""'" Poisson, sa mère, beaucoup de sym-
pathie pour le ministre du roi de Danemark et le recul plusieurs
fois au château d'Étiolles. Un billet de M"'*' Poisson, daté du
18 octobre 1144 (et dont l'orthographe est ici respectée) montre
que la mère et la fille souhaitaient qu'il fût plus assidu encore.,
« Deux dames qui ne sont pas si chiene ce plaigne beaucoup
de Votre Exelence, Monsieur. Gomment, il y a trois mois que
nous n'avons eu le plaisir de vous voire, vous écrive, vous nous
scavé à Étioles, et vous ne vené pas y passer une huitaine de
jours avec nous, c'est un crime de lèze amittié, qui ne peut être
pardonable qu'en partant aussitôt la présente reçue. Je m'ima-
gine vous voire levé les épaules et dire : A propos de quoi ces
femmes veult elle croire que j'ay de l'amittiez pour ellel Voilà
(1) Gela est confirmé par Voltaire qui, envoyant au baron Bernstorff les Pré-
mices du Siècle de Louis XIV, lui écrit : « A la manière dont vous parlez notre
langue, ce serait se tromper de ne pas vous prendre pour un Français et pour -un
des plus aimables. »
(2) De retour en Danemark J.-II. BernstoriT fit construire près de Copenhague,
sur le modèle de Tugny, au baron Tliiers, le joli château qui porte son nom, qui
a vu, sous S. M. Christian IX, de belles réunions de souverains et qui est aujour-
d'hui la propiiélé de S. A. R. le prince Valdemar de Danemark.
l'aventure sentimentale de J.-H. BERNSTORFF. 40o
bien l'amoiir-propre des française. Et bien, Monsieur, vous avez
tore, en véritte', vous deve' nous rendre ce que nous vous avons
pretté de sy bon co^ur dès les premiers momens que nous vous
avons connu. Bonjour, Monsieur, vous êtes de'siré, souhaité et
atendu pour le plus tard mercredi, sans quoy guères déclaré
entre nous. »
3Ime Poisson mourut l'année suivante. Devenue marquise de
Pompadour, sa fille continua de se montrer bienveillante à
l'égard de Bernstorff qui de son côté la voyait avec plaisir, la
jugeant bonne, douce, aimable, incapable de se mêler de poli-
tique. Il dut, dans la suite, revenir sur cette opinion, mais il
ne cessa d'être empressé auprès de la marquise dont il fut bien
souvent l'hôte au château de Crécy, à la Gelle-Saint-Cloud.
lyjme (jg Pompadour lui fit la faveur de l'admettre à son théâtre
des petits Cabinets.
Il eut aussi de précieuses amitiés masculines : Voltaire, Mau-
pertuis, Bernis, Fontenelle qu'il connut à Etiolles, et le comte
de Stainville, plus lard duc de Ghoiseul, de qui Bernstorff disait
« qu'il était fait pour jouer un rôle ou pour succomber dans la
lutte pour y atteindre. »
« Fort peu de gens sont aussi bien instruits que le baron
Bernstorff de ce qui se passe dans le royaume, » dit encore le
duc de Luynes. Observateur attentif, il examinait tout, voyait
tout. Il admirait les ressources qu'offrait la nation française,
les richesses dont elle pouvait disposer, les sacrifices qu'elle
s'imposait de bon cœur pour la gloire de la France. Louis XV,
qu'il approchait souvent, lui paraissait bon envers ceux qui lui
plaisaient, mais jaloux des marques extérieures du pouvoir. Le
caractère du Roi était difficile à saisir, étant fait de contrastes :
orgueil et affabilité, bonté et dureté, mollesse et énergie.
Plusieurs années après qu'il eut quitté l'ambassade de Paris,
l'ami de M""' de Belle-Islc donna à son neveu A. -P. Bernstorff,
qui faisait à son tour, accompagné d'un précepteur, un voyage
d'études en France, les instructions et conseils suivans : « Les
Français sont naturellement bons, indulgens, polis et faits plus
qu'aucune autre nation du monde pour l'amitié, pour la société
et pour la conversation agréable et douce. Mais ils sont sévères
contre tous les ridicules et délicats sur les procédés. Parlez peu,
ne cherchez pas k faire paraître votre esprit, cela est trop
dangereux; paraissez docile sans être bas, louez tout ce qui est
404
REVUE DES DEUX MONDES,
louable et ne blâmez rien, mais ne paraissez transporté ni étonné
de rien... On ne saurait aller trop souvent à Paris chez ceux
qui tiennent maison, parce qu'on leur fait toujours plaisir; on
ne saurait assez ménager le temps de ceux qui n'en tiennent
pas ou qui ont des affaires ou des devoirs à remplir. »
Il recommande à son neveu de rechercher la société de quel-
ques-uns « de ces sages aimables et hauts qu'on ne trouve guère
qu'en France, » et il nomme le baron Thiers et le duc de Niver-
nois. Le modèle du parfait grand seigneur, il le trouvait en
M. de Belle-Isle qui joignait à la sobriété du soldat les manières
du vrai gentilhomme.
En aucun moment ses succès mondains n'empêchèrent
Bernstorff de rester fidèle à sa liaison avec la maréchale. Il
revenait s'asseoir au coin du feu, chez son amie, en célibataire
qju'attiraient un foyer et une douce présence féminine. Il appré-
ciait dans ses moindres détails l'excellente tenue de celte
maison. Ses entretiens avec M"^de Belle-Isle roulaient fréquem-
ment sur des questions de ménage. Ils échangeaient des avis sur
l'ordonnance d'un diner et mêlaient très judicieusement le souci
de leur bien-être matériel aux effusions sentimentales. Berns-
torff invita la maréchale et quelques intimes à des soupers qui
furent très estimés des gourmets parisiens.
L'été apportait d'autres douceurs : la villégiature à la somp-
tueuse résidence de Bisy, en Normandie. Un appartement y
était réservé au baron et toute liberté lui était laissée de tra-
vailler. La encore il assistait tous les jours au lever de Madame,
il l'accompagnait dans ses promenades et lé soir, lorsque tous
les hôtes du château circulaient, deux par deux, dans les jar-
dins, c'était lui qui offrait le bras à la maréchale, privilège que
personne ne songeait à lui disputer.
Cette intimité charmante durait depuis six ans lorsqu'elle
prit fin brusquement : le roi de Danemark rappelait Bernstorff
pour lui confier les fonctions de premier ministre et secrétaire
d'État aux Affaires étrangères. Il fut affligé, car la France lui
était comme une seconde patrie. Le tout Paris, le tout Versailles
regrettèrent son départ (I). Et pour M™*" de Belle-ïsle la sépa-
ration était cruelle. Bernstorff dut lui promettre de revenir
(1) Trois ans après son départ, Stainville-Choiseul put encore lui écrire : " On
parle de vous comme si vous étiez parti hier; cela n'est pas commun. Je crois que
vous êtes le seul absent dont on se souvienne avec autant de regret. »
l'aventure sentimentale de j.-h. bernstorff. 405
bientôt; mais la tendre femme ne se faisait pas d'illusion. Elle
pressentait que l'ami allait être accaparé par les devoirs do
l'homme d'État, qu'un délicieux épisode de sa vie était clos.
Son cœur ne la trompait pas. J.-H. Bernstorff, qui s'attendait
à n'occuper que provisoirement le poste de premier ministre, le
garda vingt années et ne revit jamais la France. Il fut un des
plus grands ministres qu'ait possédés le Danemark. Par lui fut
réunie à la couronne danoise la totalité des duchés de Slesvig
et de Holstein dont la Prusse, aidée de l'Autriche, s'est emparée
en 1864. Il appela en Danemark des généraux, des écrivains et
des architectes français, et il introduisit à Copenhague, où le
germanisme régnait depuis longtemps, des modes et des cou-
tumes de France. Frédéric II de Prusse rechercha son alliance;
ayant échoué, ce souverain essaya plusieurs fois d'obtenir sa
disgrâce, mais le roi de Danemark, Frédéric V, le maintint au
|)ouvoir, lui conféra les plus hautes dignités du royaume et le
créa comte. La famille royale d'Angleterre le considérait comme
un ami personnel. On ne lui connut jamais l'insupportable
fatuité, ni la rapacité des Allemands.
Il fut enfin renversé par le célèbre Struensée, favori de
Christian VII, et mourut deux ans après sans laisser de postérité.
Il avait épousé une riche héritière ;, cette union lui permit de
reconstituer sa fortune largement entamée par le grand train
de maison qu'il avait mené à Paris. M""^ de Belle-Isle, chargée
d'acheter la corbeille de mariage, s'acquitta de ce soin avec un
touchant empressement.
La place laissée vide auprès d'elle par le départ de Bernstorff
ne fut pas occupée par un autre. Elle cultiva le souvenir de cet
amant platonique et continua de lui adresser des lettres un peu
mélancoliques, toujours très tendres, qui le tenaient au courant
des événemens de Paris. Mais elle mourut en 1755, âgée de
quarante-huit ans. u II ne me reste, dit Bernstorff, qu'à pleurer
sa perte et respecter sa mémoire. »
Marttne Rémusat.1
AUX
RÉGIONS DÉVASTÉES
I
LES RUINES
Noyon.
Les Allemands ne sont plus à Noyon... Et la guerre assure'-
ment est entrée dans une phase nouvelle depuis que nous ne
sommes plus au temps où, selon une formule célèbre, « ils
étaient à Noyon ! » Mais la trace de leurs dévastations volon-
taires apparaît dès qu'on approche des faubourgs de cet antique
chef-lieu d'un des plus riches diocèses de la Picardie. Les
débris d'une usine gisent dans les champs ravagés, à gauche de
la route qui vient de Compiègne. Une grosse cheminée de
briques a sauté ; un de ses tronçons, pareil à un fragment de
cylindre, a roulé sur le sol, au milieu d'un amoncellement
de débris informes. A droite, on aperçoit, aux pentes des
coteaux jadis fleuris et boisés, un chàteaa désert et les pelouses
d'un parc déchirées en zigzag par des lignes de tranchées. La
couleur fauve de la terre bouleversée ressort en larges balafres
parmi la verdure de l'herbe rase... Sur ce paysage en deuil se
dressent les deux tours de Notre-Dame de Noyon. L'église-
forteresse des évêques comtes de Noyon et pairs de France
domine encore de sa structure, imposante et fière comme le
profil d'un donjon féodal, les vieux logis de la cité mérovin-
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES.1 407
gienne, carolingienne, capétienne où s'évoque et se résume
en images de pierre le vivant tableau des plus vénérables
souvenirs et des plus lointains âges de notre histoire nationale..
C'est dans la matinée du dimanche 30 août 1914 que les
Allemands arrivèrent, encombrant de leurs autos blindées et de
leurs cuisines roulantes la « rue de Paris, » qui est la plus
belle rue de Noyon. Cette rue, aujourd'hui égayée par un va-et-
vient d'uniformes bleu horizon, conduit à la place de l'Hôtel-
de-Ville. C'est une de ces places comme on en voit dans les
estampes d'autrefois. Elle n'est pas très grande, s'étant adaptée
aux coutumes des temps anciens où la vie communale était, en
quelque sorte, une vie de famille. Mais elle est le centre où
aboutissent toutes les rues de la cité. La façade de cette vieille
maison de ville a été décorée jadis de fenestrages fleuronnés et
d'impostes à guirlandes par des artistes précurseurs de la
Renaissance française. Que de mélancolie toutefois dans la gri-
saille de ces murs, confîdens des drames passés et des douleurs
récentes! Il n'y a pas longtemps que le bleu horizon du soldat
territorial, en faction devant la porte de cet hôtel de ville, a
remplacé le /(e/c(^raif du factionnaire allemand. Sur une bâtisse
voisine, on lit encore ces mots : Orts-Kommandantur . C'est là
qu'une bureaucratie impitoyable organisait la persécution
méthodique des gens du pays, préparait froidement, par ordre
supérieur, la dislocation des familles, la désolation des foyers,
les déportations en masse, les enlèvemens de femmes et de
jeunes filles. Devant les étroites fenêtres de ces bureaux main-
tenant vides, je songe à tous les yeux inquiets dont le regard
s'est voilé de larmes en voyant briller la lampe nocturne qui
éclairait d'une lueur sinistre ce travail allemand.
Les historiens de l'avenir retraceront le tableau de cette
arrivée furieuse des Allemands à Noyon, venant de Ham et de
Guiscard, ayant parcouru à grandes enjambées la route presque
droite qui va de la Somme à l'Oise. Ils marchaient sur Paris,
éternel objet des convoitises tudesques. Tout un quartier de
Péronne était déjà en cendres. Les cantons de Rosières, de
Chaulnes, de Lassigny étaient pillés, rançonnés, ensanglantés.
Chemin faisant, les envahisseurs prenaient un avant-goût des
joies que leur réservait apparemment la prise de Paris. Les habi-
tansde Pont-Noyelles ont vu les officiers d'un brillant état-major
rouler ivres-morts sous des tables chargées de victuailles et se
408 REVUE DES DEUX MONDES.;
réveiller juste à temps pour emporter l'argenterie de la plus
riche maison du bourg. A Framerville, sous les yeux du curé
de la paroisse, les incendiaires se mirent à danser, au son d'un
piano mécanique, en activant par des projectiles inflammables
les brasiers allumés. A Guiscard, les plus fieffés hobereaux de
la Garde prussienne se firent remarquer, selon le témoignage
du maire, par un état d' « ivresse ignoble. » Quant aux
conquérans de Noyon, l'image de leur triomphe est digne
d'être transmise à la postérité ! Arraché de l'hôtel de ville,
l'honorable maire de Noyon, M. Noël, sénateur de l'Oise,
directeur de l'Ecole centrale des Arts et Manufactures, homme
éminent et bienfaisant, dont les Allemands ne pouvaient pas
ignorer le caractère digne de tous les égards et de tous les
respects, est forcé d'aller au-devant des troupes qui viennent
par le faubourg d'Amiens. On le fait marcher, avec ses deux
adjoints, MM. Félix et Jouve, attaché à l'étrier d'un comman-
dant. M. Jouve, ne pouvant suivre le pas des chevaux, sous
l'ardent soleil de cette chaude journée d'août, tombe de fatigue : '
un uhlan le frappe du bois de sa lance pour l'obliger à se
relever. Dans la rue du Rouard, les témoins de cette lugubre
scène voient M. Jouve tomber de nouveau, ainsi que M.Noël, au
milieu des soldats grisâtres, dont le défilé par rangs et par files
dure interminablement. Au bout de ce calvaire, à la fin de
cette terrible journée, le maire et les adjoints, accablés de las-
situde et de tristesse, sont jetés en prison. Ils seront désormais
des otages, à la disposition de la Kommandantur , et leur vie est
à la merci d'un caprice ou d'un hasard. Une parole téméraire,
le geste imprudent d'un de leurs compatriotes, une rixe entre
soldats et habitans, cela suffira pour les amener devant le pelo-
ton d'exécution. Les fusils Mauser sont prêts à partir. Tout sert
de prétexte. On montre encore, à deux pas de l'hôtel de ville,
l'endroit où un paisible citoyen, M. Devaux, tourneur en bois,
fut abattu par une bajle. Ce malheureux homme, étant consigné
comme otage à l'hôtel de ville, avait cru pouvoir sortir poui*
a! 1er chercher un objet oublié dans sa maison, située tout près
de là...
Lorsque l'on quitte la place de l'Hôtel-de- Ville pour descendre
la pente qui mène à la rue des Tanneurs, on se trouve en pré-
sence de maisons complètement démolies. Elles ont sauté, en
même temps que les ponts voisins, au moment où les Allemands
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 409
se préparaient à la retraite forcée. Toute une rangée de vieux
logis, singulièrement pittoresques, a disparu dans ce cataclysme
Les lucarnes béantes s'ouvrent sur des charpentes efifondrées.i
Il n'y a plus que de l'ombre et du silence entre ces débris de
murailles. Les pans de bois, hourdés en maçonnerie, à la mode
du xv^ siècle, apparaissent, ça et là, comme les os d'un sque-
lette désarticulé. On se demande où sont maintenant les habitans
de ce quartier en ruines. Dès le 16 mars 4917, ils avaient reçu
de la Kommandantur un ordre leur enjoignant de se rassembler
dans les caves de la ville haute ou dans la cathédrale, et décla-
rant que toute personne « attrapée » dans les rues par une
patrouille serait immédiatement fusillée. Il s'agissait, disait
l'ordre, d'une explosion de mines, annoncée pour quatre heures
et demie de l'après-midi. En prévision de cet événement, les
portes de toutes les maisons devaient rester ouvertes. Ce fut
l'occasion d'un pillage général.
On ne saura jamais tout ce que les habitans de Noyon et des
autres villes et villages de la Picardie martyre ont souffert
pendant cette occupation qui a duré depuis le 30 août 1914
jusqu'au 18 mars 1917. Aux dommages matériels se joignaient
les tortures morales. J'ai vu des visages douloureux, qui garde-
ront toujours l'empreinte d'un supplice intérieur et silencieux.
Les affiches de la Kommandantur ou du grand état-
major allemand n'ont pas encore disparu des murs de Noyon.
Ces documens, qui sont signés tantôt des noms tristement
fameux d'un Max von Fabeck ou d'un Fritz von Below, com-
mandans d'armées, tantôt du nom obscur d'un certain major
Josephson, racontent presque au jour le jour les procédés ima-
ginés par nos ennemis pour rendre la condition des opprimés
plus insupportable. Les peines les plu^ sévères sont édictées
pour la plus petite infraction à des règlemens sans cesse renou-
velés, compliqués par une bureaucratie méchamment inventive.
Voici une des affiches, une affiche de couleur verte, imprimée
par la Kriegsdruckerei, qu'on pourrait lire s'étalant sur les murs
de Noyon :
AVIS AU PUBLIC
Il est rappelé à la population que, pat- ordre supérieur, tous les
habitans du sexe masculin, âgés de douze ans au moins, doivent
410
REVUE DES DEUX MONDES,
saluer poliment, en se découvrant, tous les officiers de l'armée
allemande, ainsi que les fonctionnaires ayant rang d'officier.
M. le commandant de place a constaté que, malgré ces prescrip-
tions, beaucoup d'hommes et principalement des jeunes gens ne
saluent pas ou ne le font que d'une manière inconvenante.
En conséquence, pour lui éviter tout ennui, la population est
invitée à se conformer strictement aux ordres rappelés ci-dessus.
Une autre affiche, conservée à la mairie, mentionne les noms
des Français qui ont refusé de saluer les officiers allemands, et
qui, pour ce fait, furent condamnés à la prison. Ainsi, dans cet
abime de détresse, il restait aux âmes libres et fières la satisfac-
tion de goûter en silence, selon l'expression d'un de nos plus
éloquens moralistes, « l'âpre volupté qu'on éprouve à mépriser
plus fort que soi. »
Il faudra conserver aussi, comme un document, cette autre
affiche, qui est datée du 28 juillet 1915, et qui montre bien de
quelle façon les Allemands comprennent la juste indemnité
qui est due, même en temps de guerre et conformément à la
convention de La Haye, pour toute u prestation en nature » et
pour tout travail réquisitionné :
Toute la récolte (seigle, blé, avoine, orge) est réquisitionnée pour
l'armée allemande.
Les cultivateurs et les propriétaires recevront de l'armée alle-
mande, après la récolte, la part qu'elle jugera suffisante. Ils seront
obligés, sans aucune rétribution, à aider à la récolte par ordre de
l'administration allemande.
Il est sévèrement interdit de couper et de rentrer les récoltes sans
que l'ordre leur en ait été donné; ils seraient punis d'une amende
jusqu'à cent marks ou de prison jusqu'à deux semaines, s'ils contre-
venaient aux ordres de l'armée allemande.
La dernière notification de la Kommandantur aux habi-
tans de Noyon était datée du 11 février 1917, et concernait
plusieurs centaines de personnes qui eurent le malheur de
recevoir un appel ainsi conçu :
Par ordre supérieur,
Étant capable de travailler, vous serez évacué dans le Nord. Vous
devez vous présenter, le 12 février 1917, six heures du soir (heure
allemande) au collège.
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 411
Si vous manquez à l'appel, la force des armes sera employée
contre vous; en plus, vous serez gravement puni.
N.B. — Se munir de vêtemens chauds et de vivres pour trois jours.
C'était une condamnation aux travaux forcés. Les Allemands
étaient coutumiers du fait. Ils avaient dépeuplé Gricourt,
Darnes, Vendelles, Hancourt, afin de constituer des chiourmes,
sous le bâton des subordonnés du général von Fabeck ou du
prince Rupprecht de Bavière. Quand on parle de bâton, ce n'est
point, hélas I par métaphore. Un officier de notre justice mili-
taire, commissaire du gouvernement, chargé par notre haut
commandement de faire une enquête aussi complète que possible
sur les crimes de droit commun que les Allemands ont commis
en territoire français, a bien voulu nous signaler un document
trouvé dans la commune d'Holnon, à cinq kilomètres de Saint-
Quentin. C'est un règlement rédigé (on verra ci-dessous en quel
style I) par un certain Gloss, chef de \^ Koinmandantur locale :
Holnon, 20 juillet 1915.
Tous les ouvriers et les hommes et les enfans de quinze ans sont
obligés de faire travaux des champs tous les jours, aussi dimanche,
de i heures du matin jusqu'à 8 heures du soir (temps français).
Récréations : une demi- heure au matin, une heure à midi et demi-
heure après-midi.
La contravention sera punie à la manière suivante :
1° Les fainéans ouvriers seront combinés pendant la récolté en
compagnie des ouvriers dans une caserne sous inspection des corpo-
raux allemands (1). Après la récolte, les fainéans seront emprisonnés
six mois; le troisième jour, la nourriture sera seulement du pain
et de l'eau.
2° Les femmes fainéantes seront exilées à Holnon pour travailler.
Après la récolte, les femmes seront emprisonnées six mois.
3° Les enfans fainéans seront punis de coups de bâton.
De plus le commandant réserve de punir les fainéans ouvriers de
vingt coups de bâton tous les jours.
Les ouvriers de la commune de Vendelles sont punis sévè-
rement (2).
Signé : Gloss, colonel.
(1) Gloss veut dire que le contingent de ces « fainéans » formera des <- coia-
pagnies d'ouvriers » dans une caserne, et que ces compagnies seront encadrées
par des caporaux allemands.
(2) Vendelles est une commune du canlon de Vermand, près de la ligne du
chemin de fer économique de Bertincourt à Saint-Quentin. Cet a\'eu de Gloss est
bon à, retenir.
412
REVUE DES DEUX MONDES.
Sur cette pièce est apposé le cachet de la Kommandantur
d'Holnon et, tout à côte', Gloss a griffonné de sa main cet ordre
impératif : Afficher!
Ainsi, les habitans de cette commune française, hommes,
femmes, enfans, vieillards, travaillaient depuis la première
aube jusqu'aux derniers rayons du soleil couchant, sous le
bâton de ce garde-chiourme. Tels ces captifs d'Asie que l'on voit
peiner et souffrir, en longues files lamentables, sur les plus
anciens monumens de Ninive ou de Babylone. Aussi bien, la
conception archaïque et barbare de ce régime de travaux
forcés et d'esclavage en masse n'est pas née uniquement dans
le cerveau d'un Gloss, tyranneau d'Holnon ou d'un Josephson,
préposé à la persécution méthodique des habitans de Noyon.
Ces obscurs comparses ne sont que les exécuteurs d'un vaste
plan élaboré sous la surveillance directe du Kaiser lui-même,
à Berlin, dans ce mystérieux immeuble du Koenigsplatz où
travaillent les scribes du grand état-major. L'autorité militaire
française est en possession d'un document significatif, qui
montre avec quel soin fut étudiée, jusqu'aux plus minutieux
détails, dans les conciliabules de cet état-major et dans les
conférences secrètes de la Kriegsakademie de Berlin, l'organi-
sation des travaux forcés en pays envahis. On a tout prévu : la
marque distinctive du forçat, les précautions à prendre contre
les tentatives d'évasion et enfin, pour les manquemens à la
discipline germanique, une gradation de chàtimens, qui va de
la bastonnade à la peine de mort. Les affiches relatives à ces
travaux forcés étaient si bien préparées d'avance, que, dans
certains villages de la frontière lorraine, elles ont fait leur
apparition dès le 5 août 1914.
L'un des adjoints de Noyon, M. Jouve, très cruellement
éprouvé lui-même par la guerre, a raconté la douloureuse
journée du 18 février 1917. « Ce qu'il y avait de plus terrible,
dit l'honorable témoin, c'est le spectacle des jeunes 1)1 les arra-
chées à leurs familles. Il en a été enlevé ainsi quatre-vingts.
Quelques jours après, un certain nombre de jeunes filles
évacuées de la Somme et de l'Aisne ont encore été séparées de
leurs parens... Ces mesures abominables ont jeté la conster-
nation parmi nous (1)... »
(1) Témoignage recueilli, sous serment, par la commission d'enquête instituée
par décret du 23 septembre 1914. Le président de cette commission, M. Georgas
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 413
Dans la journée du samedi 24 février 1917, un officier, se
disant délégué de la trésorerie de Berlin et accompagné d'un
soldat, se présenta chez M. Brière, banquier à Noyon, et le
requit d'ouvrir ses coffres-forts. Le banquier ayant refusé, le
soldat, muni d'un de ces chalumeaux dont se servent les
chimistes dans leurs laboratoires pour fondre au moyen d'une
flamme très forte les plus rebelles soudures, procéda à l'effrac-
tion. Tout ce qui se trouvait dans la banque, numéraire,
titres, valeurs, effets de portefeuille et de commerce, bijoux,
argenterie, comptabilité, archives, tout a été enlevé. Gomme le
banquier faisait remarquer que ses archives ne pouvaient être
d'aucune utilité pour les autorités allemandes, l'officier répondit :
— Nous avons ordre de vider les coffres; je vide les coffres.
Le 21 février, la banque Ghéneau et Barbier reçut, à son
tour, la visite de deux officiers et de deux soldats allemands.
La même opération au chalumeau recommença. Il y avait à
Noyon, rue Saint-Eloi, un bureau de la « Société générale pour
favoriser le développement du commerce et de l'industrie en
France, » dont le siège social est à Paris. Huit cofl'res-forts,
gardés dans les sous-sols de cet établissement, furent fracturés
et vidés.
— C'est la guerre! disaient les Allemands aux victimes de
ces cambriolages méthodiques.
Or, en vertu de l'article 53 de la convention de La Haye,
signée par l'Allemagne, « l'armée qui occupe un territoire ne
pourra saisir que le numéraire, les fonds et les valeurs exi-
gibles appartenant en propre a l'Etat, les dépôts d'armes,
moyens de transport, magasins et approvisionnemens et, en
général, toute propriété mobilière de l'Etat de nature à servir
aux opérations de guerre... »
Je ne veux pas quitter Noyon sans présenter mes respectueux
hommages à la sœur Saint-Romuald, supérieure de l'hospice.
Un témoignage officiel de la reconnaissance publique a récem-
ment signalé à l'admiration du pays tout entier le dévouement
qu'en des jours tragiques cette humble et sublime servante des
malades ' des blessés a prodigué aux malheureux dont elle a
pu prolonger la vie ou adoucir la mort. Par la porte ouverte
d'un dortoir plein de soleil et de lumière, je la vois s'activer
Payelle, premier président de ia Cour des Comptes, a bien voulu nous communi-
quer des procès-verbaux et d'autres docAimens encore inédits.
414 REVUE DES DEUX MONDES.)
doucement, vaillamment autour des lits, allant, de chevet en
chevet, porter à des vieillards, à des enfans, à des femmes la
parole qui réconforte ou le remède qui guérit.
C'est l'heure de la visite du docteur. Le médecin-major,
chef de service, et la supérieure ont fort à faire. Car, à Noyon,
les derniers jours de l'occupation allemande ont été marqués
par les indicibles souffrances de plusieurs centaines de malades,
arrachés de leurs lits dans les villages de la Somme, autour de
Saint-Quentin, amenés en un long cortège de douleurs, sous la
pluie ou dans la neige, et concentrés à l'hôpital civil. Je
m'excuse de me présenter au moment où les survivans de cette
multitude dolente ont besoin de la présence de la sœur Saint-
Romuald. J'ai voulu simplement m'incliner devant une haute
et bienfaisante vertu, d'autant plus digne d'admiration qu'elle
semble s'ignorer elle-même. De ce bref entretien dans un
petit parloir au parquet bien ciré, je garde le souvenir d'un
visage où se reflètent, sous la cornette blanche, les clartés de
cette lumière intérieure qui donne à certaines âmes une puis-
sance surhumaine. La supérieure de l'hospice de Noyon ne
consent à se souvenir des misères toutes récentes et des plaies
encore vives, que pour faire l'éloge de ses dévouées compagnes.)
Mais je connais, par d'autres, l'exemple qu'elle a donné à tous,
en ces heures effroyables. II fallait s'occuper a la fois des vivans
et des morts. Il y avait là des agonisans, des paralytiques, des
nonagénaires, et même une pauvre vieille de cent deux ans
que les Allemands n'ont pas laissée mourir dans son village.;
Dix-sept vieillards de Roisel sont morts en arrivant à Noyon,
épuisés par les privations et transis de froid. On enterra des
morts dont on ne savait même pas le nom (1).
Que dire de cet officier allemand qui accepta de se rendre
au domicile d'une dame de Gibercourt, atteinte d'une maladie
de cœur au dernier degré? Par ordre supérieur, cette malade,
alitée depuis plusieurs années, fut obligée de se lever. L'Alle-
mand exigea qu'elle s'habillât en sa présence, bien qu'elle
l'eut prié de s'éloigner un peu. Elle est morte à Noyon.
La sœur Saint-Romuald eut à soigner aussi une jeune mère
de famille, qui faisait partie du convoi de Flavy-le-Martel, et
qui souffrait d'une affection cardiaque. Cette malheureuse
(1) Journal officiel du 18 avril 1917, rapporl de la Commission d'enquête.
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 415
femme avait demandé vainement qu'on lui permît d'emmener
à Noyon ses enfans, àge's l'un de sept ans, l'autre de quatre ans.
Les pauvres petits s'accrochaient aux roues de la voiture : ils
sont restés en chemin I
Une autre femme de la même commune était dans son lit,
atteinte de bronchite, lorsqu'on vint lui annoncer que les Alle-
mands emmenaient son mari, avec d'autres captifs. Elle voulut
lui dire adieu. Elle se leva, courut au convoi déjà en marche
sous les coups de crosse des gens de la Kommandantur . Le com-
mandant la repoussa. Elle approcha quand même, disant qu'on
la tuerait plutôt... Elle réussit à se jeter dans les bras du pri-
sonnier. Et celui-ci s'en alla plus fort, plus résigné, résumant,
dans un dernier geste navré, toute sa tendresse pour elle et
pour l'enfant resté au logis en deuil.
Pour soigner tousces malades, il n'y avait plus de médicamens,
la pharmacie de l'hospice ayant été pillée par les Allemands
qui emportèrent aussi les inslrumens de la salle d'opérations.
D'ailleurs, dès le 16 février, les médecins de Noyon, et les
prêtres, c'est-à-dire tous ceux qui pouvaient apporter aux ma-
lades une aide matérielle ou un secours moral, avaient été
emmenés en, captivité. Machination vraiment infernale, qui
faisait coïncider avec une concentration de malades et de mou-
rans l'évacuation des médecins et des prêtres qui pouvaient les
soigner dans leur misère ou les assister au dernier moment.
Les Allemands ont dressé, sur un coteau qui domine Noyon,
tout près de nos casernes incendiées, une colonne massive,
en l'honneur du corps d'armée et des unités qui ont occupé
cette ville et tout le pays d'alentour. Ce monument d'insolence
domine un cimetière dont les tombes, soigneusement étiquetées
révèlent les numéros des divisions, des brigades et des régi-
mens qui ont piétiné, ravagé pendant plus de deux ans ce coin
de France. Grenadiers de Mecklembourg-Strelitz, fusiliers du
Schleswig-Holstein, artilleurs et uhlans de la Garde prussienne
ont ainsi leur place marquée, dans la série historique des incur-
sions tudesques, à la suite des Boches d'autrefois qui incendiè-
rent Noyon, et mirent toute la Picardie à feu et à sang.
— Nous autres, nous respectons la mort, me dit un de nos
officiers. Mais, si vous voulez voir comment ils se conduisent
envers les tombeaux, venez visiter avec moi la crypte funéraire
du château de Mont-Renaud, dans la commune de Passel.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
Mont-Renaud.
Ce château, situé sur une hauteur, dans un paysage har-
monieux et doux, parmi les vieilles pierres d'une ancienne
chartreuse, appartient au marquis d'Escayrac-Lauture. Un
général allemand s'y installa pendant plusieurs mois avec
son état-major. Aussi n'y trouve-t-on plus aucun meuble.
Tout a été déménagé. Les portes elles-mêmes ont été arrachées
de leurs gonds. Le peu de mobilier qui reste a été mis en mor-
ceaux. Voici un billard crevé, un prie-Dieu jeté dans un salon
désert, quelques livres épars, déchirés, parmi lesquels je re-
marque les ouvrages scientifiques d'un des ancêtres du maître
de la maison, un traité sur, le télégraphe, avec cette devise
généreuse : Aperire terram gentibus. Les portraits de famille
ont été décrochés, emportés; les tapisseries déclouées, en-
levées.
De ce château, naguère plein de souvenirs vénérables et de
reliques charmantes, il ne reste plus que des salles vides, entre
quatre murs couverts d'inscriptions où s'exalte l'orgueil barbare
de l'Allemagne, « au-dessus de tout. » «
Dans le parc de Mont-Renaud, l'état-major du général aile- *^
mand installé au château découvrit une crypte funéraire où
reposaient des morts qui semblaient à l'abri de toute profana-
lion. L'entrée de ce cimetière souterrain était malaisée à trou-
ver, ignorée même des habitans du village voisin. Les profa-
nateurs ont pénétré dans cet hypogée. Et là, éclairés sans doute
par la lumière électrique des lampes perfectionnées qui font
partie de leur outillage de guerre, ils ont attaqué à coups de
hache et de pic le bois et le plomb des cercueils. Ayons le cou-
rage de regarder de près les effets de cette besogne macabre.
On voudrait pouvoir douter d'une telle infamie, si profondé-
ment inhumaine. Mais il faut se rendre à l'évidence, lorsqu'on
a vu, par l'ouverture béante des planches de sapin et des lames
de plomb, les ossemens des morts qui furent confiés au mystère
de ces catacombes, et qui devaient y dormir en paix leur der-
nier sommeil. Jamais la malfaisance de cette Allemagne qu'on
nous avait peinte sous des traits mensongers ne m'a paru plus
hideuse que dans l'horreur de ce caveau profané...
Du seuil de ce château saccagé, une jeune lille restée seule,
admirablement vaillante au milieu des ruines de son bonheur,
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 417
me montre ce qui reste des habitations rurales, dans ce pays
naguère florissant et prospère, où les Allemands ont passé. Lk,
ce petit tas de décombres pulvérisés était une métairie peuplée
de travailleurs, riche en récoltes et en troupeaux. Plus loin,
sur l'emplacement d'un moulin à vent ou d'une minoterie méca-
nique, il n'y a plus rien qu'une traînée de poussière et de
cendre. L'anéantissement de tout ce qui peut servir à la vie
agricole en ce pays d'agriculture faisait partie du plan tactique
et stratégique conçu par Hindenburg.
Grisolles, Avricourt, Le Frétoy, Fréniches.
Voici des charrues, des herses, des moissonneuses-lieuses,
et même de simples charrettes rustiques, réunies, par ordre
supérieur, dans un terrain vague, comme en un camp de concen-
tration. Chacun de ces instrumens de travail a subi sur place,
comme un être vivant, la mutilation prescrite et prévue par
l'Etat-major allemand : l'amputation d'un brancard, l'enlève-
ment d'une paire de ridelles, le bris du moyeu et des rais d'une
roue à coups de mailloche, cela suffit pour réduire le laboureur
à l'impuissance d'atteler son cheval ou ses bœufs, de charger
une gerbe, de tracer un sillon. C'est ce qu'on a voulu obtenir,
par les soins d'une équipe spécialement enrôlée pour cet office.
La destruction technique des établissemens industriels dans
ce pays d'industrie était indiquée aussi par les directives des
chefs militaires stylés par les économistes d'outre-Rhin. Il
faut voir en quel état ils ont mis, par exemple, la sucrerie
de Grisolles. Un régiment d'infanterie française cantonne à
présent dans la carcasse de cette usine. Nos petits « bleuets, «
au repos entre deux batailles, peuvent regarder à loisir ce que
nous voyons en passant : ces machines, détraquées savamment
par des ingénieurs; ces chaudières, défoncées avec art par des
métallurgistes; tout 'cet outillage d'honnête labeur, réduit à
néant, et les livres de comptes, les registres, la correspondance,
tous les papiers qui étaient les titres de noblesse d'une maison
honorable et prospère, déchirés, jetés pêle-mêle avec des mon-
ceaux d'immondices.
— Où sont les gens du pays? demandai-je à un vieillard qui
venait chercher sa pitance quotidienne dans la gamelle chari-
table de nos soldats.
Et cet homme, qui est un des rares habitans du village
TOME XL. — 1917. 27
418 REVUE DES DELX MOINOBS.)
dépeuplé, me raconte, lui aussi, des scènes d'enlèvemens et de
déportations...
Je constate qu'avant de partir, ils ont fait sauter à l'aide de
leurs engins explosifs l'église de Grisolles.
— Ils n'avaient pas l'air très fiers de cette besogne, me dit
une bonne femme, devant le cadran de l'horloge paroissiale,
précipité à terre par l'explosion.
Elle ajoute :
— Nous leur disions : Ça n'est tout de même pas ça qui va
vous faire aller à Paris...
Parmi ceux qui, dans les premiers temps de la campagne,
se montraient particulièrement assurés d'aller à Paris et pressés
d'y faire la fête, figurait un personnage du plus haut rang, qui
avait élu domicile au château d'Avricourt. Le joli village d'Avri-
court, situé près des sources de l'Avre picarde, est le chef-lieu
d'une des vingt-deux communes du canton de Lassigny. Les
habitans de cette commune rurale, au nombre de deux cewt
cinquante environ, cultivaient paisiblement une superficie de
sept cents hectares, autour d'un élégant château, qui n'existe
plus. Ils sont persuadés que l'hôte indésirable de ce château
n'était autre que le prince Eitel-Friedrich, fils puîné du kaiser.
Son existence, en tout cas, semblait fort précieuse, et son
inquiétude était extrême, car on remarque, dans tous les logis
que Son Altesse encombra de sa personne et de sa suite, un
luxe inouï de précautions contre les avions. On m'a montré,
dans le parc du château d'Avricourt. une des issues du sou-
terrain aménagé à son intention. C'est un solide travail en
maçonnerie et en ciment. Le prince pouvait sortir de ce trou
par un escalier de pierre, accédant à un terre-plein orné de
deux vases que dessina, en style simili-corinthien ou pseudo-
étrusque, un archéologue de l'élat-major prussien. Cette issue
aboutissait, par une cave, à la salle à manger et à la chambre à
coucher du prince.
Avant de monter dans l'auto qui devait le mener à une
nouvelle étape sur le chemin de la retraite, ce prince allemand
résolut de signaler sa présence dans ces parages, à la mode de
son pays et de sa race. Le château d'Avricourt fut anéanti par
les soins d'une équipe de dynamiteurs et d'incendiaires. On
ch3rcherait vainement le dessin de son architecture et le style
de sa délicate ornementation dans ces débris informes qui
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 419
jonchent le sol bouleversé. La dynamite a dispersé les pierres,
brisé les boiseries, disloqué les charpentes, projeté en l'air les
toits d'ardoises des pavillons. Un de ces toits est tombé à terre,
et recouvre de son faîtage pointu l'inextricable fouillis des tuiles
en morceaux, des lattes en miettes et des vitres en éclats qui se
mêlent, çà et là, aux feuillets déchirés des livres de la biblio-
thèque.
Je demande :
— Où est allé ce prince allemand, après avoir mis en cet
état le château du comte Balny d'Avricourt?
— Au Frétoy, et même il a emporté là-bas tous les meubles.i
Avant de suivre au Frétoy, dans le canton de Guiscard, la
piste du grand personnage prussien qui répond au signalement
du prince Eitel-Friedrich, je suis conduit, par l'officier du
quartier général qui veut bien me servir de guide, à la maison
où fut installé le bureau de la Kommandantur pendant le
séjour du prince au château d'Avricourt.
Le jardin de cette maison saccagée nous offre, en un étroit
espace, le résumé de la méthode appliquée par nos ennemis à
l'anéantissement de la nature elle-même. Pas un arbre qui ait
échappé' à l'arrêt de mort.
— Même le lierre ! disent les pauvres femmes. On n'avait
jamais vu çal
Tous les détails du supplice infligé aux arbres de chez nous
ont été minutieusement réglés, par ordre supérieur, au quartier
général d'Hindenburg. Pour les pommiers, les poiriers et les
pruniers de ce jardin, c'est la mort lente. Une entaille circu-
laire, qu'on dirait faite avec un instrument de chirurgie,
écorche la base du tronc, laissant à nu et à vif la chair meur-
trie du blessé. Sans doute quelque docte professeur de pomo-
logie, mobilisé pour cet office, a calculé tous les effets de cette
opération : l'écoulement de la sève par l'ulcération meurtrière,
le dessèchement de l'arbre avant la maturation des fruits, la
stérilisation du sol par l'encombrement des racines mortes.
Tel est le travail allemand qui se faisait dans cette commune
du canton de Lassigny, tandis que l'hôte princier du château
d'Avricourt s'enfuyait au Frétoy, dans le canton de Guiscard, à
peu de distance de la route de Ham.
Là, personne ne doute de l'identité du prince qui vint cher-
cher au château du Frétoy, loin à l'arrière des lignes de l'armée
420 REVUE DES DEUX MONDES.
allemande, un refuge contre les aviateurs français qui lui
faisaient grand'peur. Le maire de la commune a reçu des obser-
vations au sujet des marques de respect qui étaient exigées par
ce haut et puissant seigneur. Je transcris, sous sa dictée, les.
observations qu'il reçut d'un officier allemand :
— Le fils de Sa Majesté se plaint qu'on ne le salue pas
convenablement. Vous allez faire annoncer que tous les habi-
tans de la commune sont convoqués pour recevoir des observa-
tions à ce sujet. Les femmes doivent incliner la. tête devant Son
Altesse et les officiers de sa suite. Il faut obéir.
En conséquence, il y eut un rassemblement d'hommes et
de femmes, pour faire, sous la direction de l'état-major du
prince, la manœuvre du salut, conformément aux rites imposés
par le protocole de la cour berlinoise.
Le château du Frétoy, spacieux logis du xviii® siècle, est à
peine reconnaissable depuis qu'il a servi de séjour à ce prince
plein d'orgueil et hanté de terreurs folles. Les allées du jardin
sont recouvertes d'une couche épaisse de feuillage et de bran-
chages, pour donner le change à nos aviateurs. Les bâtimens
sont camouflés. L'eau des fossés est masquée d'un enchevêtre-
ment de bois mort, afin d'éviter le miroitement du soleil et de la
lune. Enfin, les sapeurs ont creusé dans le sous-sol de l'arrière-
cour un passage souterrain, protégé par un blindage de ciment,
afin de permettre au prince de se sauver, en cas d'alarme, dans
un pigeonnier qui communiquait avec sa salle à manger et sa
chambre à coucher.
Le voisinage d'un grand seigneur de l'armée allemande ou
de la cour de Berlin attirait toujours sur les villageois un sur-
croît de vexations et d'outrages. Le maire de Fréniches, com-
mune voisine du Frétoy, nous a communiqué la liste de quatre-
vingt-dix-neuf personnes qui furent enlevées de leurs foyers.
Par la fenêtre du petit bureau où cette communication nous
fut faite, on voit le jardin paisible où furent convoquées les
jeunes filles de Fréniches, quelque temps avant cet exil forcé.
Un médecin militaire allemand, le docteur Ghappuis (serait-ce
un parent de Son Excellence von Ghappuis, ancien directeur au
ministère de l'instruction publique en Prusse?) attendait ces
jeunes filles dans une pièce voisine où elles furent obligées de
défiler une à une, pour la plus humiliante formalité (1). Au
(1) Comparez une page terrible du Journal d'une déportée, publié dans la
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 421
moment de quitter Freniclies, les Allemands entassèrent dans
cette localité la population d'une dizaine de villages des alen-
tours. Ensuite, ils criblèrent le pays d'obus, bombardant notam-
ment le presbytère et la ferme du liois-Brûlé.
Margny-aux-Cerises.
Dans la fertile plaine du Santerre, que traverse directement
la grande route de Noyon à Roye, sur ce sol limoneux et riche
où, depuis plus de vingt siècles, le soc de la charrue creuse
profondément le sillon propice aux bonnes semailles, il y avait
des villages heureux, des bourgades paisibles qui avaient oublié
les anciennes invasions et l'horreur des guerres. C'étaient des
agglomérations très anciennes, et dont les noms indiquent
l'origine agricole. Maisons rustiques, serrées autour d'un clo-
cher paroissial, dans la végétation touffue des vergers, ces
habitations, presque toutes bâties sur le même plan, avaient
accueilli certaines industries rurales, par où s'était accrue la
prospérité du pays. Margny-aux-Cerises, près de l'Avre picarde,
à huit kilomètres de Roye, était un lieu si avenant et si tran-
quille, que les Allemands en firent un cantonnement de repos.
On y voit encore l'enseigne de la Dorimiinde Union Bier, qui
est apparemment une société coopérative pour la consomma-
tion de la bière. Avant de s'en aller, les Allemands ont fait
sauter à la dynamite tout ce qui restait debout. On dirait qu'un
tremblement de terre a bouleversé ce village de Picardie. Et l'on
reste confondu par la disproportion des moyens mis en œuvre
et des résultats obtenus. Dépenser tant de dynamite et de
cheddite pour anéantir des étables, des granges et des pou^
laillers I
Autour du cimetière où reposent quelques pionniers de la
Garde prussienne, Margny-aux-Cerises offre le spectacle d'une
dévastation dont le contraste avec ce nom printanier est vérita-
blement tragique. Squelettes de maisons, cadavres d'arbres, tous
ces lamentables restes sont plus tristes encore sous l'éclatant
soleil qui rayonne magnifiquement sur les tombes et sur les
ruines.i Contre l'église, les Barbares ont employé un bélier à
roues, pareil aux machines de guerre de l'antiquité. Plus une
Revue du 15 juin et dont un des chefs de notre armée nous disait : « Un témoignage
aussi accablant devrait être répandu à des millions d'exemplaires dans le monde
entier. »
422 REVUE DES DEUX MONDES.
âme vivante dans ce village anéanti. Margny-aux-Cerises n'est
plus habité que par des morts.
Les morts eux-mêmes ont subi, en maint endroit de la Picar-
die dévastée, l'injure des Barbares. L'officier qui a bien voulu
m'accompagner et me renseigner dans cette enquête doulou-
reuse me mène au cimetière de Champien, commune située
à vingt-quatre kilomètres de Montdidier, dans le canton de
Roye. Champien était une riche bourgade... Quelle vision! Le
presbytère, attenant au champ des morts, est écroulé, jonchant
de gravats le modeste mobilier et le petit jardin du curé. Un
cyprès géant, scié à sa base, est étendu tout de son long, parmi
des sépultures dont les pierres tombales ont été soulevées. Je vois
un cercueil brisé... Au bout de ce cimetière, on avait installé
un banc pour prendre le frais I
Roye.
La route de Roye est complètement rasée. A la place des
beaux arbres qui ombrageaient cette chaussée ancienne où passa
le grand Condé, allant vaincre les Impériaux à Lens, on ne voit
plus, hélas! qu'une double rangée de tronçons, qui sortent de
terre, pareils à des moignons. Les rails du chemin de fer écono-
mique qui longeait la route ont été enlevés...
La destruction des chemins de fer en pays envahi, au
cours d'une avanceou d'une retraite, est un acte deguerre. Mais
quelle utilité militaire pouvait présenter l'emploi systématique
des pompes à pétrole et des grenades incendiaires qui ont
dévasté les monumens publics et les édifices particuliers de la
ville de Roye? Un honorable témoin, M. Leblan, greffier de la
justice de paix, a constaté, pendant le premier hiver de l'occu-
pation allemande, quatre-vingt-quinze incendies, parmi lesquels
celui de l'hospice. La sucrerie Mandron, rue de Paris, et celle
de M. Labruyère, au faubourg Saint-Gilles, ont été brûlées.
Quatre cents maisons, ou peu s'en faut, ont reçu la visite des
pillards bavarois qui ont tout déménagé, arrachant même les
boiseries attenantes aux murailles. A Roye, les Allemands ont
organisé la destruction progressive de toutes les industries et
de tous les métiers par le sabotage scientifique de tous les
instrumens de travail. Avant de partir, ils ont pris soin de
rendre inutilisables les fours des boulangeries ; ils ont coupé les
conduites d'eau qui alimentaient les habitans. En même temps,
Aux RÉGIONS DÉVASTÉES. 423
ils sciaient tous les arbres fruitiers dans les jardins et muti-
laient tout le mate'riel agricole. C'était bien la « guerre aux
civils, » annoncée aux religieuses de Noyon par le docteur
allemand Beneke.
Pendant la nuit du 17 mars, à 3 h. 45, les habitans de
Roye, — ou du moins ceux que les déportations successives
avaient encore laissés au logis, — furent réveillés en sursaut
par une détonation formidable. Une explosion de mines faisait
sauter l'hôtel de ville. Sous quel aspect nous apparaît aujour-
d'hui ce pacifique monument de la vie municipale d'autrefois
et de la commune affranchie par Philippe-Auguste! Brèches
ouvertes, crevasses béantes, écroulemens de plâtras et de
gravats, enchevêtrement de poutres arrachées des mortaises, le
beffroi retourné sens dessus-dessous, chaviré dans un tas de
pierres et de planches, quel triomphe pour M. le professeur
Paul Clemen, de Bonn, « conservateur des Beaux-Arts » en
Belgique et dans les départemens de la France envahie ! Ce
docte professeur, qui a compilé un énorme ouvrage sur
V Entretien des monumens en France, connaissait aussi l'église
Saint-Pierre de Roye, dont la façade fut construite en style
roman, au' xii^ siècle, en même temps que les flèches monu-
mentales de Vermelles et de Richebourg-l'Avoué. La nef de
cette église fut achevée en style ogival, au commencement delà
Renaissance française, à l'époque où s'élevèrent, sur la plaine
de Picardie, dominant l'estuaire de la Somme, les tours de Saint-
Vulfran d'Abbeville. Les vitraux de l'église Saint-Pierre de Roye
étaient splendides. L'Allemagne savante a décidé l'anéantisse-
ment de ce magnifique décor architectural. Une première fois,
le L5 décembre 1914, les Allemands ont fait sauter avec des
explosifs le clocher et la toiture de cette église, classée au
nombre de nos monumens historiques. Dans la suite, le 17 mars
1917, à la veille de leur retraite, ils ont terminé la destruction
de l'édifice, en faisant encore sauter une plate-forme, haute
d'environ trente-cinq mètres, qui avait été épargnée jusque-là,
et qui leur servait d'observatoire. La nef de l'église n'est plus
qu'une débâcle de pierres écroulées, de charpentes écartelées,
et les fenêtres délicatement ciselées oii brillait la féerie multi-
colore des vitraux s'ouvrent béantes, ébréchées, sur le vide...
Les Allemands procédèrent, selon leur méthode, à la dépor-
tation d'un grand nombre d' habitans de Roye. Un convoi de
424 REVUE DES DEUX MONDES.
cent quatre-vingt-deux personnes, âgées de seize à soixante ans,
fut mis en route le 17 février 1917. Le départ des jeunes filles,
dit un témoin, a donné particulièrement lieu aux scènes les
plus douloureuses. Le 13 mars, vingt-trois autres personnes
furent emmenées en captivité, notamment M. Lefèvre, bou-
langer, faisant fonction de maire à Roye ; M. Carpentier, huis-
sier, délégué du Comité d'alimentation hispano-américain;
M'"^ Dhilly, faisant fonction de maire à Solente, et plusieurs
maires des communes voisines.
Malgré ces angoisses, ces ruines, ces deuils et ces déchi-
rantes séparations, dans ce coin de France où les communes
furent si cruellement éprouvées, jamais la vie municipale n'a
été interrompue. Régulièrement, il y avait délibération du
Conseil. Admirable exemple de continuité dans la vie française
et dans la résistance nationale. On sent ici le ferme cœur et la
volonté tenace de ces communes de Picardie, qui sont les plus
anciennes de toute la France, ayant reçu leurs chartes d'affran-
chissement, dans les vallées de l'Oise, de l'Aisne et de la
Somme, au temps des premiers rois de la dynastie capétienne.i
Ham.
— Voyez, me dit M. Étévé, adjoint au maire de Ham, le
registre de nos délibérations. Nous sommes tiers de penser qu'il
pourra servir de document à ceux qui feront demain l'histoire
de la France d'aujourd'hui.
On ne peut regarder sans émotion ce gros cahier dont la
calligraphie nette et loyale raconte, avec la sobre précision d'un
procès-verbal, la vie de la cité triste, fière, et toujours animée
d'une secrète et invincible espérance, malgré la présence odieuse
de l'ennemi. Les Allemands, venant de Péronne, arrivèrent à
Ham dans la matinée du samedi 29 août 1914. A partir de
ce moment, la ville de Ham fut séparée du reste de la France.
Et cette épreuve a duré jusqu'au 19 mars 1917, pendant deux
ans, six mois et dix-neuf jours !
Un des premiers soins des envahisseurs fut d'emmener en
captivité le maire de Ham, M. Gronier, qui fut arrêté en
même temps que M. Caurette, notaire, et enferme au camp de
llolzmiden. Selon les propres paroles de l'adjoint, M. Étévé, « ils
ont donné ensuite libre cours à leur instinct de destruction,
cassant les meubles, coupant les draps, et causant des dom-
AUX RKGIONS DLVASTÉES. 425
mages sans aucune utilité pour eux-mêmes. Les réquisitions
sont devenues continuelles; maisons et magasins ont été
vidés peu à peu... Un jour, on est venu soi-disant emprunter,
pour le chef de la Kommandantw, une très belle table, appar-
tenant à l'Hôtel de Ville, et qui avait été estimée cinq mille
francs; elle ne nous a jamais été rendue. » Avant de quitter
Ham, les Allemands mirent le feu aux fabriques de sucre de
MM. Bocquet et Bernot, aux ateliers mécaniques de MM. Mahot
et Génin, à la brasserie de M. Serré, à la fabrique d'huile de
M. Dive fils.
Dans la matinée du 10 février, plus de cinq cents personnes
de Ham reçurent la convocation fatale qui jetait l'épouvante au
foyer des familles. H fallait se rendre à l'esplanade du château,
sous prétexte d'une vérification de papiers d'identité. Lorsque
l'appel eut été fait, ces pauvres gens restèrent là, piétinant dans
la neige, jusqu'à trois heures de l'après-midi, sans rien manger.
C'est à peine si quelques mères de famille purent apporter à
leurs enfans un peu de nourriture avant la déchirante sépa-
ration. Ces malheureuses mères, ayant accompagné leurs filles
pour tenter une suprême démarche auprès de la Komman-
dantur, furent brutalement repoussées. Un document public
nous a fait connaître ce mot d'un commandant allemand qui,
après avoir repéré dans le troupeau des captives une jeune fille
de seize ans, a dit : « Celle-là est pour moi (1). »
Dans cette même ville de Ham, les Allemands enlevèrent
encore, le 13 mars 1917, quatre-vingts personnes, soixante
hommes et vingt femmes, parmi lesquelles se trouvaient quatre
malades de l'hospice. Un témoin de ces scènes en a fait ainsi
la description : « J'ai assisté aux enlèvemens d'habitans. C'était
navrant! Ma femme, âgée de cinquante-quatre ans, a été l'une
des victimes de cette horrible mesure. Elle n'est pas encore
revenue ; je n'ai jamais reçu de ses nouveJles, et j'ignore même
où elle est. Elle avait exhibé aux Allemands un certificat mé-
dical, établissant l'état précaire de sa santé : il n'en a été nulle-
ment tenu compte. J'ai alors demandé à partir avec elle, mais
je n'ai pu l'obtenir. »
Dans la nuit du samedi 17 mars 1917, le maire de Ham
reçut l'ordre de réunir à l'église et au centre de la ville, avec
(1) Séance du Sénat, 31 mars 1917.
426 REVUE DES DEUX MONDES.i
(les vivres pour vingt-quatre heures, les derniers habitans de
sa ville, dépeuplée par plusieurs enlèvemens d'otages et de
captives. Une proclamation du haut commandement allemand
disait que les ponts de la Somme, le château de Ham, le
beffroi allaient sauter, et que les explosions auraient lieu le
dimanche de midi à quatre heures, après avoir été annoncées
par des sonneries de clairons. La population anxieuse attendit
toute la journée. Mais les clairons annonciateurs de la cata-
strophe ne sonnèrent point. Et, quand le soleil de ce triste
jour se coucha dans un horizon d'orage, nul encore n'avait
entendu les détonations prévues et prescrites par l'état-major
de Hindenburg. La nuit vint. Personne n'avait l'esprit assez
dispos ni le cœur assez apaisé pour songer à dormir. Avait-on
calculé cette insomnie comme un surcroît de tourment,
infligé par la méthode allemande à une population qui, depuis
vingt-quatre heures, endurait de mortelles alarmes? Toujours
est-il qu'en pleine nuit, sans avertissement préalable, la
ville tout entière, en proie au plus terrible cauchemar, fut
secouée jusqu'en ses profondeurs par une brusque détonation,
suivie d'un effroyable roulement de tonnerre. On entendit
aussitôt un fracas de pierres écroulées. Et maintenant, le
vieux château de Ham, la tour du connétable de Saint-Pol, ces
murs à créneaux et à mâchicoulis, dont l'ensemble formait un
pittoresque monument de l'architecture du xv^ siècle et fut res-
pecté même par les démolisseurs et les incendiaires aux gages
de Charles-Quint, ne sont plus qu'un éboulis de décombres,
comme le donjon de Goucy (1).
Le dernier chef de la Kommandantur de Ham était un
général nommé Fleck. Ce Fleck s'était logé, avec son état-
major, rue du Marché-Franc, dans une grande et belle maison,
appartenant à M°" Bernot, veuve du regretté sénateur, prési-
dent du conseil général de la Somme. Dans la semaine qui
précéda la retraite de l'armée allemande, c'est-à-dire à partir
du 11 mars, Fleck fit emporter par des camions militaires auto-
mobiles une cargaison de meubles, notamment un coffre-fort.i
— Dès que les camions étaient chargés, dit un témoin, ils
filaient dans la direction de la gare.
Le moment vint où Fleck lui-même « fila » dans une auto
(1) Voyez dans la Revue du 1" mai 1917, l'article de M. Germain Lefèvre-
Poûtalis : Un crime allemand, la destruction de Coucy.
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 427
rapide. C'était le dimanche 18 mars, à huit heures et demie du
matin. A cet instant, une vingtaine d'hommes, sous la conduite
d'un caporal, vinrent s'aligner dans la rue du Marché-Franc.
Ils étaient armés de haches et de bâtons ferrés. Ils avaient reçu
des ordres précis. Au moment où le général Fleck disparais-
sait, le caporal et .ses hommes entrèrent dans la maison. Ils
avaient dit :
— Zum Befehl, Herr General. A vos ordres, seigneur
général.
Alors, conformément aux ordres donnés, l'équipe se mit en
devoir de détruire tout ce qui n'avait pas été emballé par le
général sur des camions automobiles. Gela fut fait mécanique-
ment, selon la consigne, avec l'automatisme machinal de la
discipline allemande, à coups de haches et de bâtons ferrés.
Nous avons vu cette maison dans l'état où ce sabotage l'a
réduite. Dès qu'on a franchi la grille d'entrée, on marche sur
des tessons de porcelaine brisée. Le vestibule, au haut du
perron, est jonché des éclats miroitans d'une grande glace
cassée. Dans le salon, le buste du maître de la maison, en
marbre blanc, a été jeté sur le parquet et barbouillé d'encre
noire. Les portes sont enfoncées, les persiennes décrochées,
les serrures broyées, les verrous arrachés, les loquets tordus.
On nous rapporte qu'aux témoins de cette scène qui leur
faisaient honte, ces saboteurs en uniforme répondaient :
— Ordre du général... Ailes kapout.
Ailes kapout!... Tout doit être détruit. C'est ainsi que les
officiers allemands, sous le règne de Guillaume II, prennent
congé des personnes chez lesquelles ils ont habité. Je me
souviens, à ce propos, d'un passage des Mémoires de Goethe,
où l'on voit qu'un officier français, le comte de Thorenc, lieute-
nant du roi de France, étant logé dans la maison du père de
l'auteur, à Francfort-sur-le-Mein, en 1759, « ne voulut même
pas clouer aux murs ses cartes de géographie, pour ne pas
endommager les tapisseries neuves... »
Allons maintenant à Chauny, où nous attendent d'autres
effets de la Kultur.
Chauny.
L'arrivée à Chauny, cité naguère avenante, c'est un voyage
parmi les ruines d'une sorte de Pompéi. Mais il y a une diffé-
428 REVUE DES DEUX MONDES.i
rence : cette dévastation n'est pas un méfait de la nature
aveugle et sourde, c'est le crime raisonné, abominable et
absurde de la barbarie scientifique.
La ville de Ghauny fut dépeuplée avant d'être dévastée.
Pendant plus de deux années d'un régime intolérable, la peine
de la déportation, arbitrairement prononcée, punissait la
moindre peccadille, la plus petite infraction aux règlemens
d'une police aussi taquine que vexatoire et brutale. Il était
défendu aux habitans de sortir de chez eux avant huit heures du
matin; chacun devait rentrer à sept heures du soir et rester au
logis sans lumière. La servante d'un vicaire, se trouvant dans
le couloir d'entrée de sa maison un peu après l'heure fixée, fut
condamnée pour ce fait à plusieurs mois de prison et envoyée
dans une geôle d'Allemagne. Le vicaire, ayant protesté, subit
le même sort. La déportation des habitans de Ghauny, âgés de
quinze à soixante ans, commença le 18 février 1917 et dura
jusqu'au 23 du même mois, date à laquelle le maire de Ghauny,
M. 'Descambres, le directeur du ravitaillement, M. Soulier, le
délégué, M. Vasseur, et MM. Halland, Emond, comptables du
comité, furent emmenés en captivité. Gomme le nombre des
malades croissait, on enleva les médecins... Nous sommes
heureux de trouver à son poste d'honneur et de dévouement
l'adjoint au maire, M. Broglin, qui a résumé en termes saisis-
sans cette longue épreuve : « Notre ville a été occupée sans
interruption depuis le 4" septembre 1914 jusqu'au matin du
19 mars 1917. J'ai vu deux invasions. Gelle de 1870 n'était rien
à côté de celle que nous venons de subir. Pendant près de
trente mois, nous avons vécu sous le régime le plus intolérable
et le plus humiliant. Obligés de ne pas sortir de chez nous
avant huit heures du matin, de rentrer à sept heures du soir,
de rester sans lumière dans nos demeures, de saluer chapeau
bas les officiers sous peine d'emprisonnement, menacés de
perdre ce qui nous restait de liberté, pour les raisons les plus
futiles, accablés de contributions et de réquisitions, nous atten-
dions avec angoisse l'heure de la délivrance. Quelle n'a pas été
notre joie, malgré Yhorrew des derniers jours, quand elle est
arrivée (1)! »
(1) Une citation à l'Officiel vient de porter à la connaissance du pays l'exemple
donné par M. Broglin et par ses vaillans collègues qui ont bravé toutes sortes de
périls en restant à leur poste. On sait d'ailleurs ce qui s'est passé à Lassigny, otj
AUX RÉGIONS DÉVASTÉES. 429
Cette « horreur des derniers jours » n'apparaît nulle part
plus poignante que dans l'ëtat actuel de Chauny.; Un simple
procès-verbal de constat suffirait à peindre la dévastation de
cette ville industrieuse et florissante qui, dans une situation
commode et agréable, sur les deux rives de l'Oise, à la jonc-
tion de deux canaux, au pied d'une colline verdoyante et boisée,
avait oublié ses malheurs d'autrefois, s'était relevée des ruines
accumulées par les reitres et les lansquenets du xvi*^ siècle, au
point de réclamer devant l'Assemblée nationale, en 1790, le
titre de chef-lieu du département de l'Aisne, comme un privilège
dû au chiffre de sa population non moins qu'aux avantages de
sa situation naturelle et à l'ancienneté de sa maîtrise des eaux et
forêts. Toutes sortes d'industries anciennes ou nouvelles, depuis la
manufacture de glaces de Saint-Gobain jusqu'aux plus récentes
exploitations des phosphates de chaux, avaient assuré la pros-
périté de Chauny et l'aisance de ses habitans. C'était un coin
de France où l'on vivait heureux. A présent l'aspect de cette
ville n'offre que des visions de choses écroulées, effondrées,
anéanties, qui n'ont plus de forme, ni de couleur, ni de nom.
Sous la formidable poussée des explosions, les murs se sont
abîmés, pulvérisés, éparpillés en traînées de poussière et de
cendre, en effondrements de gravats calcinés. Les ravages d'une
éruption volcanique sont moins cruels que cette destruction
exécutée par ordre.
De l'église Saint-Martin de Chauny rien ne subsiste, hormis
quelques pans de murs déchiquetés. Les rues, dont le déblaie-
ment occupe de nombreuses escouades de braves territoriaux,
sont obstruées de décombres, ne traversent que des ruines et ne
mènent qu'à des fondrières. Pour miner la ville de Chauny, les
ingénieurs allemands avaient eu soin, deux mois à l'avance, de
prendre la mesure des caves de toutes les maisons. Ils savaient
M. Fabre, conseiller général, accourut dès la première alerte et fut fait prisonnier
par les Allemands ; à Senlis, où le maire, M. Odent, paya de sa vie la haute-idée
qu'il se faisait de son devoir civique; à Chantilly, où les magistrats municipaux
et les fonctionnaires de l'Institut ont rivalisé de courage, en des journées tragiques.
(\oyez dans la Revue du 15 février 1917, l'Inslilut de France et la guerre, et dans
le Journal des Savans de janvier 1915, le rapport de M. Elle Berger, conservateur
du musée Condé.) Tandis que le maire, M. Vallon, était pris comme otage, l'hos-
pice Condé continuait de recevoir des blessés et des malades soignés par le
docteur Chaumel. L'ambulance de l'Institut, dii'igée par M. Georges Vicaire, a
maintenu sans interruption, au moment du danger, le fonctionnement des ser-
vices qu'elle n'a pas cessé d'assurer jusqu'à ce jour.
430
REVUE DES DEUX MONDES.;
ainsi, fort exactement, la quantité d'explosifs qui leur était
nécessaire. Des matières inflammables étaient préparées, pour
le cas où les explosifs ne suffiraient pas.
L'opération prévue et prescrite par les directives de l'état-
major allemand commença, dans les derniers jours de février,
par l'évacuation forcée d'environ 1990 habitants de Ghauny, la
plupart vieux ou infirmes (à peu près tout ce qui restait d'une
population de plus de dix mille âmes!) que l'on entassa pêle-
mêle avec trois milliers d'évacués de treize communes d'alen-
tour et même du canton de La Fère, dans un faubourg qui, en
temps ordinaire, ne peut guère loger plus d'un millier de
personnes. Quand cet internement fut achevé, on procéda
méthodiquement au pillage de la ville déserte. Les maisons»
avant d'être bourrées de dynamite et de cheddite, furent vidées
de tout leur contenu. Les meubles furent déménagés. L'effrac-
tion des coffres-forts fut organisée comme à Noyon. On peut
voir, en explorant les ruines de l'église Notre-Dame de Ghauny,
ce que fut ce pillage final. Les trois troncs de l'église sont
brisés, et les. traces des instrumens de cambriolage qui ont
servi à cette fracture sont très visibles. Les serrures des armoires
ménagées dans les boiseries sont forcées. Les portes de la
sacristie sont enfoncées et l'on a jeté sur le plancher, en vidant
les tiroirs, tout ce qu'on n'a pas emporté.
En s'en allant, dans la nuit du 19 au 20 mars, les Allemands
firent un dernier geste, qu'il faut noter, comme l'épilogue de
ces jours d'angoisse, de larmes et de sang. Leurs batteries,
installées à Saint-Gobain et sur les buttes de Rouy, envoyèrent
des obus sur les bâtimens de l'institution ecclésiastique Saint-
Gharles, qui servait de refuge à des vieillards, à des enfans, à
des malades, et dont ils ne pouvaient ignorer la destination,
puisqu'ils avaient fait peindre eux-mêmes, sur la toiture -de cet
établissement, plusieurs croix rouges, entourées de cercles
blancs. Un enfant de dix ans, entre autres victimes, a péri dans
ce bombardement stupide et féroce.
Par un ordre de cabinet, daté du 24 mars 1917, Guillaume II
a adressé ses félicitations officielles au maréchal Hindenburg,
pour avoir ravagé nos départemens de l'Oise, de l'Aisne et de
la Somme.
« Avec une sage clairvoyance, disait le kaiser à son subor-
AUX RÉr.îONS DÉVASTÉES. 431
donné, vous avez, de concert avec votre conseiller éprouvé, le
général Ludendorff, pris cette décision... Vous avez donné ainsi
une nouvelle preuve de votre grand art de stratège... Cette
décision de haute portée ne pouvait être réalisée prudemment
que si tout était prévu dans le moindre détail et méthodiquement
préparé... Le parfait développement de toutes les mesures venues
jusqu'ici à exécution constitue une nouvelle page de gloire
dans l'œuvre accomplie par ?non état-major général. De même
que je vous ai prié d'exprimer aux troupes toute ma reconnais-
sance pour leurs exploits, je saisis maintenant l'occasion de
vous exprimer à vous-même, au général Ludendorfî et à tous
vos collaborateurs, mes remerciemens tout particuliers et ma
satisfaction sans réserve, et je vous prie d'en faire part à tous
les intéressés. »
Cette pièce, signée de Guillaume II, désormais classée au
dossier d'un procès qui sera jugé au grand jour, contient un
aveu personnel où se révèlent nettement les responsabilités de
l'auteur principal et des complices de la plus monstrueuse
entreprise qui ait jamais été organisée contre nos foyers, contre
le travail humain, contre l'existence même de la civilisation^
Enregistrons cet aveu, en attendant avec confiance l'heure
inéluctable du règlement des comptes et de l'évaluation des
justes indemnités.
Gaston Deschamps.;
LES
OFFENSIVES CONJUGUÉES
Il y a six semaines, comme conclusion à mon étude : « Où
en sont les deux blocus? » et après avoir observé que, même
bloquée hermétiquement, l'Allemagne trouverait encore dans
les contrées qu'elle a conquises et qu'elle exploite savamment,
des ressources suffisantes pour « tenir » encore au moins
dix- huit mois, je posais la question que tant de gens se posent :
(( Que faut-il donc faire de notre côté? Rester sur la défensive
ou, au contraire, faire sur tous les fronts, y compris le front
Nord, les efforts les plus vigoureux pour disputer aux empires
du Centre la libre disposition de ces territoires sur lesquels
paraissent compter, comme ressource suprême, les profonds
stratèges du grand Etat-major? »
La réponse, déjà, ne me semblait pas douteuse, mais je
prévoyais des objections, la révolution russe, la Grèce, l'infran-
chissable coupure des Dardanelles et l'obstacle, au moins moral,
que nous oppose la neutralité danoise.
11 y en a d'autres dont je ne parlais point alors; il y a
surtout, on peut le dire maintenant que le fait, — d'ailleurs
parfaitement connu de nos adversaires (1), — a été publiquement
admis par des membres du gouvernement français, il y a qu'à
la suite des événemens militaires du mois d'avril, bien mal
interprétés, du reste, l'opinion a été chez nous mise en défiance
contre les résultats d'une grande offensive, quels qu'en soient
le théâtre, la portée, les moyens.
(1) Lire à ce sujet le remarquable article publié le 2 juillet par Lord Esher,
pair d'Angleterre, daas le Matin.
LES OFFENSIVES CONJUC.UEES.
433
II semble à beaucoup de Français, — i)as à tous, heureu-
sement! — que « tenir » dans les tranchées du front occidental
doive de'sormais suffire à toutes les exigences d'une situation
dont l'issue s'enveloppe pour eux de quelques nuages, et qu'en
tout cas, on ne puisse pas demander davantage à une nation
qui a déjà tant souffert et dont le sang généreux a coulé par
tant de blessures. D'ailleurs, l'Amérique n'est-elle pas là avec
toute son énorme puissance? N'aurons-nous pas bientôt, pour
reconquérir ce qui reste encore de notre sol entre les mains de
l'ennemi, le million de soldats qu'elle nous a promis? Déjà les
premiers contingens arrivent!...
Quels périls ne résulteraient pas dans l'avenir, au moment
du règlement de comptes final, d'une conception qui attribuerait,
si on la poussait un peu loin, à d'autres qu'aux Français eux-
mêmes le rôle principal dans la récupération de nos territoires,
c'est ce que ne se demandent pas les prêcheurs de faiblesse,
dont toute la préoccupation n'est, au fond, que de se ménager
la faveur de la masse qui ne voit pas au delà des épreuves de
l'heure présente...
Mais laissons cela : aussi bien cet état d'esprit où l'on
retrouve, avec la déception à laquelle je faisais allusion tout
à l'heure, les angoisses d'une crise économique et le travail
souterrain de révolutionnaires suspects d'intelligence avec l'Al-
lemagne, le verrait-on se modifier brusquement au premier
succès important de nos armes ou seulement si cette nation,
qui a déjà donné tant de preuves de confiante fermeté, se
sentait poussée par des mains énergiques dans la voie des
mesures décisives, en ce qui touche la politique de la guerre.
Oui, j'en ai la pleine conviction, la France n'attend, pour
retrouver tout son élan comme pour voir renaître tous ses
espoirs, que des déterminations vigoureuses des gouvernemens
alliés, des déterminations de haute portée, oij elle reconnaîtra
la claire intelligence de ce qu'il faut faire enfin pour vaincre,
où elle sentira passer le souffle émouvant des grandes concep-
tions offensives.
Mais avant d'essayer, comme je l'écrivais le l^'" juin dernier,
d'indiquer à larges touches, — et en m'excusant de la témérité
grande! — « les solutions qui me paraîtraient satisfaire aux
données du plus grave problème que cette guerre extraordinaire
TOME XL. — 1917. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.i
ait encore posé à notre constance, » il n'est peut-être pas
mauvais de revenir sur les raisons qui ne me permettent pas
de croire qu'il suffise du seul blocus, combiné avec des opéra-
tions purement défensives, pour venir à bout de l'Allemagne
dans un laps de temps tel que nous ne soyons pas nous-mêmes
réduits à l'épuisement matériel ou à l'abattement moral.
Il y a eu, c'est incontestable, de sérieux progrès réalisés
depuis trois mois dans l'organisation du « blocus au travers des
neutres, » qui avait fait l'objet, le 30 mars dernier, d'un inté-
ressant débat à la Chambre des députés. Grâce à l'intelligente
vigilance des organismes chargés de tenir étroitement serrée
lavis de pression économique que nous faisons agir depuis plus
de deux ans sur les empires coalisés, on pouvait considérer
déjà comme difficile la continuation des trafics variés au moyen
desquels les neutres du Nord se chargeaient d'approvisionner
l'Allemagne. Les « contingentemens » s'étendaient, ainsi que
les opérations de la « politique d'achats, » si bien définie
par l'éminent sous-secrétaire d'Etat au blocus, M. Denys
Cochin.
Mais voici que le gouvernement des Etats-Unis, comme je
le faisais prévoir dans mon étude du 1'^'^ juin (1), a décidément
pris les mesures nécessaires pour contrôler toutes les exporta-
tions alimentaires. M. Wilson compterait même obtenir du
Congrès de pleins pouvoirs pour exercer sa surveillance sur les
exportations de charbon, de munitions et sur les opérations
commerciales de toutes les industries susceptibles d'intéresser
la défense nationale. Mais là, il se heurte à de sérieuses résis-
tances, tandis que, sur la question du contrôle des objets d'ali-
mentation, tout le monde est d'accord, de l'autre côté de l'Atlan-
tique, parce que le Président a habilement fait valoir l'immé-
diat intérêt qu'il pourrait y avoir, en cas de mauvaise récolte,
à ne pas se démunir complètement de réserves de vivres dont
la seule diminution provoque depuis quelques semaines des
spéculations effrénées et en tout cas une élévation marquée du
prix de l'existence.
C'est qu'en effet, aussitôt qu'ils ont eu le soupçon de ce que
M. Wilson préparait, les approvisionneurs ordinaires de l'Alle-
magne se sont précipités sur les marchés américains et y ont
(1) Voyez la Revue du 1" juin 1917 : « Où en sont les deux blocus? »
page 671.
LES OFFENSIVES CONJUGUEES.
435
accaparé toutes les denrées disponibles à n'importe quel prix (1).
Les stocks ainsi constitués ont pris peu à peu le chemin de la
mer du Nord et de la Baltique, soit sur des cargos américains,
soit sur des vapeurs neutres qui, les uns comme les autres, ont
« miraculeusement » échappé aux coups des sous-marins alle-
mands, tandis qu'un trop petit nombre d'entre eux se voyaient
contraints de subir la visite dans les ports alliés de l'Atlantique,
— visite de pure forme, souvent, puisque la destination des
cargaisons est presque toujours parfaitement correcte e?î appa-
rcîJce (2).
Il n'est pas aisé d'évaluer ce que les empires du Centre, et
l'Allemagne surtout, ont pu gagner à cette curée rapide et vio-
lente en durée de résistance ; mais il est certain que la soudure
entre les deux récoltes de 1916 et de 1917 est assez bien
assurée, et il est probable que des réserves ont pu être consti-
tuées.
Quoi qu'il en soit, pour avoir été peut-être un peu tardives,
déjà, les mesures de contingentement rigoureux prises par
M. Wilson n'en seront pas moins utiles dans l'avenir; mais il
faut observer ce point important, auquel je faisais allusion
tout à l'heure, que les Alliés de l'Ouest de l'Europe ne peuvent
compter sur le bénéfice des restrictions imposées aux Scan-
dinaves et aux Hollandais, au sujet des denrées alimentaires,
que dans la mesure où les denrées ainsi retenues seront jugées
inutiles pour les cent millions d'habitans des Etats-Unis. Or, il
y a là un inconnu préoccupant, car il est impossible de se dissi-
muler que la popularité de M. Wilson, la popularité de la guerre
à l'Allemagne, si l'on veut, résisterait difficilement, chez les
masses ouvrières de la grande République, aux épreuves de la
« vie chère, » si ces épreuves, déjà sensibles, devenaient bientôt
plus pénibles encore.
Enfin, autre inconnu : les quatre puissances intéressées
dans cette affaire du contingentement ont envoyé à Washington
des négociateurs habiles, — quelques-uns même choisis pour
la faveur dont on suppose qu'ils jouiront auprès des syndicats
(1) M. Hoover, directeur de ralirrientatioa aux États-Unis, affirme qu'en un
mois les spéculateurs américains ont gagné sur les grains et autres denrées
50 millions de dollars.
\2) N oublions pas que, pour paralyser les efTorts d'investigation des Alliés,
les Neutres gardent pour leur consommation les denrées importées, mais vendent
aux Ailema nds iowiQ?, les denrées analogues produites chez eux.
436 REVUE DES DEUX MONDES.
ouvriers, — qui s'efforcent d'obtenir les conditions les plus avan-
tageuses en majorant les chiffres qui représenteraient les besoins
réels des populations dont les intérêts leur sont confiés.
Ce n'est pas touti Que ces populations des neutres du Nord
commencent à souffrir sérieusement des résultats des deux blocus
combinés, c'est ce qui apparaît sans aucun doute possible. Or,
ces souffrances vont être augmentées par les décisions nouvelles
du gouvernement américain et le seront d'autant plus que ce
gouvernement semble disposé à exiger que les cargos de ces
neutres viennent chercher, eux-mêmes, les provisions qu'il
consentira à leur céder après s'être bien assuré que rien n'en
pourra être distrait pour l'Allemagne. Mais il est clair qu'à ce
moment-là, la Wilhelmstrasse et l'Office naval changeront
complètement d'attitude et que les torpillages recommenceront
de plus belle. On sait que la diplomatie allemande n'a pas
encore perdu l'espoir de persuader à ses victimes qu'elles sont,
en réalité, les victimes des Alliés, les victimes de « l'odieuse
Angleterre. » Pouvons-nous être absolument assurés que d'insi-
dieux raisonnemens de ce genre n'auront jamais d'influence sur
des peuples exaspérés par le besoin et constamment travaillés,
comme on le voit assez depuis quelques semaines, par les agens
de la « Sozialdemokratie » impériale? La populace de Rotterdam
ne vient-elle pas de piller les allèges où le gouvernement anglais
emmagasine les denrées que, conformément à la « politique
d'achats, » il acquiert en Hollande pour empêcher que les Alle-
mands ne s'en emparent, mais qu'il ne peut pas faire immédia-
tement passer en Angleterre, faute de moyens de transport?
Les justes observations du journal socialiste hollandais Hetvolk,
que je citais ici le 1" juin (1), n'ont pas eu le pouvoir d'arrêtei
des affamés qui voient des péniches pleines de pommes de terre
et jugent tout naturel de les vider séance tenante. Et sans doute,
il devait y avoir là bon nombre d'excitateurs allemands, bien
plus encore que nous n'en avons eu chez nous au moment des
grèves du début de juin; mais justement n'est-ce pas à l'emploi
de plus en plus marqué de ce moyen d'action qu'il faut s'attendre
de la part de nos ennemis? Cette longue guerre, qui change
constamment de physionomie, va voir sa phase économique se
compliquer partout de redoutables mouvemens populaires.
(1) Revue des Deux Mondes, du 1" juin 1917, déjà citée. (« Où en sont les deux
blocus?» page 670).
LES OFFENSIVES CONJUGUÉES. 437
Partout, dis-je..., mais ne sera-ce pas surtout en Allemagne
même, puisqu'en définitive c'est l'Allemagne qui soutï're le
plus? Et par conséquent de ce côté-là ne conserverions-nous
pas un avantage, un avantage relatif, tout au moins?...
Je le crois ; je l'espère ; mais je voudrais en être plus cer-
tain. Je voudrais l'être, du moins que les émeutes de la faim, au
fond assez bénignes, dont on nous entretient depuis deux ans,
deviendront assez graves chez nos enneriiis pour provoquer
de sanglantes répressions et, par un inévitable retour, des
insurrections véritables. Malheureusement, de tels espoirs ne
viennent guère à l'esprit de qui connaît les Allemands, peuple
essentiellement hiérarchisé, soumis craintivement à ses princes,
à ses chefs militaires, — et en Prusse, surtout à la police, la
terrible « polizei, » — troupeau docile, qui n'a que de brefs
sursauts de colère quand il ne peut manger à sa faim. Que
l'armée soit suffisamment nourrie, et elle le sera, cela seul
importe aux dirigeans de l'Empire.
« Il faut que le public français, disait dernièrement un
diplomate étranger qui vient de Berlin (1), soit persuadé qu'il
ne doit pas s'attendre à une révolution, à un soulèvement
quelconque provoqué chez le peuple allemand par un affaisse-
ment moral résultant de la faim et des privations. 11 faudra
l'abattre les armes à la main. »
Le diplomate dont je cite l'opinion ajoute d'ailleurs que
tout s'effondrerait en Allemagne le jour où serait définitivement
déçue la confiance en l'infaillibilité du grand état-major et en
la capacité des gouvernans. u Le gouvernement allemand le
sait et c'est pourquoi il trompe son peuple... »
Il ne le trompe pas complètement, toutefois, en lui promet-
tant qu'il aura toujours de quoi se soutenir, sinon de satisfaire
sa faim. Et il convient de répéter ici que si la prochaine récolte
sera inférieure à la moyenne, en Allemagne, par suite de l'in-
suffisance de la main-d'œuvre et des engrais (2), elle sera,
semble-t-il, assez belle en Autriche, belle en Hongrie, superbe
en Valachie, satisfaisante dans lus liilkans et en Asie-Mineure,
(1) M. de Aguero, ministre de la Uépiibiique Cubaine à Berlin (Interview
donnée au Journal des Débats et publiée le S juin 1917).
(2) Il y a en Allemagne plus de 3j0 fabriques de nitrate artificiel, mais cet
engrais ne vaut pas, à beaucoup près, les nitrates naturels du Chili qui n'arri-
vent plus, depuis deux ans et danii, dans les ports allemands. On estime que 1^
rendement général à l'hectare a baissé de 2o pour 100.
438 REVUE DES DEUX MONDES.;
suffisante enfin dans les pays conquis, à l'Est et à l'Ouest de
l'AUemagne. Or on sait que nos adversaires, appliquant à
l'extrême rigueur le principe : Suprema lex, salus popiili, acca-
pareront toutes les récoltes dans ces dernières contrées. C'est,
une question de savoir s'ils laisseront de quoi vivre, avec les
plus rigoureuses privations, aux infortunés habitans, Lithua-
niens, Polonais, Volhyniens, Valaques, Serbes, Belges et
Français du Nord.
Quant au cheptel qui, fort éprouvé dans les premiers mois
de la guerre, a pu se maintenir à un chiffre assez satisfai-
sant (1), grâce justement aux réquisitions impitoyables prati-
quées dans les régions envahies, les Allemands sont bien
décidés à l'exploiter cette année-ci et l'année prochaine, où,
pensent-ils, l'effroyable lutte se décidera en leur faveur, les
armées de l'Entente étant épuisées et les peuples affamés par la
campagne des sous-marins poursuivie avec une énergie crois-
sante. On s'étend peu, naturellement, sur les secours de toute
nature que les Alliés tireront de l'Amérique, entrée dans le conflit
au grand dépit des chefs des puissances centrales; on estime
d'ailleurs que ces secours tardifs ne balanceront pas le dommage
causé aux ennemis d'Occident par la défaillance des armées
russes. Appréciation doublement imprudente, peut-être!...
Telle est la situation envisagée de part et d'autre dans son
ensemble. Rien n'est décidé. Nous sommes, l'ennemi et nous,
sur le sommet du plateau. Qui, des deux partis, poussera l'autre
sur la pente où l'on ne s'arrête plus ? Le nôtre, sans aucun
doute, mais à la condition de ne rien relâcher, ni de notre
vigueur combative, ni de notre résistance aux élémens de
désordre et de désorganisation, ni, surtout peut-être, car enfin
il s'agit d'abord de vivre, de nos efforts pour restaurer les
ressources du pays, à mesure qu'elles s'épuisent.
Et ce qui apparaît clairement, lorsqu'on y réfléchit, c'est la
capitale importance du « facteur temps. » Oui, il faut se pres-
ser. A tous les points de vue, il convient de « hâter la déci-
sion, » en dépit de certaines apparences qui nous inciteraient
à temporiser, à attendre, par exemple, pour eptreprendre
(1) Bovins : 17 à 18 millions de têtes, au lieu de 27 en août 1914 ; porcs :
20 millions, au lieu de 25 ; moutons : complètement disparus (5 millions en 1914);
chèvres : 3 millions, au lieu de 4 500 000 (chiffres fournis par M. de A^uero).
LES OFFENSIVES CONJUGUÉES. 439
l'assaut définitif, que les Etats-Unis nous aient fourni, dans
toute sa plénitude, le secours puissant qu'ils nous ont promis.i
Et pourquoi cette hâte? Pour une simple, mais forte raison,
c'est que la guerre est le doînaine de l'imprévu, cette guerre
surtout où tant d'intérêts et de si essentiels sont en jeu, où les
belligérans sentent qu'il s'agit pour eux d'être ou de ne pas
être, où l'Allemagne, en particulier, acculée à une impasse
dont elle ne peut sortir que par des miracles d'énergie, mettra
tout en œuvre, avec le plus absolu défaut de scrupules, pour
provoquer les incidens les plus extraordinaires, les plus inat-
tendus, si elle les juge de nature à diminuer la force morale
de ses adversaires. On comprendra sans doute que je n'en
puisse ni veuille dire davantage. Que la révolution russe nous
fasse enfin comprendre ce capital intérêt de nous hâter. Je
pense qu'on ne marchandera pas à reconnaître que si, en 1915
et en 1916, nous avions pu lire dans le livre du destin qu'un
si formidable et périlleux événement, — je ne me place qu'au
point de vue militaire immédiat, bien entendu, — se produirait
en mars 1917, nous aurions adopté une politique de guerre plus
vigoureuse, ne fût-ce qu'au point de vue de l'étouffement éco-
nomique de l'Allemagne, au point de vue de la Grèce et des
affaires des Balkans, au point de vue des neutres du Nord et de
l'utilisation de nos forces navales. Et peut-être la paix serait-
elle conclue, aujourd'hui, à notre avantage...
Que convient-il donc de faire, sinon de tendre tous nos res-
sorts, de mettre en action toutes nos ressources, qu'il s'en faut
que nous ayons toutes employées; et puisque l'ennemi compte,
pour se maintenir, sur celles qu'il sait tirer de ses conquêtes,
de lui disputer ces malheureuses régions, ou de l'empêcher
d'utiliser leurs produits en coupant certaines voies essentielles
de communications?
Le premier point à obtenir, dans cet ordre général d'idées,
c'est que l'on reconnaisse enfin qu'il y a un front Nord, comme
il y a un front Est, un front Ouest et un front Sud ; que ce
front Nord a une importance économique et militaire de pre-
mier ordre; qu'il est d'ailleurs le lieu d'élection de la mise en
jeu rationnelle de la plus grande partie des forces navales
considérables dont disposent les Alliés (1).
(1) Toutes défalcations faites en raison des pertes déjà subies et des déchets
résultant d'une usure devenue inépaiable après trois ans de guerre, on arrive
440 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne peut être question dans celte étude, — ■ qui n'a qu'une
portée générale, — de discuter les raisons que les esprits timorés
font valoir pour que l'on reste dans le statu quo en ce qui
touche l'action des forces navales et la combinaison éventuelle
de cette action avec celle des forces de terre. Dans cet ordre
d'idées, toutes les propositions fécondes ont toujours été com-
battues avec acharnement, toutes les grandes entreprises ont
failli avorter devant l'émoi des « conseils autorisés, » devant la
répugnance instinctive de ceux-là même à qui incombait la
charge de conduire ces entreprises à bonne fin et qui, mis au
pied du mur, l'ont parfaitement franchi (1).
Ne cherchons d'ailleurs pas davantage — ce ne nous serait
pas permis — à définir d'une manière précise toutes les opéra-
tions qui peuvent être exécutées avec de raisonnables chances
de succès sur ce front Nord. J'observerai seulement, pour
répondre à des préoccupations extrêmement vives, qu'il ne
saurait être question de donner aux grandes unités de combat,
aux trop précieux dreadnoughts, un rôle actif dans tout ce qui
touche à l'attaque des ouvrages de côte, ni de leur imposer
sans des précautions minutieuses, déjà étudiées par les spécia-
listes, un séjour de quelque durée dans des eaux parcourues
par les sous-marins (2).
Non; le rôle tout indiqué de ces bâtimens de haut bord
et d'énorme déplacement est de se tenir en réserve, à quelque
aux totaux suivans pour les six grandes nations maritimes alliées, Angleterre,
Amérique, France, Italie, Japon, Russie : 190 cuirassés, dreadnoughts et « croi-
seurs de combat; » 73 croiseurs cuirassés; 155 croiseurs protégés ou croiseurs
cuirassés légers, 575 destroyers et grands torpilleurs. En ce qui touche les sous-
marins, il est bon de garder le silence.
Toujours est-il que si l'on compare ces chiffres formidables à ceux qui repré-
sentent les en"ectifs de nos adversaires, dans les mêmes catégories de bâtimens,
soit, respectivement : 56, 8, 49, 234, on sent combien sont artificielles, circons-
tancielles et « politiques » les raisons de l'attitude purement défensive des forces
navales de l'Entente. Ajoutons que les Alliés ont eu trois ans pour construire le
matériel, relativement simple, du reste, de la guerre de côtes.
(1) Un exemple remarquable et assez peu connu de cette mentalité spéciale
est celui de l'amiral Duperré qui, ainsi, du reste, que toute l'amirauté française,
ou à peu près, combattit énergiquement et jusqu'au dernier moment l'expédition
d'Alger de 1830, ce qui ne l'empêcha pas de la diriger fort bien. Mais l'amiral
voulait « dégager sa responsabilité, » en cas d'échec.
(2) Je me propose d'étudier prochainement la question des blocus maritimes»
qui me semble obscurcie par les préjugés tenaces de marins qui ne veulent pas
se rendre compte de la valeur des moyens nouveaux que la guerre moderne met
à leur disposition à ce sujet.
LES OFFENSIVES CONJUGUEES. 441
cent milles au moins des points successivement attaqués,
afin d'être en mesure de se jeter sur la flotte de haute mer
ennemie, si celle-ci voulait intervenir. Quant aux opérations
poursuivies sur les côtes, elles le seront par les unités relative-
ment anciennes, les navires spéciaux à fond plat et armés de
gros obusiers, les bâtimens légers de toute ca.iégorie, les appa-
reils aériens réunis en quantité considérable et dont on peut
attendre les plus grands services dans ces circonstances, les dra-
gueurs, les mouilleurs de mines, et enfin les navires de plongée
pourvus d'appareils particulieVs que l'on réclame depuis si long-
temps pour eux.
Gela dit, nous pouvons sans doute tabler sur les avantages
de tous ordres que nous procurerait la méthodique mise en jeu
d'une grande force navale dans la mer du Nord et dans la
Baltique. Du coup, nous tendrions la main aux Russes, ce qui
serait aussi utile au point de vue politique qu'au point de vue
militaire. En second lieu, nous diminuerions les chances de
succès des sous-marins allemands, en ce qui touche la guerre
économique. Non seulement nous paralyserions largement leurs
mouvemens de sortie et de rentrée, qu'ils ne peuvent, en beau-
coup de cas-, effectuer qu'en surface, mais encore, nous les
occuperions chez eux, puisqu'aussi bien ils seraient obligés de
faire face à des attaques immédiates, ou, si l'on veut, à des
tentatives de « particularisation » du système de barrage inau-
guré par nos alliés anglais en février dernier, mais, malheu-
reusement, sur une échelle beaucoup trop grande et à trop
grande distance des estuaires -allemands.
Et alors, outre que nos propres cargos seraient beaucoup
moins torpillés, les marines Scandinaves et hollandaise libérées
de leurs craintes, protégées désormais par l'écran interposé
entre elles et l'ennemi, recommenceraient à nous fournir
l'appoint du tonnage dont elles disposent encore.
Ce n'est pas tout, j'allais presque dire que c'est peu au
regard des bénéfices moraux considérables, que nous tirerions
d'une attitude aussi résolue, auprès des peuples du Nord. Je
n'ai aucune intention de récriminer. J'admets que l'on a cru
bien faire en adoptant, depuis trois ans, dans ces pays, sous
prétexte du profond respect que nous devions à leur neutralité
et à leurs droits souverains, une réserve qui n'a servi, en défi-
nitive, on le voit assez jnaintenant, qu'à, favoriser l'arrogance,
442
REVUE DES DEUX MONDES.
les prétentions et, trop souvent, les entreprises couronnées de
succès de l'Allemagne contre ces mêmes droits souverains et
cette même neutralité (1). Les hommes sont les hommes. Pris
en masse, sous tous les climats, sous toutes les longitudes, ils
s'inclinent devant la force heureuse dont rien ne vient balancer
l'audace et que personne n'ose mettre en échec. C'a été' une
douleur pour les esprits doués d'un peu de clairvoyance que le
déplorable incident du massacre, par un destroyer allemand,
de l'équipage du sous-marin anglais échoué sur l'île danoise de
Saltholm, en présence de torpilleurs danois, n'ait pas provoqué
de la part de l'Entente des résolutions décisives auxquelles le
peuple généreux du petit royaume Scandinave, ce peuple qui
s'est montré si noble à notre égard en 1814, et si noble, aussi,
vis-à-vis de lui-même en 1864, se serait certainement associé,
en dépit de la tyrannie que font peser sur lui les chefs socia-
listes qui viennent de se révéler agens consciens et décidés de
l'Allemagne.
Ce fut une autre douleur lorsqu'on vit, l'automne dernier,
une force aéro-navale (2) allemande bloquer impunément, pen-
dant plusieurs semaines, le littoral Sud de la Norvège pour obte-
nir le retrait de l'ordonnance royale du 13 octobre 1916, au sujet
de l'interdiction des fjords du Norrland aux sous-marins qui en
faisaient leurs bases d'opérations contre les convois alliés des-
tinés au port de Kola. Y eut-il jamais mépris plus complet des
« droits souverains » d'une nation et violations plus cyniques
des neutralités? Que vient-on, après cela, nous parler d'un
respect qui n'est qu'un leurre décevant, et auquel nous devons,
dans une large mesure, la prolongation de cette terrible
guerre (3) 1
(1) « Pour battre l'Allemagne, il faut des méthodes nouvelles, diplomatiques
aussi bien que militaires. » (Lord Esher, article déjà cité).
(2) 11 est fort intéressant de remarquer, au strict point de vue militaire, que
nos adversaires nous ont donné là un excellent exemple de la manière dont il
faut tenir aujourd'hui le blocus d'une côte. Ils avaient d'ailleurs emprunté, — ils
empruntent pi-esque toujours, — la composition de la fon^e aéro-navale en ques-
tion à nos alliés les Anglais, qui en utilisaient une semblable dans le grand « raid »
de reconnaissance de Cuxhaven, le 2b décembre 1914.
(3) Au moment même oîi j'écris ces lignes la presse norvégienne éclate en cris
d'indignation à la découverte des complots allemands qui ont eu pour résultat
la destruction d'un grand nombre de navires au moyen de bombes que les agens
directs, officiels même, du gouvernement de Berlin faisaient introduire dans les
cales ou dans les appareils moteurs. On signale les mêmes faits en Suède et si
l'on n'ose encore en parler à Copenhague, où certainement les mêmes attentats
LES OFFENSIVES CONJUGUÉES. 443
Je ne cite que pour me'moire au nombre des avantages de
la constitution du « front Nord » l'établissement d'un blocus
effectif (qu'il ne faut pas confondre avec le blocus rapproché),
dont les résultats eussent été autrement rapides, que ceux du
blocus au travers des neutres, parce que le premier, l'effectif,
nous conférait d'une manière complète le droit de suite des
cargaisons (1); parce qu'aussi nous aurions intercepté d'une
manière continue les relations entre l'Allemagne et la grande
presqu'île Scandinave : les minerais de fer et les fontes de Suède,
pour ne citer que cet exemple, ne seraient pas arrivés jusqu'à
Essen pour y être convertis en canons et en projectiles (2).;
Enfin on me permettra d'ajouter que, dominant la mer du
Nord et surtout la Baltique, au grand profit de notre prestige
et de notre influence directe sur les royaumes du Nord, les
flottes de l'Entente auraient eu tout le loisir d'étudier les points
fevorables à des opérations combinées éventuelles dans l'un des
intervalles compris entre le mois d'avril et le mois de décembre
de chaque année (3). Berlin nest pas plus loin de la nier que
Paris.
Si maintenant, poussant jusqu'au fond de cette mer Bal-
tique oîi les forces navales des Alliés de l'Ouest pourraient aller
rejoindre l'escadre russe, nous examinons ce front de l'Est où
commençait, il y a plus d'un an, une offensive qui avait donné
tant d'espérances, nous sommes obligé de reconnaître que, fort
utile pour la défense de la ligne de la Dwina et pour la recon-
quête de laGourlande, — un des nouveaux « greniers » de l'Alle-
magne, — la flotte ne saurait exercer une action immédiate
efficace sur les opérations qui auraient pour théâtre le cœur de
la Lithuanie, la Volhynie, la Galicie. Le « Sea Power » des puis-
ent été commis, c'est que Ton se sent plus immédiatement menacé par l'AlIema--
gne, dont la rage pourrait se traduire par des actes décisifs, pense-t-on. Mais-
non! Nos adversaires savent trop bien quel bénéfice ils tirent du bouclier que leur
fournit rarchipel danois, tant que le royaume reste neutre.
(1) Voyez mon étude : » Le nouveau blocus, » dans le n° du 15 février 1916 de la
Revue des Deux Mondes. Cet article a été traduit dans le n° d'août 1916 du Journal
of tlie Royal L'niled service Inslitulion, organe du « War office. »
(2) On se rappelle que les sous-marins anglais et russes réussirent en 1915 à
couler beaucoup de « cargos » allemands chargés déminerais.
(3^ Voir encore dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1916, mon article
sur les « opérations de débarquement, » qui a été reproduit aussi, en mai 191'7
par le Journal of theR. U. Instilulion.
444
REVUE DES DEUX MONDES.
sances de l'Occident ne peut agir là que d'une manière indirecte,
par exemple en assurant le réapprovisionnement continu en
mate'riel et en munitions des armées russes, en leur fournissant
entre autres choses l'artillerie lourde qui semble leur manquer
encore. Remarquons qu'il ïd.ui jusqu'ici pour cela que les côtes
Nord de la Norvège soient décidément purgées des pirates alle-
mands, ce qui vient à l'appui des réflexions que je faisais tout
à l'heure, et que, si nous occupions en force mer du Nord et
Baltique, le trajet des paquebots portant en Russie tous ces
essentiels objets d'armemens serait singulièrement écourté sans
être en réalité plus dangereux. Les découvertes que les Norvé-
giens font en ce moment même sur les procédés clandestins de
l'Allemagne à leur égard sont-elles du moins de nature à hâter
une décision qu'ont retenue trop longtemps la crainte, d'un
côté, l'appât de profits considérables, de l'autre? Il se peut.
Quoi qu'il en soit, il ne faut plus marchander à procurer aux
Russes, en vue d'une offensive aussi immédiate que possible (1),
des secours vraiment décisifs. Ces secours, puisqu'on ne peut
encore les faire venir de l'Ouest, doivent venir de l'Est oii atten-
dent, l'arme au pied depuis trois ans, des forces armées dont
nul ne s'aviserait aujourd'hui de contester la très haute valeur.
Nous avons déjà des bâtimens légers du Japon dans la Méditer-
ranée. L'un de ces « destroyers » a même été frappé par une
torpille et s'est héroïquement tiré d'affaire. Le principe est donc
accepté; le premier pas est fait. Qu'est-ce, alors, qui empêcherait
de continuer? La politique orientale d'une Russie tsarienne qui
n'existe plus? L'amour-propre de la nation? Mais nous-mêmes.
Français, n'acceptons-nous pas, que dis-je? ne sollicitons-nous
pas franchement des secours qui permettront à nos vieux soldats,
depuis si longtemps sur la brèche, d'aller un moment mettre la
main à leur charrue? Une aide analogue, certes! les paysans
russes l'accepteraient, eux aussi. Dira-t-on encore qu'il faudra
payer un tel concours? Je l'ignore. Et puis, pourquoi pas?
Peut-on hésiter un moment quand, moyennant ce juste salaire,
on rendrait à nos alliés de l'Est tout ce qu^ils ont perdu et
qu'en leur permettant de jeter bas l'Autriche, on priverait
l'Allemagne du grenier hongrois et du grenier valaque, aussi
(1) Au moment où je corrige les épreuves de cet article, j'apprends la reprise
heureuse de l'otTensive en Galicie. Ma conviction de l'intérêt de la coopération
japonaise n'en reste pas moins entière.
LES OFFENSIVES CONJUGUÉES. 445
bien que de contingens armés qui lui sont, en somme, indis-
pensables?
Descendons plus au Sud pour jeter un coup d'œil sur ce
front maUieureusement fragmenté. Négligeons d'ailleurs, pour
faire court, la conduite de nos opérations en Mésopotamie, en
Arménie, en Syrie même où il semble que l'on se dispose à
une sérieuse action combinée. N'allons qu'à l'essentiel et ne
perdons pas de vue notre capital objet : « l'étouffement écono-
mique » de l'Allemagne.
Etouffement, dis-je. Le mot répond, je pense, à la situation.
Quand nous prétendons tout embrasser de cet extraordinaire
conilit, nous ne devons pas oublier que le Pangermanisme a
réalisé, — pour un moment, c'est entendu, mais enfin réalisé,
— son grandiose dessein impérialiste de la <( Mil tel Eiiropa, »
avec toutes ses conséquences ou à peu près, avec la mainmise
sur la Turquie et sur l' Asie-Mineure. Expansion gigantesque,
conquêtes colossales qui justifient pleinement aux yeux d'un
peuple enivré cet orgueil démesuré dont les prétentions nous
irritent, nous, autant qu'elles nous font sourire!
Or, si nous jetons les yeux sur une carte, une de celles oii
M. Ghéradame montre si bien les développemens du plan pan-
germaniste et toutes les conséquences du succès de cette vaste
entreprise, nous constatons que l'Empire nouveau, s'il a sans
doute des pieds d'argile, a surtout une ceinture trop étroite, une
ceinture où la mer s'est chargée de créer « une ligne de rupture
préparée, » une ceinture facile à rompre, dirais-je, si je ne
prévoyais pas qu'on m'opposerait tout de suite l'échec que les
Alliés ont éprouvé en 1915 lorsqu'ils s'y sont essayés.
J'ai eu à plusieurs reprises, ici même, l'occasion de dire
pourquoi l'opération des Dardanelles avait échoué. Bien plus
longuement que je ne l'avais pu faire et avec force documens
à l'appui de leurs constatations, les Anglais n'ont pas craint
de traiter un sujet qui devait leur être, semblait-il, parti-
culièrement pénible. Admirons cette belle franchise; mais
du moins, de l'étude si consciencieuse à laquelle se sont livrés
nos alliés, sachons tirer la conclusion pratique que le décou-
rager.ient était venu trop tôt, qu'un simple transfert de base
d'opérations dans la presqu'île de Gallipoli, — du côté de
l'isthme et du golfe de Saros, — aurait suffi pour tout sauver,
surtout si l'on s'était décidé à reprendre l'opération navale du
446 REVUE DES DEUX MONDES.]
48 mars en substituant à la longue et forcément stérile canon-
nade des cuirassés contre des batteries de circonstance invi-
sibles ou mobiles, un rapide passage de vive force. Cette opéra-
lion « à la Ferragut » eût certainement réussi, moyennant
l'emploi de mesures de précaution et d'appareils spéciaux dont
on ne s'avisa qu'après coup.
Mais ce qui n'a pas été fait alors peut se faire aujourd'hui;
et si, à la vérité, on ne saurait guère reprendre en sens
inverse le grand mouvement stratégique qui a porté l'armée
d'Orient des Dardanelles dans la Macédoine — un de ces beaux
changemens de base que permet seule la maîtrise de la mer! —
on peut parfaitement admettre une opération d'ensemble qui
comprendrait à la fois l'offensive générale sur le front actuel de
l'armée combinée, une forte démonstration dans le golfe de
Saros, (ï oiilonn est quà 1 5 kilomètres de la grande et essentielle
ligne de communications de la Mittel-Europa : Berlin- Vienne-
Belgrade-Sofia-Gonstantinople (4), enfin le forcement des Dar-
danelles par une Hotte ayant une composition particulière, que
je ne saurais indiquer ici sans inconvénient.
Je n'ai pas besoin de m'étendre sur les résultats de l'appa-
rition d'une escadre alliée devant Gonstantinople. Tout le
monde est d'accord là-dessus. JN'oublions pas que l'escadre russe
de la mer Noire, réorganisée comme il est permis de l'espérer,
ferait sentir son action sur l'entrée septentrionale du Bosphore,
au moins à titre de diversion, sinon à titre d'attaque princi-
pale. Les raisons d'ordre politique qui, au cours de l'année 4915,
paralysaient cette force navale, n'existent plus aujourd'hui.
J'ajoute que les heureux événemens qui se produisent en
Grèce au moment où j'écris, non seulement nous rendent la
libre disposition de notre flotte, mais nous permettent d'espérer
qu'à l'automne prochain, — la saison favorable dans le Levant,
— une nouvelle armée grecque pourra, ou bien se joindre
à celle qu^a formée déjà le gouvernement de Salonique, ou
bien participer, dans la mesure qui sera jugée convenable,
à l'opération dont je viens de parler.
L'offensive générale de l'armée de Macédoine rentre certai-
(1) Il y a eu déjà des « raids » d'aéroplanes alliés dans cette direction en 1915
et 1916. Observons à ce sujet quelle importance de plus en plus grande prend la
coopération de ces appareils et des navires, soit de surface, soit de plongée dans la
guerre de côtes. Dans le cas qui nous occupe, cette importance serait capitale.
LES OFFENSIVES CONJUGUEES. 447
nement dans les prévisions normales, puisque le principal
obstacle au développement complet de son eirort a disparu avec
la menace que faisait peser sur ses communications essentielles
la germanophilie exaspérée d'un souverain déchu. Oserai-je dire
ici qu'il conviendrait de profiler des quelques semaines qui
nous séparent de l'aulomne pour donner en abondance au
général en chef de cette armée tous les moyens d'action qu'il
réclame depuis si longtemps? Je vais plus loin, et je me demande
pourquoi les Alliés marchanderaient à réclamer de l'Italie un
effort considérable de ce côté-là. J'entends bien toutes les
objections de l'ordre purement politique que l'on m'opposera
au lendemain de la mainmise, si leste, de nos entreprenans
alliés sur l'Albanie et sur une partie de l'Epire. J'avoue que
tout cela me paraît de bien faible importance à côté de l'inesti-
mable avantage d'atteindre la ligne Philippopoli-Sofia-Nisch et,
qui sait? de tendre la main aux Roumano-Russes, après avoir
décidément mis hors de cause l'armée bulgare. Gomme le disait
fort bien ici même, il y a quinze jours, M. Charles Benoist :
(( Jusqu'à ce qu'elle se pose internationalement , l'affaire albanaise
se présente comme une affaire italienne d'ordre intérieur. »
Quand donc comprendra-t-on qu'il n'y a qu'une seule chose
qui compte en ce moment : c'est d'abattre l'Allemagne le plus
tôt possible, et que tous les intérêts particuliers trouveront leur
satisfaction dans celle de cet intérêt général et essentiel? Or,
qui pourrait douter que l'on viendra plus vite à bout de l'Alle-
magne, — confondue, n'est-ce pas? avec son satellite l'Autriche,
— en portant l'attaque principale au Sud, sur le front macédo-
nien? Ni celui du Carso, ni celui du Trentin ne sauraient, en
dépit de l'héroïsme des troupes italiennes et de l'habileté de
leur chef, fournir aux Alliés le théâtre de l'opération décisive.
Il suffit donc, là, d'une défensive-offensive vigoureuse. Trente
et Trieste n'en reviendront pas moins pour cela au noble
peuple qui aura fait tant d'efforts pour les rendre à la liberté.
Des considérations analogues pourraient nous conduire, —
et conduisent en ce moment, je crois, beaucoup de personnes,
— à préconiser l'emploi du même système de guerre sur le
front occidental. J'ai dit déjà, au commencement de cette étude,
pour quelles raisons de haute portée je ne saurais adopter cette
manière de voir.
Mais il faudrait s'entendre et -d'abord distinguer entre les
448 REVUE DES DEUX MONDES.:
diverses parties de ce front, comme entre les divers objectifs
qui s'y peuvent proposer, comme aussi entre les contingens qui
se le partagent. Sans entrer dans des détails dont l'indiscrétion
n'irait pas sans inconvéniens, je peux dire d'une manière géné-
rale qu'il n'est pas à craindre que l'on perde de vue, de ce
côté-ci, le double but qui s'impose à notre attention pour
(( hâter la décision : )) d'abord, détimire le plus possible la
force organisée de l' adversaire par des combats incessans, par
des actions violentes dont la modalité, au point de vue tac-*
tique, reste à déterminer suivant les circonstances; ensuite,
réoccuper le plus tôt possible les régions, si riches autrefois
et aujourd'hui encore si utiles à l'Allemagne, de la Belgique et
de la France du Nord, étant bien entendu que, par l'emploi
(( intensif» des appareils aériens que nous devrons en grande
partie à nos industrieux et énergiques alliés, les Américains,
nous paralyserons les voies et moyens de transport de l'ennemi
là où nous n'aurons encore pu l'atteindre par les armes ter-
restres. Il est aisé de prévoir que, dans son évolution continue,
cette guerre incline à donner à la maîtrise de l'air une capi-
tale importance : « Préparons nos facultés » en conséquence,
comme disait Kléber à Bonaparte.
Et si l'on s'étonnait que je ne dise rien, en finissant, de
l'importance, de plus en plus grande aussi, de la maîtrise de la
mer, je répondrais que c'est justement parce que j'espère que
des événemens prochains se chargeront de la démonstration.
Fixons nos yeux sur un point où se fait nécessairement la sou-
dure de nos forces de terre et de nos forces de mer, un point où
passe la charnière des deux fronts de l'Ouest et du Nord. C'est
là, sans doute, que sera rompu enfin le charme dangereux qui
tenait enchaînée l'énorme puissance navale des nations alliées.,
Contre-Amiral Degouy^îi
RÉCEPTIONS ACADÉMIQUES
RECEPTION DE M. ALFRED CAPUS
La salle était comble. Au fond de la cuve circulaire qui en forme
le centre, le mare'chal Joffre était assis ; il était entré au milieu des
acclamations ; les cinq étoiles faisaient une constellation sur la
manche du dolman ; il avait une main gantée de daim brun. Il était
un peu penché, l'air attentif, son regard profond et clair fixé sur
l'orateur. Son front de marbre tournait sous ses cheveux qui sont
de la couleur du vermeil dédoré. La dure lumière qui tombe de la
voûte dessinait ses sourcils touffus, son profil bien établi, et les plans
solides de son visage.
De ce fond et de ce centre, le public refluait, couvrant les gradins
de velours vert, jusqu'au haut des arcs. Les tribunes regorgeaient.
Jusque dans le secteur de cercle réservé aux membres de l'Institut, la
foule tassée déferlait jusqu'au bureau élevé où M. Donnay était assis
entre M. de Régnier et M. Lamy. Plus loin, à gauche, sous la statue
de Bossuet, M. Capus avait pris place, entre M. Bourget et M. Hano-
taux. Devant lui, en contre-bas, le président de la République était
venu siéger parmi ses collègues : une jaquette noire, une cravate
sombre, un air pensif. Auprès de lui, M. Barrés. Près de M. Barrés,
M. Bazin. Près de M. Bazin, M. Boutroux, merveilleusement sculpté
par la pensée, hérissé, avec des yeux de mage. Sur un banc plus
élevé, M. Bergson, la figure étonnée et attentive, la voûte ronde du
crâne élevée au-dessus des sourcils en arc de cercle, le nez long,
avec petits traits de moustache peints au-dessous., Un jeune officier
en bleu horizon, M. Marcc' Prévost, semble suivre encore un amphi
TOME XL. — 1917. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'École. Tout en haut, M. Whitney Warren est reconnaissable à ses
traits réguliers, à son teint coloré, à ses cheveux rejetés. De l'autre
côté du bureau, au rang d'en bas, M. Widor suit les discours sur sa
partition, et rit de plaisir. Ses voisins font comme lui, et la foule
des cinq académies s'élève jusqu'à un praticable, au-dessus duquel
apparaissent encore des spectateurs, découpés sur un arc ^dde, comme
dans les tableaux de Véronése. On aperçoit là-haut M. Messager.
M. Donnay reçoit M. Capus, qui siégera au fauteuil de Henri
Poincaré En d'autres temps, cette réunion eût amusé l'esprit. Mais le
2<S juin de l'an III de la guerre, elle a pris un sens. Dans cet étroit
espace sont réunis quelques-uns des hommes qui rendent témoignage
pour la France. Sous cette coupole comme au tribunal de l'histoire, ils
forment une assemblée éloquente. Avec le vainqueur de la Marne est
entrée la gloire des armes, fidèle à une race guerrière. Ces penseurs
ont construit à l'esprit humain de nouveaux édifices. Ces romanciers
sont lus du monde entier. Si divers, ces hommes sont parens. Ce
soldat écoute ces écrivains au style ailé, et on se rappelle que les
soldats des Gaules, qui étaient déjà une éUte, formaient une troupe
sous le vocable d'un oiseau qui chante, et qu'ils étaient la Légion de
l'Alouette. Le public a de tout cela un sentiment vif et fort. Il écoute
avec plus de plaisir, et il ressent les louanges comme son bien..
M. Capus se lève. Il y a un verre près de lui sur un petit lutrin
noir. Le soleil illumine le papier qu'il tient, s'y reflète, éclaire le
bas de son visage et fait briller son lorgnon. Il a un sourcil plus bas
que l'autre, et recourbé en arc. Il parle très distinctement, d'une voix
un peu lente, timbrée, grave, qui ouvre les voyelles. Il commence
d'un bon ton de sermonnaire ; puis, quand il revient aux malices, il
reprend sa voix à la Capus. Il parle très bien de Henri Poincaré.
Une séance de réception à l'Académie Française met en scène
trois personnages : un mort et deux vivans. La séance du 28 juin a
eu ce caractère que le mort était un illustre géomètre, à qui succé-
dait un ancien élève de l'École des Mines, lequel était reçu par un
ancien élève de l'École centrale. M. Capus et M. Donnay se sont
étonnés, après H. Poincaré, et en termes excellens, que les hautes
mathématiques ne fissent pas partie de l'éducation. Elles apprennent
à mesurer les phénomènes continus. Or c'est par une variation conti-
nue et un progrès insensible que l'air s'échauffe et s'élève, que le
vent s'accroît, que les rivières enflent leur cours et précipitent leur
RÉCEPTION DE M. ALFRED CAPUS. 451
débit. On apprend aux enfans à raisonner sur des nombres entre
lesquels il y a des abîmes... Mais ne peut-on rendre l'accès des
mathématiques plus aisé ? M. Donnay, dans son discours, a tracé tout
le plan d'un jardin des racines carrées, où les enfans se promène-
raient avec agrément, et il a supplié M. Capus d'en être le Lancelot.
Il a rappelé le mot du Père Gratry : « L'exposition des sciences en
langue vulgaire est l'un des plus pressans devoirs intellectuels des
grands esprits. » Henri Poincaré (M. Donnay s'en souvient-il ?) a
précisément réalisé cette exposition dans un petit livre admirable où
il a réussie exposer la théorie de Maxwell, en la dépouillant de toute
formule.
M. Capus et M. Donnay se sont élevés contre la distinction des
esprits en scientifiques et en httéraires. Et U est vrai qu'on ne voit
pas bien sur quoi elle est fondée. Pour une bonne moitié, nos grands
écrivains n'ont jamais fait métier d'être des littérateurs, et les
savans, depuis Descartes et Pascal, ont parmi eux une belle place.
C'est que les sciences sont l'école du langage. Un écrivain formé par
elles aurait de l'exactitude, de la netteté et de la force. Il aurait peut-
être des moyens d'expression nouveaux. Quand Charles Péguy s'est
mis à écrire en répétant la même phrase, où il introduisait des chan-
gemens insensibles, û faisait du calcul différentiel. La géométrie
forme l'imagination. M. Capus a cité la curieuse rêverie de H. Poin-
caré se représentant des êtres sans épaisseur, collés à une sphère
dont ils ne pourraient quitter la surface, de sorte que pour eux la plus
courte distance d'un point à un autre serait un arc de grand cercle.
Mais il y a plus encore. On a découvert que la présence de certains
corps était indispensable à des réactions où d'ailleurs ils n'inter-
venaient point. Quelle lumière sur l'esprit ! On a découvert aussi que
quand deux corps étaient en présence, il se produisait entre eux non
pas une réaction, mais toutes les réactions possibles, à des degrés
divers. S'il en est de même entre les âmes, quelle explication simple
de ces mélanges d'antipathie et d'amour, et qui font le désespoir des
psychologues I Ce sont simplement les réactions contradictoires, qui
se sont produites à la fois. Jeunes romanciers, étudiez la chimie :
vous y trouverez des sujets de contes.
M. Capus a fait un charmant tableau du succès qui accueilht la
Science et rHypothèse, et de la déformation de l'œuvre par ce succès
même. C'est une curiosité de notre temps que l'engouement des gens
du monde pour un livre difficile, |subtil et profond, et cet unique
exemple d'intégrales qui atteignent un gros tirage. L'auteur vous
452 REVUE DES DEUX MONDES.
promène avec aisance dans des mondes vertigineux : une sphère
assez vaste où la température décroîtrait du centre à la périphérie,
laquelle serait au zéro absolu, et où les êtres se mettraient en équi-
hbre immédiat de température avec le milieu, de sorte qu'ils décroî-
traient eux-mêmes régulièrement en se transportant du centre chaud
vers la limite froide ; faisant dès lors des pas de plus en plus petits,
ils tendraient vers cette limite sans pouvoir l'atteindre, et leur
univers, si rigoureusement restreint, leur paraîtrait pourtant infini.
Il montre que si des êtres de cette sorte, pareils à nous, mais élevés
dans un milieu différent, construisaient une géométrie, elle
serait éloignée des principes de là nôtre. L'étude des mouvemens
d'un solide invariable n'aurait pas de sens pour eux, qui ne
connaîtraient pas de soUdes pareils. Et il conclut qu'il y a une foule
de géométries possibles et légitimes ; et que c'eât l'expérience qui
nous fait choisir la plus commode pour nous.
Sans doute, en lisant, on s'aperçoit que ces critiques ne touchent
point à l'objet immédiat des sciences, c'est-à-dire aux rapports des
choses entre elles ; c'est la nature des choses qui nous échappe, mais
leurs relations nous restent connues. Poincaré croit à la réalité
objective des lois, et il l'a souvent répété. Ainsi, tout l'édilice du
travail accumulé reste debout : ce ne sont que les théories qui se
trouvent par terre. Les catégories même où nous rangions les
phénomènes s'écroulent, les fortes colonnes du temps et de l'espace
se rompent, et la face du monde disparaît dans cette poussière.
Le public ne vit que cette ruine et en fut enchanté. Comment les
gens du monde, vers 1900, furent-ils pris d'un tel enthousiasme?
« Le trouble dans les esprits leur procurait une âpre distraction, dit
M. Capus, et quelque chose d'assez analogue à de la volupté. Ils se
sentirent frappés d'une sorte de grâce à l'envers quand, à la lecture
du hvre de Poincaré, ils crurent entendre que la science ne reposait
que sur des conventions et sur des hypothèses ; qu'elle avait sa
source dans l'avidité de l'esprit humain et non dans la nature... La
terre ne tourne plus autour du soleil, c'est charmant! s'écrièrent
les femmes du monde qui aimaient l'astronomie. D'autres, moins
savantes, se rangèrent à cette opinion avec plus de légèreté. Les
messieurs avaient des sourires complaisans. Quel triomphe d'étabhr
sur une théorie scientifique l'incertitude de nos jugemens et l'insou-
ciance du lendemain! Quelle justification de la vie hasardeuse et de
plaisir si les lois mêmes de la science ne sont plus que du provisoire
et de l'a peu près 1 »
RÉCEPTION DE IM. ALFRED CAPUS, 453
On a applaudi ce joli morceau, où paraissait l'historien des Mœurs
du temps. Mais bientôt M. Capus a retrouvé, devant ces déductions
troublantes, son optimisme accoutumé. « Tout s'arrange, a-t-il dit à
peu près. La nature agit ^is-à-vis de nous, et malgré nos soupçons à
son égard, avec délicatesse et bonne foi. Elle ne nous a jamais promis
formellement que le soleil se lèverait tous les matins sans excep-
tion, et cet astre, pourtant, n'y a jamais manqué, sans se préoccuper
d'obéir à Copernic plutôt qu'à Ptolémée. » Ainsi l'auteur de la Veine
appliquait à la philosophie de Poincaré son optimisme et cet esprit
de confiance qui est une forme de la conservation de l'énergie.
Quand M. Capus eut fini de parler, M. Donnay chaussa de vastes
lunettes, et se tournant sans se lever vers le récipiendaire, il com-
mença à lire, à dire, à nuancer un discours aimable, subtil et fort. Et
c'était un grand sujet de curiosité que d'entendre Donnay parler de
Capus. Avec de grandes différences entre eux, ils sont associés dans
l'esprit du public, et ils le seront dans l'histoire des lettres : car ils
représentent l'un et l'autre un même moment de l'histoire du
théâtre, et, pour les entendre, U faut se rappeler dans quel temps ils
ont paru. .
L'histoire du théâtre ne va point, comme le temps, d'un mouve-
ment uniforme. Elle passe à des points morts, s'y arrête, et rebondit
d'un élan. L'historien qui la divise en périodes ne fait que la peindre
telle qu'elle est. Or, vers 1890, elle passait par un de ces temps
morts. Au théâtre bourgeois de doctrine et agencé de composition, tel
qu'on l'aimait vers 1850, avait succédé, vers 1880, un théâtre nouveau
qui était l'application du réalisme. Ce théâtre nouveau a commencé,
si l'on veut, quand Becque fit jouer à la Comédie-Française Les
Corbeaux, le 14 septembre 1882. Au début de 1887, Antoine fonda le
Théâtre-Libre, d'oii les auteurs réahstes gagnèrent les autres
théâtres, y apportant, avec des tempéramens divers, deux traits
constans : la satire sociale et le réalisme sentimental. Leur succès
resta contesté. A quelques exceptions près, la nouvelle école ne fit
guère d'argent. Et l'ancienne, qu'elle avait tuée, n'en fit plus. Les
théâtres se trouvèrent, vers 1891-1892, dans la situation la plus
fâcheuse. Les caisses étaient vides. Faute de spectateurs, le Gymnase
fut obhgé, deux fois en pleine saison, de faire relâche. A la fin de la
saison 1892, les directeurs éperdus essayèrent de se grouper «în
syndicat et n'y réussirent uas. Le Théâtre-Libre fut lui-mêrie
4o4 REVUE DES DEUX MONDES.)
entraîné dans la débâcle. Quelques jours avant la représentation du
Missionnaire de Marcel Luguet (25 avril 1894), Antoine passa la main
à Larochelle.
Telles étaient les conditions du théâtre quand, le 23 novembre 1894,
M. Capus fait jouer au Vaudeville sa première pièce, Brignol et sa
fille ;le 6 novembre 1895, la Renaissance joue Amans de M. Donnay.
Les deux auteurs sont très différens et les deux pièces n'ont aucun
rapport. M. Capus a représenté la première de ces fripouilles cordiales,
presque sympathiques, qu'il excellera à peindre ; M Donnay a chanté
la mélancolie des amours mal satisfaites. Mais U y a parmi toutes ces
différences les traits communs d'un art nouveau. C'est d'abord
l'absence totale de l'intrigue. L'aventure la plus simple suffit. Pas
d'événemens extraordinaires. On se quitte : voilà Amans. On se
quitte et on se reprend : voilà la Veine. Cette simplicité était assuré-
ment une conquête du réalisme ; car on hérite de ceux qu'on rem-
place. Le sens de la vérité venait aussi du Théâtre-Libre. Seulement,
la vérité n'était plus la même. Elle était plus indulgente, plus intelli-
gente et plus parée. On voyait des portraits divertissans, des person-
nages pittoresques, en général au premier plan chez M. Capus, au
second chez M. Donnay. La même nonchalance succédait aux violences
noires des réalistes et aux convictions des réformateurs. Peu de pas-
sions, plus de mélancolie que de douleur, mais un mélange de sen-
timent, d'esprit, de tristesse et de blague, un mélange unique, subtil,
auquel il a fallu donner un nom, comme à un parfum : la parisine.
Ce théâtre aimable n'a guère duré plus de cinq ou six ans, jus-
qu'aux environs de 1900. Il a enchanté le pubhc, et Ll est vrai qu'il,
était exquis. M. Donnay a tracé, en recevant M. Capus, un tableau
enchanteur des rêveries auxquelles se laissaient gUsser les spectateurs
de la Veine. « Et les spectateurs s'en allaient contens, croyant au
hasard, au bon hasard naturellement, car vous ne leur en montriez
que les effets heureux. Ils ne faisaient pas de projets, mais ils fai-
saient des rêves. Pour eux, vous étiez la reine Mab. La petite fleu-
riste rêvait qu'un bon garçon très riche entrait dans le magasin où
elle était employée et mettait à son doigt une pierre magnifique et à
ses pieds un petit hôtel; l'ambitieux rêvait qu'une grosse situation lui
tombait sur la tête, c'est-à-dire du ciel. Chacun prêtait l'oreille pour
entendre sonner à l'horloge qu'on ne voit pas son heure de veine, un
moment où les autres hommes semblent travailler pour lui, où les
fruits viennent se mettre à portée de sa main pour qu'il les cueille. »
Heureuse maxime, qui a pénétré les foules, et qui a fait considérer
RECEPTION DE M. ALFRED CAPUS.
435
M. Capus comme « le père prodigue d'une doctrine nonchalante et
optimiste. » M. Donnay a re-\isé cette légende; mais déjà M. Capus,
dans les Deux Hommes, avait pris soin de donner des hasards heureux
de la veine une explication moins sommaire. « Enfin, voyez-vous, ma
chère amie, dit Marcel Delonze, il y a deux grandes catégories
d'hommes civiUsés : ceux qui s'adaptent exactement à leur époque,
et ne lui demandent que ce qu'elle peut donner, et c'est parmi ceux-
là que la vie choisit ses vainqueurs, car ce qu'on appelle la chance,
c'est la faculté de s'adapter instantanément à l'imprévu. Et puis il y a
ceux qui ne s'adaptent pas, qu'ils soient nés trop tard ou trop tôt,
qu'ils aient encore les idées d'hier ou qu'ils aient déjà celles de de-
Qiain. Et ceux-là, ce sont les vaincus. Je ne vous dis pas qu'ils le
méritent; je ne vous dis pas que cela soit très juste, mais cela s'ac-
complit avec la tranquille fatalité des lois de la nature. » Ainsi, la
chance, ce n'est que l'adaptation. Et voilà comment on retrouve chez
un auteur parisien les idées dont il avait nourri sa jeunesse par les
soins d'un oncle, ami deLiltré; voilà comment on retrouve, par le
détour le plus inattendu, sur une scène du boulevard, ce même
Darwin, sur qui M. Capus avait fait, en 1885, son premier article. Et
si la chance est la survivance du plus apte, voici que son règne
devdent beaucoup moins consolant. « Eh bien ! moi, ajoute Marcel
Delonze, je ne m'adapte pas, c'est bien simple, et je fais un acte
de sagesse en disparaissant d'une mêlée où je ne peux que
recevoir des coups de tout le monde. » Quel cri douloureux I
M. Capus, par pure bonté d'âme, fera bien épouser, à ce Marcel,
Thérèse Champlin qu'il aime; mais changera-t-il son destin de
vaincu ?
Le moment Donnay-Capus a été fort court. Dès 1900, déjeunes
dramaturges apparaissaient, un Bernstein, un Bataille, et restau-
raient la tragédie moderne. Hervieu construisait de fortes machines.
On raconte qu'en 1905, à la représentation du Réveil, un spectateur
s'écria : « Nous sommes décapusinés. » Mais, en réahté, la loi de
réaction avait ramené M. Donnay et M. Capus les premiers à un
théâtre plus pathétique et plus dramatique. On voit M. Donnay tourner
aux pièces sérieuses par un ouvrage de transition, Georgeite Lemeu-
nier, joué au Vaudeville le 15 décembre 1898. Le Torrent, donné à
la Comédie-Française le 5 mai 1899, est déjà de la nouvelle manière.
M. Capus a évolué un peu plus tard. Mais reUsez V Oiseau blessé, qui
est de 1908. Salvière s'éprend d'une fille malheureuse qu'il protège,
Yvonne. Sa femme s'en aperçoit, en devient jalouse, puis pense à
456
REVUE DES DEUX MONDES.
se sacrifier. Salvière en est touché et revient à sa femme, tandis
qu'Yvonne s'en va. Nous voilà assez loin de Brignol.
Ainsi l'un comme l'autre, M. Capus et M. Donnay ont à peu près
renoncé à cet art léger et délicieux qui fut le leur pendant quelques
années. Ils n'en ont pas perdu les qualités charmantes, mais de nou-
veaux soucis ont changé leur parole. On l'a bien vu depuis la guerre.
Et en cela encore, ils ont été des images de ce génie français qui a
l'air si frivole et dont on reconnaît soudain, avec surprise, que la fri-
volité est si sérieuse. M. Capus revenant à son état de journaliste a
mis, depuis trois ans, chaque matin (le mot est de M. Donnay), « au
service du patriotisme son bon sens devenu plus large et plus pro
fond. » M. Donnay a composé ces tableaux délicieux, tendres, pittq,-
resques, V Impromptu du Paquetage, le Théâtre aux armées, les Lettres
à une dame blanche. Il s'attendrit, ce qui fait qu'U raille un peu. Il
voit le double caractère des choses, le sublime et le familier; et il
aime cette race de France d'être si familière et si simple dans le
sublime. Il a touché là au point vrai. Tous ceux qui ont vu mourir nos
soldats ont été étonnés de cette simplicité qu'ils avaient dans le mo-
ment suprême, tandis que, dans la tranchée d'en face, les Allemands
sortaient en criant de l'univers germanique.
A la fin de son discours, M. Donnay a évoqué ces jours anxieux de
1914. où il était allé trouver M. Capus au Figaro pour avoir des nou-
velles. « Là haut dans la Belgique violée, nos armées luttaient contre
des bataillons innombrables et formidablement préparés. Nous nous
taisions, le cœur serré. Vraiment, nous étions comme deux fils
pendant qu'on opère leur mère. Elle est là-haut, dans la salle d'opé-
rations... C'étaient des heures tragiques, la France pouvait succomber,
et elle n'a pas succombé, pourtant! Depuis, nous avons traversé
bien des heures douloureuses, de glorieuses aussi, de désespérées
jamais! Notre mère ne mourra pas, monsieur, elle ne peut pas
mourir. » On a acclamé ces paroles de foi. Elles répondaient à un
sentiment profond, unanime, le même qu'on trouverait dans toute
âme qu'on interrogerait, une confiance invincible qui est déjà la
victoire. Retenons donc ces paroles pour l'histoire. Il faudra les
redire quand on voudra connaître le sentiment commun après trois
ans de guerre. Cette fois encore, M. Donnay a exprimé dans son lan-
gage exact, sensible et nuancé, ce que pensent tous les Français.
Henry Bidou.
REVUE SCIENTIFIQUE
LE RÉGLAGE DC TIR DE L'ARTILLERIE
Naguère mon maître M. Violle, avec un flegme scientifique non
dénué d'ironique tristesse, appelait la guerre « un grandiose phéno-
mène physique. » Il vaut mieux en effet, si on veut l'observer avec-
intérêt, considérer ce phénomène du point de vue de la physique que
de la morale ; et il faut reconnaître en particuUer que les problèmes
que posent au physicien les modalités du tir de l'artillerie sont tout
semés d'ingénieuses et passionnantes surprises.
J'ai indiqué sommairement dans ma dernière chronique, comment
en s'étayant sur les béquilles hasardeuses du calcul des probabilités,
on construit les tables de tir et comment on prépare celui-ci. Cette
préparation du tir, c'est-à-dire la détermination préliminaire des
élémens initiaux qui serviront à tirer le premier coup de canon aussi
près que possible du but, est nécessaire pour deux raisons : d'abord
elle permet, lorsque le moment est venu, de tirer efficacement, de ne
pas gaspiller inutilement des quantités de munitions tombant très
loin de ce but ; ensuite, elle rend possible l'effet de surprise fou-
droyante d'un tir immédiatement juste qui, outre son résultat
moral, ne laisse pas à l'ennemi le temps de s'abriter.
Mais à vrai dire, sauf lorsqu'il s'agit de tirer sur un objectif de
vaste étendue, — campement, système de tranchées très serré, colonne
de troupes ou de ra^itaillement, — ce dernier avantage est rarement
obtenu. Si parfaite que soit la connaissance des éléments initiaux du
tir, le premier coup du canon va en effet rarement au but, non pas
seulement à cause de la dispersion naturelle des coups, mais surtout
458
REVUE DES DEUX MONDES.
à cause de ce qu'on appelle, dans le langage ésotérique des suppôts de
Sainte-Baihe, la. hausse du jour.
Les tables de tir nous donnent en effet la hausse qui convient à la
distance du but sous certaines conditions moyennes nettement fixées
et étroitement limitées (emploi de cartouches donnant à l'obiis la
vitesse initiale inscrite dans les tables, conditions atmosphériques
définies: température de 13°, pression barométrique de 750 milli-
mètres, air calme). Si un jour quelconque une batterie doit tirer, elle
ne se trouvera pas en général dans ces conditions moyennes. Si elle
tire par exemple avec la hausse de 3 000 mètres, le point moyen obtenu
(j'ai déjà défini ce terme) ne se trouvera pas en cette distance, mais par
exemple à 3 040 mètres. Pour atteindre le but, il faudra donc inverse-
ment employer non la hausse de 3 000 mètres, mais la hausse de
2 960 mètres, c'est-à-dire corriger, et en sens contraire, la hausse
théorique de l'écart obtenu. La hausse ainsi corrigée s'appelle la
hausse du jour, qui dépend surtout des conditions atmosphériques.
On admet qu'elle est la même pour toutes les batteries tirant au même
moment dans la même direction.
Cette hypothèse n'est exacte que lorsqu'il s'agit de batteries très
voisines, car ces conditions atmosphériques peuvent varier beaucoup
d'un point du terrain à un autre éloigné. La différence entre la hausse
des tables et la hausse du jour est ce qu'on appelle l'écart de la hausse
du jour; il varie naturellement avec la distance et augmente avec elle.
Cet écart est à peu près deux fois plus grand lorsqu'on tire à
6 000 mètres par exemple que lorsqu'on tire à 3 000. Je dis à peu près,
car il est évident que les variations atmosphériques peuvent n'être
pas homogènes, de même sens et proportionnelles, en tous les points
des trajectoires intéressées.
De même il est clair que l'expression hausse du jour n'a qu'une
apparence fallacieuse de précision, les conditions de l'atmosphère
variant sans cesse et partout d'un bout à l'autre de n'importe
quelle journée. Pour être rigoureux, il faudrait parler de la hausse de
l'heure, de la hausse de l'instant... Mais l'art de tirer des coups de
canon n'en est pas encore à ce point de comphcation. Ce sera sans
doute pour la prochaine guerre.
Les résultats des expériences faites sur un grand nombre de coups
tirés dans les conditions les plus variées ont conduit à admettre
qu'avec les armes actuellement en usage il y a une chance sur deux
pour que la hausse du jour ne diffère pas de la hausse des tables de
plus de deux et demie pour 100 de celle-ci. Autrement dit, si on tire
REVUE SCIENTIFIQUE. 459
sur un point réellement situé à 3000 mètres en donnant au canon la
hausse de 3 000 mètres, le poiyit moyen sera en moyenne à 75 mètres
du but.
L'erreur commise peut donc être de ce fait considérable, surtout
si l'on \-ise sur un objectif étroit, comme une tranchée, par exemple. En
ce cas, il est évident que si l'on opérait en se contentant d'utiliser les
élémens initiaux topographiques du tir, on risquerait, en tirant uni-
quement sur la hausse théorique, de ne mettre aucun coup au but,
même si on en tirait un grand nombre. Le seul moyen qu'on aurait
dans ces conditions de toucher sûrement le but serait d'échelonner
les coups sur des hausses réparties à plusieurs centaines de mètres
de part et d'autre de la hausse théorique; c'est-à-dire de faire ce
qu'on appelle un tir sur zone, autrement dit de répartir les coups
sur un vaste espace de terrain. Il est évident qu'un tir de ce genre
consomme pour un résultat aléatoire des quantités énormes de pro-
jectiles et qu'il ne faut pas songer à en généraliser l'emploi, sous
peine de gaspiller le plus souvent sa poudre aux moineaux.
Préparer le tir n'est donc pas suffisant ; il faut ensuite le régler.
Régler un tir, c'est le rectifier, s'il y a lieu, de telle sorte que le point
moyen ne soit pas éloigné du but de plus d'un écart probable. Il
résulte des considérations de probabilité que j'ai déjà développées
qu'on ne gagne effectivement rien à vouloir pousser la précision plus
loin et qu'un réglage sur un point défini (j'entends le mot au sens
géométrique, et en supposant que l'objectif n'a pas une certaine
superficie) est illusoire.
Autrement dit, on ne gagnera pratiquement pas grand'chose à
vouloir encadrer le but dans une fourchette plus petite que la valeur
de deux écarts probables.
La fourchette dont il est question ici, et qu'il convient de définir, n'a
rien de l'instrument tétradenté dont une civilisation raffinée a armé nos
dextres afin de nous empêcher de tremper aux repas les doigts dans la
sauce : ce qu'on désigne par cette expression dans l'artillerie, c'est
l'intervalle de deux points de chute entre lesquels à un moment donné
est placé un objectif. Supposons par exemple qu'une salve tirée sur
un croisement de tranchées tombe en deçà du but, c'est-à-dire soit
courte et qu'on en tire une autre à 200 mètres plus loin (ce qu'on
peut faire facilement avec les hausses de tous nos canons) et qui
tombe au delà du but, c'est-à-dire soit longue. On dit dans ce cas que
460 REVUE DES DEUX MONDB8.)
l'objectif est encadré dans la fourchette de 200 mètres. Une nouvelle
salve tirée juste entre les deux premières ne tombera pas en général
exactement sur le but, et encadrera celui-ci dans la fourchette de
100 mètres. Ainsi, de proche en proche, ou, comme disent les mathé-
maticiens, par approximations successives, on peut encadrer le but
dans des fourchettes de plus en plus serrées.
Pour prendre un exemple, l'écart probable en portée du 75 à
6000 mètres étant de 20 mètres environ, la règle énoncée ci-dessus
veut dii'e qu'il n'y a plus pratiquement intérêt à changer la hausse
lorsque le but est encadré entre deux hausses différant de 40 mètres.
A ce moment, le réglage du tir peut être considéré comme terminé et
il n'y a plus qu'à déchaîner le tonnerre des salves ou des rafales du
tir d'efficacité.
A côté de la hausse du jour, ou, pour mieux dire, de la hausse du
moment, il faut considérer aussi la dérive du moment, c'est-à-dire
non plus la portée, mais la direction ou Tazimuth de la trajectoire»
corrigée de la quantité dont le vent la dévie à droite ou à gauche,
Ces écarts de la dérive peuvent être très importans.
La détermination de la hausse et de la dérive du moment constitue
donc le préliminaire essentiel de tout réglage de tir.
Deux groupes de méthodes s'offrent pour faire cette détermination :
D'une part, on peut la faire en utilisant les observations météorolo-
giques combinées avec le calcul ; ces observations sont faites aujour-
d'hui très ingénieusement dans les armées au moyen notamment
de petits ballons pilotes dont on suit et détermine à la lunette la
vitesse et la direction aux diverses altitudes et d'où se déduisent
les caractéristiques correspondantes du vent. Cette méthode en
quelque sorte indirecte a l'avantage d'être économique : le prix d'un
seul coup de canon équivaut, à celui de .plusieurs thermomètres,
baromètres, ballons pilotes, etc.; elle a l'avantage aussi d'être silen-
cieuse et de ne donner aucune indication préalable à l'ennemi
relative aux objectifs sur lesquels on va tirer. En revanche, elle a l'in-
convénient de faire intervenir des formules théoriques forcément
approximatives et plus ou moins inadéquates, dans leur rigidité
mathématique, à la souple et capricieuse fluidité des phénomènes
atmosphériques; en outre, les données qu'on introduit dans ces
formules sont forcément incomplètes et approximatives.
L'autre catégorie de méthodes auxquelles on peut avoir recours
REVUE SCIENTIFIQIE. 461
pour déterminer la hausse et la dérive du moment est moins trans-
cendante peut-être sur le papier, moins artistotéKcienne et moins
propre à satisfaire les amans des complications numériques et des
élégances algébriques; elle est aussi peut-être un peu plus coûteuse
en elle-même; mais elle est certainement plus sûre dans ses résultats
et par là elle redevient la plus économique en abrégeant mieux la
dépense des munitions utiles aux réglages : c'est la méthode expéri-
mentale de notre bon maître Bacon. Pour connaître les écarts de la
dérive et de la hausse du moment, elle consiste tout simplement à
tirer des coups de canon sur des points dont la dérive et la hausse
sont connus, d'après la carte, et à A^oir, à observer de combien on s'en
écarte dans les deux sens.
Il importe le plus souvent, pour ne pas avertir l'ennemi, que ces
coups de canon de sondage ne soient pas tirés vers les points sur
lesquels le tir doit être réglé, et en admettant même que ces points
soient obse-rvables. Mais il y a plusieurs moyens pour tourner la diffi-
culté.
Le plus simple consiste à tirer quelques coups sur un but
de position bien déterminée sur la carte, dit but auxiliaire, distinct
da but définitif, mais qui n'en soit pas trop éloigné (pas de plus
d'un quart environ en distance et en dérive angulaire). Ce but auxi-
liaire peut être une haie, une croisée de route, un arbre, un point
bien déterminé du terrain. En comparant la hausse et la dérive théo-
riques à celles qui correspondent à un tir réglé sur ce but auxihaire,
on a pour lui les écarts de dérive et de hausse du moment, qu'une
simple règle de trois permet de transposer immédiatement au cas du
but définitif. Il me souvient à ce propos, et pour illustrer d'un
exemple concret ce qui précède, que pendant longtemps devant Saint-
Mihiel,nous avons utiUsé comme but auxihaire une petite maison
située presque au sommet du Camp des Romains et que nous appe-
hons la « maison des officiers » parce qu'un jour un coup de canon de
ces tirs préhminaires bien assené devant la porte en avait fait sortir
précipitamment plusieurs officiers allemands dans des poses peu
avantageuses. Une fois les corrections déterminées par le tir préalable
sur la « maison des officiers, » on pouvait ^presque immédiatement
tirer avec exactitude sur les batteries que nous avions repérées
topographiquement par le son derrière la masse somptueuse du Camp
des Romains qui les masquait de la vue.
Une telle opération s'appelle un transport de tir.
Il en est encore d'autres sortes : au heu de tirer sur un but
462 REVUE DES DEUX MONDES.
auxiliaire bien défini, on peut tirer arbitrairement sur une hausse et
une dérive données : les recoupemens des observations des éclate-
mens faites de plusieurs observatoires et immédiatement transmises
au P. C. par téléphone, fournissent la position géographique du point
de chute moyen ; et la différence entre cette position et celle qui
devait correspondre aux hausse et dérive de la pièce donnent les
écarts cherchés. C'est une autre méthode de correction par tir sur
but auxiliaire, et il ne reste plus qu'à faire ici encore un transport de
tir.
Il peut arriver enfin que les buts sur lesquels on tire ne soient pas
topographiquement déterminés. Supposons par exemple, — pour
anticiper sur ce qui va suivre — qu'on ait réglé par avion un tir sur
un objectif in\àsible de la batterie, puis qu'on ait tiré sur un autre
objectif visible au contraire de celle-ci ou de ses observateurs avancés.
Il est clair qu'en cas d'impossibilité de régler de nouveau par avion
sur le but invisible, on pourra néanmoins faire sur celui-ci quand on
voudra un transport de tir après avoir d'abord réglé sur l'objectif
visible. En ce cas, celui-ci s'appelle but témoin.
Il est clair que ces déterminations expérimentales des correc-
tions du moment, si elles devaient être faites isolément par chaque
pièce ou même par chaque batterie, coûteraient beaucoup de muni-
tions et seraient souvent de nature à avertir l'ennemi. Aussi s'est on
préoccupé, chez les Allemands comme «hez nous, de les centraliser
et de faire faire pour chaque secteur ces déterminations diverses
par des pièces ou des batteries auxiliaires qui les communiquent à
toute l'artillerie des secteurs pour être utilisées après correction
convenable .
Lorsque les Allemands, pour régler le tir de leurs obusiers
géans ou de leurs canons longs à grande portée, utilisent le tir d'une
pièce auxiliaire de petit calibre, satellite de la première, ils appliquent
en somme ce principe, non pas pour user un moins grand nombre
de projectiles faisant multiple emploi, mais pour en dépenser un
plus petit nombre de gros.
Une fois les corrections de hausse et de dérive du moment ainsi
déterminées par l'un quelconque des procédés précédens, il ne reste
plus qu'à procéder au réglage même du tir, c est-à-dire à l'encadre-
REVUE SCIENTIFIQUE.
463
ment du but dans la fourchette eflicace niinima, ainsi que je l'ai
expliqué plus haut.
Pour cela, on observe les points de chute des projectiles, et on
rectifie la hausse et la dérive du canon jusqu'à ce que ces points de
chute tombent dans cette fourchette.
Il est donc essentiel, pour régler un tir, de l'observer, de voiries
points de chute et le but, et c'est pour cela que les observations d'ar-
tillerie ont une telle importance.
L'observation des coups dans le réglage du tir n'est inutile que
dans le cas où l'objectif a des dimensions telles que, une fois les élé-
mens initiaux connus, les écarts probables et ceux de la hausse et de
la dérive du moment soient certainement inférieurs à ces dimensions.
Tel a été notamment le cas des tirs allemands à longue portée sur
Dunkerque, \'ille ayant plusieurs kilomètres de diamètre. Si parfois,
et surtout les premières fois, ces tirs ont été observés par des avions
allemands volant à très grande hauteur, tel n'est plus le cas la plu-
part du temps.
Mais si les Allemands, au lieu, comme on dit vulgairement, de
« taper dans le tas » sur la population pacifique d'une ville, se pro-
posaient d'en atteindre des points déterminés d'importance militaire
comme les fortifications, le tir tel qu'ils le réalisent serait inefficace,
parce que non réglé. Ils sont assez bons artUleurs pour ne rien
ignorer de ceci, et c'est ce qui rend systématiquement et volontaire-
ment barbares et inexpiables leurs bombardemens de ce genre.
Hormis donc pour un objectif à surface énorme aux distances
éloignées (et il n'existe pas d'objectifs militaires dans ce cas) et pour
un objectif à surface assez grande aux distances moyennes, le réglage
du tir doit être exécuté et rectifié par V observation et plus générale-
ment par l'observation visuelle. Dans les règlemens d'artillerie
d'avant-guerre, il était prévu que le commandant de batterie monte-
rait, le cas échéant, sur une sorte d'échelle-observatoire pour régler
à la voix le tir qu'U jugerait à la jumelle. On prévoyait aussi que
bien plus rarement il devrait, pour observer, éloigner ses pièces au
point de ne les plus tenir à portée de sa voix. En ce cas, il devait
commander son tir, soit par un certain nombre d'hommes jalonnant
le terrain et qui transmettraient de proche en proche les indications
verbales, soit par des signaleurs dont les bras étrangement inclinés
suivant le rythme d'un alphabet conventionnel, seraient un peu des
succédanés en chair et en os du télégraphe des frères Chappe.
En fuit, rien de tout cela n'a été et n'est appliqué, et le règlement
464
REVUE DES DEUX MONDES.
une fois de plus a été submergé par la marée des faits imprévus. Au-
jourJ'lmi, dans presque tous les cas, — et sauf parfois lorsqu'il s'agit
de ces canons des fantassins qui constituentrartillerie de tranchée, —
la nécessité de défiler, de masquer et d'abriter les pièces et d'assurer
la possibilité, la sécurité et l'accès de leur ravitaillement a conduit à
les placer quelque peu en arrière de la toute première Ugne. En outre,
^'immobilisation des fronts a permis l'établissement de centaines de
milliers de kilomètres de fils téléphoniques, et c'est par téléphone
que presque sans exception celui qui observe règle le tir et commu-
nique avec la batterie.
Gela a permis de rendre les choix des positions de batterie et des
postes d'observation complètement indépendans, et sans que l'un se
doive subordonner à l'autre.
*
On a longtemps discuté,— surtout entre troupiers, — la question de
savoir si les observatoires d'artillerie devaient être très en avant ou
pouvaient être relativement en arrière. En fait, la puissance de l'arme-
ment de l'infanterie ne nécessite pas un champ de tir étendu ; au
contraire, le tir de l'artillerie demande des vues lointaines et étendues.
D'une manière générale, les observatoires d'artillerie ne devront donc
pas être placés comme les postes de guetteurs d'infanterie, mais si
possible plus haut, le plus haut possible de façon à dominer la plus
grande étendue de terrain. — Mais plus haut veut-il dire plus loin,
plus en arrière? Pas nécessairement. On a objecté pendant longtemps
à l'établissement des observatoires d'artillerie très en avant que la
difficulté du réglage est plus grande : il est certain qu'un observateur
placé près de la batterie juge bien si un coup est à droite ou à gauche,
tandis qu'un observateur près du but juge quelquefois à droite du but
un coup en réalité à gauche par rapport à la batterie, et trop court un
coup long par rapport à elle. Pour appuyer tout cela d'une démons-
tration, j'aurais besoin du secours du dessin, mais on voudra bienme
croire sur parole; etd'aUleurs, chacun peut facilement se convaincre
de tout ceci en faisant un croquis. Quoi qu'il en soit, cette objection
n'avait guère de valeur, car les observateurs avancés d'artillerie
peuvent facilement rectifier leurs observations de façon à les rap-
porter à la batterie même; c'est une petite éducation à faire. L'objec-
tion qui valait encore un peu du temps que chaque batterie ou groupe
n'avait qu'un observateur, ne subsiste plus depuis que les observa-
teurs se sont multipliés et conjugués de telle sorte que tout coup de
REVUE SCIENTIFIOUÉ. 465
canon est vu par au moins deux postes différens. Ces deux guetteurs
d'artillerie munis de viseurs gradués spéciaux, déterminent chacun
une direction. Le recoupement sur la carte de ces directions com-
muniquéespar téléphone fournit sans ambiguïté le point cherché.
Les Allemands emploient comme nous-mêmes sur une vaste
échelle ce procédé classique d'observation par recoupement. Si, au
lieu de deux observateurs, trois ont fait des visées, on a par surcroît
une valeur de la précision obtenue, ou si on préfère de l'erreur
maxima commise, qui est toujours petite ; mais par surcroit le troi-
sième observateur a l'avantage de démontrer qu'il s'agit bien d'un
même coup de canon, et non de deux différents confondus par erreur,
comme il pourrait arriver.
Ces postes d'observation d'artillerie consistent généralement,
comme les postes de guetteurs d'infanterie, en un abri enterré, blindé
si possible et muni d'une fente étroite pour l'observation. 11 va sans
dire qu'il y a de nombreuses variantes moulées sur les conditions
locales.
Pour avoir des vues sur les objectifs éloignés de l'artillerie U est
essentiel de placer ces postes sur les points élevés. C'est pour ce
motif que la lutte pour la possession de ces points est toujours si
âpre d'un bout à l'autre du front.
La bataille terrible qui se poursuit depuis des semaines pour la
possession du tragique « Chemin des Dames » illustre d'une manière
sanglante cette importance des observatoires. De la crête que dessine
le Chemin des Dames nos observateurs 'découvrent tout l'arrière des
positions allemandes vers l'Ailette, leurs positions d'artillerie, leurs
voies de .communication . — Inversement la possession de cette crête
d'observation permettrait à l'ennemi des vues étendues en profon-
deur sur nos lignes et lui permettrait de nous faire beaucoup de mal
en assurant le réglage de ses tirs. De là l'acharnement de la lutte en
ce lieu, et en tant d'autres analogues comme la crête de Messines, si
brillamment conquise naguère par les Anglais.
Tout ce que nous venons d'expliquer relativement au réglage par
l'observation des coups s'appUque aux coups perçu tans, c'est-à-dire
aux obus éclatant à la surface du sol où ils projettent généralement
une gerbe sombre de terre déchiquetée bien visible. Mais tel n'est pas
toujours le cas. Il peut arriver que les coups percutans ne soient pas
observables ou que la nature du sol rende irrégulier l'éclatement de
TOME XL. — 1917. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
ces coups. Dans ce cas, on procède au réglage en se servant de coups
fusans qui éclatent à une certaine hauteur au-dessus du sol en proje-
tant le petit nuage pommelé bien connu de tous ceux qui ont com-
battu. On cherche alors à encadrer le but entre deux coups fusans
pour en déduire la position où la trajectoire prolongée jusqu'au sol
aurait rencontré celui-ci si elle n'avait pas été coupée avant sa fin par
l'éclatement aérien.
Le plus généralement on opère ce réglage par fusans en les faisant
éclater au ras du sol, c'est-à-dire très près du point de croisement de
celui-ci avec la trajectoire. Dans ce cas, si le nuage d'éclatement
apparaît derrière le but, on est certain que la trajectoire est trop
longue ; mais la réciproque n'est pas toujours vraie et il peut
arriver qu'un éclatement- vu en avant du but et au-dessus de celui-ci
appartienne à une trajectoire dont l'extrémité tombe en réahté en
arrière.
Ce n'est qu'un jeu pour nos artilleurs de se débrouiller dans ces
difficultés.
L'observation terrestre lorsqu'elle est possible est assurément le
plus sûr moyen de régler efficacement le tir des canons. Mais il est
des cas où elle n'est pas possible. Tout d'abord, même armés de
jumelles ou de bonnes lunettes de GaUlée et même en terrain décou-
vert à l'onl, il est difficile d'observer avec exactitude des objectifs et
des éclatemens à plus de six ou sept kilomètres. — Comment régler
le tir des gros canons longs qui tirent beaucoup plus loin et jusqu'à
une vingtaine de kilomètres et au delà? Il n'y avait qu'un moyen :
l'avion, l'avion qui à volonté va survoler l'objectif si éloigné qu'il soit
et signale par T. S. F. à la batteries! ses coups sont trop longs, courts,
à droite, à gauche et de combien... ou au but. J'ai indiqué naguère
ici même quelles devaient être les caractéristiques des bons avions de
réglage et je n'y reviendrai donc pas. Mais une chose ressort avec
évidence de ce qui précède : puisque le tir d'artillerie ne vaut que
par son réglage, on peut bien dire que c'est l'avion seul qui a rendu
possible l'emploi aujourd'hui fondamental de l'artillerie lourde à
longue portée; c'est lui qui par cela a donné à cette guerre son carac-
tère si particulier. Cela fait que de tous les avions de guerre, l'avion
de réglage est sans conteste le plus important, bien que son rôle soit
apparemment moins brillant que celui de l'avion de chasse : celui-ci
et les « as » qui l'ont illustré ne jouent réellement un rôle utila qu'en
REVUE SCIENTIFIQUE. 467
fonction de l'avion de réglage et parce qu'ils le protègent chez nous
et le détruisent chez l'ennemi.
Sur la plus grande partie du front de France, le terrain n'est pas
suffisamment accidenté pour que les observatoires terrestres, même
aux points culminans, aient des vues assez étendues pour épuiser la
limite de la visibilité, et la ligne sèche d'un horizon borné vient rapi-
dement mettre un trait final aux velléités indiscrètes des observateurs.
D'autre part ce n'est pas nous partout qui tenons ces points culmi-
nans; c'est par endroit l'ennemi, et pourtant le problème reste
toujours le même et plein d'angoisse shakspearienne : Voir ou ne
pas voir, voilà toute la question; car pour l'artilleur c'est cela qui est
être ou ne pas être.
Tout cela a donné un développement imprévu à un mode d'obser-
vation et de réglage du tir qui n'a ni la sécurité de l'observation
terrestre, car il dépend un peu des vicissitudes atmosphériques, ni la
vue très lointaine de l'avion, mais qui a plus de champ que celle-là
et plus de sûreté de visée que celui-ci à cause de son immobilité : je
veux parler des ballons-observatoires.
Si je ne me trompe, c'est il y a plus d'un siècle, à Fleurus qu'on
employa pou,r la première fois un ballon à l'observation du champ
de bataille. Ainsi fut trouvé, suivant l'expression d'un citoyen de
l'époque, « le moyen de porter sans cesse des yeux observateurs sur
les manœuvres de l'ennemi. »
La France créatrice de la navigation aérienne avec Montgolfier et
Cbarles inventait ainsi l'aérostation militaire. Malgré cela, et comme
il est arrivé trop souvent dans trop de domaines, nous nous étions
un temps laissé dépasser dans cette voie ouverte par nous ; et au début
de la présente guerre — on peut bien le dire maintenant que nous
avons regagné sur ce point notre avance — les Allemands avaient des
ballons d'observation très supérieurs au nôtre.
Le ballon sphérique, qui seul était jusqu'à la guerre utihsé par
notre armée, est le jouet des moindres brises qui tendent à le cou-
cher vers le sol, diminuent son altitude et lui donnent un mouve-
ment d'oscillation qui rend toute visée précise impossible, d'autant
qu'il tourne continuellement au bout du long câble qui l'amarre.
Aussi l'officier observateur placé dans la nacelle de cette flottante
bouée aérienne n'a aucune fixité dans sa direction de visée et dans
les points de repère qui lui permettraient de régler le tir.
Pour échapper à ces inconvéniens qui rendaient presque impos-
sible le réglage par ballon des tirs d'artillerie, puisque le moindre
468 REVUE DES DEUX MONDES.)
vent les rend inutilisables ou peu efficaces et qu'il y a toujours du
vent, le capitaine Sacconney avait, longtemps avant la guerre, imaginé
d'utiliser à cet efîet des trains de cerfs-volants qui, eux au contraire,
fonctionnent bien dans le vent, mais seulement dans le vent.
Il restait à trouver un observatoire aérien qui synthétise les avan-
tages des deux systèmes. C'est ce que réalise l'étrange « drachen-
ballon » imaginé par les Allemands et dont ils firent grand usage
pour régler leurs tirs dès le début de la campagne. Comme son nom
l'indique — drachen veut dire cerf-volant en allemand — c'est un
engin amphibie tenant à la fois du ballon et du cerf-volant. Du
ballon il a la flottabilité dans l'air même calme, étant gonflé à l'hydro-
gène, comme le sphérique. Du cerf-volant il tire ses autres avantages:
sa forme allongée fait que comme une barque amarrée dans une
rivière il s'oriente invariablement dans le lit du vent, ce qu'assurent
par surcroît des ailerons et une poche à air placée à l'arrière de
l'aéronef, où s'engouffre le vent et qui se comporte comme un stabi-
lisateur d'orientation. — Ainsi la rotation de la nacelle, si gênante
dans le sphérique, est tout à fait supprimée.
D'autre part on sait que lorsque le vent augmente il tend à faire
monter le cerf-volant par la pression exercée sur sa face inférieure,
et au contraire à abaisser et à coucher vers le sol le ballon sphérique
captif.
Le drachen est construit de telle sorte que ces deux actions
antagonistes se compensent exactement, et ainsi l'appareil, à peu
près indifférent aux variations du vent, reste sensiblement immobile
et à l'abri des oscillations et des variations d'altitude, quelles que
soient les irrégularités des mouvemens de l'air.
Nous sommes aujourd'hui largement pourvus de ces engins qui
constituent des auxiliaires précieux pour les réglages d'artillerie
grâce au téléphone qui les relie au sol. D'ailleurs beaucoup d'armées
européennes les avaient adoptés dès avant la guerre. Il y a quelques
semaines, sur un tout petit coin du front de Champagne, j'ai compté
trente-deux des nôtres simultanément au-dessus de l'horizon.
En baptisant du nom de « saucisses » ces grosses outres aériennes
nos poilus ont trouvé une image pittoresque, parfaitement adéquate
à l'objet, et qui sans doute restera dans la langue. Elle manque peut-
être un peu de poésie, mais tout n'est pas poétique à la guerre.
Cbarles Nordmann,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Comme un bonheur ne va jamais seul, à l'heure même où le pre-
mier bataillon du premier contingent américain arrivait à Paris pour
y célébrer avec nous la Fête de Tlndépendance, nous avons eu une
honne nouvelle. Le i*""" juillet, l'armée de Broussiloff a repris l'offen-
sive sur le terrain qui lui est glorieusement famiher et où, l'autre
printemps, elle avait remporté de si éclatantes victoires. Elle a presque
inopinément attaqué l'ennemi chez lui, en Galicie, à quatre-vingts
kilomètres de Lemberg.aux environs de Brzezany ; c'est-à-dire qu'elle
recommence son effort au point extrême où ses campagnes précé-
dentes l'avaient amenée. En deux jours, elle a fait dix-huit mille pri-
sonniers, capturé trente canons, et la manœuvre, partie du village
de Koniuchy, brillamment enlevé dès le début, semble se développer,
entre les deux routes de Brzezany et de Tarnopol à Zloczov, dans la
direction générale du Sud-Est au Nord-Ouest. Les résultats mili-
taires en sont déjà intéressans, ils peuvent devenir considérables.
Mais, quels qu'ils soient et si grands qu'ils puissent devenir, l'événe-
ment est d'ordre poHtique bien plus encore que stratégique.
Il a signifié au monde, suivant une expression jailUe spontané-
ment de tous les cœurs, la résurrection de l'armée russe; à l'Allft-
magne, aux Empires du Centre, la fin de leur rêve de paix séparée, de
paix brusquée. La flamme des proclamations de M, Kerensky a ral-
lumé l'immense et salutaire incendie. La révolution russe a compris
qu'elle ne \ivrait que par la victoire, qu'elle ne fonderait que
sur elle le régime nouveau, et peut-être s'est-elle souvenue que
son modèle, la Révolution française, aurait vite péri de la guerre
civile, sans ce qui devait la tuer, la guerre étrangère. Aujourd'hui,
ce n'est plus seulement un homme en qui veillait et souffle l'âme des
Danton, c'est le Soviet lui-même, et non pas seulement le Soviet de
470 REVUE DES DEUX MONDES.)
Pét-rograd, mais le Congrès de tous les Conseils de tous les délégués
ouvriers et soldats de toutes les Russies, qui, d'une A'oix quasi-
unanime, font entendre l'appel ou le rappel aux armes.
Nous ne nous vanterons pas de l'avoir bien prévu, mais c'est une
des solutions qui nous avaient paru possibles, et c'est la meilleure.
Elle est due sans doute avant tout, à la sagesse, heureusement alliée
au courage, du ministre de la Guerre Kerensky, à l'esprit énergique
et fertile en initiatives du généralissime Broussiloff, et, pour une
pai't aussi, car il faut être juste, aux adjurations de M. Albert
Thomas, de M. Henderson, de M. Vandervelde, de M. EUhu Root;
par là-dessous, à un mouvement national profond qui a rejeté avec
horreur loin de la trahison, aussitôt qu'il l'a aperçue, ce peuple loyal
et impulsif, tout frais, tout près encore de la nature, qui se meut
précipitamment d'une seule masse, comme une force naturelle, et
dont la diplomatie allemande a eu le tort d'ignorer la psychologie
autant que celle de plusieurs autres : Slavus saltans . Mais il convient
d'en faire également honneur à la fermeté que s'est enfin décidé à
montrer le Gouvernement proAdsoire, en refusant de dissoudre la
Douma sur la sommation des extrémistes, et en découvrant du même
coup leur folie, leur faiblesse, ou du moins la hmite de leur puis-
sance, beaucoup plus courte en réalité que leur tapage ne le faisait
croire, et la liaison, consciente ou inconsciente, de leur action avec
l'intrigue germanique. La révolution parait, à l'intérieur et à l'exté-
rieur, sortir de l'anarchie et s'orienter vers une organisation ; la vic-
toire de Broussiloff est le premier bienfait du Gouvernement, qui
en sera récompensé, s'il y prend une conscience plus claire de lui-
même. Le nuage asphyxiant se dissipe, le ciel s'éclaircit dans le Nord.
Et tout cela, ce miracle, s'est accompli, sans que nos socialistes, dont
le voyage en Russie n'aura pas été inutile, aient eu besoin de se
rendre à Stockholm; cela les dispense d'y aller. A moins d'être
ingrats ou aveugles, ils ne remercieront jamais trop les bons Français,
grâce à qui leur aura été épargné un faux pas, où pouvait trébucher
leur patriotisme.
Voilà donc le front oriental réveillé. Sur le front occidental, l'ar-
mée anglaise continue, ainsi que ses bulletins le disent volontiers, à
faire « d'excellent travail. » Les vues qu'elle s'est données, au prix de
sanglans combats, du haut de la crête de Vimy, elle ne les a pas
acquises, on le pense bien, par dilettantisme, pour voirse lever et se
coucher le soleil sur la plaine. Village par village, faubourg par fau-
bourg, cité par cité, elle enserre et investit Lens, décrivant autour de
REVUE — CHRONIQUE. 471
la ville un demi-cercle de plus en plus étroit : Lens, la capitale du
pa3-s minier, consacrée déjà autrefois par une bataille lil)ératrice. La
cité Saint-Pierre, la cité Jeanne-d'Arc,auNord, et,au Sud, la commune
d'A\don, où sont les fosses 4 et 4 bis de Liévin, en forment comme les
avancées. La prise ou plutôt la reprise de Lens, outre sa valeur intrin-
sèque, aurait une valeur de symbole. Ce serait en quelque sorte la
clef de toute une région industrielle, où sont accumulés dans un petit
espace nos moyens de production, les alimens et les instrumens de
notre vie de paix et de guerre, qui serait remise entre nos mains. Mais
c'est ici qu'il importe de tenir fortement en bride nos imaginations et
de ne pas voir du coup la chose faite. Ce sera probablement long et dur.
En tout cas, il vaut mieux le croire que de s'exposer à une déception,
qui risquerait, étant donné notre penchant à nous exagérer le mal
comme le bien, et la fatigue légitime de trois accablantes années,
d'être suivie d'une dépression. Mieux vaut le croire que de nous mé-
nager encore le désenchantement, le découragement d'une fausse
défaite, ou simplement d'un faux échec, qui n'aurait jamais existé
que par rapport à l'énormité de nos espérances, mais qui n'en aurait
pas moins l'inconvénient grave de nous abattre ou de nous rabattre
en nous-mêmes, comme devant nos alliés, nos ennemis et les neutres.
Nous ne pourrions être vaincus que par cette inchnation de notre
caractère que nous pensions avoir vaincue. Il y a longtemps qu'on a
écrit de nous : « Ils savent si peu supporter leurs malaise^ et leur
gêne, et, à la longue, ils négUgent tellement les choses qu'il est facile
de les trouver en désordre, et de prendre le dessus sur eux. » Mais
trois ans de constance paraissaient avoir démenti ce dicton de
trois siècles. Il ne s'agit plus que du dernier quart d'heure ; et il est
vrai qu'étant le dernier, il dure plus, compte plus, pèse plus que
d'autres heures tout entières ; mais aussi, étant le dernier, il est déci-
sif et définitif. C'est le moment de nous rappeler que si, dans certains
parlers locaux, on dit : « espérer » pour « attendre, » patienter, en bon
français, signifie « supporter, » et, au besoin « souffrir. »
Depuis deux mois, nous supportons, au Chemin des Dames, au
plateau de Craonne, l'assaut sans cesse renouvelé des Allemands,
qui, eux, ne se sont pas trompés sur le prétendu insuccès de nos
offensives du 16 avril et du 5 mai. Des deux cent trente divisions, qm,
sauf erreur ou omission, composent à présent l'armée impériale,
nous en avons sur le corps, sur les bras, les Anglais et nous, plus de
cent cinquante. Nous les y avons, ou nous les y avons eues, puisque
nous en avons usé beaucoup, et que, les Russes rentrant en activité,
472 RËVt'E DES bEUX MONDES.
le jeu de navettes, où se plaît Hindenburg, est devenu ou va devenir
plus difli elle. Malgré ce déploiement colossal, le Kronprinz impérial
n'a pas pu réussir à prendre la revanche de ses déconvenues. Ni en
Champagne où il se venge bassement par le lent assassinat de Reims,
ni à Verdun où il s'entête à vouloir enlever la cote 304 et le Mort-
Homme, les sacrifices qu'il consent, comme s'ils ne lui coûtaient point,
ne lui ont procuré le moindre avantage. N'eussions-nous fait rien de
plus, — mais nous avons fait plus, et notre gain ne se borne pas à
n'avoir pas perdu, — nous contenons les trois quarts de l'armée alle-
mande, nous tenons contre les trois quarts de la puissance allemande.
De Belfort à Dunkerque, notre ligne n'a bougé que pour se porter en
avant; tâtée partout, nulle part elle n'a été percée; partout secouée,
elle n'a fléchi nulle part.
Cependant la Chambre des députés s'est enfermée pour discuter
en Comité secret sur la façon dont furent, au mois d'avril et au
mois de mai. conduites les opérations, et sur plusieurs questions
accessoires. Il est, à ce propos, permis d'émettre l'opinion, et nous
ne nous en sommes pas fait faute, qu'il ne faudrait pas abuser de la
procédure, nécessairement exceptionnelle dans le régime parlemen-
taire, du Comité secret qui a ou peut avoir de sérieux défauts, dont le
pire serait qu'il est secret, si ce n'était qu'il ne l'est jamais herméti-
quement. En d'autres termes, un de ses vices, qui se double du vice
contraire, est qu'au dedans, il autorise à tout dire, et qu'au dehors, il
invite à tout supposer. Bien des secrets qm se confient là à des cen-
taines d'oreilles sont, heureusement, de pauvres secrets: mais la
foule, qui ne le sait pas, ou qui n'en attrape que des bribes, souvent
déformées, les grossit, et se repaît, s'afflige ou s'irrite de ce qu'on
hii cache.
On a, tous ces joursrci (le texte des demandes d'interpellation en
témoigne), beaucoup parlé de « contrôle » et de « sanctions. » Contrôle
de qui, sur quoi, et quel contrôle? Quelles sanctions, pourquoi, et
contre qui ? On dirait qu'il est des esprits chagrins et, à leur manière,
agressifs, qui se font, pour leur plaisir, les inquisiteurs de la Répu-
blique. C'est assurément un adage contresigné par d'excellens
auteurs que a les accusations sont nécessaires dans les républiques, »
mais il ne faut pousser rien à l'excès. Et c'est d'ailleurs, aussi, une
maxime dûment établie que les peuples forts, avant le combat,
« donnaient à leurs généraux les commissions libres, » en style mo-
derne, ne les emprisonnaient pas, ne les emmaillotaient pas dans un
contrôle tatillon, ne les frappaient pas comme d'une espèce de sus-
fiÈVUÈ. — CHRONIQUE. 473
picion préalable ; et qu'après la bataille, ils ne se ruaient pas sur eux
pour éplucher leurs actes et leur faire cruellement expier leur
malheur. Même coupables de mauvaise intention, ce qui est rare et
ce qui, en pareille matière, implique presque le crime, ils ne les
punissaient que doucement, « humainement. » A combien plus forte
raison quand un chef, n'avait « péché que par ignorance I » Non
seulement ils ne le punissaient pas, mais ils l'honoraient, et il
arrivait même qu'ils allassent jusqu'à le récompenser. Cela non plus
n'était pas d'une très exacte justice, mais c'était d'une très fine et très
prévoyante pohtique. Ils avaient moins peur de la faute qui avait été
commise que de la faute inverse qui pourrait l'être. Ils se souciaient
moins d'atteindre par un châtiment rétrospectif le consul qui
sortait de charge que de ne pas terroriser préventivement, de ne pas
paralyser ses successeurs par la menace et l'effroi de la peine.
Je sais qu'il y a l'autre école, la jacobine, celle de la Convention,
celle des « commissaires aux armées. » On ne veut regarder que les
exploits, les succès, que les « grands ancêtres » ont provoqués;
on ne retient que ce qu'ils ont fait faire ; mais le passif l'emporterait
peut-être, si l'on tenait compte de ce qu'ils ont empêché. Nous
avons eu déjà l'occasion de citer une phrase du duc de Rovigo, qui
a écrit, ou à peu près : « Personne n'acceptait plus de commander,
personne n'osait plus entreprendre. » C'est le péril que porte en soi
la manie délirante de la faute et de la sanction. Rien ne saurait
être plus funeste pour une nation engagée dans une lutte à mort, où
qui ne sera pas victorieux sera écrasé. Il ne peut pas suftire que la
clameur d'une asseml)lée ou d'un parti exige des têtes pour qu'on
les lui livre. Le rôle d'un homme d'État, dans les temps de crise,
consiste moins souvent à céder aux entrainemens pseudo-populaires
ou parlementaires qu'à leur résister. C'est à quoi, en l'occurrence,
nous reconnaîtrons que nous avons un gouvernement.
Tandis que nous sommes en veine de préceptes, nous serions
tentés d'ajouter que plus la forme d'un État est mobile, et plus les
circonstances de sa vie sont agitées, plus il doit y avoir quelque chose
de stable. Le point îixe de l'État, au milieu des vicissitudes de la
guerre, lorsque ce n'est pas le gouvernement, ce devrait être le com-
mandement. Or, nous avons déjà changé deux fois de général en chef.
L'Allemagne, et, derrière elle, sa coalition, a eu successivement pour
chef d'état-major Moltke le neveu et Falkenhayn, avant d'avoir
Hindenburg; mais, depuis qu'elle a, pour lui, réorganisé le comman-
dement, encore qu'il n'ait vraiment pas fait merveille, elle s'est
474 REVUE DES DEUX MONDES.;
ingéniée à lui créer une légende, et elle l'a tenu pour tabou, fétichisé,
presque divinisé. De son côté, l'Italie, avec la vigueur et la subtilité
de son sens politique, s'est bien gardée de toucher au commande-
ment, bien qu'un régime monarcliique ait autre part son point fixe et
donne un gouvernement de guerre plus facilement que ne le fait un
régime démocratique. Entré au comité secret, où il a été, lui aussi,
ballotté toute une semaine, en un état voisin de la dissolution, le
ministère Boselli en est sorti comme un gouvernement vivant, avec
un commandement renforcé. Avant toute autre considération, le pré-
sident du Conseil italien a placé celle-ci, car, à Rome également, la
« politique militaire » avait été portée dans le Comité secret : « Le
Gouvernement entend assumer, a-t-il dit, toute la responsabilité qui
lui incombe, parce que le Gouvernement veut maintenir au comman-
dement suprême Thomme qui a su conduire glorieusement la guerre.
Le pays peut être certain que rien ne peut ébranler la confiance que
le Gouvernement et le pays ont mise dans le général Cadorna. »
Au surplus, il ne semble pas que le général Cadorna fût directe-
ment, ostensiblement visé. Autant qu'on peut de loin la débrouiller,
l'affaire était montée et dirigée, sous des prétextes différens, voire
opposés, d'une part contre M. Sonnino, ministre des Affaires étran-
gères, et, de l'autre, contre le ministre de l'Intérieur, M. Orlando.
Les uns blâmaient en M. Sonnino, sinon sa témérité (une hardiesse
avisée n'est pas téméraire), du moins la certitude hautaine, l'intran-
sigeante rectitude de sa poUtiqiie ; les autres, en M. Orlando, la timi-
dité, le flottement, la mollesse de la sienne. Les adversaires, comme
les motifs d'opposition, se croisaient : contre M. Sonnino, c'étaient
les neutralistes, les socialistes, les « fatigués» des salons et de la rue,
les gagne-petit inconsolés du parecchio ; contre M. Orlando, les natio-
nahstes, les interventionnistes de droite et de gauche. M. Sonnino, à
coup sûr, ne demandait rien, ne désirait rien, ne se prêtait à aucune
combinaison, et, dans son poste, attaché seulement à son œuvre, ne
briguait aucun autre poste. Pour M. Orlando, ses amis, et quelques-
uns môme de ceux qui ne le voulaient plus au ministère de l'Inté-
rieur, le désignaient ou l'indiquaient pour la présidence du Conseiï,
et il n'était pas évident qu'il la repoussât.
Savant juriste, professeur éminent, orateur éloquent, M. Orlando
serait parfaitement qualifié pour un rôle de premier plan, et nous ne
dirons pas qu'il y songeait, mais le fait est qu'on y songeait pour lui
dès la fin de 1915. On le disait alors assez tiède à l'égard, sinon de
M. Salandra personnellement, du moins de son sacro eyoismo. Mais
REVUE. — CHRONIQUE. 475
il parla. Il parla à Palerme, dans une réunion solennelle, au lende-
main du jour où, dans le naufrage d'un grand navire torpillé, des
femmes et des enfans avaient péri; et le vent de la mer, qui avait
apporté les cris des victimes, remporta ses cris de colère et de ven-
geance, haussés au ton des voix siciliennes. On ne vit plus alors
quelle différence il pouvait y avoir entre M. Orlando et son président
du ConseU : avec des accens plus tragiques, et peut-être une autre
pensée, il exprimait les mêmes sentimens que M. Salandra.
C'est une aventure du même genre qui de nouveau vient de lui
arriver. Menacé comme ministre de l'Intérieur à cause de son manque
d'énergie, il a dû se redresser, et, pour ne pas se plier, H s'est roidi.
Mais on n'a entendu de son discours que les applaudissemens qui l'ont
salué. En revanche, M. Sonnino, qui a été plus acclamé encore, s'est
montré tel qu'il est et qu'on le connaissait. On devine, par le langage
qu'il avait tenu quelques jours auparavant en séance publique, et par
une allusion de M. Barzilaï dans les explications de vote, ce qu'il a pu
dire ou répéter en Comité secret. Il a oublié sa personne « pour
n'avoir que la vision de l'intérêt de la nation. » Il a affirmé que
ritaUe voit et veut, dans cette guerre, « la continuation de la guerre
de Mazzini et de Garibaldi, pour la libération de la terre de Baltisti
et de Sauro, pour la maîtrise de l'Adriatique. » C'est la guerre « pour
une paix durable, fondée sur la sûreté des frontières nationales,
comme condition indispensable d'une indépendance effective. Unité
et indépendance de notre race (délia nostra gente), selon la hbre
volonté populaire, voilà notre programme national, comme ce le fut
en 1859 et en 1866; dans le dessein que l'Italie puisse représenter
sûrement et d'une manière permanente en Europe un élément de paix
et de ci\ilisation. »
Langage sec et net d'un homme d'État à l'œil et à l'esprit clairs,
qui hait les « vagues idéologies » et qui ne croit pas qu'il ait ni à
s'expliquer longuement, ni à s'excuser. En résumé, M. Sonnino n'a
pas plus consenti à re viser ses « buts de guerre » que M. BoselU n'a
eu l'idée de changer le commandement. Une grosse majorité, 361 dé-
putés contre 63, les a suivis et soutenus. C'est maintenant le tour du
Sénat, puisque, en Italie comme chez nous, les comités secrets
alternent entre les deux Chambres. Le ministère, récemment modifié,
et d'où s'est retiré en dernier lieu l'amiral Triangi, ministre de la
Marine, n'est pas encore, bien que certain d'être dans le courant des
aspirations nationales, complètement sorti de ses diflicultés.
Celles de la Grèce étaient incomparablement plus grandes; elle
476 REVUE DES DEUX MONDES.;
prend peu à peu le chemin d'en sortir. M. Venizelos, revenu de Salo-
nique à Athènes, a formé, après la démission de M. Zaïmis, un minis-
tère où nous retrouvons ses principaux collaborateurs, M. PoHtis aux
Affaires étrangères, et, àlaMarine, l'amiral Coundouriotis. Le général
Danghs a été nommé généralissime. Les triumvirs sont ainsi chacun
à sa place : les deux gouvernemens se sont fondus en un seul, et l'on
peut espérer que bientôt il ne restera rien du conflit intérieur qui
faillit déchirer la Grèce. Le jeune Alexandre, émancipé de la triple
tutelle de son père, de sa mère et de son oncle, de tous ses oncles, pa-
ternels et maternels, dégagé de sa soumission déférente à son frère
aîné, débarrassé des familiers tyranniques de sa maison, des Streit,
des Dousmanis, des Metaxas, des Mercouris,a l'air de prendre goûta
la royauté, et se fait fort accommodant. Son style personnel n'est plus
du tout celui de sa proclamation, où l'on sentait la main d'un autre.
Avec de bons guides, de bons maîtres à penser et à écrire, comme
M. Jonnart et ^f. Venizelos, il a réalisé de rapides progrès. A tout ce
que lui dit le Président du Conseil, il paraît qu'il n'a qu'une réponse :
«( Poly kala. Très bien! » Et nous disons aussi : très bien, pourvu que
cela soit sincère et -que cela dure.
Mais il y a, contre tout retour offensif, des précautions à prendre.
M. Venizelos n'est pas homme à les négliger. Il va, dit-on, convoquer
prochainement la Chambre, sa Chambre, celle de juin 1915, la der-
nière légalement ou régulièrement élue, où il avait et n'a jamais
perdu la majorité, et qui ne fut brisée que par un coup de force.
Transformée en Constituante, elle réglera, — et elle en a le droit, aux
termes de l'article 52 de la Constitution elle-même, quoique ayant été
dissoute, — la question encore en suspens de la dévolution de la cou-
ronne, et remettra la Grèce dans les voies constitutionnelles, le long
desquelles elle plantera deux haies assez hautes pour qu'aucun
Constantin ne puisse, à l'avenir, la faire sauter pardessus. Après
quoi, le royaume apaisé renouera, s'il est sage, le fil de ses desti-
nées. Déjà M. Venizelos l'a fait rompre diplomatiquement avec les
puissances de l'Europe centrale; et, pratiquement, il est en guerre
contre elles, une de ses provinces étant envahie par les Turcs, les
Bulgares et les Allemands. Ainsi les choses s'arrangent pour la Grèce,
et elles s'arrangent en même temps pour nous, en ce sens que notre
armée d'Orient n'a plus cette menace derrière elle, et qu'au contraire
elle aura désormais sa base naturelle et nécessaire. Mais il reste des
points délicats, il s'en élève, il va s'en élever, ou il peut s'en élever
d'autres, précisément parce que la Grèce unie rejoint la troupe des
REVUE. — CHRONIQUE.! 417
Alliés. Il y aura du moins à « causer. » Observons avec attention
Rome, Athènes, TÉpire, les Douze-Iles et l'Asie- Mineure.
La situation demeure incertaine en Espagne. Sans la pousser au
noir, et sans dire que le germe éclora, il n'y a pas de doute qu'en
tout pays il serait mauvais que se formassent dans l'armée des
Comités de défense d'officiers et de sous-officiers, mais que c'est par-
ticulièrement mauvais en un pays où, pendant trois quarts de siècle,
se sont succédé des pronunciamientos de généraux et de sergens. C'est
un sol à tremblemens de terre, c'est un milieu où les maladies poli-
tiques prennent subitement des allures et exercent des ravages d'épi-
démie. L'agitation des partis, des groupes, des groupemens est
extrême, et d'autant plus redoutable qu'elle se développe çà et là, à
Barcelone, par exemple, dans le cadre de la région-. Elle a causé assez
d'inquiétude pour que M. Dato se croie obligé de suspendre les
garanties constitutionnelles. Une censure impitoyable surveille les
journaux avec une rigueur telle que l'un des plus modérés, Xlmpar-
cial, imprime en gros caractères la liste des sujets qu'U est défendu
d'aborder, et qui sont : la question militaire, les mouvemens des
troupes, les comités de défense, les manifestes et proclamations de
sociétés, les, meetings et les grèves, le mouvement des navires de
guerre, les torpillages de navires nationaux ou étrangers dans les eaux
juridictionnelles, les exportations ; enfin, sont prohibés tous com-
mentaires sur la guerre.
L'énumération est instructive : c'est le tableau en raccourci des
embarras nationaux et internationaux de l'Espagne. Et ils n'y figurent
pas encore tous. Tandis que le parti libéral officiel, qu'on pourrait
appeler la gauche dynastique, l'ancien parti de M. Sagasta, celui qui,
à la mort du roi Don Alphonse XII. rendit possible ou plus facile lu
transmission du trône à son futur héritier mâle, est en pleine crise, et
que les épigones, le comte de Romanonès et M. Garcia Prieto, se que-
rellent pour la _/e/ah<ra, les gauches plus avancées, les gauches radi-
cales, réformistes et républicaines, lancent un manifeste lourd de
sous-entendus. On voit renaître des mœurs poUtiques déplorables
qu'on croyait mortes, et que Canovas avait mis tant de soin à dé-
truire, entre autres, le retraimiento , la retraite hors l'État, la bouderie
hostile, cette plaie des démocraties latines depuis que le peuple de
Rome s'était retiré sur le Mont-Aventin. Un détaU marque la gravité
de tels incidens, qu'un rien précipiterait, répétons-le, en véritables
événemens : le Roi a désiré avoir un entretien, sous couleur de le
consulter sur les réformes sociales, avec le vieux républicain que fut
478 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours D. Gumersindo de Azcârate. La bonne volonté du souverain,
la sincérité de son cœur, et l'ouverture de son intelligence, ne sont
pas plus contestables que ne le sont la haute valeur, la loyauté, les
bonnes intentions du président du Conseil, M. Dato. Mais, de toutes
parts, les problèmes se pressent.
L'un des plus obsédans est celui que, par la cynique impudence
de ses sous-marins, l'Empire allemand pose à l'Espagne comme à
tous les neutres. M. Dato essaie de le \^ésoudre pour son compte,
dans un décret où, tout en s'appuyant sur la Convention XIII de La
Haye, de 1907, 0 la complète en ce qu'elle avait de trop sommaire
et la corrige en ce que l'expérience a montré qu'elle avait de défec-
tueux. L'article premier « interdit à tous les sous-marins des puis-
sances belligérantes, de quelque classe qu'ils soient (de guerre ou
de commerce), la navigation dans les eaux territoriales et l'entrée
dans les ports nationaux, pour quelque motif que ce soit, et sous
peine d'être internés jusqu'à la fin de la guerre. » Quant à présent,
l'Espagne n'a reçu la visite que de sous-marins allemands, et il
eût donc été plus simple de nommer en toutes lettres l'Allemagne,
comme il eût été plus carré de commencer pai garder VU. C. 52. Si
M. Dato ne l'a pas fait, c'est qu'il en a eu d'impérieuses raisons.
Nous ne les lui demandons pas, parce que nous les soupçonnons,
mais il a "dû sentir que sa décision nous a été pénible. Elle l'a été
certainement aussi à la fierté espagnole, quoique nos amis d'outre-
monts, on doit l'avouer, n'aient pas vu, dans le renvoi du pirate
réparé et ravitaillé, ce que nous y avons vu nous-mêmes. Tout est bien
qui finit même médiocrement, si, une bonne fois, c'est bien fini.
Les Pays-Bas non plus, et les Pays Scandinaves non plus, ne
vivent point tranquilles, dans un repos que la neutralité ne protège
pas. Comme l'acte, en d'autres temps le plus ordinaire, a dans celui-ci
des répercussions immenses, il s'en est fallu de peu que l'exportation
des pommes de terre hollandaises n'amenât des complications. Du
moment que la Hollande exporte, l'Angleterre veut avoir sa part, et du
moment que la Hollande exporte, les États-Unis réduisent et limitent,
pour ce qui les concerne, ses importations. Afin de les contrôler
mieux, la Grande-Bretagne ne laisse aux communications maritimes
des Pays-Bas qu'un chenal, qu'un passage plus étroit, et étend dans
la mer du Nord, jusqu'aux approches du rivage, la zone interdite. A
la frontière de terre, l'Allemagne affamée gronde et découvre de
longues dents, comme un loup maigre. Mais c'est douceur au prix de
ce qu'elle fait en Norvège. Le hasard a permis de saisir, dans sa valise
REVUE. — CHRONIQUE. 479
diplomatique, des documens d'un nouveau genre : bombes du plus
récent modèle, à éclatemens gradués, engins de meurtre et d'incendie
à terme, à soixante-douze heures, à vingt et un jours, briquettes
explosibles imitant à s'y méprendre l'inofîensif charbon de soute. En
conséquence, le ministre impérial à Christiania, M. MichaéUs, a été
prié de demander ses passeports. Mais la légation n'a point chômé, et
la Chancellerie a proposé à l'agrément du gouvernement norvégien
qui ? le fameux amiral von lïintze, que précède un renom sinistre.
L'Allemagne, dit-on selon la formule, a proposé. Mais la Norvège ne
disposait pas. Le diable a, chez elle, remplacé l'ermite.
Pourtant, la cote de l'Empire que nous donnions l'autre quinzaine,
ne remonte point. Les neutres, même tout petits auprès d'elle, qui
veulent être hbres, sont Ubres. La Suisse n'a pas craint de le lui faire
voir, dans la suite et la conclusion de l'affaire Hoffmann Grimm. C'est
un Suisse romand, un Genevois, dont la correction est irréprochable,
mais dont les sympathies ne se sont jamais déguisées, le propre pré-
sident de cette Croix-Rouge à qui nos blessés et nos prisonniers
doivent tant, M. Gustave Ador, qui a été choisi comme chef du dépar-
tement poUtique, autrement dit comme ministre fédéral des Affaires
étrangères. Il n'est, devant un brutal, que de se tenir droit. Tendre le
cou, c'est appeler Jes coups.
L'Allemagne les assène en aveugle, mais son bras se lasse et son
poing s'écorche, bien que ce soit encore ce qui lui reste de plus sohde.
Surtout, ses illusions s'envolent, à mesure que se multiplient ses
déceptions. Elle a, l'un sur l'autre, encaissé l'échec de sa manœuvre
de Stockholm, l'insuccès de ses tentatives sur l'Aisne et contre
Verdun, l'avance de l'armée anglaise, la reprise de l'activité mib-
taire des Russes et l'arrivée du secours américain, que ses sous-
marins, même en essaim, n'ont pas pu empêcher; bientôt elle va se
trouver face à face avec lui, et, drapeau déployé, il lui fera voir ses
quarante-huit étoiles. Dans leurs confidences au Reichstag, M. Zim-
mermann, M. Helfferich, M. von Rœdern, l'amiral von Capelle, vice-
dieu de la torpille, et le ministre de la Guerre, sous leurs assurances
de commande, ne se sont pas du tout montrés lyriques. Ils ont
évidemment le caquet rabattu. Et, par compensation, le ton des par-
lementaires qui réclament des réformes et des foules qui réclament
du pain ne cesse de monter. N^'en attendons à bref délai ni la révolu-
tion ni même l'émeute; n'en disons pas plus qu'il n'y en a; mais il
y en a assez; et au trouble allemand s'ajoute le trouble austro-
hongrois, qui peut aller beaucoup plus vite.
480 REVUE DES DEUX MONDES.
La double monarchie se distingue et s'affirme, comme de raison, à
ce que son mal est double : elle est atteinte tout ensemble du côté
autricliien, et du côté hongrois. A Vienne, le chevalier de Seidler, qui
a succédé, avec un cabinet de fonctionnaires, au comte Clam-
Martinitz, est fragile comme verre et, au premier choc, ira se briser
contre quelque bloc slave, polonais, ruthène ou tchéco-slovaque.
L'amnistie qu'accorde l'empereur Charles est à demi un geste de
clémence, à demi un signe de détresse. A Budapest, le comte
Esterhazy est, dans la Chambre des députés, faite à l'image d'Etienne
Tisza, en minorité de cinquante voix. Toutes les nationalités de l'Em-
pire et du royaume se jetteraient les unes sur les autres avec bien
plus d'ardeur qu'on n'en a éveillé en elles pour les jeter sur un
ennemi qu'on leur présentait comme commun.
Mais, ici encore, n'exagérons rien, ne rêvons pas, regardons.
Attendons plus de nous-mêmes que des autres, et plus de la force de
nos armes que de l'expansion de la démocratie. Qui pourrait le nier?
Un soleil inconnu paraît se lever sur la Russie, sur l'Orient européen,
et, jusqu'en Asie, certains s'imaginent qu'une aube blanchit sur la
Perse, par delà ce vingt-cinquième degré de longitude Est, que le
parlementarisme et le Ubéralisme semblaient ne pas devoir dépasser.
Ainsi chantent joyeusement, dans les pleurs que versent tant
d'hommes et de femmes de toute nation, les disciples de Walt
Whitman. Sur ces entrefaites, et pendant que monte l'hymne à la
démocratie rayonnante, à la bienfaisante et purifiante démocratie,
une république, là-bas, tout là-bas, se retransforme en Empire. Et le
philosophe aurait de quoi méditer, si, à la vérité, cela ne se passait
en Chine, qui n'a jamais rien pu faire comme tout le monde.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Doumic.
L'ALSACE-LORRAINE
LA VEILLE DE LA DÉLIVRANCE
On ne saurait trop le re'péter, la Prusse, partie de rien, est
arrivée, en deux siècles, à occuper le premier rang parmi les
grandes puissances uniquement par l'affirmation de la force
brutale. C'est par droit de conquête qu'elle a proce'dé à tous ses
agrandissemens territoriaux. Silésie et Posnanie, provinces du
Rhin et Hanovre, Sleswig-Holstein et Alsace-Lorraine, autant
de territoires arrachés par les armes à leurs légitimes proprié-
taires. L'hégémonie prussienne en Allemagne fut elle-même
la conséquence d'une guerre heureuse. Aucune province, aucun
Etat ne s'est donné librement à la Prusse. Partout les Hohenzol-
lern ont dû en appeler au droit du plus fort pour établir leur
domination.
Or, la Prusse, après une longue et minutieuse préparation,
pensait pouvoir, en 1914, consommer son œuvre d'accaparement
progressif de la richesse mondiale. L'entreprise n'a heureuse-
ment pas donné les résultats attendus. Bien mieux, la politique
agressive des annexeurs professionnels a provoqué une réaction
générale. Parce que le chancelier de l'empire avait proclamé
que les traités n'étaient, à son appréciation, que <( des chiffons
de papier; » parce qu'il avait dit que « nécessité ne connaît pas
de loi, » l'Angleterre s'est jetée dans la mêlée, et parce que
l'Allemagne, violant toutes les conventions internationales, a
déchaîné la guerre sous-marine sans merci, les Etats-Unis, res-
TOMB XL. — 1917. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
pectueux de la parole donnée, ont affirmé leur volonté agissante
de rétablir le principe des nationalités.
Et c'est ainsi que, pour avoir voulu asservir le monde, les
Allemands ont provoqué la liquidation complète et définitive
de tous lés attentats, commis par eux contre le droit qu'ont
les peuples de disposer d'eux-mêmes. Il ne s'agit plus, à l'heure
actuelle, d'un confiit limité à deux puissances rivales. C'est
l'opposition de deux théories, celle de la force primant le droit
et celle de la liberté des groupemens ethniques et nationaux
qui domine la grande guerre et trouvera sa solution intégrale
dans la paix imposée par les Alliés aux naufrageurs germa-
niques. Polonais, Tchèques et Moraves, Yougo-Slaves, Italiens
et Roumains voient, après des siècles d'esclavage, poindre à
l'horizon l'aurore de leur délivrance et saluent d'avance avec
enthousiasme l'indépendance reconquise.
Les Alsaciens-Lorrains ne sont pas les derniers à se réjouir
de l'écrasement de leurs persécuteurs. Depuis près d'un demi-
siècle, ils attendaient avec impatience le retour à la mère-patrie.
Ployés sous le joug le plus dur, ils n'avaient renoncé ni à leurs
regrets, ni à leurs espérances. Leur fidélité à la France, momen-
tanément absente de leurs foyers, trouvera sa juste récompense
dans la restauration prochaine du droit indignement violé par
un vainqueur sans pitié.
Il est utile de le rappeler, Bismarck avait prévu que
l'annexion de nos deux provinces à l'empire germanique s'oppo-
serait à tout rapprochement entre la France et l'Allemagne.
L'état-major prussien lui força néanmoins la main. De Moltke
voulait, à tout prix, pouvoir constamment menacer Paris de la
crête des Vosges et des bastions de Metz.
Ce que le chancelier de fer avait redouté devait se produire.
La France humiliée et meurtrie n'oublia pas la mutilation de
son territoire et, prévoyant de nouvelles exigences et de nou-
velles agressions, elle se prépara, non pas à la guerre de
revanche, mais à la guerre de défense, qu'instruite par des évé-
nemens tragiques, elle voyait venir. L'Allemagne, pour garder
le bien mal acquis, se vit elle-même entraînée à des armemens
ruineux. De part et d'autre, sans en convenir, on chercha des
alliances qui, toutes, étaient dominées par le souci ou de
l'aLSACE-LORRAINE a la veille de LK DÎÊLIVRANCE. 483
maintenir ou de réparer l'injustice commise. Et c'est ainsi que
la question d'Alsace-Lorraine, dont on ne parlait plus, mais à
laquelle chacun pensait toujours, fut, depuis 1871, le pivot de
toute l'activité diplomatique mondiale.
Les Allemands s'étaient d'ailleurs appliqués à sans cesse
reposer l'angoissant problème par la brutalité de leurs procédés
administratifs, dans les provinces annexées. L'énumération des
mesures de rigueur, dont l'Alsace-Lorraine fut accablée, débor-
derait le cadre d'un article de revue. Nous ne pourrons que
mentionner les principales : pouvoirs dictatoriaux des gouver-
neurs, expulsions, suppressions de journaux, passeports, refus
de permis de séjour, interdiction de l'enseignement de la langue
française, postes administratifs réservés aux immigrés alle-
mands, application tigoureuse des ordonnances sur les cris et
emblèmes séditieux. Il faudrait des volumes pour raconter le
long et douloureux martyre d'une population, dont le seul crime
était de ne pas vouloir subir l'emprise germanique et de ne pas
consentir à renier un passé glorieux.
Or, parce que l'Allemagne abusait ainsi constamment de sa
puissance, la plainte des annexés ne permettait pas à la France
d'oublier l'injure faite à sa dignité et l'atteinte portée à sa
richesse.
Le parti militaire prussien avait commis une autre erreur.
Uniquement préoccupé de préparer les guerres de l'avenir, il
avait exigé que l'Alsace-Lorraine formât, dans la confédération
germanique, une province distincte des Etats et restât dès lors
sous la tutelle presque exclusive de la grande monarchie du
Nord. Bismarck exprimait fort bien cette préoccupation de l'état-
major, quand il disait que l'Alsace-Lorraine était le « glacis, »
la zone militaire de l'empire. Quand on veut exprimer un
jugement motivé sur la politique allemande dans les provinces
annexées, il faut toujours se rappeler ces paroles du chancelier
de fer. Elles sont le leitmotiv de toute la législation barbare
appliquée entre les Vosges et le Rhin depuis les incidens qui
marquèrent, en 1872, le départ des optans, jusqu'à ceux qui,
lors de l'affaire de Saverne, en 11U3, révélèrent au monde
surpris et l'odieuse tyrannie du militarisme prussien et la
merveilleuse endurance de ses victimes.
Il eût été d'une politique habile que le Haut-Rhin fût annexé
au grand-duché de Bade, le Bas-Rhin à la Bavière, la Lorraine
484 REVUE DES DEUX MONDES.,
à la Prusse. Séparés les uns des autres, vivant sous des légis-
lations différentes, administrés par des fonctionnaires origi-
naires de pays à cultures et à mœurs dissemblables, les Alsa-
ciens-Lorrains n'auraient pas pu coordonner leurs efforts, et
leur résistance à la germanisation méthodique de leur vie
nationale en eût été considérablement amoindrie. Heureusement
le parti militaire veillait. Il était avant tout préoccupé d'orga-
niser le (( glacis » en vue des conquêtes que, dès cette époque,
il prévoyait et souhaitait. Et pour qu'il fût possible d'arriver à
ses fins, sans que le particularisme des Etats y mît obstacle, il
fallait que l'Alsace-Lorraine fût dotée d'une autonomie relative
et que le roi de Prusse y exerçât le pouvoir souverain.
Bismarck, après quelques hésitations, devait d'ailleurs se
résigner aisément à une combinaison qui lui permettait, tout
en assurant la sécurité de l'empire, d'établir entre tous les Etats
allemands une sorte de solidarité dans le crime. En faisant de
l'Alsace-Lorraine la propriété collective des princes confédérés
et en y attribuant le pouvoir législatif au conseil fédéral, il
s'assurait les concours les plus décidés et les plus durables. Le
« pays d'empire » devenait le symbole de l'unité allemande
restaurée sous l'hégémonie prussienne. En voulant y porter
atteinte, on s'attaquait à l'ensemble des Etats, désormais com-
plices d'un crime devenu collectif.
*
* *
Ce fut là l'idée maîtresse qui présida, pendant les quarante-
quatre années qui séparèrent les deux guerres, à l'évolution du
statut national de l'Alsace-Lorraine. L'histoire des provinces
annexées se subdivise, pendant ces quarante-quatre années,
en trois périodes nettement définies.
Jusqu'en 1879, l'Alsace-Lorraine n'a aucun droit. Le pouvoir
est exercé par l'Empereur, qui délègue une partie de ses attri-
butions souveraines à un gouverneur. Une sorte de conseil
général agrandi examine le budget, mais celui-ci est voté par
le Reichstag. Le gouverneur est armé de pouvoirs dictatoriaux.
Il peut, d'un trait de plume, expulser les indigènes, supprimer
les journaux, dissoudre les associations, faire procéder à des
perquisitions de jour et de nuit.
En 1879, premier essai de loi constitutionnelle. Un parlement
est créé à Strasbourg. Ses membres sont élus en partie par les
l'aLSACE-LORRAINE a là veille de la DJéLIVRÀNCÈ. 485
conseils généraux des trois départemens, en partie par les
conseils municipaux des quatre grandes villes et par les délégués
des conseils municipaux des autres communes, à raison d'un
député par arrondissement. Le Landesausschuss (c'est le nom
de cette assemblée) vote le budget et les lois du pays. La présen-
tation est faite par le g>ouverneur, ou Statthalter, au nom du
conseil fédéral. C'est le Bwidesrath qui approuve les lois que
l'Empereur promulgue. A tout moment le souverain-délégué
peut intervenir pour suspendre l'action législative. De plus il
peut en appeler, quand bon lui semble, du Landesausschuss au
Reichstag, qui alors siège comme Chambre particulière pour
r Alsace-Lorraine.
En 1911, nouvelle transformation. Le Conseil fédéral et le
Reichstag sont éliminés de la législation de l'Alsace-Lorraine.
Deux Chambres sont créées dans les pays annexés. La seconde
est élue au suffrage universel, direct, égal et secret, à raison
d'un député par canton. Elle comprend soixante membres. La
première, ou Sénat, se compose, par moitié, de membres
nommés directement et pour la durée d'une législation par
l'Empereur, de sept membres de droit (fonctionnaires supé-
rieurs) et de onze sénateurs élus par des corporations officielles.
L'Empereur exerce tous les pouvoirs souverains. Il nomme et
révoque à sa guise le Statthalter et ses collaboratefurs du
ministère, dispose d'un droit de veto absolu, peut, en cas de
conflit entre le gouvernement et le parlement, suspendre l'ac-
tion législative et prélever les impôts, comme engager les
dépenses sur la base de l'exercice précédent, enfin promulguer
des décrets qui ont force de loi jusqu'au moment où les Chambres
seront de nouveau réunies. Cette Constitution a d'ailleurs un
caractère très net de précarité, puisqu'elle reste une loi d'em-
pire réformable et que Bundesrath et Reichstag peuvent la mo-
difier quand bon leur semblera.
A noter que, jusqu'en 1911, le Statthalte?' conserva tous ses
.pouvoirs dictatoriaux, c'est-à-dire que l'Alsace-Lorraine fut
régie par la loi française sur l'état de siège de 1849. Lorsque
l'affaire de Saverne eut ravivé toutes les vieilles oppositions
nationales, le comte de Wedel pensa un moment à rétablir la
dictature. La publication anticipée du projet de loi, qu'il avait
déjà déposé au Conseil fédéral, empêcha heureusement ce projet
d'aboutir.
486 REVUE DES DEUX MONDES.;
Jusqu'en 1914, l'Alsace-Lorraine fut encore gratifiée d'une
législation particulière sur la presse, en dérogation de la loi
d'empire. Pendant la période dictatoriale, nos journaux, tou-
jours menacés de suppression arbitraire, ne reflétaient qu'im-
parfaitement l'opinion publique. Même quand leur existence
fut assurée, ils continuèrent à être soumis à l'obligation de
dépôt d'un cautionnement. De plus les autorités administra-
tives pouvaient à tout moment supprimer le débit aux feuilles
étrangères.
La Constitution de 1911 ne représentait, en aucune manière,
un progrès dans la voie de l'autonomie de l'Alsace-Lorraine. En
France, la création de nos deux Chambres, dont l'une était
nommée au suffrage universel, avait produit une impression
favorable. On ne s'était pas rendu compte de la portée des
restrictions qui, de fait, devaient complètement paralyser l'ac-
tion du parlement. Les Alsaciens-Lorrains, eux, ne s'y étaient
pas trompés, et ils considéraient à bon droit la transformation
des institutions constitutionnelles comme un recul nettement
accusé. Cela m'amène à parler du mouvement autonomiste qui
fut si mal compris en dehors de notre petit pays.
*
* *
Pendant les années qui suivirent l'annexion, les Alsaciens-
Lorrains, repliés sur eux-mêmes, tout entiers à la douleur de
la séparation, escomptant une délivrance prochaine, ne deman-
daient à leurs représentans que de porter à Berlin l'expression
de leur révolte contre la violence dont ils avaient été les vic-
times. Ce fut l'époque de la protestation héroïque, qui se pro-
longea jusqu'en 1887.
Lorsque, après les élections du septennat, fut inauguré dans
nos provinces le régime de la répression à outrance, lorsque,
suivant l'expression énergique de Preiss, « la paix des cime-
tières » régna sur le pays terrorisé, la plate-forme électorale
fut modifiée. Les Alsaciens-Lorrains, se rendant compte que la
protestation ouverte, violente, telle qu'ils l'avaient pratiquée
jusque là, était stérile et faisait le jeu de leurs oppresseurs, qui
en prenaient prétexte pour rendre chaque jour leur joug plus
écrasant, adoptèrent une solution intermédiaire. Celle-ci devait
permettre aux Français des provinces annexées de conquérir,
dans le cadre de la Constitution de l'empire, les libertés dont
l' ALSACE-LORRAINE A LA VEILLE DE LÀ dÉLIVRÀNGÉ.i 487
ils comptaient faire le plus judicieux usage et, du même coup,
de sauvegarder les traditions historiques et les aspirations
nationales de la population indigène.
C'est ainsi que devait naître le parti autonomiste, ce parti
qui fut d'abord celui des rallie's, et qui, plus tard, devint celui
des protestataires.
A l'étranger, on s'est complètement mépris sur la significa-
tion de cette évolution purement apparente. Que de fois n'ai-je
pas entendu des observateurs superficiels en tirer les conclu-
sions, pour nous, les plus inattendues : (( L'Alsace-Lorraine
ne demande plus qu'une autonomie semblable à celle des
Etats de la Confédération germanique. Elle sera parfaitement
satisfaite de son sort, le jour où elle l'aura enfin obtenue. »
Rien de plus inexact. Les Allemands, qui pourtant sont de»
psychologues détestables, ne commettaient pas cette grossière
erreur. Ils savaient fort bien que nous souhaitions de nous
gouverner nous-mêmes, uniquement pour pouvoir nous sous-
traire à l'emprise germanique. S'ils n'avaient pas eu cette per-
suasion, peut-être se seraient-ils décidés à relâcher un peu les
liens qui nous enserraient.
Pour nous la lutte pour l'autonomie nous permettait d'évo-
luer librement. Deux hypothèses se présentaient en effet devant
nous : ou bien l'empire, désireux d'écarter enfin la question
d'Alsace-Lorraine, nous permettrait de former un Etat indépen-
dant, et alors nous profiterions des libertés conquises pour
renouer la chaine de nos traditions françaises; ou bien il oppo-
serait à nos justes revendications une fin de non-recevoir
absolue, et alors nous pourrions arguer de son refus pour entre-
tenir dans notre population l'esprit d'opposition irréductible,
tout en ne sortant pas des voies légales.
Voici donc comment nous raisonnions : « Vous avez, disions-
nous à nos maîtres, fait de nous des Allemands, bien que notre
attachement à la France vous fût connu. Encore exigeons-nous
que vous nous accordiez les privilèges dont jouissent tous les
groupemens nationaux de l'Allemagne. L'empire est une fédé-
ration d'Etats qui, tous, jouissent de l'indépendance la plus
complète. L'Alsace-Lorraine seule est propriété collective de
tous les souverains allemands. Cette exception ne saurait se jus-
tifier que par la volonté de nous traiter en Allemands de seconde
classe. Tant que vous ne nous ferez pas bénéficier des libertés
488 REVUE DES DEUX MONDES.
communes, n'attendez pas que nos sentimens à votre égard se
modifient. » Le raisonnement était inattaquable. Pour en
détruire l'effet, les pangermanistes étaient obligés de ressasser
eonstamment la vieille théorie bismarckienne de l'Alsace-Lor-
raine « glacis » ou « zone militaire de l'empire, » à la grande joie
des protestataires de notre pays, qui prenaient acte de ces décla-
rations pour entretenir le mécontentement de leurs compa-
triotes. L'Allemagne était ainsi acculée par les autonomistes à
un dilemme dont les deux termes étaient également dangereux
pour elle : accorder aux annexés une indépendance dont elle
prévoyait qu'ils abuseraient, s'obstiner à la leur refuser, et
augmenter ainsi l'hostilité des provinces frontières. Toujours
est-il que les autonomistes de la période allant de 1888 à 1914,
n'acceptèrent jamais, dans leur ensemble, le fait accompli;
mais qu'ils se contentèrent d'en tenir compte, comme d'une
nécessité inéluctable, pour édifier sur cette base fragile leurs
revendications temporaires.
Une autre raison, celle-là plus sérieuse, les avait décidés à
modifier le programme purement négatif des premiers protes-
tataires. De gré ou de force, peu importe, nous appartenions à
un organisme étatique, dont la législation intérieure exerçait
une action directe sur nos intérêts matériels et moraux. Il ne
pouvait pas nous être indifférent que notre industrie et notre
agriculture fussent protégées, que les lois sociales s'amélio-
rassent, qu'on élargit les libertés publiques. Nos électeurs,
ouvriers, artisans, commerçans et industriels, avaient fini par
exiger de leurs représentans que ceux-ci prissent une part plus
active à l'élaboration des lois de l'empire et surtout de celles de
l'Alsace-Lorraine. Et ce n'était que justice, car, si nous atten-
dions toujours notre libération d'événemens lointains, il était
de notre devoir d'accommoder à notre convenance la maison
qu'on nous obligeait d'habiter.
Je me plais d'ailleurs à le reconnaître, nos revendications
autonomistes devaient faciliter certaines abdications, dont quel-
ques-unes allèrent jusqu'à la trahison complète. Tandis que,
pour l'ensemble de notre population, l'autonomie ne représentait
que la solution provisoire, l'expédient, la pierre d'attente, les
ralliés tentèrent de la transformer en une formule définitive de
leurs aspirations nationales. Des interviews retentissantes don-
nèrent, sur ce point, le change à l'étranger.
l'alsage-lorratne à la veille de L;^ délivrance!. 489
II est vrai que, môme chez quelques-uns de nos transfuges,
les derniers événemens de la grande guerre ont opéré des
miracles. J'en connais, et des plus notoires, qui, après nous
avoir créé pendant des années les pires embarras, par leur zèle
de néophytes du germanisme, s'épuisent maintenant en protes-
tations d'amour pour la France. Pour ma part, loin de m'en
indigner, je m'en réjouis sincèrement, car, de cette conversion
subite et quelque peu indiscrète, je tire les conclusions les plus
consolantes. TertuUien disait jadis que l'àme est naturellement
chrétienne. De même j'affirmerai, en voyant nous revenir tous
CCS anciens résignés, que l'àme alsacienne-lorraine est natu-
rellement française. Les ralliés, dont l'Allemagne s'enorgueil-
lissait, n'étaient donc allés à elle que par crainte ou par inté-
rêt. Dès qu'ils se sont sentis libérés de leurs faiblesses par la
victoire française, ils ont retrouvé, dans leur subconscient,
les vieilles inclinations natives.
Je me hâte d'ajouter que mes compatriotes, dans leur
imposante majorité, n'ont pas eu à procéder à cette évolution
tardive, parce qu'à aucun moment ils n'ont connu les mêmes
défaillances.
Les Allemands, qui savaient à quoi s'en tenir sur la signifia
cation du mouvement autonomiste, ne cessaient de nous traiter
de verkappte protestler (de protestataires masqués). Pendant
toutes nos campagnes électorales les journaux officieux ou les
Allemands qui assistaient à nos réunions publiques nous
posaient toujours la même question :
— Acceptez-vous le traité de Francfort?
Notre réponse était également toujours la même :
— Nous n'avons pas à accepter ou à renier individuellement
un traité passé, sans que nous ayons été consultés, entre
l'Empire germanique et la République française. Ce traité nous
a fait Allemands, nous ne le savons que trop. Voulez-vous
savoir si la population alsacienne-lorraine est satisfaite de son
changement de nationalité? Consultez-la en un plébiscite loyal.
Quant à l'avenir, il appartient à Dieu. Il n'est pas en notre
pouvoir d'en disposer à notre gré.
Je tiens à bien souligner ici que même les candidats ralliés
au régime allemand s'abstenaient, avec le plus grand soin, de
porter la lutte électorale sur le terrain national, tant ils étaient
sûrs qu'à vouloir faire consacrer par un vote populaire l'occu-
490 REVUE DES DEUX MONDES.;
pation allemande du pays, ils allaient au-devant d'un échec
éclatant. En revanche, l'éjnthète de protestataire, que la presse
gouvernementale prodiguait aux candidats de l'opposition, loin
d'être nuisible à ceux-ci, était pour eux la meilleure recom-
mandation. On peut donc affirmer, sans crainte d'être contre-
dit, que la politique de répression inaugurée et suivie par les
autorités allemandes en Alsace-Lorraine, n'avait donné que des
résultats absolurnent négatifs.
*
Et pourtant, avec leur habituelle lourdeur d'esprit, les ger-
manisateurs professionnels des provinces annexées ne cessaient
pas de répéter inlassablement les argumens qu'ils croyaient
de nature à exercer une action sur les sentimens des « frères
retrouvés. » On a souvent cité, durant les derniers mois, la
phrase célèbre de Frédéric II : « Je commence par m'emparer
d'une province, il se trouvera toujours des pédans pour éta-
blir ensuite que j'en avais le droit. » Les Allemands ont pro-
cédé de même en Alsace-Lorraine. Ils ont d'abord occupé le
pays, puis ils ont tenté de prouver que, par droit ethnique et
par droit historique, nos provinces leur appartenaient.
Que de fois n'avons-nous pas lu, dans les journaux d'outre-
Rhin, que les habitans de l' Alsace-Lorraine étaient de race
germanique? Rien de plus inexact. La population de nos pro-
vinces est celto-ligurique. La prédominance marquée des crânes
brachycéphales, des yeux et des cheveux noirs, comme aussi
du développement de la cage thoracique ne laisse aucun doute
à ce sujet. Quelques savans allemands ont daigné le recon-
naître. Quant au dialecte alémanique, parlé par une partie des
habitans de l'Alsace, son emploi s'explique par l'évolution his-
torique du pays. Il fut un temps où le même dialecte se parlait
à Tout, à Verdun, à Montbéliard, dont les habitans l'ont
complètement désappris, ce qui prouve que la langue parlée
ne saurait être invoquée comme un signe certain des origines
de race.
L'argument historique, dont les Allemands abusent, est tout
aussi fragile. Le Rhin fut, jusqu'au traité de Verdun, la fron-
tière naturelle de la Gaule et de la Germanie. Les hasards du
partage de l'empire de Gharlemagne entre ses trois héritiers en
disposèrent autrement; mais il n'en reste pas moins vrai que
l'alsage-lorraine a la veille de la délivrance. 491
toute la région cisrliénane était gauloise. Argentoratum
(Strasbourg), Noviamagus (Spire), Barbotomagus (Worms), Ma-
gentiacum (Mayence), Goiilluentes (Coblence), Colonia Agrip-
pina (Cologne), Aquae (Aix), Colonia Augusta Trevirorum
(Trêves), autant de villes dont les noms ou romains ou gaulois
latinisés nous renseignent sur la nationalité de leurs fondateurs
et de leurs premiers occupans. Si donc, nous voulions, à notre
tour, user de l'argument historique, il nous serait facile d'affir-
mer les droits de la France sur des territoires qui déborderaient
même de beaucoup les frontières de l'Alsace-Lorraine.
Durant tout le moyen âge les liens qui attachèrent nos pro-
vinces au Saint-Empire furent d'ailleurs très ténus et très
lâches. L'Alsace, en particulier, n'était nullement un fief impé-
rial. Strasbourg formait un Etat, Mulhouse était rattachée à la
Suisse, dix villes libres, Colmar, Turckhcim, Munster, Kaysers-
berg, Schlestadt, Obernai, Rixheim, liaguenau, Wissembourg,
Landau, formaient une fédération à constitution républicaine.
A côté de la Décapole et l'entourant, d«s seigneuries indépen-
dantes, des abbayes à droits souverains, desbailliages dépendant
du duc de Wurtemberg et de l'évêque de Bàle. Tous ces petits
Etats payaient ou ne payaient pas de redevances à l'empire.:
Celui-ci, en revanche, protégeait fort mal un pays qui lui mar-
quait si peu d'attachement. Ce fut précisément l'abandon de
l'Alsace par les troupes impériales pendant la guerre de Trente
Ans qui décida les habitans de notre province à solliciter Tinter-
vention de la France. Dès 1635, Colmar, par le traité de
Rueil, accepta ainsi de recevoir une garnison française, en
échange de la protection que lui assuraient les Bourbons.
J'insisterai d'ailleurs particulièrement sur le fait suivant.
Jusqu'à l'occupation de l'Alsace par la France, cette province,
qui se composait d'une poussière d'Etats, n'avait pas, ne pou-
vait pas avoir conscience de la solidarité nationale de sa popu-
lation. On n'y trouvait pas de patriotisme collectif. Diviséei,
entre elles, guerroyant les unes contre les autres, les petites
principautés qui la formaient n'étaient pas liées par un senti-
ment commun. Le patriotisme ne devait s'affirmer qu'après
l'unification du pays sous une seule autorité souveraine. Or^
c'est la France qui, lentement, mais avec méthode, procéda,
pendant le siècle qui suivit le traité de Westphalie, à cette
unification. C'est à la Franco qu'allèrent les premières mani-
492 REVUE DES DEUX MONDES.)
festations de l'attachement général d'une population qui lui
devait et l'idée de la Patrie et le sentiment de la solidarité.
Est-il encore nécessaire de rappeler que le traité de
Westplialie (1648) fut confirmé par le traité de Nimègue (1678)
et qu'en 1679, le marquis de Monclar, grand bailli du roi,
reçut le serment des villes de la Décapole? L'acte de cession
était donc parfaitement régulier. Comme il répondait encore
aux vœux nettement exprimés des habitans de l'Alsace, les
savans allemands sont mal venus à invoquer l'histoire pour
justifier l'attentat dont Guillaume I^"" et ses complices se rendi-
rent coupables lorsque, contre la volonté des Alsaciens-Lorrains,
ils incorporèrent de force à leur empire un territoire sur lequel
ils n'avaient aucun droit.
*
* «
Il est d'ailleurs assez curieux de constater que c'est au
bénéfice de la Prusse qu'on fait valoir l'argument historique.
Or, l'empire germanique actuel, d'où la Prusse a chassé
l'Autriche en 1866, n'est nullement l'héritier du Saint-Empire,
qui s'attribuait des droits sur l' Alsace-Lorraine. A aucun
titre, les Hohenzollern ne sauraient revendiquer nos pro-
vinces.
Bien mieux, les Prussiens ne sont même pas des Germains.
Le Brandebourg, berceau de leur monarchie, était habité par
des Wendes et des Masures. Les chevaliers teutoniques impo-
sèrent leur domination à ces Slaves et en firent un peuple de
guerriers. Je me souviens qu'un jour, au Reichstag, le vice-
président de la Chambre hessoise, un bon géant aux yeux bleus,
me désignant d'un geste très large les bancs où siégeaient
les conservateurs prussiens, me dit, avec une moue dédai-
gneuse :
— Ça, des Germains? allons donc! Des Slaves germanisés 1
C'est nous autres. Allemands du Sud, qui sommes les vrais
Germains.
Et il avait raison. Les Prussiens sont, de toutes les nationa-
lités qui forment l'empire, les moins qualifiés pour parler au
nom du germanisme. Ni par la race, ni par le consentement
des peuples qu'ils ont asservis, ils ne sauraient établir leur
droit de dominer l'Allemagne et de recueillir l'héritage des
anciens empereurs. Ils se moquent donc de nous quand, pour
l'alsage-lorraine a la vetlle de la délivrance. 493
légitimer leurs conquêtes, ils prétendent faire appel à une
communauté d'origine démentie par l'histoire.
Mais à quoi bon s'attarder h. ces discussions rétrospectives?
Prenons les faits connus, indéniables. Ils suffiront largement
pour prouver que la Fiiance, en reprenant l'Alsace-Lorraine,
ne fera que rentrer dans son bien.
Le 1 juillet 1789 les citoyens de Strasbourg envoient aux
Etats généraux une adresse où se trouvent les phrases sui-
vantes :
(( Les citoyens de Strasbourg partagent, k l'extrémité du
pays, l'allégresse générale sur la réunion des représentans de
la nation française de tous les rangs, de toutes les classes et .
dignités en un seul faisceau qui réunit force et lumière. Nous
et nos neveux nous reposerons tranquillement à l'ombre de cet
arbre majestueux qui doit reprendre une vie nouvelle. »
Dans le même temps, les gardes nationales de Metz déclarent
« que la Constitution nouvelle ne leur laisse rien à regretter de
l'ancienne existence de la République, et qu'au contraire,
leurs pères seraient sans doute jaloux de leur bonheur, s'il leur
était possible de le contempler. »
L'Alsace et la Lorraine s'associèrent avec enthousiasme aux
guerres de la Révolution et du premierEmpire. Faut-il rappeler
ici les noms de Fabert, de Gustine, de Kléber, de Richepanse,
de Lasalle, de Kellermann, deNey, deLefèvre, de Rapp, d'Eblé,
de Mouton? Dans toutes les maisons, dans toutes les chaumières
de nos provinces, on conserve précieusement les reliques de
l'épopée impériale.
Jusqu'en 1870, l'Alsace et la Lorraine partagent toutes les
destinées de la France, à laquelle leur population ne cesse de
témoigner rattachement le plus profond. On aurait bien sur-
pris les habitans de FEst si, à cette époque, on leur avait dit
qu'ils étaient de race germanique et que l'Allemagne avait des
droits historiques sur leur territoire... Aussi quelle ne fut pas
leur douleur quand, après l'Année terrible, ils apprirent qu'ils
allaient être la rançon de la Patrie humiliée I
Des élections pour l'Assemblée nationale ont lieu en terri-
toire envahi en 1871. A d'écrasantes majorités les Alsaciens-
Lorrains élisent, sous la botte prussienne, les députés qui
494 REVUE DES DEUX MONDES.i
seront chargés de protester contre l'abandon de leurs provinces.i
Tout le monde connaît aujourd'hui la déclaration de Bordeaux,
ce document tragique, qui, pendant les quarante-quatre années
d'exil, est resté la charte des annexés. Il est nécessaire cepen-
dant de constamment en citer les passages principaux, ceux
qui affirment les droits imprescriptibles de la France sur les
territoires, qui lui ont été violemment arrachés :
« En foi de quoi, nous prenons nos concitoyens de France,
les gouvernemens et les peuples du monde entier à témoin que
nous tenons d'avance pour nuls et non avenus tous actes et
traités, vote ou plébiscite, qui consentiraient abandon en faveur
de l'étranger de tout ou partie de nos provinces de l'Alsace et
de la Lorraine.
(( Nous proclamons, par les présentes, à jamais inviolable
le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la
nation française et nous jurons, tant pour nous que pour nos
commettans, nosenfanset leurs descendans, de le revendiquer
éternellement et par toutes les voies, envers et contre tous
usurpateurs. »
Notons en passant que Keller, chargé par les députés de
lire cette magnifique déclaration, s'inscrivait d'avance en faux
contre tout « plébiscite. » Il prévoyait en effet que le moment
viendrait où, acculés aux pires difficultés internationales, les
Allemands pourraient en venir à organiser une consultation
populaire truquée pour faire ratifier après coup la violation du
droit par les annexés eux-mêmes. Et d'avance il rappelait que
ceux-là seuls étaient autorisés à formuler leur protestation, qui
avaient été les victimes de l'attentat.
A quelques années de là, les Alsaciens-Lorrains élisaient
leurs premiers représentans au Reichstag. Quel fut de nouveau le
premier acte des quinze députés des pays annexés? La protes-
tation, une protestation à la fois énergique et touchante, dont
les rires épais et les grossières interruptions des Allemands ne
firent que relever l'incomparable dignité. De ce document je ne
retiendrai de nouveau que les phrases essentielles :
« Votre dernière guerre, terminée à l'avantage de votre
nation, donnait incontestablement à celle-ci des droits à une
ré|iaration. Mais l'Allemagne a excédé son droit de nation civi-
lisée en contraignant la France vaincue au sacrifice d'un
million et demi de ses enfans. Au nom des Alsaciens-Lorrains,
l'alsace-lorraine a la veille de la délivrance. 495
vendus par le traité de Francfort, nous protestons contre l'abus
de la force dont notre pays est victime...
u Arguerez-vous de la régularité du traité qui consacre la
cession, en votre faveur, de notre territoire et de ses habitans?
Mais la raison, non moins que les principes les plus vulgaires
du droit, proclame qu'un semblable traité ne peut être valable.
Des citoyens ayant une âme et une intelligence ne sont pas une
marchandise dont on puisse faire commerce; et il n'est pas
permis dès lors d'en faire l'objet d'un contrat. D'ailleurs, en
admettant même, ce que nous ne reconnaissons pas, que la
France eût le droit de nous céder, le contrat que vous nous
opposez n'a pas de valeur. Un contrat, en effet, ne vaut que par
le libre consentement des deux contractans. Or, c'est l'épée sur
la gorge que la France, saignante et épuisée, a signé notre
abandon. Elle n'a pas été libre; elle s'est courbée sous la violence,
et nos codes nous enseignent que la violence est une cause de
nullité pour les conventions qui en sont entachées. » (Séance
du Reichstag, du 18 février 1874.)
Ici de nouveau le problème est posé avec une netteté saisis-
sante. Le traité de Francfort ne saurait avoir aucune valeur :
d'abord parce que les Alsaciens-Lorrains n'acceptent pas la
contrainte qu'il leur impose, et puis parce que la France n'avait
pas signé ce traité en toute liberté. Toute la théorie des droits
qu'ont les peuples de disposer d'eux-mêmes, cette théorie qui
est aujourd'hui celle de toutes les nations alliées, se trouve
formulée dans la déclaration de Teutsch et de ses collègues.
Reconnaissons que les Allemands ont fini par ne plus insister
sur leurs droits historiques. A mesure que leurs ambitions se
développaient et qu'il leur devenait plus malaisé de les accorder
avec les données de l'histoire, ils ont, avec une souveraine
impudeur, créé une nouvelle doctrine : les peuples à forte
natalité, surtojit lorsqu'ils sont doués du génie de l'organisation,
peuvent et doivent déborder les frontières, entre lesquelles ils
étouffent, pour mettre en valeur les richesses que les peuples
sans enfans ne sauraient exploiter normalement.
C'est au nom de cette doctrine que la Prusse prétend aujour-
d'hui n'abandonner, sous aucun prétexte, les territoires qu'elle
a conquis en 1871. Et quand je dis la Prusse, j'entends bien la
496 REVUE DES DEUX MONDES.
Prusse-Allemagne ( Preussen-Deutschland ) tout entière. Car les
socialistes, ceux du Sud, comme ceux du Nord, élèvent les
mêmes prétentions. Voici en effet ce qu'on lit dans les jour-
naux d'outre-Rhin : « Si nous n'avions pas disposé du fer des
mines de Lorraine, nous n'aurions pas pu tenir plus de six
mois. La potasse de la Haute-Alsace est indispensable k l'agri-
culture et à la fabrication des munitions. Nous ne saurions
l'abandonner à nos ennemis d'aujourd'hui, à nos rivaux de
demain. Et que serions-nous devenus si nous avions été privés
des pétroles de Pechelbronn? Ce n'est certes pas par amour
pour les Alsaciens-Lorrains que nous avons annexé leur pays.
Nous ne leur demanderons pas davantage s'il leur convient que
nous le gardions. »
Cet article de la Gazette du Rhin et de Westphalie a l'avan-
tage de bien poser le problème. Il nous donne la clé de toute
la politique prussienne. Le fer de Briey permettrait de déve-
lopper l'industrie métallurgique de l'Allemagne. Donc les Alle-
mands sont en droit de s'en emparer. Le blé de la Lithuanie et
de la Pologne russe est nécessaire à l'alimentation des sujets de
Guillaume IL Donc l'Empire est parfaitement autorisé à se
l'assurer. Ce raisonnement de pillards traîne dans toutes les
gazettes allemandes. Il est accessible à toutes les intelligences
et cela nous explique comment, non seulement les intellectuels,
mais encore et surtout les masses populaires, l'ont fait leur.
L'Alsace-Lorraine, il faut le reconnaître, est un morceau de
choix. Les mines de fer du bassin de Thionville ont fourni aux
Allemands près de 80 pour 100 de la fonte et de l'acier dont ils
se sont montrés si prodigues pendant la guerre actuelle. On
estime entre 40 et 60 milliards la valeur des gisemens de potasse
du Haut-Rhin. Privé de ces ressources prodigieuses, l'empire ger-
manique verrait sa puissance industrielle décliner rapidement.
Quant à la France, elle trouverait, dans ces mines nationalisées,
le moyen de récupérer une forte part de ses dépenses de guerre.
Tout concorde donc pour justifier le retour à la patrie des
provinces qui lui furent arrachées : l'origine ethnique de la
population autochtone, l'histoire et l'intérêt national.
L'âme populaire française l'a fort bien compris dès les pre-
miers jours de la guerre. Si quelques diplomates attardés
l'alsace-lorraine a la veille de la délivrance. 497
s'embarrassent encore des clauses du traité de Francfort, le
peuple a, depuis le 2 août 1914, conside'ré ce traité comme
virtuellement aboli. La F'rance n'avait pas recherché ce conflit,
elle l'avait si peu voulu qu'elle s'y était imparfaitement pré-
parée, malgré la menace qui sans cesse grandissait à l'Est. Mais,
du jour 011, malgré son amour pour la paix, elle fut contrainte
de tirer l'épée par la plus sauvage des agressions, elle se
dégagea des liens qui l'entravaient depuis l'Année terrible. Elle
ne proclamait certes pas que les traités ne sont que des chiffons
de papier; mais elle ne se croyait plus tenue à respecter ceux
que l'ennemi avait lui-même déchirés.
Aussi, dès le mois de septembre 1914, le généralissime fran-
çais, s'adressant aux maires des communes alsaciennes occupées
par les troupes françaises, leur disait : « Vous êtes Français
pour toujours. » Et, à quelques semaines de là, le président de
la République employait la même formule. Pour les soldats du
front, comme pour les civils de l'arrière, la paix avec l'Alle-
magne ne sera possible qu'après le retour de l'Alsace-Lorraine
à la France, l'Alsace-Lorraine de 1792, pas celle de 1871, soit
dit en passant, car quatre-vingts ans de servitude supplémen-
taire ne coiriptent pas dans la vie des peuples et la prescrip-
tion ne saurait couvrir les vols organisés par des collectivités.
Innombrables ont élé les manifestations de l'opinion
publique. Je ne retiendrai que l'ordre du jour qui, après de
longues séances en comité secret, a été voté par la Chambre
française, par 453 voix contre 55, au mois de juin dernier :
« La Chambre des députés, expression directe de la souve-
raineté du peuple français, adresse à la démocratie russe et aux
démocraties alliées son salut. Contresignant la protestation
unanime qu'en 1871 firent entendre à l'Assemblée nationale
les représentans de l'Alsace-Lorraine, malgré elle arrachée à la
France, elle déclare attendre de la guerre qui a été imposée à
l'Europe par l'agression de l'Allemagne impérialiste, avec la
libération des territoires envahis, le retour de l'Alsace-Lorraine
à la mère-patrie et la juste réparation des dommages. Eloignée
de toute pensée de conquête et d'asservissement des populations
étrangères, elle compte que l'elîort des armées de la République
et des armées alliées permettra, le militarisme prussien abattu,
d'obtenir des gai'anties durables de paix et d'indépendance
pour les peuples, grands et petits, dans une organisation, dès
TOME XL. — 1917. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.,
à présent préparée, de la société des nations. Confiante dans le
gouvernement pour Oissurer ces résultats, par l'action coor-
donnée, militaire et diplomatique, de tous les alliés, elle
repousse toute addition et passe à l'ordre du jour. »
Cet ordre du jour, €onfirmé par celui du Sénat, a trouvé
une éclatante confirm/ation dans le discours prononcé par le
président du conseil, M. Ribot, au banquet franco-américain
du 4 juillet 1917, où nous trouvons le passage suivant :
« En même temps qu'ils (les Etats-Unis) entraient dans la
lutte, ils ont défini par l'organe du président les conditions
de la paix future de f.elle façon que l'accord s'est fait tout aus-
sitôt entre eux et no-ius de la manière la plus complète. S'agit-il
de cette question d'Alsace-Lorraine, qui tient si fort à notre
cœur, les États-Unis ont compris qu'aucun sophisme ne pourra
nous empêcher de revendiquer le bien qui nous a été ravi par
un abus de la forciC et qu'il neat besoin d'aucune consultation
pour nous créer un titre à cette revendication. La protestation
des représentans de, ces provinces arrachées à la France résonne
aujourd'hui avec la même force qu'il y a quarante-cinq ans.
Voilà un procès jugé. »
Cette déclaration était nécessaire. En effet, quelques vagues
théoriciens du pacàfisme avaient, durant les dernières semaines,
accepté l'idée d'u.;n plébiscite comme condition préalable du
retour de l'Alsaco-Lorraine à la France. Ils reconnaissaient
d'ailleurs eux-mêmes les difficultés contre lesquelles se butterait
la réalisation de leur plan.
Quels seraient les électeurs autorisés à prendre part à la
consultation populaire? Permettrait-on aux Allemands immi-
grés, établis dants les provinces annexées, de voter au même
titre que les haJbitans autochtones du pays? (Ils représentent
un peu plus du cinquième de la population, 400 000 sur 1 mil-
lion 800 000 âmes.) Et puis, ne serait-il pas juste de recueillir les
voix des Alsaciens-Lorrains, qui, pour se soustraire au joug de
l'Allemagne, avaient d'avance émis leur vote en émigrant? Or,
c'est par centaines de mille qu'on compte ce.s amis de la France,
qui ont jadis tout sacrifié, fortune, situations, relations de
famille etd'amitié, à leur patriotisme. Deux cent mille Alsaciens-
Lorrains quittèi'ent leur pays avant le 31 décembre 1872.
l'alsace-lorraine a la veille de la délivrance. 499
Depuis lors l'ëmigratioii n'avait jamais cessé, comme le prou-
vaient les milliers de condamnations d'insoumis et de réfrac-
taires prononcées chaque année par les tribunaux allemands
d'Alsace-Lorraine.
Autre question. Qui présiderait aux opérations du plébis-
cite? Celui-ci pourrait-il loyalement être organisé sous la
domination allemande? Non! car nous voyons déjà les germa-
nisateurs à l'œuvre pour préparer, à l'aide de leurs méthodes
habituelles, le truquage de la consultation populaire qu'ils
escomptent comme leur dernière ressource. Les otages arrêtés
en 1914 sont autorisés à rentrer en Alsace-Lorraine; les jour-
naux officieux s'attachent à démontrer que les pays annexés
n'ont plus de relations commerciales et industrielles qu'avec
l'Empire et que, dès lors, un changement complet d'orientation
économique entraînerait la ruine du pays. Du même coup la
presse allemande insinue que les Alsaciens- Lorrains, qui, pen-
dant la guerre, ont été contraints de servir sous les drapeaux
du Kaiser, seront, en cas de retour de leurs provinces à l'an-
cienne patrie, l'objet de constantes suspicions, et que les
mutilés et les familles des disparus ne toucheront aucune
pension.
Que si le plébiscite ne devait avoir lieu qu'après la réinté-
gration de l'Alsace-Lorraine à la France, les Allemands le
considéreraient comme nul et non avenu^ parce qu'ils accuse-
raient les libérateurs du pays d'avoir exercé sur les anciens
annexés une pression déloyale.
Mais ce ne sont là que des considérations accessoires. Ce
qui domine tout le débat, c'est la nécessité de réparer l'injustice
commise en 1871. 1500 000 Français ont été en ce temps-là
dénaturalisés contre leur volonté nettement exprimée. La
France vaincue a dû, le couteau sur la gorge, consentir à la
prise d'un territoire qui lui appartenait depuis plus de deux
siècles. Les Allemands n'ont consulté officiellement la popula-
tion ni avant l'annexion, ni durant les quarante-quatre années
qui l'ont suivie. La fidélité des Alsaciens-Lorrains à la France
s'est constamment et nettement affirmée, malgré les pires
persécutions. Et on imposerait à la France, on nous imposerait
à nous-mêmes l'humiliation d'une consultation populaire avant
que le droit puisse être restauré! On donnerait à l'Allemagne
annexionniste, à l'Allemagne qui dénie le droit à l'existence aux
5U0 REVUE Ï)ES DEUX MONDES.
nationalités trop faibles pour se défendre, cette satisfaction
d'umour-propre de ne la priver du fruit de ses rapines qu'après
un plébiscite de ses victimes 1 Mais ce serait sanctionner, après
coup, la violation du droit des gens, dont elle s'était jadis
rendue coupable. Ce serait reconnaître la légitimité, au moins
précaire, de son titre de propriété!
Les théoriciens du pacifisme ont une singulière façon
d'affirmer leurs principes, puisqu'ils ne font valoir ceux-ci
qu'au bénéfice du peuple qui les a délibérément et constamment
violés. Ils semblent monter la garde autour du bien mal acquis,
en voulant entourer les nécessaires restitutions de formalités
dont, seuls, les voleurs pourraient tirer quelque avantage.
La France reprend son bien, les Alsaciens-Lorrains retour-
nent à leur Patrie perdue. Un point, c'est tout. La réintégration
de nos provinces dans le territoire national n'aura sa pleine
signification morale que si elle s'opère simplement, normale-
ment, par le seul jeu des événemens.
L'Alsace-Lorraine allemande, c'est la frontière ouverte et
Paris découvert, c'est la constante affirmation du droit du plus
fort, c'est le symbole de cette unité artificielle de l'empire ger-
manique qui se dresse comme une perpétuelle menace devant
les faibles, c'est, depuis un demi-siècle, l'Europe en armes,
Voilà ce qu'il ne faut jamais oublier quand on aborde le pro-
blème, dont la solution intéresse au même titre tous les peuples
alliés.
*
* *
Un journal allemand, la Freie Zeitung, rédigé par des dé-
mocrates de la vieille école, réfugiés en Suisse, a consacré à la
question d'Alsace-Lorraine des articles curieux dont voici la
conclusion :
« Il est donc établi :
(( 1° Que l'Alsace n'a pas été volée par la France. Elle a
passé, comme d'autres territoires, des mains d'une dynastie à
celles d'une autre, à une époque où cela semblait tout naturel,
comme par exemple le Tessin fut donné à la Suisse. Dans ce
bon vieux temps, on changeait plus facilement de nationalité
que de chemise.
« 2° Au point de vue des races, l'Alsace ne revient à per-
sonne (■?), car il n'y a plus aujourd'hui de races pures dans aucun
l'aLSAGE-LORBAINE a la veille de la DELIVRANCE. 804
pays civilisé, en Alsace moins qu'ailleurs. D'ailleurs, la question
de race n'a rien à voir dans les destinées politiques d'un pays,
comme le prouve le mieux l'exemple de la Suisse.
<( 3° Au point de vue linguistique, l'Alsace occupe une situa-
tion spéciale. De même que l'Alsacien est obligé d'apprendre
le haut allemand pour pouvoir le parler, de même il pourra
apprendre le français pour être à même, comme autrefois, de
s'élever aux plus hautes situations administratives et militaires.
La question des langues ne joue de nouveau aucun rôle dans
les destinées politiques d'un peuple et nous citerons à ce propos
encore une fois la Suisse.
« 4" L'Alsace a vécu avec et dans la France les jours de la
proclamation des Droits de l'homme et en a bénéficié. Par là,
elle est devenue partie intégrante du pays. Les cœurs de ses
habilans sont devenus complètement français, parce que préci-
sément être Français signifie jouir de la liberté, de la démo-
cratie et de la dignité humaine.
« 5° L'annexion de l'Alsace à l'Allemagne, en 1871, a été
une violation criante des Droits de l'homme par une dynastie
qui a toujours montré la plus grande réserve dans l'octroi de
ces droits a son propre peuple.
« 6° L'Alsace veut redevenir libre. Et elle ne trouvera la
liberté que là où elle est née, et non pas là où on l'a toujours
ligotée. Elle veut faire retour à sa mère, à la belle et douce
France. Elle tournera volontiers le dos au souverain et aux
sujets qui se sont toujours comportés comme des seigneurs en
Alsace. »
Il était intéressant de signaler ce curieux article. Si quel-
ques Allemands affranchis parlent seuls de la sorte aujourd'hui,
qui sait si, après la déchéance des Hohenzollern et des hobereaux
prussiens, les anciens républicains de 1848, enfin libérés de
l'emprise pangermanique, ne tiendront pas bientôt le même
langage?
Ni l'Allemagne officielle, ni les fractions politiques de
toutes nuances du Reichstag n'en sont cependant encore
venues à cette conception sereine du droit des Alsaciens-Lor-
rains. Bien au contraire, déconcertés par l'hostilité croissante
d'une population, dont les lois d'exception et les pires mesures
de rigueur n'avaient pas diminué la résistance, les Allemands
de tous les partis annoncent qu'après une guerre victorieuse la
S02 REVUE DES DEUX MONDES.;
question d'Alsace-Lorraine devra trouver une solution de'finitive
dans le partage des trois départemens et leur rattachement aux
Etats voisins. De plus, une partie de la population devra être
déportée de l'autre côte' du Rhin. Enfin il faudra, pendant un
certain nombre d'années, envoyer de force les enfans des pro-
vinces annexées dans les écoles d'outre-Rhin, afin de leur
donner une éducation plus foncièrement patriotique.
Ces projets s'étalaient largement dans les feuilles de toutes
nuances, même dans les journaux démocratiques, il y a quelques
semaines' à peine. Depuis qu'on parie d'un plébiscite, on n'y
fait plus que de rares allusions ; mais les Alsaciens-Lorrains
savent que le gouvernement impérial les reprendra, dès qu'il se
croira en mesure de les réaliser.
*
* *
N'ont-ils pas gardé le souvenir cuisant des odieuses persécu-
tions auxquelles l'autorité militaire les a soumis, depuis le début
des hostilités? Déjà, au lendemain de l'affaire de Saverne, le
préfet de police de Berlin écrivait dans une lettre rendue
publique : « Les officiers en garnison dans le pays d'empire ont
l'impression de camper en pays ennemi. » Nous trouvons la
même formule dans un ordre du jour adressé aux troupes
badoises, qui traversaient le Rhin, au mois d'août 1914 : c Vous
entrez en pays ennemi (l'Alsace) et vous traiterez les habitans
en conséquence. » Quelques mois plus tard, le général Gaede,
s'adressant à ses troupes, à Kaysersberg, leur dit : « Le pays
me plaît; mais il faudra anéantir sa population (aôer die Bevôl-
kerung muss vernichtet werden). »
Au lendemain de la proclamation de l'état de guerre, un
millier de paisibles citoyens sont, en Alsace-Lorraine, arrêtés,
incarcérés, maltraités, transportés de l'autre côté du Rhin et
internés dans des villes du centre et du nord. En deux ans, les
conseils de guerre distribuent 3 000 années de prison aux
annexés pour manifestation de sentimens francophiles. Le
nombre des condamnés est parfois si considérable que les pri-
sons sont trop petites pour les recevoir. Il faut attendre son tour
pour purger sa peine dans ce que les indigènes appellent plai-
samment : « l'hôtel de France. » Des exécutions capitales ont
lieu après des jugemens sommaires.
Le village de Burzwiller et celui de Sewen sont incendiés.
L ALSACE-LORRAINE A LA VEILLE DE LA DELIVRANCE.
503
Interdiction absolue est faite de parler français dans les rues.
Ln simple « bonjour » est puni de huit jours de prison. On
mobilise des enfans de quinze ans pour travailler aux tranchées.
Nulle part les réquisitions de vivres ne s'exercent avec plus de
rigueur. Des milliers de dénationalisations ont lieu, afin de
permettre au fisc de séquestrer les fortunes. Les Alsaciens-
Lorrains, même les vieillards et les impotens, qui se sont
réfugiés en Suisse, sont sommés de rentrer, sous peine de voir
leurs biens confisqués; car il s'agit bien d'une confiscation, les
séquestres ayant l'ordre de vendre les valeurs et de les trans-
former d'office en titres des emprunts de guerre. Tous les tré-
sors artistiques du pays sont transportés de l'autre côté du
Rhin. Il en est de même du matériel des usines. C'est ainsi que
les machines des importans établissemens métallurgiques de
Mulhouse (ateliers de constructions mécaniques), sont envoyées
à Munich. On brise et on transporte dans les usines de guerre
toutes les cloches des églises. Il semble bien que la Prusse
s'apprête à réaliser la menace de Guillaume II : (( Si je suis
contraint de restituer l'Alsace-Lorraine à la France, je la lais-
serai nue comme la main (kahl ivie die Hand). »
Et devant tous ces criminels attentats, quelle est l'attitudq
des persécutés ? Ils se taisent; mais ils se groupent aussi plus
étroitement pour organiser la résistance passive. Toutes les
querelles de partis ont disparu : les victimes de la barbarie alle-
mande font bloc. La Strassburger Post le reconnaît. Même les
jeunes hommes « à formation académique, » ceux qui ont tout
à perdre d'un changement de nationalité, ne font plus aucun
mystère de leurs sympathies françaises. La Gazette de Franc-
fort proclame, elle aussi, la banqueroute complète de la ger-
manisation. La Gazette populaire de Cologne, le grand organe
catholique, accepte et demande même le démembrement du pays
d'empire. La presse pangermaniste va plus loin : aucune répres-
sion ne sera jamais assez dure pour punir les révoltés qui,
après quarante-six ans de servitude, relèvent encore la tête.
Avant l'ouverture de la dernière session du parlement
alsacien-lorrain, le chancelier vient de Strasbourg. Il faut que
les deux Chambres affirment leur attachement à l'Empire.
Sudekum, le socialiste gouvernemental, accompagne M. de
Bethmann-Hollweg. Il est chargé de « cuisiner » les onze dépu-
tés de l'extrême-gauche. Les présidens des deux Assemblées,
504 REVUE DES DEUX MONDES.)
le traître Ricklin et le rallié de la première heure Hœffel,
acceptent de prononcer des discours qui resteront la honte de
leur vie parlementaire, pourtant déjà si riche en défaillances.
Qu'arrive-t-il? Pendant qu'ils parlent, les salles de séances se
vident. Ils parlent devant les banquettes que les députés ont
désertées. Les deux évêques de Strasbourg et de Metz (ce sont
pourtant des Allemands) refusent de déclarer que leurs diocé-
sains veulent à tout prix rester sujets de l'Empire. Leur
conscience leur interdit de proférer ce mensonge. Une fois de
plus la grossière manœuvre, préparée par les metteurs en scène
de Berlin, ne donne que des résultats négatifs.
Et tandis que, derrière la ligne de feu, les civils donnent
ces preuves éclatantes de leur attachement à la France,
20 000 jeunes hommes, qui ont réussi à passer la frontière
avant l'ouverture des hostilités ou à s'évader de l'armée alle-
mande, servent volontairement sous les drapeaux de la Répu-
blique. Les Allemands se méfient de ceux qui, surpris par les
événemens, ont dû endosser l'uniforme détesté. Ordre est donné
par les généraux de les tenir rigoureusement éloignés de tout
poste de confiance. On ne les envoie bientôt plus sur le. front
français, parce qu'ils y cherchent et y trouvent trop d'occasions
de déserter. Les officiers qui les commandent sur le front
oriental ont ordre de les placer toujours au premier rang, et,
en cas d'attaque, on les encadre solidement pour prévenir toute
défection.
*
Voilà l'Alsace-Lorraine, la vraie, celle qui, depuis tant
d'années, n'a connu aucune abdication.
Jamais on n'aura assez d'admiration pour ce peuple mer-
veilleux. C'est à lui, et à lui seul, collectivité anonyme, dont
les souffrances ne seront jamais décrites, dont l'héroïsme ne
connaîtra pas la gloire des apothéoses individuelles, que je
demande aux Français de réserver leur admiration et leur
reconnaissance. Je l'ai vu à l'œuvre, j'ai pu personnellement
surprendre les délicatesses de son esprit et de son cœur, et
j'accomplis aujourd'hui un devoir de justice en disant : « Le
peuple alsacien-lorrain, pris dans son ensemble, a tenu plus
que ne promettaient ses représentans, aux heures douloureuses
de la séparation en 1871, et, malgré les pires nersécutions, il
l'aLSACË-LORRAÎNÉ a la veille de la DELIVRANCE. BOS
est resté ce qu'il était depuis deux siècles, le plus ferme, le
plus décidé champion de l'idée française. »
Il attendait avec une patience, qu'aucune déconvenue ne
faisait fléchir, l'heure marquée par la Providence pour son
alîranchissement. Il savait que le droit violé aurait, tôt ou tard,
sa revanche, et il voulait que la France retrouvât ses enfans
perdus, tels qu'elle les avait laissés, avant leur exil, dévoués,
confians, n'ayant au cœur qu'un seul amour, celui de la vraie,
de l'unique Patrie.
Les sentimens des Alsaciens-Lorrains se révéleront au grand
jour, dès que les Allemands n'auront plus le pouvoir d'en
étouffer l'expression sous le boisseau de leur tyrannie. La
France sera joyeusement surprise alors de constater que près
d'un demi-siècle d'éloignement n'a rien changé au creur des
exilés, mais que l'amour de ceux-ci pour leur ancienne patrie
n'a fait que grandir et que s'affiner à la flamme de la longue et
douloureuse épreuve.
L'aurore du jour béni de la délivrance point à l'horizon.
L'Allemagne, dans sa démence mégalomane, a déchaîné sur le
monde la guerre de conquête, qui, pour la France, est devenue
la guerre de la Revanche. Hier encore l'Alsace-Lorraine se
consolait en se berçant de lointaines espérances. Aujourd'hui
c'est dans l'assurance de l'affranchissement définitif qu'elle
salue l'arrivée prochaine de ses libérateurs. Fière, heureuse
jusqu'à l'ivresse, elle renoue la tradition de son histoire violem-
ment déchirée par les événemens qui firent d'elle la rançon de
la Patrie tant aimée. La protestation prophétique de Bordeaux,
cette traite que Keller, Grosjean et leurs vaillans compagnons
avaient tirée sur l'avenir, arrive à échéance. La confiance tenace
des annexés n'a pas été trompée. La France, elle non plus, je
m'en porte garant, n'éprouvera pas de déconvenue; car, dans
ses provinces reconquises, elle trouvera, joyeux et décidés, les
fils de ceux qui, au lendemain de l'année terrible, avaient
« proclamé à jamais inviolable le droit des Alsaciens-Lorrains
de rester membres de la Patrie française I »
E. Wetterlé
LA
(1)
BATAILLE DES FLANDRES
L'YSER ET YPRES"^
II
LA BATAILLE D'YPRES
X. — l'offensive alliée 20-27 octobre 1914
Les Allemands n'avaient pas attendu la ruine totale de leurs
espérances sur l'Yser, pour essayer d'enfoncer, plus au Sud, le
front allié. A l'heure même où, dans un effort désespéré et fina-
lement malheureux, ils tentaient, en perçant la ligne belge à
Ramscapelle, de déjouer la manœuvre de l'inondation, un
effroyable assaut était par eux donné au saillant d'Ypres où,
deux jours, — les 30 et 31 octobre, — ils purent penser avoir
ébranlé le front anglais et crurent un instant l'avoir rompu.
C'est à cette u première bataille d'Ypres » qu'il faut maintenant
revenir, dont nous avons vu les prodromes et qu'il s'agit de re-
prendre à la date du 20 octobre où nous l'avons vue s'allumer.
Les Allemands étaient incités à tenter sur le saillant un
assaut qu'ils entendaient rendre formidable, et par le désir de
prendre leur revanche de leur échec sur l'Yser, et par la néces-
sité d'arrêter par une contre-offensive les progrès des Alliés
à l'est d'Ypres. C'est que l'offensive des Alliés, arrêtée au Nord
(1) CopyriglU by Louis Madelin, 1917.
(2) Voyez la Revue du 15 juillet.
LA BATAILLE DES FLANDRES. 507
par l'attaque des Allemands surl'Yseï* et la parade qu'il y fallait
opposer, n'avait pas cessé de se développer au Sud, et les
constans progrès des Anglais du 20 au 26 n'avaient pas été
sans inquiéter très vivement nos ennemis. Ceux-ci verront
avec inquiétude se prolonger une bataille où, leurs aveux nous
le révéleront, s'épuisent leurs munitions et se lasse le moral
de leurs troupes. Il^ voudront en finir les 30 et 31 octobre.
Le général Foch, nous le savons, n'avait à aucun moment
renoncé à l'oiïensive primitivement projetée, et le maréchal
French, maintenant que toutes ses forces se trouvaient en ligne,
était d'accord avec lui pour l'entreprendre. Le général d'Urbal,
d'accord avec eux, ne voyait dans les événemens de i'Y'ser qu'un
motif de plus, en poursuivant l'ofîensive entre Dixmude et Lan-
gemarck, de forcer l'ennemi à la défensive; le général Haig,
maintenant installé à Ypres, était disposé à le seconder.
Nous avons vu que, le 20, l'armée anglaise, tout entière en
ligne, occupait, des environs de Lens à ceux d'Ypres, un front
séparé en deux par la Lys. Le 2« corps, rappelons-le, étant tout
entier en Artois, le 3^ était à cheval sur la Lys et le 1*"" autour
d'Ypres, tandis qu'à sa gauche la l*' division (Rawlinson),
encore indépendante, couvrait le Nord-Est de cette ville.
Prolongeant l'armée anglaise, face à la ligne Langemarck (Nord-
Est d'Y'pres)-Woumen (Sud de Dixmude), le 2® corps de cava-
lerie français du général de Mitry et les deux divisions territo-
riales, en attendant la prochaine entrée en scène sur ce théâtre
du 9^ corps français et le glissement vers le Sud de la 42° divi-
sion, constituaient une liaison d'abord un peu précaire, ensuite
très solide, entre Anglais et Belges.
Dans la soirée du 19, French avait eu, rapporte-t-il, avec
sir Douglas Haig une conférence où il lui avait défini son rôle :
le commandant du l*^'" corps devait appuyer à gauche, de façon
à diriger son offensive sur Thourout en passant par Ypres. Le
maréchal ne dissimule pas qu'il soumit à son lieutenant un plus
vaste dessein qui ne visait à rien de moins que de « s'emparer
de Bruges et ensuite, si possible, de chasser l'ennemi de Gand. »
« Dans le cas où une situation imprévue viendrait à se produire,
OH si l'ennemi était pins fort qu'on ne t avait cru (ce fut le cas),
le général Haig devait décider, suivant la situation, après avoir
passé Ypres, d'attaquer, ou bien l'ennemi qui se trouvait au
Nord, ou bien les forces allemandes venant de l'Est. «La cava-
508
REVUE DES DEUX MONDES.)
REVUE DES DEUX MONDES
PLAN DE LA BATAILLE D YPRE8
LA BATAILLE DES FLANDRES. 509
lerie anglaise opérerait à gauche du 1®'' corps, sauf la 3^ divi-
sion de cavalerie du général Bing qui serait à sa droite. Le
général Rawlinson, commandant la 7^ division, entre le général
Haig et les forces françaises, ferait tous ses efforts pour se
conformer, d'une façon générale, au mouvement du corps Haig.
Le 21, ordre fut cependant donné par le maréchal d'attaquer,
sans plus tarder, et de chercher à s'emparer de la première
ligne Poelcappelle-Passchendaele (au Sud-Est de la forêt d'Uou-
thulst).
« Bien que menacée par le mouvement ennemi venant de
la forêt d'Houthulst, notre avance, écrit le maréchal, fut cou-
ronnée de succès jusqu'à deux heures après-midi, lorsque le
corps de cavalerie français (Mitry) reçut l'ordre de se retirer à
l'Ouest du canal. Etant donné cette circonstance et la demande
d'appui que lui fit le 4" corps (la division Rawlinson), sir
Douglas Haig se trouva dans l'impossibilité de dépasser la
ligne Zonnebeke-Saint-Julien-Langemarck-Bixschoote. »
En fait, la situation était plus complexe que ne le dit le
maréchal. A la droite du général Haig, le 3^ corps anglais avait,
le 21, subi un assez gros échec dans la direction de Comines, —
au point de'jonction de la Lys et du canal d'Ypres : il avait
perdu du terrain et près de 2 000 hommes, — ce qui n'était pas
sans paralyser quelque peu le commandant du 1*^'' corps. Il est
certain d'ailleurs que, à la gauche de Rawlinson, les divisions
territoriales françaises, qui paraissaient un peu hasardées,
avaient été légèrement repliées, ainsi que le corps Mitry. On
attendait le 9^ corps, et le haut commandement français allait
faire remonter vers le Nord d'Ypres un autre corps que suivraient
de nouvelles forces : le général en chef préférait attendre que
toutes ces forces fussent en ligne pour entamer enfin, d'accord
avec les Anglais, l'offensive dans la direction Thourout-Roulers.
Cette offensive ne pouvait être prise que le 24. Instruit d'autre
part que des forces allemandes plus considérables qu'on ne
l'avait pensé (nous savons lesquelles) étaient entrées en ligne,
le maréchal estimait qu'il ne pouvait, sans l'appui de la nouvelle
armée française en formation, poursuivre l'oflensive : les troupes
reçurent comme instructions de fortifier autant que possible
leurs positions et de se tenir prêtes pendant deux ou trois jours,
jusqu'à ce que le mouvement d'offensive pût se développer dans
le Nord.
510 REVUE DES DEUX MONDES.
En attendant l'arrivée du 9* corps, le groupe territorial
tenait solidement la ligne Pilkem-Zillebcke, avec une avancée
sur Langemarck; le 21 au soir, la ligne alliée du Sud passait
donc de Dixmude par Bixschoote (où était Mitry), Zonnebeke,
Gheluvelt, Zandvoorde, Messines, Frelinghien. Les renseigne-
mens commençaient à se préciser sur l'adversaire que nous y
affrontions : c'étaient, du Nord au Sud, le 111%. le XXII% le
XXVIP corps sur le seul front Dixmude-Gheluvelt, et c'étaient,
au Sud de Gheluvelt, le XIX* relié au XXVII® par des divisions
de cavalerie. Sur le front Zandvoorde-Houthem se trouvaient
quatre divisions de cavalerie (2'', 3% 7^ et une bavaroise), au
Nord du bois de Ploegsteers le I" corps de cavalerie (4® division
de cavalerie et cavalerie de la Garde) ; leXXIIP corps de réserve
s'avançait de Thielt sur Roulers.
L'ennemi attaquait donc avee des forces énormes le 22,
jour où le l^"" corps anglais eut à repousser plusieurs assauts :
les Allemands pénétrèrent dans la ligne au Nord de Pilkem,
tenue par le régiment Cameron Highlanders; mais, le 23, une
contre-attaque, exécutée par le régiment de la Reine, le régi-
ment de Northampton et le régiment de Kiiig Royal Rifles,
aboutissait, après une journée labt)rieuse, à la reprise des
positions perdues. Ce même jour (23), une attaque allemande,
qui paraissait « déterminée », vint, devant Langemarck, se briser
contre la résistance anglaise, avec des pertes assez cruelles,
puisque plus de 1500 cadavres furent trouvés sur le terrain.
C'est à ce moment que paraissaient sur le champ do bataille
les premières troupes du 9^ corps français (général Dubois),
venant relover sur ses positions la 2*^ division du général Haig.
La veille au soir, Foch avait fait savoir au maréchal qu'il allait
faire attaquer par le général d'Urbal sur Roulers, Thourout et
Ghistelles : il semblait grandement désirable que toute l'armée
anglaise appuyât cette offensive en agissant offensivement sur
tout son front, sa gauche marchant sur Courtrai.
Cette reprise d'offensive était opportune : à cette heure, en
effet, les Allemands montraient une certaine inquiétude, les
munitions manquaient. « Dernières munitions canon 900 Lille
pour toutes les divisions de cavalerie, télégraphiait-on de la
VI" armée à la cavalerie de la Garde. Epargnerl » Et à Marvitz;
le prince Ruprecht adressait un autre message inspiré de la même
inquiétude : u Les corps d'armée n'avancent que lentement. »
LA BATAILLE DES FLANDRES. 511
On sait déjà que le général d'Urbal avait, aussitôt installé
à Rousbrugge, pris l'oirensive de la mer à Bixschoote et
que, Grossetti s'étant avancé sur Slype, Miiry marchait de
Bixschoote sur Merckem ; le 23, la n*-' division (du 9*^ corps)
avait, dès le matin, été poussée sur Paschendaele, que la
18^ renforcerait dès le lendemain. On sait également comment
les incidens malheureux du 23 sur le front de i'Yser avaient
amené Grossetti à arrêter son mouvement oifensif. Par ailleurs,
la l"*^ division se trouva retardée du fait d'un malentendu : les
Anglais, craignant d'être découverts à leur gauche par les divi-
sions territoriales, avaient maintenu des troupes à Langemarck ;
la W division française vint se jeter dans leurs lignes ainsi
allongées : elle les traversa, mais non sans retard, pour marcher
sur Roulers. Elle put néanmoins reprendre Zonnebeke, tandis
que Mitry reconquérait Bixschoote, perdu la veille. On espérait
poursuivre, car l'armée d'Urbal s'étant, les 25,26 et 27, encore
grossie de la 18" division (du 9^ corps) et de la 31^ division (du
16^ corps), son chef n'en était que plus excité à poursuivre son
plan offensif. Après avoir songé à faire attaquer par la 31® divi-
sion au Nord-Ouest de la forêt d'Houthulst, vraie « chassie dans
son œil, » il" avait reçu des instructions conformément auxquelles
il se contenta de renforcer l'attaque du 9" corps vers Boulers.
Mais celui-ci rencontrait une assez vive résistance sur la ligne
Gravenstafel-Broodsinde. Si la gauche repoussait à Poelcappelle
une violente contre-attaque, le 90* d'infanterie ne pouvait, à
son centre, franchir le ruisseau de Stroombeek. La 7* division
anglaise, qui opéraiten liaison avec la 17^ division, rencontrait
de son côté la même résistance. Celle-ci coûtait, à la vérité,
fort cher à l'ennemi. L'Etat-Major allemand éprouvait, à cette
heure, de très graves inquiétudes que devaient nous révéler un
jour des renseignemens de source bien sûre : de corps d'armée
à corps d'armée, on se demandait des secours; l'artillerie parais-
sait sans efficacité; un échec du XXVII*' corps de réserve sur
Kruiseck mécontentait ; le soutien du XXVII® pour le lende-
main était la mission la plus importante ; mais le II® corps de
cavalerie récriminait à son tour contre le XXVII^ qui ne le sou-
tenait point : une coopération énergique de ce corps et de la
cavalerie de l'armée était demandée avec insistance. Les muni-
tions se faisaient de plus en plus rares : il n'y avait plus que
500 coups à Lille, le XXVII^ avait perdu un grand nombre
Slâ REVUE DES DEUX MONDES.
d'hommes et deux canons, le XXVP dix mitrailleuses et de nom-
breux prisonniers. Où allait-on ? Il semblait bien que l'Alle-
mand, déconcerté par l'entrée en ligne imprévue de forces fran-
çaises, fût déjà forcé d'engager ses réserves.
Le général Foch, qui, déployant une rare activité, courait
d'un quartier général à l'autre, s.'en alla conférer avec le maré-
chal ; il le trouva enchanté, plein d'ardeur et décidé à poursuivre
l'attaque. En fait, le 24, French avait lancé un ordre de reprise
d'offensive. Le 9^ corps français opérant dans la direction de
Roulers en coopération avec le l^"" corps britannique, disait en
substance l'ordre du maréchal, celui-ci avancerait dans la direc-
tion de l'Est, sa droite au Nord de la route d'Ypres-Menin, sa
gauche sur la route Zonnebeke-Moorslede. La division Rawlinson
se conformerait aux mouvemens du corps Haig et marcherait
de façon à avoir sa gauche sur la route d'Ypres-Menin dans la
direction générale Gheluwe-Werwick. Le corps de cavalerie,
ayant sous ses ordre la 3^ division de cavalerie et la 7® brigade
indienne et conservant le contact avec la droite de Rav^linson,
s'avancerait sur la ligne Le Touqumet-Werwick. La relève de
la 1''* division par la2e retarda le mouvement, mais, par ailleurs,
la vue de 1 300 cadavres allemands gisant devant son front était
faite pour encourager les Anglais; ils avancèrent, en dépit de
la résistance allemande, vers Becelaere, tandis que notre
9^ corps arrivait, par sa gauche, à 600 mètres de Poelcappelle
et, par sa droite, à 800 mètres du carrefour de Broodsinde,
à l'Est de Zonnebeke.
L'inquiétude de l'état-major allemand était au comble :
tandis que, sur l'Yser, l'inondation commençait à contrecarrer
ses projets, devant Ypres, loin d'avancer, ses troupes reculaient.
Le général de Falkenhayn, le nouveau chef d'état-major
général (car la bataille avait provoqué une crise grave dans le
haut commandement), prescrivait l'intervention énergique du
corps de cavalerie et de la brigade de landwehr : il s'agissait
de dégager l'aile gauche de l'armée. La VP armée se sentait
(( pressée par l'ennemi, sans appui duXXVlIP corps de réserve»
et devant une violente attaque des Anglais au Nord de Gomines,
von der Marwitz « engageait sa dernière réserve. »
Le général Foch, communiquant, le 26, ces nouvelles au
général d'Urbal, ajoutait qu' u il convenait de profiter sans
aucun retard de cette situation. U les communiquait de même
LA BATAILLE DES FLANDRES. 513
aux Anglais. Anglais et Français encouragés attaquaient vive-
ment, mais les Allemands inquiets n'en étaient que plus achar-
nés à se défendre, car ils frisaient le désastre. Le 1" corps
anglais, après avoir encore avancé de 800 mètres, ne put vaincre
leur résistance devant Becelaere; le 9'' corps français, de son
côté, marchait très lentement et, le soir du 26, il tenait le
front Broodsinde-Poelcappelle sans pouvoir enlever ce dernier
village. Néanmoins, on avait l'impression nette que l'ennemi
cédait lentement, mais continûment. Le soir du 26, le général
Joffre pouvait donc très légitimement féliciter et remercier le
maréchal French de son concours. Les renseignemens réunis
par nous après la bataille justitient ces félicitations; la droite
et le centre de l'armée allemande n'accusaient aucun recul,
mais il fallait bien y enregistrer des pertes cruelles ; à la gauche
c'était encore un concert de récriminations : l'attaque décidée
la veille au soir sur Zandvoorde n'avait pas réussi; les min-
nemcerfer réclamés n'étaient pas arrivés; à dix heures trente,
le XXVIP corps de réserve, — qui décidément ne donnait que
des déceptions, — n'avait pu attaquer. La IV'' armée, violem-
ment attaquée à Passchendaele, était en mauvais arroi. La
6^ division de réserve bavaroise était en toute hâte appelée de
Lille. L'artillerie allemande confessait son impuissance à réduire
l'organisation établie par les Français à Onde Kruiseik. Quant
au corps de cavalerie qui, dans la nuit, avait trop vite cru que
l'ennemi se retirait devant sa 2^ division, il lui fallait renoncer
à cette flatteuse illusion, et il savait que le malheureux
XXVIF corps de réserve, incapable d'agir, arrêtait son attaque
sur Zandvoorde.
La journée du 21 n'avait été, en fait, marquée que par des
succès du côté des Alliés. Durant la nuit du 26 au 27, le 66^ d'in-
fanterie (du O'^ corps) avait enlevé des tranchées aux Allemands
au Nord de Langemarck à gauche, et, à droite, la ll*^ division
avait brillamment emporté le moulin de Gravenstafel. Au jour,
la 7*^ division de cavalerie devait concentrer ses efforts sur
Poelcappelle, puis progresser au Nord de cette localité dans la
direction de Staden, tandis qu'à sa droite, la 31^ division, mise
à la disposition du 9*^ corps, déboucherait du ruisseau de
Strombeke, les deux divisions prenant pour objectifs, la pre-
mière Passchendaele, la seconde Pottegemsgood; enfin, à leur
droite, la 6" division de cavalerie couvrant le flanc de la
TOME XL. — 1917. 33
314 REVUE DES DEUX MONDES. *
IS** division se dirigeait sur Moorslede. Si aucun de ces objectifs,
à la vérité, n'était atteint, tous étaient, le 27, approchés, tandis
qu'à la gauche du 9" corps, le général de Mitry s'emparait de
la ferme de Grundwalt, à 500 mètres au Nord de Langemarck.
De son côté, le maréchal French, qui s'était rendu au quar-
tier général de sir Douglas Haig sous les ordres de qui il
mettait la division Rawlinson, réglait la marche de la façon
suivante : cette division du château de Zandvoorde à la route
de Menin, la 1''^ division de cette route à l'Ouest de Reutel,
la 2^ près de la route Moorslede-Zonnebeke. Les Anglais [)ro-
gressaient d'un kilomètre dans la direction de Becelaere et
occupaient le bois au Nord de cette localité, mais la division
Rawlinson soudain se trouva arrêtée, refoulée; elle perdait
Kruiseik.
Et on allait voir s'arrêter partout notre progression, puis
l'armée anglaise brusquement attaquée fléchir un instant.
Les Allemands exaspérés venaient de prendre de grandes
résolutions.
XI. — l'assaut allemand. 27 OCTOBRE-31 OCTOBRE
(( Soldats, le monde entier a les yeux fixés sur vous. Il
s'agit 77iaintenant de ne pas laisser le combat contre notre ennemi
le plus détesté et de rompre définitivement son orgueil... Le
coup décisif reste à frapper... » C'est du quartier général de
Douai que, le 26, le prince Ruprecht adresse à ses troupes ces
grandiloquentes paroles. Le général von Deimling, cependant,
croyait devoir, par des argumens moins élevés, mais plus
violens encore, relever le courage des hommes du XV^ corps :
« La percée d'Ypres serait d'une importance décisive, » mais
en outre, elle serait facile, car on n'avait à attaquer que (( des
Anglais, des Hindous, des Canadiens, des Marocains et autres
racailles de cette sorte » (le Français étant prudemment passé
sous silence). Ces ennemis étaient (( mous » (il y paraissait peu)
et se « rendaient en grande quantité partout où ils étaient
attaqués avec vigueur. » Ainsi le soldat allemand était excité
à « étonner le monde » et rassuré sur le peu de résistance que
lui offrirait la « racaille » ennemie. Et partout courait la nou-
velle que, la prise d'Ypres étant certaine. Sa Majesté viendrait
en personne assister à l'opération.
LA BATAILLE DES FLANDRES.
515
Il fallait ces coups de fouet. « Voilà trois jours que nous
nous battons, écrivait, le 26, un chasseur du 24* bataillon, il
y a 200 de nos chasseurs morts ou blessés. » Un officier du 209®
se lamente : <( Voilà dix jours et dix nuits que nous sommes
sous un terrible feu d'artillerie... Nos heures sont comptées...
Pas moyen de trouver des vivres... Ainsi, vous pensez bien que
nous n'avons plus d'espoir... » « On est mort de fatigue, » écrit
un autre soldat. La lassitude était extrême : la démoralisation
menaçait.
C'est pourquoi, ne se fiant pas aux phrases ronflantes du
prince Ruprecht pour conquérir Ypres, l'état-major allemand
avait pris toutes ses mesures. Aux corps qui déjà étaient en face
d'Ypres (XX1II% XXVP, XXV11«, XV^) s'en ajoutèrent d'autres :
le général von Fabek, groupant en un détachement d'armée
les XIII* et XIX« corps, était jeté dans la lice; le XXI" corps
arrivait du Sud ; une division d'Ersatz était glissée entre les XX V"^
et XXVll® corps de réserve, venue de Bruxelles par Gand; sur
le seul front Gheluvelt-Hollebeke (à peine 4 kilomètres) où, à
la vérité, la percée a été décidée, on a accumulé la 6^ division
bavaroise, le XV*^ corps, la 38" division de réserve, le IP corps
bavarois, d'autres troupes encore, dit-on. « Toutes ces forces,
diront les prisonniers, avaient Ypres comme objectif, et ils
livreront une proclamation du 29, disant que la prise de cette
ville devait être considérée comme d'une importance capitale.
L'Empereur était attendu à Thielt, — quartier général du duc
de Wurtemberg, — le 30. Le souverain assisterait delà au double
assaut de l'Yser et d'Ypres et pourrait, après quelques jours de
combats, entrer derrière ses braves troupes dans la dernière
ville de la Belgique conquise.
Le maréchal French écrira : u L' attaque dans le voisinage
d'Ypres (du 30 et 31) fut peut-être la plus importante et la plus
décisive. » Seulement, après avoir paru l'être au profit des
Allemands, elle allait tourner contre eux.
Le champ de bataille était cependant bien peu favorable
aux Alliés. Le saillant d'Ypres offrait une des positions les plus
scabreuses depuis que des forces importantes s'y accumulaient :
les assaillans pouvant de toutes parts y croiser leurs feux, les
défenseurs devaient faire passer leurs ravitaillemens et leurs
renforts par Ypres et de rares points de passage, copieusement
et facilement bombardés. A tout instant, les convois s'enche-
516 . REVUE DES DEUX MONDES.
vêtraient : il en résultait quelque lenteur dans leur marche.
En cas de repli force, ces inconvéniens prendraient une gravité
particulière : ils nous exposaient à un désastre.
C'est bien pourquoi le générai Focli et le maréchal French
avaient désiré porter la bataille plus avant, et on sait qu'ils s'y
essayaient lorsque l'assaut allemand se produisit. La bataille
d'Ypres est ainsi une véritable bataille de rencontre : deux offen-
sives s'y allaient heurter et presque neutraliser. Le 28, le
général d'Urbal avait prescrit à tous ses corps d'imprimer à
l'offensive une activité plus grande. A gauche, Humbert, main-
tenant, de concert avec les Belges, l'intégrité du front Nieuport-
Dixmude, attaquerait, par ailleurs, avec son '6S^ corps, dans la
direction générale Glerkem-Zarren-Thourout. Au centre, Mitry
ayant sous ses ordres ses deux divisions de cavalerie et la 87^ divi-
sion territoriale, partant du front Woumen-Langemarck, les jet-
terait sur Mangelaere et Bultehock pour refouler l'ennemi vers
la forêt d'Houthulst. A droite, Dubois, disposant non seulement
de tout son 9^ corps, mais de la 31^ division et des 6® et V divi-
sions de cavalerie, devait poursuivre l'offensive sur Staden et
Roulers dans les mêmes conditions que précédemment. A notre
droite, l'armée anglaise conservait sa mission offensive sur
Courtrai par Menin.
Les Allemands, cependant, poussaient. Les deux masses
allaient se précipiter l'une sur l'autre; mais ce sont les Anglais
qui, particulièrement assaillis, supporteront le choc dont les
Allemands attendent la percée. La nécessité de secourir nos
alliés ébranlés forcera le commandement français à prélever
sur ses forces les troupes qui permettront de rétablir la situation
et, de ce fait, il devra arrêter en partie sa propre offensive. Ce sera
le mérite des grands chefs français d'avoir su sacrifier à l'intérêt
général des succès qui, l'armée anglaise enfoncée, eussent été
d'ailleurs sans lendemain.
L'action commence dans la matinée du 29 par l'attaque
de la 1^ brigade de dragons sur Bixschoote et le cabaret de
Korteker que l'ennemi abandonne en laissant 400 morts et
blessés. Les troupes du général Dubois, plus à droite, arrivent
près de Walmoden et, à gauche, la 38*^ division (du corps Hum-
bert), franchissant l'Yser à Steenstraete et Nordschoote, atteint
par sa gauche les abords de Luyghem. Tout va bien.
Mais, à l'aube, le l*"" corps anglais a été attaqué avec une
LA BATAILLE DES FLANDRES.) 517
violence insolite à son centre, le point principal de l'engage-
ment étant à la croisée des routes, à un mille à l'Est de
Glieluvelt. L'Anglais tient d'abord bon. Devant une deuxième
attaque, la ligne anglaise doit ensuite reculer sur Reutel-Glielu-
velt, perdant 400 prisonniers et cinq mitrailleuses. Avec cette
magnifique ténacité, qualité maîtresse de l'Anglais, le général
Haig fait conlre-attaquer et regagne le terrain perdu, mais au
prix de pertes cruelles. Le soir, la ligne passait h un kilomètre
de Zonnebeke et à deux au Sud-Est de Glieluvelt et Kruiseik.
Au début de la matinée du 30, les Anglais, assaillis dans la
direction de Zandvoorde par le détachement d'armée Fabek,
furent refoulés au Nord-Est de Becelaere, tandis qu'à leur droite
leur corps de cavalerie, sous la forte pression du 11*^ corps
bavarois, cédait du terrain au Sud-Ouest d'HoUebeke et vers
Saint-Éloi. Le général Haig était donc menacé d'être débordé
sur ses deux ailes. La division Rawlinson, découverte par la
retraite de la 3^ division de cavalerie, livrait aux Allemands
la crête de Zandvoorde et la situation paraissait au général
Haig fort « sérieuse. »
Ce pendant, les troupes fran(^aises rencontraient dans la
poursuite de leur offensive la plus vive résistance.
Le général Humbert n'en progressait pas moins vers Merkem
à gauche, mais, ayant franchi le canal, il était arrêté sans pou-
voir en déboucher. Mitry, au centre, engagé dans un dur
combat, n'avançait pas : vers treize heures, une forte attaque
allemande sur Bixschoote-Steenstraete ramenait les cavaliers
de la o*" division qui, d'ailleurs, une heure après, reprenait le
terrain perdu. Quant au 9° corps (Dubois), il était, lui aussi, en
butte aux plus violentes attaques : la 18® division en repoussait
une, particulièrement forte, à Drogenogkart, progressait diffici-
lement sur Kreiberg et, par ses IT et 139« régimens d'infante-
rie, brisait un nouvel assaut à la baïonnette des troupes alle-
mandes. La n* division, arrêtée toute la journée par de durs
combats, s'emparait cependant, vers la fin du jour, de la ferme
Walemolen.
C'est alors que le général Dubois, avisé de la situation
scabreuse des Anglais qui venaient de perdre Hollebeke, prit
sur lui de leur envoyer incontinent trois bataillons de zouaves
de sa réserve qui furent dirigés sur Hooge et Hollebeke. Le
général Haig, à chaque heure plus pressé, opposait d'ailleurs
518
REVUE DES DEUX MONDES.
à ces coups un front impassible. Il donnait l'ordre de faire
l'impossible pour reprendre, avec Tappui des bataillons fran-
çais, le terrain abandonné.
On fut instruit, ce 30, à dix-sept heures, au quartier général
du général Foch, que la ligne anglaise avait fléchi au Sud-Est
d'Ypres.
Le général courut à Saint-Omer, — • quartier général de
French, — et spontanément offrit au maréchal de nouvelles
forces ; il fut entendu que tous les élémens débarqués de la
32® division seraient portés dans la région menacée; en outre,
le général Dubois dirigerait, dans la matinée du 31, une partie
de la brigade Bernard (de la 35^ division) sur Becelaere et, vers
Hollebeke, cinq bataillons, trois batteries et six escadrons sous
les ordres du général Moussy. Ces deux détachemens, contre-
attaquant ainsi sur les deux ailes du corps Haig, celui-ci pour-
rait reprendre l'offensive. D'autre part, la 32^ division atta-
querait Wytschaete et Houthem,le 9^ corps faisant son principal
effort sur sa droite.
Les Anglais, ainsi encadrés par les groupes français, devaient
engager le combat sans nous attendre. Par un malentendu, ils
restèrent inactifs. Le résultat est que l'attaque de la 32^^ divi-
sion fut arrêtée par une violente contre-offensive entre Oost-
taverne et Hollebeke, que le général Bernard, à gauche du
1" corps anglais, fut empêché de progresser, et que le général
Moussy ne put que couvrir l'extrème-droite du général Haig. Le
1" corps anglais, assailli avec plus de violence encore que la
veille, perdait défi^iitivement Hollebeke et Zandvoorde, puis
Gheluvelt à sa gauche, Messines à sa droite. Dans la matinée
du 31, le corps Haig était rejeté à un kilomètre Est de Hooge et
de Klein-Zillebeke. «Après plusieurs attaques et contre-attaques
dans le cours de la matinée, écrit French, le long de la route
Menin-Ypres, une nouvelle attaque fut menée très vigoureuse-
ment par l'ennemi et la ligne de la /'^° division fut brisée. » Le ,
pis était que le brusque arrêt de celle-ci exposant la gauche de
la 7^ division (Rawlinson), un régiment entier, le Royal Scott
Fusiliers, était cerné. Le bombardement se faisait effroyable
non seulement sur la ligne, mais en arrière : le général com-
mandant la l"""^ division était ainsi blessé, et cinq de ses officiers
tués dans son quartier général ; le général commandant la
2® division était également atteint.
LÀ BATAILLE DES FLANDRES. S19
Le maréchal s'était porté à Hooge vers deux heures de l'après-
midi avec le général Haig. C'était, écrit-il, « le moment le plus
critique de tous ceux que nous eûmes à travei^se?' pendant cette
grande bataille. » Anxieux, tourmenté, il songeait à abandonner
Ypres et, sachant Foch à Vlamertinghe, s'y rendit.
Xn. — LE RÉTABLISSEMENT
Le maréchal French envisageait nettement la perspective
d'un repli à l'Ouest d'Ypres. L'attaque allemande, non seulement
dénotait le dessein arrêté de percer, mais décelait la présence
de forces très supérieures du côté de l'ennemi. Il était peu dou-
teux que celui-ci poursuivrait le lendemain ses avantages. Or,
au cours des deux jours précédens, l'armée anglaise avait fait
des pertes cruelles : on pouvait craindre qu'elle ne fût plus
capable de tenir sa ligne maintenant bien démantelée. La
situation du saillant d'Ypres, que je résumais tout à l'heure,
apparaissait clairement au maréchal avec tous ses inconvéniens.
Attaqué à droite et à gauche, le général Haig était exposé à un
désastre. Dans ces conjonctures et instruit formellement que
l'ennemi se renforçait, le maréchal était résolu au repli lors-
qu'il arriva à Vlamertinghe, poste de commandement du géné-
ral d'Urbal, où Foch venait de se rendre.
Celui-ci restait dans son rôle de coordinateur de la bataille.
En suivant de son œil si vif les péripéties, il ne perdait jamais
cette belle humeur un peu ironique qu'on lui avait vu, — sur
les hauteurs de la Marne, — opposer à la fortune un instant
adverse. Car déjà il était autorisé à dire qu'il en avait vu bien
d'autres. Plein d'un sang-froid qui s'alimentait d'optimisme, il
ne prenait rien au tragique, prenant d'ailleurs tout au sérieux.
De son quartier général de Cassel, il surveillait, des dunes de
Nieuport aux rives de la Somme, une énorme bataille qui, en
raison même de cette énormité, lui permettait de planer, par-
tant, de donner à chaque incident sa valeur exacte, d'en aper-
cevoir les répercussions, d'en tirer les conclusions. Actif comme
un jeune colonel, on le voyait courir, depuis trois semaines, les
quartiers généraux, — de celui deCastelnau à celui du roi Albert
et (( chez French, » ainsi qu'il disait comme « chez Maud'huy, »
ou (c chez d'Urbal, » souriant d'une façon un peu énigmatique
sous sa grosse moustache grise, tout en mâchonnant son éternel
520 REVUE DES DE( X MONDES.
cigare, écoutant parler, l'œil vif, brillant, malin, parlant à son
tour par formules brèves, pittoresques, saisissantes, sachant en
quatre phrases faire éclater la vérité et faisant accepter toutes
les vérités, — même les désagréables, au besoin par un amical
coup de coude et surtout par une si évidente, si sincère, si
communicative cordialité que, du jeune roi des Belges au vieux
maréchal anglais, personne ne lui avait pu résister.
Lui jugeait, le 31 au soir, la situation sérieuse; il ne la
jugeait pas du tout désespérée. On était à Ypres : du diable
s'il savait comment on avait été amené à faire de cette ville un
de ces lieux sacrés qu'il faut, même en y engouffrant batail-
lons, régimens, divisions, sauver et garder. Ypres était cela
cependant, comme plus tard sera Verdun. On ne devait à
aucun prix abandonner Ypres, sans quoi les Allemands enivrés
ne connaîtraient plus d'obstacles. D'ailleurs, si les inconvéniens
du saillant lui apparaissaient aussi clairement qu'à French, il
lui apparaissait aussi que, opéré sous la pression ennemie, le
repli pourrait précisément y tourner au désastre.
Il était allé voir d'Urbal à son poste de commandement de Vla-
mertinghe et le général Dubois l'y avait rejoint, venant d'Ypres,
confirmer la perte de Gheluvelt qui achevait de briser le front
anglais. Le maréchal French y arriva à son tour, plein de sa
résolution de repli. Il y eut un débat émouvant dans sa cordia-
lité. Comme enfin le maréchal, après avoir exprimé les plus
nobles sentimens, paraissait disposé à se rendre aux instances
de Foch, celui-ci, sur sa requête, griffonna sur un morceau de
papier une note qui, je l'espère, sera un jour publiée, — recto et
verso. — Car le maréchal la saisissant et l'ayant lue rapide-
ment, se contenta de la contresigner au verso et, avec un beau
mépris des mesquins amours-propres, l'envoya telle quelle au
général Haig avec ordre d'exécuter.
Le général Haig était homme à comprendre toute résolu-
tion énergique; aussi bien, avant même qu'il en eût reçu l'ordre
formel, il avait commencé à réagir très fortement. Ordonnant
de tenir à tout prix sur la ligne Fregenberg-Westhoek, il
faisait canonner sévèrement l'ennemi et, soudain, jetait des
bataillons à l'assaut de Gheluvelt. Le 2« régiment Worcester-
shire fut magnifique à cet assaut. Nos troupes ne le furent pas
moins. Dans une lettre qui lui fait grand honneur, le général
Haig signalait l'aide efUcace que lui avait prêtée le 32^ régiment
LA BATAILLE DES FLANDRES 521
d'infanterie, — comme un peu plus tard le 4" zouaves : « Les
troupes anglaises et françaises, écrit-il, combattirent côte à côte
sous le commandement de l'officier le plus élevé en grade, ^?i
union si étroite qu elles ne tardèrent pas à se trouver complète-
ment mélangées. » Onze bataillons français prenaient part à la
contre-attaque anglaise sur tout le front en cause. A trois
heures, Gheluvelt était repris à la baïonnette^ puis Messines.
Rentré à Cassel, le général Foch y avait reçu la visite du
général Wilson, chef d'état-major de l'armée britannique. De
cette conférence était sortie une série de décisions que le géné-
ral Foch avait condensées en une note empreinte de la plus
grande énergie. Le 1" corps et la division Rawlinson s'organi-
seraient solidement depuis la droite du 9'' corps (croisée du
chemin à un kilomètre Est du carrefour de la route de Passchen-
daele-Becelaere et le chemin de Zonnebeke-Moorslede), jusqu'à
Klein-Zillebeke. A sa gauche, le 9^ corps attaquerait en prenant
sa direction sur Becelaere et à l'Est, et, à sa 'droite, les troupes
françaises prélevées sur l'armée d'Urbal prendraient l'olîensive
sur le front Saint-Eloi-Wytschaete sur Hollebeke. Des troupes
françaises nouvelles (quatre bataillons et plusieurs autres
bataillons et batteries) arriveraient dans la matinée en renfort.
Et satisfait, probablement, et rassuré plus encore par la
bonne entente qu'il avait constatée entre les chefs alliés, le
général Foch écrivait : « La situation parait très favorable, le
gros effort fait par l'ennemi depuis deux jours n'ayant produit
aucun résultat. »
xni. — l'emperkur attend
Il fallait l'imperturbable optimisme du général Foch pour
envisager ainsi la situation.
La volonté de l'adversaire de percer à tout prix s'était mani-
festée nettement, et il continuait à accumuler troupes sur
troupes pour y arriver. Il avait amené successivement sur le
champ de bataille la XXV« division hessoise, la XXVI^ division
wurtembergeoise, la VP division de réserve bavaroise, les V^
et XV^ corps, la l""® division de la Garde et le II« corps bavarois,
soit sur le seul front d'Ypres la valeur de cinq corps d'armée,
et il se préparait, avec cette masse de magnifiques troupes
fraîches, à mener, de Becelaere à la Douve, un nouvel assaut.
S22
REVUE DES DEUX MONDES.
Le général Foch,à la vérité, se rassurait à la pensée des ren-
forts que venait de lui envoyer le général en chef Joffre. Celui-ci
ne perdait pas un instant de vue le champ de bataille des
Flandres, dégarnissant, sans hésiter, les fronts moins menacés
pour nourrir la bataille du Nord. C'était, le jour du 31, la belle
division Lanquetot — la 43^ (du 21^ corps) — et particulièrement
cette brigade OUeris, formée de quatre bataillons de chas-
seurs des Vosges l^"", 3®, 10" et 31®, la fameuse brigade bleue
qui, aussitôt débarquée, était mise à la disposition du détache-
ment Woillemont à la droite du général Haig, le reste de la
division restant à Vlamertinghe, en réserve. Mais Foch compte
encore voir sous peu débarquer la 39^ division, puis la 11% les
deux divisions de ce 20" corps que naguère lui-même comman-
dait devant Nancy. Cet afflux de solides soldats des deux porps
lorrains est bien fait, en effet, pour rassurer l'ancien chef
du corps de fer. Il attend donc de pied ferme l'ennemi, ce matin
du l""" novembre, et sa confiance est partagée par tous les chefs
français et anglais.
Mais la confiance et la résolution ne sont certainement pas
moindres de l'autre côté. Tandis que Bavarois, Hessois, Wur-
tembergex)is, Prussiens, — et la Garde même, — s'apprêtent à
de nouveaux assauts, un hôte illustre est apparu en Flandre :
l'Empereur arrive à Thielt le 1®'' novembre, vers trois heures
de l'après-midi. Très logiquement, le grand quartier général
français, instruit assez vite de cette présence auguste sur le
front adverse, ,en induit qu'il va se passer quelque chose de
sérieux. De Thielt, Guillaume II se rend au IV*' corps de cava-
lerie à Œlbeke, et, pendant cinq jours, l'Empereur attendra le
moment de faire, derrière ses « incomparables troupes, » son
entrée à Ypres, — ^ en attendant Calais.
Il faut ce cordial aux « incomparables troupes. » Elles ont
fait, dans les deux jours précédons, des pertes considérables.
« Voilà, écrit un soldat du 237" en son carnet, voilà notre
compagnie (250 hommes alors) réduite à 87 hommes : tous les
autres sont blessés ou morts... Mais si cela dure huit jours,
plus un seul homme ne restera. » Un rapport d'officier dit :
« Le régiment n'a pu mettre en ligne ce jour (l^*" novembre)
que 350 hommes... Les deux seuls officiers présens n'ont pu se
mettre en liaison à cause du feu des ennemis... Il est très pro-
blématique que je puisse tenir à cause du manque de chefs. »
LA BATAILLE DES FLANDRES.! 523
Foch se clouté bien que, « s'il pleut dans son camp, il pleut
dans l'autre. » Il entend qu'on ne se laisse pas de nouveau
« pincer à la taille. » Il a ordonné derechef l'ofïensive, et
d'Urbal, de la mer à la Douve, l'a organisée. « La bataille déci-
sive est engagée sur tout notre front, écrit le commandant de
l'armée de Belgique ; il importe de la mener à bien eyi agissant
partout avec la plus extrême vigueur ; » et il assigne de nouveau
à chacun sa tâche : le général Taverna, avec sa 32'^ division,
attaquera sur Houthem pour agir sur le tlanc de l'ennemi
qui attaque Klein-Zillebeke ; à sa gauche, le général Hum-
bert continuera à agir sur Klerkem-Zarren et fera déboucher
une nouvelle attaque dans la direction de Woumen, et, à sa
droite, le groupement Dubois agira olTensivement sur tout
son front, en lançant une forte attaque dans la région de
Zonnebeke, dans la direction de Becelaere, — les autres
groupes français restant au Sud-Est d'Ypres à la disposition du
général Haig.
Pendant la nuit du 31 octobre au 1'"'' novembre, les Anglais
avaient essuyé de nouvelles attaques. Au matin, la cavalerie
anglaise, fatiguée par cette terrible nuit, recula fortement, per-
dant Wytschaele et derechef Messines. C'était la crête entre les
mains de l'ennemi. En même temps, le l*''" corps abandonnait
les débouchés du bois du Polygone et de Klein-Zillebeke, à
leur gauche.
Il fut décidé que les troupes du 9^ corps interviendraient. La
32« division se jette sur Wytschaete qu'elle reconquiert, Mes-
sines restant aux mains de l'ennemi. Le front passe alors par
les abords Ouest de Gheluvelt, Est de Klein-Zillebeke, par
Wytschaete reconquis et les abords Ouest de Messines perdus.
Le 9^ corps relève complètement sur un secteur de 1 500 mètres
de ce front les troupes anglaises. Les troupes françaises s'étaient,
pendant cette journée, partout maintenues sur leurs positions,
— sans plus.
La bataille restait indécise ; elle avait atteint dans la journée,
sur dix points, un degré de violence inouïe. Tout était encore en
suspens, maison pouvait craindre un renforcement de l'ennemi.
Car, complètement déçu à cette heure par l'inondation de la
région de l'Yser, il faisait glisser vers le Sud une partie des
troupes de cette région. D'autre part, l'enchevêtrement des
troupes alliées qui était extrême faisait redouter quelque confur
524
REVUE DES DEUX MONDES.
sion. Et peut-être est-il nécessaire, pour notre propre intelli-
gence, de jeter un coup d'œil rapide sur le frpnt tel que l'avaient
fait les derniers combats, au matin du 2 novembre.
Le général Conneau, — commandant le 1" corps de cava-
lerie français, — qui se relie à sa droite au 3* corps anglais,
est entre la Douve et Messines, où il doit attaquer. A sa gauche,
c'est la 39^ division, qui, elle, a pour mission d'attaquer sui
l'axe moulin de Spanbrok-Messines. Puis vient le détachement
Ferrand, qui doit s'emparer de la croupe de VEnfer, entre Mes-
sines et Wytschaete. Le groupement du général Bouchez suit,
qui a ordre de reprendre la route de Saint-Eloi <à Messines.
Puis vient, toujours de droite à gauche, le détachement
Moussy, qui a attaqué Ilollebeke et le château à l'Ouest.
Là commence le secteur de combat du 1^' corps anglais. A la
gauche de celui-ci, le détachement du général Bernard, qui,
grossi, passe sous les ordres du général Vidal, le 9^ corps,
ayant à sa droite le détachement Vidal, à sa gauche la 7^ divi-
sion de cavalerie, puis le groupe Mitry. Le général Humbert
lient toujours la gauche de l'armée avec le même objectif; la
42^ division, n'ayant plus à défendre, — sauf à Nieuport et à
Dixmude, — la ligne de l'Yser couverte par l'inondation, a
glissé tout entière, sauf le détachement de Nieuport, vers le
Sud et lie son action à celle de la 38*^, sous les ordres supé-
rieurs du général Humbert. Le mot d'ordre général continue
à être : Offensive.
Le corps Conneau parut d'abord refouler l'ennemi : il
gagnait du terrain dans la vallée de la Douve, lorsqu'il fut
arrêté au Sud-Est de Messines. La 39* division l'était, de son
côté, devant le moulin de Spanbrok, par l'artillerie allemande
installée sur la croupe de l'Enfer. Le général Bouchez était, ce-
pendant, attaqué très violemment par des colonnes venant du
Nord de Wytschaete. Le groupe de chasseurs du général Olleris,
sous cette attaque, dut céder du terrain jusqu'à Kappellerie.
Le général Moussy, plus heureux, dégageait les abords du parc
du château d'Hollebeke ; mais le 1^'" corps anglais était refoulé
de ses positions au Nord de Gheluvelt. La Garde prussienne
donnait, — attaquant furieusement, — et la situation devenait
de nouveau critique.
Heureusement, à gauche du champ de bataille, notre offen-
sive progressait sur tous les points. La 42'= division avait atteint
LA baTaîlle Des Flandres. S25
les abords du château de Woumen, la 89'^ division territoriale
occupé le bois de la Canardière, la 38^ division abordé Luyghem
et Merkem, et une mêlée très vive s'était engeagée devant
Bixschoote où l'ennemi avait fortifié sa situation. Bataille
acharnée, sanglante, mais nécessaire, car elle relient au Sud-
Est de Dixmude les forces allemandes qui pourraient, sans cette
diversion, se porter au Sud-Est d'Ypres et y consommer la
défaite.
C'est qu'au Sud-Est d'Ypres, les choses ne semblaient
guère s'arranger pour nous : vers midi, les Alliés perdaient
Wytschaete, derechef, et, les Anglais cédant du terrain à l'Est
de Gheluvolt, Ypres semblait de nouveau très menacé. Le
général Vidal renforcé accentuait, à la vérité, son offensive, à
la droite du 9*^ corps, et s'emparait de Veldhok et l'ennemi
u donnait des signes de lassitude : » « Courage! Confiance I )>
c'étaient les mots qui couraient. <( Ne lui laisser ni trêve, ni
merci, » écrivait le soir du 2 le général d'Urbal à ses lieutenans.
On reprend donc l'offensive le 3 au matin, en engageant le
reste de la 43^ division (Lanquetot), dernière réserve d'infan-
terie.
On pouâse en avant, dès l'aube du 3, Moussy sur HoUebeke
qu'il atteint, Olleris sur le château d'Hollebeke, Bouchez sur la
route de Saint-Eloi à Messines. On ne progresse guère, mais
le choc arrête l'Allemand. Et au Nord, sur le front du 32^ corps
(Humbert), l'ennemi, solidement accroché, ne peut détacher
vers le Sud une seule de ses unités.
Il est d'autant plus accroché qu'il s'est juré de prendre
Dixmude et n'y parvient pas, car l'amiral y reste embossé; c'est
un roc de son pays de Bretagne que ce marin. Le 1^'', on a sur-
pris la dépêche de la VP armée à la IV^ : « Attaque VI^ armée
avec toutes forces sur Dixmude demandée, » et Dixmude pré-
venu a, une fois de plus, le 2, rejeté l'assaillant. Bien plus,
l'amiral a attaqué, le 3, en avant de sa place, avec ses u pompons
rouges » en liaison avec la 42*^ division et infligé de fortes pertes
à l'ennemi. Des prisonniers paraissent découragés. L'Empereur
est toujours, disent-ils, sur le front : il attend. Mais l'Yser
commence a devenir aussi exécrable aux yeux de ses troupes
que le sera un jour Verdun, et les Belges ont montré aux Alle-
mands qu'ils étaient reconstitués, en leur reprenant tout à fait
au Nord Lombaerlzyde, tandis que le général Humbert immo-
526 REVUE DES DEUX MONDES.i
bilise dans la région de Glerkem-Woumen des corps allemands
qui seraient bien utiles au Sud. On aimerait retracer avec plus
de détails cette bataille acharnée d'entre Yser et Ypres où, avec
une opiniâtreté inlassable, Humbert continue, recommence,
s'entête : la 42^ division en particulier y conquérait une gloire
qu'elle n'a fait qu'augmenter depuis. Ses soldats trouvaient
des émules dans les fusiliers marins qui, au dernier degré de
la fatigue, tiendront bon avec leurs « moricauds » (les Séné-
galais) jusqu'au 40, jour où se jetant sur Dixmude avec des
forces dix fois supérieures, les Allemands repousseront enfin
sur la rive gauche ces marins épiques et leur chef qui, tout
frémissant encore, mais plein de sang-froid, ne se retirera qu'en
coupant derrière lui les ponts et en transportant sur l'autre rive
la même défense, fortifiée de la même vertu.
Du 5 au 10, de ce Dixmude, désormais immortel, amas de
ruines lorsque les Allemands s'en emparent, au château de
Woumen contre lequel s'acharne la 42^ et aux abords de
Bixschoote où Mitry mène sa bataille, les troupes du Nord rem-
plissent leur mission : elles occupent l'ennemi.
Cependant, au Sud, la première bataille d'Ypres se ter-
minait.
Le 3, c'était, à l'aile droite de la bataille, le général Mazel,
à la tête d'un nouveau détachement (1'® brigade de. cavalerie,
de l'artillerie et les cyclistes des l''®et 2*' divisions de cavalerie)
qui se battait avec acharnement à droite du 16^ corps dans la
direction de Garde-Dieu-Gomines et sur la croupe de l'Enfer,
— combats d'une àpreté singulière, — attaques, contre-attaques
autour de Wytschaete,que reprend enfin la i3^ division. Sur le
front anglais, on cède, on reprend du terrain, mais, dans l'un
ou l'autre cas, on intlige à l'Allemand des pertes dont on voit
bientôt les effets, Gar, même en engageant toutes ses réserves
l'adversaire montre une fatigue croissante. La bataille, en
quelque sorte, s affaisse. Sur certains points, il y a encore de
violens corps à corps, mais il semble bien que Le grand coup
lente sur Ypres a échoué.
Le 5, l'empereur Guillaume II, déçu, quitte les Flandres, et
la presse allemande affirme que jamais on n'a pensé aller à
G liais.
Le général Joffre est donc autorisé à envoyer au général
Foch de chaudes félicitations : « Les opérations entreprises
LA BATAILLE DES FLANDRES. 527
SOUS votre direction ont complètement déjoue la manœuvre de
l'ennemi et enrayé son mouvement ofTensif sur Ypres, malgré
les forces accumulées par lui dans cette région. »
A la vérité, les troupes alliées étaient elles-mêmes à bout de
forces. Il fallait qu'elles se reconstituassent. Il leur était difficile
pour l'heure de reprendre une offensive sérieuse. L'ennemi lui
aussi soufflait : il était fort déconfit. En vain écrivait-on aux
officiers : « Il faudra répéter aux soldats que les Français sont
lassés du combat et que nous n'avons pas à regretter nos pertes
si nous atteignons le but indiqué. » C'était presque un aveu de
défaite. Les soldats allemands à qui il fallait (( répéter » que
l'ennemi est las, sont donc eu.x-mèmes bien las. En tout cas,
l'Empereur est déjà loin.
Le 6 novembre, le général d'Urbal adressait aux troupes de
son armée l'ordre suivant :
« Soldats, la lutte qui se poursuit, opiniâtre, depuis quinze
jours, a brisé l'ollensive d'un ennemi qui se flattait d^avoir
raison de votre vaillance. Il sait maintenant ce qu'il en coûte
de se mesurer avec vous et ne lutte plus que pour masquer
l'échec définitif de ses plans.
« Je connais vos fatigues. Vous avez, au cours de ces rudes
journées, fourni des eiîorts considérables. Je vous en deman-
derai d'autres pour achever ce que nous avons entrepris. Ils ne
seront pas au-dessus de voire courage et de votre amour du
paysr »
XIV. — l'effort suprême des allemands
6-15 novembre.
La bataille des Flandres semblait perdre de son importance.
D'une part, il paraissait — le départ de l'Empereur en était
une preuve — que la fameuse « bataille pour Calais » si
imprudemment célébrée par la presse allemande, était au moins
ajournée. D'autre part, nous avions pu, de notre côté, constater
que l'ennemi — depuis Irois semaines maintenant installé en
Flandre — y avait organisé une ligne défensive telle que
l'espoir d'une offensive sur Gourtrai, Gand et Bruges nous était
momentanément interdit. I*ar ailleurs, la petite avance faite par
les Allemands à l'Est d'Ypres suffisait à rendre plus difficile
même une simple attaque sur Roulers. Il ne paraissait plus
528 REVUE DES DEUX MONDES.'
possible de réaliser dans cette région la supériorité de moyens
suffisante pour assurer le succès de l'offensive projetée. Or cer-
tains embarquemens et prélèvemcns opérés par l'ennemi sem-
blaient présager un nouvel elfort sur une autre partie du front.
Il y avait donc lieu de reconstituer les réserves d'armée qui
avaient été dirigées vers le Nord de manière à pouvoir enrayer,
si possible, dès qu'elle se produiraient^ les tentatives ennemies
jusqu'au jour prochain où la situation des munitions nous
permettrait de prendre énergiquement l'offensive dans des
régions convenablement choisies. Fochse devait donc désormais
contenter de maintenir l'inviolabilité de son front.
Mais pour la maintenir, il paraissait à Foch qu'il ne pouvait
suffire de coucher sur ses positions. Il importait, si nous
devions nous installer sur le saillant d'Ypres, que celui-ci « prit
de l'air, » suivant la formule consacrée, au Nord et au Sud,
pour qu'on ne fût plus (( pincé à la taille, » selon la pittoresque
expression du chef. « Porter les deux ailes en avant, tout en
attaquant au centre, écrit un témoin autorisé, telle fut l'idée
directrice de la seconde bataille d'Ypres. »
De son côté, l'ennemi, s'il avait renoncé aux grands
espoirs, n'entendait point se résigner à nous laisser nous
installer, à plus forte raison nous arrondir, sur ce morceau de
Flandre arraché à sa convoitise. Les forces jadis accumulées,
mais bien affaiblies par les terribles combats de la fin d'octobre
et du début de novembre, étaient de nouveau grossies. La Garde
qui n'avait été jusque-là engagée que par une de ses brigades
au Nord de la Lys, y envoie d'autres unités et le général von
Plettenberg, son commandant, s'installe le 9 en Flandre. Arrêté
à une lieue seulement d'Ypres, à moitié maître de la crête
Zillebeke-Wytschaete-Messines qui domine la ville au Sud-Est,
il espère encore, sans attaque de grande envergure, faire tomber
l'une après l'autre les positions si vaillamment défendues.
Enfin, pour nous empêcher de nous installer, une formidable
canonnade, presque continue, marquera jusqu'au 10 que la
bataille n'est point finie. Le 10, elle se réveillera.
Un Foch, un d'Urbal, ne se résignent point à attendre, pour
agir, que l'ennemi les provoque. Dès le 6, des instructions
sont données aux commandans de corps en vue d'une reprise
d'attaques sur diffërens points. L'aile droite de l'armée de Bel-
gique, maintenant constituée par le 1" corps de cavalerie et le
LA BATAILLE DES FLANDRES. 529
16' corps, opérera dans la direction générale Houthem. L'aile
gauche qui reste formée par le 32^ corps (Humbert) et par les
élémens qui y sont rattachés, attaquera, sans se lasser, dans la
direction de Clerkem. Dès le 6, la 77" brigade du 16® corps se
jetait sur le moulin de Spanbrock et le carrefour de Kruistraat.
Mais l'ennemi ayant pu pénétrer par infiltration entre Saint-Eloi
et Vormizeele, le général Moussy dut se replier jusqu'à la crête
au Sud de Zillebeke : le 32® corps, opérant du côté de la forêt
d'HouthuIst, avança peu. En revanche, deux attaques alle-
mandes dans la région de Bixschoote étaient repoussées avec
des pertes cruelles que révélait, quelques jours après, un docu-
ment trouvé sur un lieutenant du 2*^ d'infanterie.
Le 7, dès le matin, le générai Moussy réoccupait la rive
Nord du canal au Sud de Zillebeke ; le général Bouchez progres-
sait vers Wystchaete, le général Lanquetot sur Kruistraat, et le
9® corps repoussait une violente attaque au Sud dePoelcappelle.
Le 8, le général Taverna assaillait l'hospice de Wystchaete et le
carrefour de Kruistraat ; le général Moussy perdait et reprenait
le château d'Hollebeke sous une pluie de gros obus. Les Alle-
mands essayent le lendemain de le ressaisir ; ils sont arrêtés
devant la ferme Eickhofï; il se livre autour de cette ferme un
combat acharné; elle est, par le groupe OUeris, prise, perdue,
reprise, reperdue, — et encore reprise par le 160®. Ce sont de
ces mêlées, — au sens exact du mot, — où on se dispute un amas
de pierres, vingt mètres de terrain, un mamelon, un chemin
de terre, les débris d'une ferme : ce sera la fin des grandes
batailles de cette guerre lorsqu'elles n'auront pas permis au
vainqueur de marcher plus avant.
Le 9, cependant, on a l'impression très nette que la bataille
va, pour un jour du moins, se réveiller. L'ennemi parait avoir
repris du mordant. L'artillerie semble renforcée dans la région
d'HouthuIst : elle ne cesse de canonner. D'autre part, dans la
région de Zillebeke, Sud-Est d'Ypres, tout proche, la brigade
Olleris est attaquée avec une grande violence et doit ccder sous
menace d'enveloppement; il faut lui envoyer des renforts pris
au détachement Vidal; on contre-attaque, on arrête l'offensive
commençante. Le général Lanquetot progresse vers le moulin
de Spanbroke; mais vers Passchendaele,enrévanthe,sur le front
du 9' corps, l'ennemi semble faire des travaux d'approche.
Partout les assauts se font plus violens. Les fusiliers marins
TOME XL. — 1917. 34
530
REVUE DES DEUX MONDES.
ont dû abandonner Dixmude et le 32^ corps reculer devant des
forces supe'rieures, derrière le canal. Langemarck, Poelcappelle
sont également attaqués.
Sans se déconcerter, Foch poursuit son idée de rectification
de son front : il compte engager la 11^ division (du 20*= corps)
au Sud-Est d'Ypres pour progresser sur la ligne Ilollebeke-Mes-
sines. Mais il n'en a pas le temps : l'attaque allemande^ — la
suprême attaque, — se déclenche.
Une nouvelle division de la Garde a été, secrètement et très
rapidement, transportée de la région d'Arras. On escompte ainsi
un effet décisif ; l'Empereur a fait savoir — d'un peu loin — à
ses fidèles soldats qu'il compte sur eux pour réussir là où les
autres ont échoué. On espère enfoncer le front anglais.
L'assaut parut cependant se produire, très violent, surtout
à notre gauche. Le ca-»;ial, tenu par la 38^ division, est attaqué
par des forces supe'rieures : l'ennemi le franchit devant Poesele.
La bataille continue le 1 1 sur Drie Grachten ; l'ennemi s'insinue
sur la digue entre Poesele et Drie.
Mais ce n'est qu'une diversion : la véritable offensive est
— toujours — sur le front tout voisin d'Ypres. Le général
Lanquetot, très violemment assailli le 10, entre Hollebeke et
Saint-Eloi, a dû céder du terrain. On cède devant Wytschaete,
on cède devant la ferme Hollande. On constate à ces iléchisse-
mens combien nos troupes sont maintenant fatiguées.
L'attaque se produisait plus violente encore peut-être sur la
ligne anglaise où « le général Haig tenait son front avec une
merveilleuse opiniâtreté. » Ce front cependant fléchit encore
le 12 à Broodsinde et au Nord-Ouest de Kapellerie. Mais Foch
obtenait de nouveaux renforts du grand quartier général : il
en étayait les Anglais. « Le général Foch, écrira le maréchal,
a fait les plus extraordinaires efforts pour apporter tout le
soutien qu'il lui était possible d'apporter.
Ce furent d'âpres luttes, où l'ennemi — particulièrement la
Garde — dut être durement éprouvé. Si on avait cédé, c'avait
été après de tels combats qu'ils brisaient le grand effort adverse.
Les régimens de la Garde engagés — 1^'' et 2*^ régiments à pied, le
régiment Kaiser Franz, le régiment Kônigin Augusta — avaient
été, au Nord de Gheluvelt et entre Zonnebekeet Passchendaele,
si étrillés, qu'ils en restaient pantelans. Par ailleurs, tel régi-
ment — le 19^ de réserve, du Y" corps de réserve — avait été,
LA BATAIBLE DES FLANDRES. 531
dans la région de Poelcappolle, presque complètement anéanti :
(( Le 10, écrivait un des soldats, nous avons lancé un assaut
où presque tout le bataillon a été nettoyé. Dans ma compagnie,
en une heure, tout est tombé, sauf un officier et 50 hommes. »
Le 13, la pluie se mit à tomber; les tranchées se remplis-
saient d'eau. De part et d'autre, on éprouvait le sentiment,
e.xprimé par un soldat, — cependant bien courageux, — de
notre 66^ d'infanterie : <( Quel enfer! quel cauchemar ! écrit-il le
14. Nous sommes prêts à sacrifier notre vie, mais les balles et
les obus ne sont rien à côté de l'eau. »
Le temps, à la vérité, se gâtait de jour en jour et le coup de
surprise tenté par les Allemands était manqué : la Garde s'y
était crevée. Il n'est donc pas étonnant que, le 13, tout parût se
calmer. Le 12 avait été pour l'ennemi une mauvaise journée.
Le 32® corps renforcé de régimens belges (10 bataillons) avait
repoussé toutes les tentatives faites "par les Allemands pour
franchir l'Yser à Dixmude. Par ailleurs, l'ennemi était, le
même jour, rejeté de l'autre côté du canal; il ne gardait sur
la rive gauche que cette Maison du Passeur,^uio\\v de laquelle,
les semailles suivantes, les deux partis allaient s'acharner. Le
13, encore, la 18° division reprenait le carrefour de Brood-
sinde; le 14,1e 15, on repoussait deux attaques faites pour le
reprendre, — et on les repoussait « facilement. » L'ennemi
manifestement défaillait : le général Olleris faisait, le 14, pri-
sonnier tout ce qui restait d'un bataillon de 1 000 hommes.
On ne songeait plus qu'à s'organiser sur les positions main-
tenues ou reconquises. On organisait les secteurs, les Anglais
abandonnant le front d'Ypres à l'armée de Belgique devenue
8^ armée. L'ennemi semblait abandonner l'idée d'enlever la
ville et, par là, renoncer à son plan de déborder notre aile
gauche. Le 17, certains prisonniers affirmaient bien encore
qu'avant de s'avouer vaincus, leurs compatriotes tenteraient
un grand coup. Ces gens retardaient; la seule opération —
coup de queue du requin saigné — était l'eiTroyable bombar-
dement de la charmante cité. N'ayant pu crever nos lignes,
l'ennemi, suivant la barbare et inepte coutume inaugurée à
Reims après la défaite de la Marne, crevait les monumens pré-
cieux au regard tout ensemble de la foi, de l'art et de l'histoire.
Les Allemands, n'ayant pu entrer à Ypres, l'incendiaient. Et
c'était bien le plus formel aveu de défaite. La cathédrale Saint-
532 REVUE DES DEUX MONDES.
Martin, les maisons des corporations, les magnifiques Halles en
flammes où une compagnie de notre glorieux 3" chasseurs se
jetait courageusement pour en sauver les trésors, payaient pour
dix corps allemands déconfits, une partie de la Garde déci-
mée, l'Empereur humilié, et la ruine d'une ville exquise pour
celle des plus ambitieuses espérances.
LES RÉSULTATS
Sans doute, la bataille des Flandres se terminait-elle —
apparemment — en bataille indécise. Chacun — ou à peu près
— couchait sur ses positions, situation très différente de celle
qui, après la Marne, ne s'entrevoyait point seulement, mais
nettement s'accusait par la retraite générale et précipitée du
vaincu. Évidemment nous avions primitivement pensé, si nous
ne nous heurtions à des forces très supérieures, entrer en
Flandre, y seèourir, s'il en était temps, l'armée belge et, si elle
n'avait pu nous attendre entre Anvers et Gand, l'y ramener.
Pourquoi ne pas proclamer des espérances qui, à la vérité, furent
déçues, mais qui dénotent chez les cliefs militaires de l'Entente'
tout ensemble une initiative hardie et une loyauté parfaite vis-
à-vis des Belges attaqués?
Anvers tomba trop tôt et l'armée belge quitta la place dans
un tel état qu'on ne pouvait se contenter de l'appuyer. On ne
pouvait même pas à ce moment se jeter en avant pour la
recueillir. Il y fallait de bien autres forces que celles qui —
dans la première quinzaine d'octobre — se trouvaient au Nord
de la Lys. Le transport des trois corps anglais, puis des pre-
mières divisions françaises, l'établissement de la ligne de
bataille de l'armée britannique, la constitution d'une armée
française de Belgique demandaient quelque temps et, pendant
ce temps, l'adversaire avait eu celui de porter en avant, avec
les forces qui avaient fait tomber Anvers, les nouveaux corps
destinés à écraser la résistance que les armées alliées lui pou-
vaient opposer de la Lys à la mer.
Dès lors, l'offensive préparée par Foch, en attendant qu'on
la put reprendre, devait, suivant l'expression même du général,
se changer en u parade. » Une masse nous assaillait dont il
fallait repousser l'assaut, multiple, énorme, enragé, depuis
Nieuport jusqu'au Sud d'Ypres. Nul n'ignorait que, dans cette
LA BATAILLE DES FLANDRES. 533
seconde quinzaine d'octobre, toute l'espérance de l'Allemagne
reposait sur ces corps, — vieux ou neufs, — qui, balayant les
armées alliées, en rouleraient les débris épars sur Dunkerque et
Calais. Cet assaut, il le fallait supporter dans les pires conditions.
Au Nord, une rivière insignifiante, sans vallée profonde, facile
à franchir, si elle n'était pas défendue par des troupes résolues,
aguerries, nombreuses; au Sud, un saillant dont j'ai dit assez
les inconvéniens ; entre le champ de bataille du Nord et celui du
Sud, entre le coude de l'Yser au Sud de IJixmude et les quelques
crêtes boisées à l'Est d'Ypres, un large défaut mal fermé par le
canal de Furnes à Ypres — et en face de ce défaut, une véritable
place d'armes ennemie, cette forêt d'Houthulst, tout à la fois
écran pour l'attaque, refuge aux replis de l'adversaire, forte-
resse boisée, constant souci pour notre état-major.
Derrière cette ligne sans consistance dont Foch avait bien
vu, en voulant l'olï'ensive, qu'il la fallait, cette ligne, à toute
force laisser loin derrière nous, pour que, — entre Ghistelles
et Gourtrai, — la bataille se déployât à l'aise, des troupes hété-
roclites, unies certes par une cordiale entente et une commune
résolution, mais obéissant néanmoins à trois chefs : le roi des
Belges de son grand quartier général de Furnes, le maréchal
French de son grand quartier général de Saint-Omer, le géné-
ral Foch de son quartier général de Doullens, puis de Gassel,
troupes inégales, sinon par la. valeur morale, du moins par
l'entraînement guerrier, troupes déjà fatiguées, s'il s'agissait
des Belges, troupes encore novices, s'il s'agissait des Anglais,
troupes bien peu nombreuses, s'il s'agissait des Français, lorsque
s'engagea la bataille entre le 17 et le 20 octobre.
Et cependant, cette ligne, il ne fallait, à aucun prix, y
renoncer : à tous les degrés du commandement, un Joffre, un
Foch, un d'Urbal, — et jusqu'à leur plus petit soldat, — tous
sont d'accord sur ce point : ces cantons de Flandre ne peuvent
être abandonnés, aucun repli n'est admissible. Car, livrant à l'en-
nemi le dernier morceau de Belgique, ce repli vaudrait à l'Alle-
mand une immense victoire morale, — si l'on peut appliquer le
mot à cette scandaleuse conquête. Tant qu'il restera au roi
Albert un mètre carré où planter, en sol belge, le drapeau
national, le crime restera impuissant à se couronner d'un
triomphe complet. Cette suprême barrière qui, de Nieuport à
Ypres, lui est opposée, elle ne défend pas seulement une terre,
534 REVUE DES DEUX MONDES.i
des champs, des villages, des cités : elle arrête la scélératesse en
marche et, en la faisant butter, on empêche l'envahisseur de
proclamer la victoire totale de son banditisme. Que cette bar-
rière fragile tombe, c'est, par ailleurs, un nouveau morceau de
France menacé d'invasion et, de Dunkerque à Calais, notre lit-
toral directement en cause : gros aléa, car ce littoral, c'est la
région où se noue matériellement le lien entre France et Angle-
terre. Que durera la guerre? Peu importe! Pour des mois, des
années peut-être, les relations seraient étrangement gênées entre
les Alliés et une base livrée à l'Allemagne, d'où elle menacerait
directement l'Angleterre. Enfin ce serait notre front français
tourné vers sa gauche et la course « la mer, — cette prodigieuse
opération stratégique, — aboutissant à un échec humiliant.
Tout cela, le haut commandement français l'a pensé et le
général en chef est bientôt résolu à fournir à son haut lieute-
nant, le général Foch, toutes les troupes que celui-ci récla-
mera. On renoncera momentanément aux opérations projetées :
on stabilisera volontairement, de Belfort à Arras, le front recon-
quis, pour que, dans les Flandres, nos meilleures troupes
viennent étayer et au besoin relever nos alliés et les trop faibles
unités françaises du début de la bataille.
Foch, de son quartier général, a envisagé la situation avec
ce bon sens, base de toute science militaire. Ce professeur
d'hier, ce directeur des études militaires, s'est déjà révélé au
feu, — des combats de Nancy à ceux de la Marne, — le grand
chef que nous venons de voir agir. Rien ne semble ni l'éton-
ner, ni l'émouvoir. Placé en face de cette arène, d'abord vide
de soldats, qu'est la Flandre, puis de ce chaos militaire qu'est
ensuite le champ de bataille, il supplée d'abord aux forces par
les combinaisons et, ne s'enfermant dans aucune formule
absolue, tire cependant un monde de ce chaos. Sa belle humeur
cordiale et communicative le fait accepter, sinon comme le
chef suprême (la chose eût été préférable, certes), du moins
comme un conseiller, et, j'ai déjà dit le mot, un ((-ordonnateur»
de la bataille par les chefs alliés. Son cœur se fait ici le meil-
leur auxiliaire de son esprit. L'Histoire fera connaître les entre-
vues au cours desquelles, do Fumes à Saint-Omer, du grand
quartier génénl belge au grand quartier général anglais, se
forgea cette entente dans l'Entente qui fait un égal honneur à
celui qui dicta des conseils et à ceux qui les surent écouler. Les
LA BATAILLE DES FLANDRES.
535
conseils du général français — la veille simple commandant de
corps — devenaient vite des ordres sous la plume d'un Uoi
plein de cœur et d'un vieux soldat, maréchal d'Angleterre.
Ce qu'il a conçu? Ceci :
Le meilleur moyen de briser l'offensive allemande, c'est de
ne jamais renoncer à l'offensive alliée. Aux premiers jours
d'octobre, il l'a, cette offensive, conçue très belle, très large,
très puissante, qui, allant chercher jusque dans la Belgique
conquise l'ennemi qui l'a envahie, s'efforcerait de lui arracher
sa proie. Lorsque la chute d'Anvers et quelque lenteur dans
l'installation des Anglais en Flandre l'ont obligé à y renoncer,
il saisit les morceaux de ses plans, en refait un plan. Le chemin
n'est plus libre vers Anvers et Bruxelles, plus libre bientôt vers
Bruges et Gand, mais ne pourrà-t-on recueillir l'armée belge, la
rejeter à la reconquête, soutenue, flanquée, encadrée par les
troupes anglo-françaises? Et le jour oîi ce second projet parait
encore impraticable, il maintient cependant son idée d'offen-
sive. Elle se fera, pour le début, plus modeste, se contentant de
déborder par Westende dans la direction de Ghistelles, par
Woumen,,dans la direction de Thourout, par Roulers dans la
direction de Thielt, l'ennemi qui s'avance. Et même quand
celui-ci se révélera trois fois plus nombreux qu'on ne l'avait
pu penser, le général français entend garder l'arme, la pointe
en avant, vers Roulers, car si de Dixmude à Langemarck, nous
avons notre défaut, l'Allemand peut être, en avant de ce défaut,
lui aussi coupé en deux. Au pire, et l'offensive serait-elle sans
cesse arrêtée, qu'on la devrait toujours reprendre, car grâce
à elle le flanc droit des Belges, le flanc gauche des Anglais
seront préservés des pires surprises.
Pour cette bataille française au milieu de la bataille géné-
rale, il lui faut des troupes et un homme. Il trouve l'homme
avant même que les troupes soient là. L'homme doit être avant
tout un énergique, beau soldat, qui, payant de sa personne, ait
aussi le droit de parler ferme à ses lieutenans, chef incapable
d'une défaillance même dans l'optimisme, confiant dans la
fortune, entêté dans l'infortune, estimant possible toute entre-
prise, réparable tout échec, — et le soldat français ca.pable de
tout miracle. Cet homme sera le général d'Urbal. Dans ce'lo
main musclée qui, pas un instant, ne sentira la fatigue, Joffre
mettra des chefs dignes de le comprendre, et par conséquent
536 REVUE DES DEUX MONDES.
prêts à le seconder : un Grossetli d'abord, un Dubois, un Humbert,
un Lanquetot, un Conneau, un Milry, et, sous eux, la pléiade des
hauts officiers qui, dans les Flandres, fondèrent leur fortune
et leur réputation militaires. Et cette armée française consti-
tuée peu à peu, par morceaux, par bribes, si elle ne réalisa
pas le plan initial, en remplit un mille fois plus difficile. Jetées
au feu parfois une heure après leur débarquement, ces troupes
furent promenées de la mer à la Lys avec une incomparable
aisance, au gré des nécessités de la bataille, ici, revenant
brusquement des Dunes où elles avançaient, vers tel point de
l'Yser où l'ennemi a percé la ligne alliée, là portées en quel-
ques heures derrière telle crête que, en avant d'Ypres, l'Allemand
escalade. Avant même que l'ordre vienne de haut, on verra tel
général français renoncer avec une abnégation faite d'esprit
autant que de cœur, à un succès offensif certain, — Grossetti ici
et Dubois là, — poursecourir l'allié menacé. Hier, surla Marne,
c'était, je l'ai jadis montré, parmi les chefs français, Gallieni,
Maunoury, d'Esperey, Foch, Langle de Cary, Sarrail que la soli-
darité entraînait la victoire; aujourd'hui c'est de chef allié à
chef allié qu'elle s'exerce. Et une incroyable souplesse au service
d'une belle énergie permet ces rétablissemens de situation dont,
après coup, l'heureux effet se manifestera au profit de tous.
Les chefs alliés le reconnaissaient. Il serait impertinent de
leur en faire un honneur. Mais comment ne pas rappeler après
les témoignages touchans de la reconnaissance émue du roi
Albert, ces lettres que les grands chefs anglais adressaient, le
lendemain de la bataille, aux grands chefs français, du général
Ilaig écrivant : « J'ai constaté et désire signaler le concours
rapide et efficace que les soldats français de tous grades, com-
battans avec le l^' corps, ont apporté aux troupes anglaises pour
coopérer avec elles à la défaite de l'ennemi commun », au
maréchal French qui, transmettant cette lettre, ajoutait :
« Pendant tout le temps de cette campagne, si différente à tout
point de vue de celles que l'Histoire a enregistrées, il y a un
facteur qui a été le gage le plus constant de nos succès, cest
le sentiment d'amitié et de coopération loyale qui existe entre
nos deux armées. »
Ce fut, après les grands résultats de cette bataille : l'arrêt
définitif de l'ennemi à notre gauche, la conservation au roi des
Belges du territoire arrosé du sang des trois armées, la barrière
LA BATAILLE DES FLANDRES. 537
élevée entre l'Allemand et les ports du Nord, l'Angleterre cou-
verte contre toute entreprise, un résultat inappréciable encore :
l'amitié confirmée entre les trois armées alliées, cimentée par
les services réciproques, le compagnonnage des armes, le loyal
concours, les communes ardeurs et les communs succès. De ce
champ de bataille des Flandres, l'Entente sort afïermie : les
trois drapeaux ont flotté sur le même sol inondé des trois sangs.
Hier encore, visitant les cimetières où, côte à côte, dorment,
sous les cocardes confondues, les vainqueurs des Flandres
tombés en les défendant, j'ai senti mon cœur s'émouvoir et j'ai
mieux compris la cordiale affection qui, au cours de cet
inoubliable pèlerinage, m'apparaissait dans les yeux et la forte
poignée de main de nos alliés.
Gtiacune de ces armées, par surcroît, avait appris à se
connaître elle-même. « Jamais les soldats anglais, écrivait le
maréchal French, n'ont eu à remplir une tâche aussi dure et,
de toute leur splendide histoire, ils n'ont jamais répondu d'une
plus belle façon à l'appel désespéré qui leur a été fait. » La
campagne de France, jusque là, ne leur avait point, à ces sol-
dats britanniques, donné conscience de leur valeur, — celte
ténacité qui, devant Ypres, trouva sa plus belle expression, —
de ce Douglas Haig dont French disait : « Merveilleuse opi-
niâtreté et courage indomptable, » à ces soldats du régiment
Worcestershire au souvenir desquels le vieux maréchal semble
près de s'attendrir.
Les Belges sortaient de ces combats avec une autre fierté :
leur Roi leur avait dit : « Notre honneur national est engagé.
Envisagez l'avenir avec confiance, luttez avec courage. » En
lisant l'article admirable que l'un de leurs compatriotes, Pierre
Nothomb, consacrait à l'Yser, en étudiant les péripéties de la
lutte dans les rapports des témoins, je ne pouvais qu'admirer
leur bravoure survivant à leurs forces. Ils étaient fatigués,
meurtris, comme écrasés déjà en arrivant sur l'Yser. Lorsqu'ils
fléchirent, c'est que la résistance physique a des limites; lors-
qu'ils tinrent, c'est que la résistance morale peut n'en pas
connaître. On peut examiner l'hypothèse d'une retraite au-
dessus d'eux; eux ne la désiraient pas et se battaient bravement
où on les fixait et où on les jetait. Ce fut aux cris de : Lourain!
Termonde! qu'un jour très critique, ils chargèrent les bourreaux
de la Belgique, ils vengeaient leurs frères torturés, leurs foyers
538 REVUE DES DEUX MONDES.1
souillés, leurs cités détruites et se montraient dignes de leurs
pères, ces gens des Flandres et de Wallonie qui toujours avaient
fait échec aux tyrans. Consentant par surcroit à livrer leurs
terres à la mer, ils s'égalèrent à ces Tiers Hollandais qui, au
xvii^ siècle, avaient sauvé leur pays par un grand sacrifice. Et
leur Roi qui s'était couvert d'honneur un jour, en se jetant au
travers de la trahison, se couvrit de gloire en mettant dans
la main d'un Foch une main loyale qu'une infortune magni-
fique ne fit jamais trembler.
Que dire de nos soldats? La Marne — après d'autres
combats — avait derechef fait éclater leur valeur. Mais, dans
cette grande bataille stratégique, aux vastes mouvemens, s'ils
s'étaient certes sentis des vainqueurs, le corps à corps y avait
été rare avec l'ennemi abhorré. En Flandre, — ■ au cours de
cette mêlée sans précédent et que seule la bataille de Verdun
devait dépasser, — ils saisirent l'Allemand à la gorge. Ce
furent des combats épiques, fabuleux. Des fusiliers marins de
l'amiral Ronarc'h et des soldats de Grossetti à ceux qui vinrent
ensuite, tous sortirent de là si pleins d'orgueil que leur valeur
en était doublée. « Nous avons eu à Poelcappelle cinq régimens
de la Garde prussienne qui, les uns après les autres, sont
venus se briser contre le 66% » écrit fièrement un soldat. —
« Le 9®corps a tenu en échec pendant vingt jours 350 000 Alle-
mands. » Ce jeune soldat peut exagérer les chiffres : qu'im-
porte ! Tous comme lui sentent qu'ils ont, par un magnifique
ensemble de vertus, gagné une grande partie.
Ils l'avaient gagnée. Le 30 octobre, quand de Ramscapelle,
où l'Allemand semble rompre la dernière défense au Nord, à la
crête d'Ypres, que 300 000 Allemands assaillent, tout semble
céder, l'Empereur parait. L'horizon s'ouvre devant lui. La
Marne va avoir sa revanche. Il attend h Thielt les nouvelles.
Ypres où il entrera demain sera la première étape; Calais mar-
quera la seconde, Calais que toute l'Allemagne dit menacé.
Le 5 novembre, l'Empereur rentre en Allemagne. C'est la
seconde déception, — cruelle, ^-et il n'en éprouvera pas de plus
grande jusqu'à l'heure où, derrière Douaumont,il verra Verdun
échapper à son étreinte.
Les pertes ennemies étaient, cependant, immenses. Un officier
allemand avouait, dès le 2 novembre, que le bruit courait que la
bataille coûtait près de 300 000 hommes à leur armée. Le même
LA BATAILLE DES FLANDRES. 539
jour, un agent signalait que neuf trains passaient à Bruxelles;
sinistre convoi qui véhiculait 30000 morts, tandis que dans les
usines de Louvain, Seraing et Gharleroi, « les installations cré-
matoires fonctionnaient depuis des jours continuellement. »
Au Nord, l'eau glauque couvrait le shoore, sur lequel flottaient
de sinistres épaves. Au Sud, les pentes des crêtes étaient cou-
vertes d'un tapis de cadavres allemands. Les Russes pouvaient
continuer à fouler la Parusse orientale et marcher, par ailleurs,
sur Przemysl bientôt investi. Trois cent mille Allemands
manqueraient au rendez-vous que, sur le front d'Orient, leur
donnait Hindenburg.
Et, un dernier morceau de royaume étant conservé au Roi
des Belges à la confusion du crime arrêté, Dunkerque et Calais
continuaient à faire la liaison, tous les jours plus précieuse,
entre l'Angleterre et la France. Enfin, le mur était fermé, der-
rière lequel nous allions forger nos armes. « Au total, ajoutait
Foch le 19 novembre, avec la plus grande simplicité, les Alle-
mands, après trois mois de campagne, aboutissent à une
douloureuse impuissance à l'Ouest. »
C'était le dernier mot de la bataille des Flandres.
Louis Madelin.
RÉCITS DE L'INVASION"
II"
HISTOIRE
DE GOTTON COMIXLOO
I
Le village de Metsys, qui groupe ses toits gris dans la plaine
flamande, non loin de Malines, a conservé intacte jusqu'à ce
jour une belle église de style flamboyant. Sa façade irrégulière
ressemble à un vieux visage couvert de rides dont le sourire
amical et mystérieux recèle un monde de secrets. Aux vous-
sures du porche s'enroulent des guirlandes de fleurs et de
fruits. Le tympan, où apparaît la Vierge Marie encensée par les
anges, frémit d'un battement d'ailes. Un gable pointu sur-
monte le porche et répète l'angle aigu de la toiture. De la
croisée du transept s'élève un clocher si fin et si précieusement
ajouré qu'on dirait qu'il va trembler dans le vent ou dans la
vibration des vifs carillons qui s'en échappent les matins de
dimanche. Autour de l'abside dorment des tombes.
Le voyageur qui arrive à Metsys au soir d'un jour pluvieux,
marche longtemps à travers la grasse campagne monotone,
passe des villages dont les tas de fumiers sont presque gros
(1) Copj/rif/hl hy Camille Mayran.
(2) Voyez la Revue du 15 juillet.
HISTOIRE DE GOTTON CONMXLOO.
5H
comme les ctiaumières, il longe des canaux où les péniches
noires sur l'eau luisante semblent cheminer dans un rêve acca-
ble',— morne route! Lorsqu'il voit jaillir sur la mince zone
ambrée de l'horizon l'aérien clocher, il jouit d'un soudain allé-
gement. La flèche de pierre entraîne vers les hauteurs les
soupirs qui se perdaient tristement dans l'immensité de la
plaine. Ranimé comme par un signe d'appel et d'espérance, le
voyageur se hâte ; et s'il s'arrête au crépuscule sur la place
plantée de tilleuls où bruit une petite fontaine, parmi les
humbles maisons rangées en rond devant lesquelles barbotent
quelques canards, s'il contemple la vieille église recueillie et
parée sous ses joyaux, il en frissonnera peut-être comme s'il
découvrait une grotte aux fées.
Depuis bientôt vingt-six ans, — l'on m'assure que l'oc-
cupation allemande n'y a rien changé, — les habitans de celte
petite place voient entrer dans leur église, tous les jours, à
midi, puis de nouveau le soir, entre chien et loup, un personnage
grand, mince, aujourd'hui courbé et dont la barbe, longtemps
très noire, commence à blanchir; c'est le sonneur et chantre
Connixloo. Lorsqu'il a sonné Y Angeliis, il traverse la place de
son pas long et mécaniquement hâtif, regagne sa maisonnette
située en face de l'église et se rassied à l'établi de cordonnier
où les gens de Metsys lui apportent leurs souliers à rapiécer.
C'est un homme solitaire ; les matrones du village ne s'at-
tardent pas auprès de son établi. La solennité des grand'messes
dominicales où, depuis tant d'années, il chante seul et debout,
dans la première stalle du chœur, V Introït et le Kyrie, le revêt
d'un prestige permanent. Sa figure maigre et triste, l'expres-
sion sévère de son nez aquilin et de sa bouche serrée inti-
mident. On respecte ses habitudes de silence. On sait qu'il a eu
de grands malheurs, mais personne, hormis le curé, n'ose
jamais l'en entretenir. Sa grande piété l'enveloppe de mystère
et le protège des indiscrétions. On se dit que c'est un homme
qui a société dans l'autre monde. Le cadre si régulier de sa vie
est une niche, où il apparaît comme un saint, rigide, retiré les
yeux au ciel. Pourtant, si l'on scrute de près sa physionomie,
on y remarque un clignotement des yeux qui indique une
nature nerveuse et inquiète; si l'on cherche son regard, on
sent quelque chose qui s'agite au fond de ses prunelles brunes
et se dérobe. Un observateur perspicace comprendrait assez
542
REVUE DES DEUX MONDES.
vite que, dans sa niche de solitaire, le ciiantre de Metsys abrite
une âme craintive, inégale et tourmentée.
Cet homme a été marié. A Metsys, ses contemporains se
rappellent encore le beau festin de noces donné. — ^ il y a de
cela vingt-cinq ans bien comptés, — • dans une ferme des envi-
rons d'où ils avaient ramené en cortège, à la lumière des lan-
ternes, par une neigeuse nuit d'hiver, Jeanne Maers vers la
maison de Gonnixloo. On n'avait pas vu, de mémoire d'homme,
une plus belle fiancée. Deux ans après le mariage, on la portait
en terre. Elle venait de donner le jour à une petite fille.
Resté veuf avant trente ans, Gonnixloo n'avait jamais voulu
se remarier, malgré les conseils qui ne lui avaient pas fait
défaut. Les hommes lui disaient à la brasserie :
— Vivre sans femme, Gonnixloo? tu n'y penses pas! Et ça
ferait pourtant mauvais effet si on savait que le chantre de
Metsys court les jupons !
Il répondait en citant l'apôtre saint Paul qui, disait-il, écrivit
une épître pour recommander aux chrétiens de ne pas se marier
s'il était possible, et au pis de se contenter d'une fois. Gette
attitude étonna tellement qu'on se demanda si la belle Jeanne
ne lui avait pas causé du chagrin. Gar on oublie bien, pensaient
ces hommes, une femme qu'on a perdue, mais non une femme
qui vous a trompé.
La petite fille, qu'on appela Marguerite à son baptême et
plus habituellement Gotton, fut mise en nourrice jusqu'à l'âge
de trois ans chez les parens de sa mère. Puis Gonnixloo voulut
la prendre chez lui; il fabriqua pour elle un petit lit avec un
édredon de plumes, il alla lui acheter à Matines deux poupées
et, sans réfléchir qu'elle en avait passé l'âge, une douzaine de
bavettes brodées. La grand'mère étant morte au cours de ces
trois ans, il n'eut pas de peine à se faire rendre l'enfant par
deux jeunes tantes en plein épanouissement de maternité.
Quand la petite Gotton fut installée à Metsys, elle attira
quelques visites féminines chez le sévère Gonnixloo. On venait
tantôt lui apporter un peu de fromage frais, tantôt, si l'on avait
su qu'elle était malade, un remède contre le rhume ou la
colique, tantôt on offrait de l'emmener jouer dans telle ou telle
ferme où il y avait des petits enfans. On la trouvait trottinant
autour du tabouret où son père était assis tirant l'alêne, ou bien
accroupie devant la cheminée et interrompant la contemplation
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO.
;43
des braises rouges par de subites caJjriolcs et des e'clats de rire.
Elle était jolie et sa solitude émouvait le cœur des femmes.
Les excellentes visiteuses reprirent auprès du veuf l'œuvre de
persuasion dans laquelle la grosse trivialité masculine avait
échoué. « Elever une fille, lui disait-on, la gouverner, vous
ne savez pas comme c'est difficile pour un homme! Tout
chantre que vous êtes, vous y perdrez votre latin, Gonnixloo I »
Il Y avait en particulier dans le village une veuve sans enfans
qui possédait un peu de bien et s'était figuré que Gonnixloo ne
pouvait manquer de l'épouser. Plusieurs années durant, elle y
compta, se disant qu'après tout il serait acceptable pour des
secondes noces, pas gai, mais fidèle, et du reste bien de sa
personne avec son nez mince et sa barbe noire. Elle allait chez
lui plusieurs fois la semaine et passa bien des nuits à préparer
sa résignation digne, mais empressée, à un mariage qui ne lui
fut jamais offert. Cette veuve et plusieurs autres femmes, par
la suite, ne voulurent pas de bien à Gonnixloo ni à sa fille. A
leurs exhortations, il répondait : « Bah! le bâton deux ou trois
fois l'an entretient les bonnes mœurs, surtout quand il y a aussi
le bon exemple. » Les femmes rentraient chez elles en plaignant
la petite.
Pour mieux donner le bon exemple et se préserver des
tentations, Gonnixloo devenait de plus en plus dévot. Ses fonc-
tions à l'église lui ménageaient avec l'Eternel une intimité
toute particulière. Quand il parlait des choses de Dieu depuis
le mystère de la Sainte-Trinité jusqu'à la dernière burette
acquise par la paroisse, c'était avec le sérieux, la modestie
orgueilleuse et les sous-entendus d'un serviteur privilégié.
M. le curé lui avait fait don d'un catéchisme fort développé
du diocèse de Malines. Il s'y instruisait, le soir, en revenant de
sonner VAngeliis quand il avait fini son travail et couché la
petite. Assis sur son lit et penché vers le lumignon, il scrutait
les points difficiles de la doctrine et se heurtait péniblement à
de savans vocables incompréhensibles. Pourtant, quelque
lumière naissait par endroits de son étude et il en ressentait
une joie sèche et silencieuse. Le dimanche, à la brasserie, il
entretenait de théologie l'instituteur, le bourgmestre et quelques
fermiers. Il avait des idées très nettes sur la distinction du
péché mortel et du péché véniel, — et qui n'étaient pas rassu-
rantes. Il parlait aussi, volontiers, des indulgences et vous énu-
S44 REVUE DES DEUX MONDES.
mérait avec un clignotement des yeux confidentiel et comme
une sorte de gourmandise les pèlerinages qu'il avait faits, les
scapulaires dont il était muni. Puis il terrifiait l'assistance
débonnaire en ajoutant avec un grand coup de poing sur la
table : « Tout ça, mes amis, si vous avez sur la conscience un
seul petit péché mortel pas confessé, ça vous passe dessus
comme de l'eau sur un dos de canard ! »
Gotton grandissait et l'on admirait qu'elle fût si sage. A
sept ans, elle commença de fréquenter l'école et y resta jusqu'à
sa première communion. Après quoi, elle fut envoyée pour trois
mois chez ses tantes de la ferme Maers qui lui apprirent à
soigner les vaches, à les traire, à baratter la crème, à faire le
beurre et différentes sortes de fromage frais. Elle s'initia joyeu-
sement à tous ces travaux, en compagnie de petites cousines de
son âge. Les rires de ces enfans l'agitaient et plus encore les
baisers qu'elle les voyait continuellement recevoir de leurs
mères. Possédée d'une étrange émotion, où un plaisir suraigu
se mêlait de détresse, elle riait plus fort que les autres et se
pendait à son tour au cou de la plus jeune de ses tantes, qui était
douce et jolie et allaitait son dernier bébé. Elle se prit pour
cette jeune femme d'une sorte de passion, la cherchant, la
suivant partout des yeux et l'appelant tout haut la nuit dans
ses rêves. A cause de cela, on la jugea singulière et l'on blâma
derechef l'obstination de Gonnixloo.
Les trois mois écoulés, la petite Gotton, à peu près instruite
dans les arts du laitage, quitta en pleurant une maison trop
pleine, trop active et trop heureuse pour qu'on pensât à l'y
regretter. Ce fut l'aînée de ses tantes qui la reconduisit à Metsys.
Celle-ci souffla dans l'oreille de Gonnixloo en lui laissant la
petite : « Elle est bien gentille; mais elle vous donnera du fil à
retordre I »
Cependant Gonnixloo avait remis en état une petite étable
longtemps inemployée qui se trouve à l'arrière de la maison, du
côté où un petit potager se continue par des champs à perte de
vue. Et il venait de mettre le plus clair de ses économies à
l'achat de deux belles vaches, choisies au marché de Malines.En
regardant les magnifiques bêtes rousses et blanches, fumantes
dans le matin d'automne et battant de la queue l'énorme
voûte surbaissée de leurs flancs, Gotton se sentit réconfortée.
Son père lui dit qu'il faudrait les mener paître tous les jours
HISTOIRE DE GÔTTON GONNÎXLOO. 543
comme elle avait vu faire à ses cousines, leur tirer le lait matin
et soir et préparer, comme elle venait aussi de l'apprendre, du
fromage frais qu'un crémier de Malines enverrait prendre deux
fois la semaine. Gotton avait douze ans. Elle se sentit traitée
en grande personne et en éprouva tout ensemble de l'orgueil et
de la mélancolie. Le sentiment profond et mystérieux d'une
absence mettait un trouble dans toutes ses pensées. Elle se rap-
pela sa jolie tante et les rires de ses cousines et elle songea :
(( C'est donc fini; je ne suis donc plus une enfant! » Lorsqu'elle
eut gâté ses premières livraisons de fromage, le bâton paternel
lui ôta quelque chose de cette illusion; mais en se disant : « Je
ne suis plus une enfant, » elle se représentait surtout qu'elle
vivrait sans que personne l'embrassât. Personne en effet ne
l'embrassait et dans sa solitude elle avait des heures de lan-
gueur où le besoin de caresses faisait frémir ses lèvres.
Connixloo avait découragé les assiduités féminines; du
reste, une petite fille de douze ans n'intéresse plus guère l'ins-
tinct maternel que chez sa propre mère, et si aucune veuve ou
fille du village ne pensait plus à épouser le sonneur, aucune
femme non plus n'eût désiré prendre soin de Gotton. L'enfant
grandit à l'abandon, rêvant seule, des après-midi entiers,
dans les pâturages où elle conduisait ses vaches. Plus tard,
quand elle se rappelait cette période de sa vie, elle retrouvait
la sensation de la brume qui vous pénètre d'heure en heure,
qui engourdit la tête et refroidit le sang. Ses souvenirs se
condensaient en des images d'automne, lentes et grises.
Dans la monotonie désolée de cette vie, elle oublia bientôt
sa jolie tante et ses cousines et la gaieté de la ferme Maers.
Elle oublia aussi tout ce qu'elle avait appris à l'école. Le soin
de l'étable et la culture de quelques légumes absorbaient ses
pensées. Sous le poids du silence, son esprit se collait à la terre,
grasse et exigeante maîtresse. Pourtant il lui resta un plaisir,
un étonnement, une source de rêve : ce fut la vieille église.
Elle n'aimait pas les offices où elle voyait les autres petites
filles, vêtues de robes plus soignées que la sienne, se grouper
autour d'une mère ou d'une sœur ainée; mais elle aimait venir
seule à l'église, quand elle avait rentré ses vaches, après un
long après-midi dans les prairies humides, se réchauffer l'àme
aux feux des vitraux. Elle en guettait jusqu'à la nuit les scin-
tillations de plus en plus sombres. Il faisait si froid, dehors,
TOME XL. 1917. 33
546
REVUE DES DEUX MONDES.
et «si morne; le grand horizon semblait transi, les chaumières
accroupies au bord de la route boueuse avaient un air de pauvre
bétail grelottant I Mais dans la petite e'glise aux ornemens
bizarres, pleine de choses grêles et tumultueuses, une inextin-
guible ardeur faisait éternellement palpiter les vitraux. Le mys-
tère de ces feux vitrifiés fascinait l'enfant. Ses yeux se repais*
saientde pourpre ténébreuse et de bleu. C'étaient des monceaux
de gemmes, des essences brûlantes, des élixirs vivans qui lui
offraient le spectacle d'une infatigable frénésie. Elle tombait, en
les contemplant, dans un abîme de rêverie. Gela lui semblait si
beau, si étonnant que ces petits morceaux de verre assemblés
pussent continuer ainsi de tressaillir et de brûler à travers les
pâles hivers mouillés et l'ennui terne, inexorable qui noyait la
campagne ! Elle s'émerveillait de leur incommunicable secret, de
cette passion active et dévorante qui, au premier rayon de l'aube,
se ranimait en eux. Et peut-être se demandait-elle, dans un de
ces instans d'éveil spirituel qui passent sans presque laisser de
souvenir, s'il existait quelque part sous l'écorce de la terre ou
derrière les nuages et derrière même la coupole des journées'
claires un semblable foyer de vie et d'ardeur, un cœur haletant
d'où nous vient notre sang et notre àme, et tout amour, toute
lumière, tout espoir... Mais qu'elle se sentait loin de ce
divin foyer et quelle épaisseur de brume, de limon et d'igno-
rance entre elle et lui I
Elle rentrait à la maison d'un pas distrait, l'àme lourde
d'obscurs désirs informulés. Elle trouvait son père assis à
l'établi, pâle, la tête penchée sur un vieux soulier. Il se levait
pour aller sonner V Angélus et préparer les burettes pour la
messe du lendemain. Elle allumait la lampe qu'une chaîne'de
cuivre suspendait à la poulie du plafond. Puis commençait la
longue veillée muette. De loin en loin, Gonnixloo posait une
question à sa fille ou lui donnait un ordre au sujet du travail
domestique. L'enfant avait un peu peur de son père, comme
d'une puissance qu'on ne comprend pas. Elle lui obéissait
strictement, avec une soumission presque machinale. Elle ne
songeait pas à se demander si elle l'aimait : elle le subissait en
silence comme la pluie, le vent, le long hiver. Pourtant, au
début, Gonnixloo avait eu de la bonne volonté; il avait désiré
que sa petite fille fût gaie et se sentit en confiance avec lui.
Mais comment s'y prendre? Ces futures femmes sont si mysté-
HISTOIRE DE COTTON GONMXLOO. 547
rieuses déjàl A sa façon, (îotlon était aussi pourConnixloo une
puissance qu'on ne comprend pas. Dépité de sa propre mala-
dresse, il avait renoncé à plaire et cédait à son penchant naiturel
pour un laconisme dur.
Près de lui, l'enfant se sentait encore plus perdue que dans
l'immensité somnolente des champs. Assise au coin du feu,
surveillant la soupe, elle souhaitait qu'il ne lui parlât pas et
s'abandonnait au jeu lent de sa rêverie. C'étaient le plus sou-
vent de pauvres images bourbeuses et triviales qui se dérou-
laient dans sa tête. Mais parfois, à travers l'épaisseur engourdie
de ces souvenirs qui semblaient composer tout son esprit,
perçait une étrange aspiration qui ne ressemblait pour Gotton
à rien de ce que les mots peuvent dire, un désir humble, naïf
et triste de n'être plus Gotton Gonnixloo, gardeuse de vaches
sous un ciel pluvieux, un rêve sans paroles, presque sans
images, assez puissant pourtant pour éveiller à demi dans une
sourde souffrance toute la profondeur de ses entrailles.
*
Sept années avaient passé et Gonnixloo se frottait quelque-
fois les yeux en murmurant : « Seigneur bon Dieu I Que ça
pousse vite, une fille I » Il s'aperçut presque subitement que
l'enfant était devenue femme et qu'elle était très belle. La
transformation l'étonna comme si elle eût été l'œuvre d'un
seul matin. Gotton avait dix-neuf ans et du corps vigoureux
grandi sous d'iiumbles vètemens, dans de grossiers travaux, le
mystère féminin s'exhalait à présent comme une odeur suave
et confuse. Elle était silencieuse, autant que jamais ; mais
dans ce silence qui autrefois semblait bêtise ou humilité,
Gonnixloo soupçonnait maintenant une vague menace. « Oui,
pensait-il, ils avaient raison, ce n'est pas facile de savoir ce
qu'une fille a dans la tète. » Elle ressemblait à sa mère, une
vraie Flamande, tandis que lui avait du sang wallon. Il ne
pouvait penser sans un malaise à celte tlorissante jeune femme
qu'il avait trop violemment aimée. Oui vraiment, il eût souhaité
ne pas se rappeler que pour Jeanne Maers il eût jadis vendu
son àme. Il lui en voulait encore, malgré sa fin si prompte et si
pitoyable à ses premières couches, et il en voulait à Gotton.
Elle avait cette ample beauté des Flandres, hardie, fleurie,
vivante et riante en ses rondeurs : des cheveux blonds qui
548
REVUE DES DEUX MONDES.
pesaient sur sa nuque comme une corde d'or dix fois tordue et
nouée, un cou puissant d'une blancheur humide et nacrée, des
joues d'une pulpe aussi lumineuse que des pivoines nouvelle-
ment écloses dans une aurore de printemps. De petites mèches
brillantes s'envolaient autour de son front poli. Ses sourcils
rares traçaient une longue courbe fuyante et dorée sur de petits
yeux si clairs, si frais, si transparens qu'ils semblaient miroiter
de l'intarissable nouveauté des sources.
Que signifiaient les scintillations de ces petits yeux ? Voilà
ce que Gonnixloo se demandait parfois, mordu d'une brusque
inquiétude, quand Gotton silencieuse, la bouche humide, les
joues éclatantes, rentrait des champs avec les vaches. Il la regar-
dait venir du seuil de la chaumière, debout entre les touffes de
géranium qui devaient sans doute au voisinage du tas de fumier
le rouge épais de leurs corolles. Vaguement, il percevait ce
qu'il y avait de charnel et de voluptueux dans la démarche
lente de cette belle fille, dans le balancement de ses épaules et
de ses hanches robustes. On était en mai. Il songeait : « Elle a
changé depuis l'hiver. Ce n'est peut-être pas prudent de la
laisser passer seule des journées aux champs ! » L'éclosion de
cette fleur de jeunesse ne lui était qu'un pesant souci.
« Il faudrait la marier, » se disait-il encore. Mais elle était
têtue et elle avait déjà tourné le dos depuis un an à plusieurs
partis du village, sans que personne pût comprendre pourquoi.
— Rien de nouveau? lui demandait-il comme elle arrivait
au seuil.
— Rien, répondait-elle. Il n'y avait jamais rien de nouveau.
Mais pourquoi cette lumière bizarre dans ses prunelles, cette
petite flamme naïve, méchante et joyeuse? Demain, il irait lui-
même la surprendre aux champs.
Vers trois heures, le lendemain du jour où ses confuses
craintes s'étaient résumées en cette résolution, Gonnixloo tra-
versa le village et suivit la route, entre des champs de bette-
raves, jusqu'à une bande de pâturage qui borde la lisière d'un
petit bois. Gotton se tenait là, près de ses vaches, debout dans
l'herbe épaisse, un bas de tricot à la main. Mais ses aiguilles
ne travaillaient pas et elle semblait suivre des yeux un homme
qui s'éloignait par la route. Gonnixloo regarda cette silhouette
qui seule bougeait dans la plaine. G'était celle d'un homme
large d'épaules, presque trapu et qui boitait. Il allait tête nue
HISTOIRE DE GOTTON CONMXLOO. 549
et l'on pouvait distinguer que ses clievcux étaient roux. Du
côté de sa jambe la plus courte, il portait, suspendu dans sa
main, quelque chose de brillant et qui semblait lourd. Cela
avait l'air d'un paquet de faux ; en le remarquant, Connixloo fit
réflexion que la première fenaison ne tarderait pas. Il s'arrêta
un instant perplexe, inquiet, puis aussitôt se rassura : un
boiteux! Il aborda Gotton qui ne l'avait pas vu venir.
— Bon pâturage, ici, pour les vaches?
Gotton retourna la tête sans marquer la surprise, mais elle
avait le sang au visage.
— C'est toi, père? L'herbe est bonne, oui! et la journée est
belle aussi !
Si Connixloo eût gardé un soupçon, il n'en eût rien dit à
sa fille pour ne pas la mettre en défiance et la mieux surveil-
ler. Mais, déjà soulagé, il lui demanda pour en avoir le cœur
tout à fait net :
— Tu n'as parlé à personne?
— Si, fit-elle.
— Tiens donc, et à qui ?
— Tu ne le connais pas. Un forgeron d'Iseghem qui passe
quelquefois par ici.
— Et toi, donc, comment le connais-tu?
— Il m'a parlé sur la route.
Il y eut un temps de silence. Gotton tricotait. D'une voix
aigre, Connixloo reprit :
— Et il y a longtemps que tu as fait cette belle connais-
sance?
— Quand j'ai moissonné à Isegliem l'été dernier, c'est lui
qui m'a refait l'anneau de ma faux.
Connixloo se rappela le paquet de lames brillantes qu'il
avait aperçu de loin. Il demanda :
— Etait-ce lui qui s'en allait par la route quand je suis
arrivé?
— Peut-être.
— Il est boiteux ?
— Ça se peut bien ! dit-elle avec un accent irrité.
— Et pourquoi que tu n'as rien dit à ton père de cette
connaissance-là?
Gotton releva sur son père ses petits yeux scintillans et ne
répondit pas,
550
BEVUE DES DEUX MONDES.
Gonnixloo se sentit envahi d'une e'motion étrange où la
peur l'emportait sur la colère. Si Gotton avait baissé la tête, si
elle s'était embrouillée, si elle avait eu l'air de mentir, elle
l'eût rendu furieux; mais cette directe franchise et ce regard
incandescent lui donnaient le frisson. Il eut la sensation sou-
daine de cet abîme d'impuissance où un aveu pourrait le jeter.
« Je la surveillerai, se dit-il; elle a l'air prêt à dire quelque
chose d'extraordinaire. » Et il reprit avec plus de calme :
— Ecoute, Gotton, tu sais que je ne veux pas de ça. Tu peux
te marier le jour qu'il te plaira. Il ne manque pas de braves
garçons h Metsys à qui tu as fait la grise mine. Si tu veux
rester fille, libre à toi. Et si tu ne veux pas rester fille, prends
un mari. Mais pas sur les routes, tu m'entends. Je ne t'ai pas
élevée dans l'honneur et la religion pour que tu fasses la nique
à des partis convenables et t'en ailles courir les amourettes à
travers champs.
Gotton ne prolesta pas de son innocence et ne fit aucune
promesse : elle se tut. Gonnixloo, sans savoir pourquoi, devant
ce silence qu'il pouvait prendre pour du respect, se sentit
décontenancé. Il tira sa pipe de sa poche, et quand il l'eut
bourrée, de ses doigts qui tremblaient un peu, il dit :
— Assez d'herbe aujourd'hui pour les vaches; rentre avec
moi.
Gotton piqua de l'aiguille les deux vaches rousses qui rumi-
naient accroupies et les poussa devant elle. C'était dommage
de rentrer sitôt. Le ciel était d'un doux bleu clair, et de cette
lisière du bois on entendait roucouler des ramiers. Ils mar-
chèrent côte à côte et tristement jusqu'au village. Gonnixloo
fumait sa pipe en remuant des pensées inquiètes et Gotton,
pleine d'un trouble amer, soulevait de temps en temps son bras
et le laissait traîner avec langueur sur Féchine d'une de ses
vaches. Quand elle eut ramené ses bêtes à l'étable, en atten-
dant l'heure de les traire, elle rentra dans la salle basse où un
vieux jambon resté de l'hiver pendait aux poutres noirâtres du
plafond, parmi des chapelets d'oignons. Son père l'attendait
debout près de la fenêtre, nerveux et mordillant son pouce.
Mais quand elle fut là, il ne sut que lui dire. Sa table, avec
les instrumens tout préparés et plusieurs paires de chaussures
promises pour la fin de la semaine, l'invitait au travail. Il
essaya de s'y mettre. Gotton cependant ranimait le feu et don-
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 851
nait du soufflet sur les cendres. Elle eût voulu dire quelque
chose de gentil; elle avait pitié de son père parce qu'il était
triste et aussi parce qu'il était dur. Levant la main vers le
jambon couleur de cuir, elle dit:
— Veux-tu, père, que je le mette à dessaler, et tu inviterais
M. le curé à le manger avec nous dimanche?
— C'est une bonne idée, dit Gonnixloo, et même j'y vais
tout de suite.
Décidément, il ne tenait pas en place. Au curé, il s'ouvrit à
demi de ses inquiétudes.
— Ne te tracasse pas trop, mon bon Connixloo, lui dit le
curé; tu lui as toujours donné le bon exemple, ce ne sera
pas perdu. Seulement, vois-tu, elle est jeune; ne lui fais pas la
vie trop triste. Le jeune sang peut bien tourner au vice en
dedans quand on ne le laisse pas bouillonner un peu honnête-
ment au dehors. Gotton est une bonne enfant, mais elle a tou-
jours eu des fumées dans la tête. Veille sur elle et amuse-
la quelquefois. Et puis, envoie-la-moi bientôt pour que je lui
parle. Adieu, Connixloo, et merci pour dimanche ; c'est
entendu!
Le lendemain Connixloo quitta la maison sur les pas de
Gotton et, par un chemin détourné, il gagna le petit bois à la
lisière duquel il l'avait trouvée la veille. Il l'aperçut de nouveau
dans la prairie et, se cachant derrière un buisson d'épine, il
résolut de l'observer jusqu'à l'heure du retour.
(( Je saurai bien ce qu'il en est, pensait-il; ce n'est peut-
être pas pour rien qu'elle est revenue au même endroit. » Il
s'étendit à plat ventre, les coudes enfoncés dans la mousse où
traînaient des guirlandes de pervenche fleurie. Le bois était
plein d'une douce odeur de verdure neuve; les abeilles bour-
donnaient dans un merisier en fleur et, sur les hautes branches
des chênes, des ramiers, dont les voix confuses, nombreuses,
semblaient sortir d'un demi-sommeil azuré, se renvoyaient les
longs et faibles soupirs de la volupté. Parfois sur la trame ondu-
lante de leurs roucoulemens se détachait le cri plus vif, plus
joyeux, plus impérieux qu'un petit oiseau jette à plein gosier,
un cri qui s'élevait au milieu de ces soupirs comme la voix du
petit enfant triomphant nait des langueurs et des pâmoisons de
l'amour.
Connixloo était entré comme un étranger dans cette fête du
B52 flEVTJË DÈS DEtJX MONDËSs
printemps, et voici que son esprit se prêtait insensiblement aux
suaves influences dont l'air était anime'. Il se rappela qu'il avait
chassé quand il était jeune et la fraîcheur des aubes lointaines
où il guettait le renard au bord d'une clairière lui revint
à la mémoire, avec ses senteurs de feuille morte et d'herbe
mouillée. 11 y avait longtemps qu'il n'avait pensé à cela; long-
temps qu'il ne s'était trouvé ainsi, seul et immobile, dans le
bruissement et le parfum de milliers de vies qui nous ignorent.
Il se passait en lui quelque chose de bizarre, comme un léger
déplacement de ses axes spirituels, et le contact du sol tiède et
moussu faisait courir dans ses jambes maigres un frémissement
de bien-être qui ressemblait à de la jeunesse.
En tendant le cou, il pouvait voir, entre deux buissons
d'aubépine, le pré de la lisière baigné de cette blonde et liquide
lumière qui s'échappe d'entre deux nuages. Gotton était là,
debout dans la pluie d'or, contre un horizon chargé. Elle parais-
sait fraîche et brillante comme une belle image, avec sa jupe
rayée de vert et de bleu et le petit fichu à dessins, couleur de
faïence, qui se nouait au bas de son cou blanc et renflé.
Connixloo la considéra longuement et, peu à peu, il oublia
presque pourquoi il était venu aux aguets dans le bois; il
oubliait Gotton; il revoyait Jeanne Maers que Dieu lui avait
enlevée, croyait-il, parce qu'elle l'eût empêché de faire son
salut : Jeanne Maers belle comme une aurore de mai, comme
une prairie tout en fleur, comme un jardin éclatant. Il se
rappela qu'il avait ainsi rôdé autour d'elle, qu'il s'était caché
pour la voir à son aise, pour étancher la soif qu'il avait de la
voir au temps de ses vingt ans, lorsque, tout enfiévré d'amour,
il n'osait pas faire sa demande. Et d'un seul bond, en une seule
vague, comme s'il n'avait jamais fait de pèlerinages ni brûlé de
cierges pour obtenir d'oublier Jeanne, les souvenirs passionnés
de son mariage l'envahirent tout entier : il revit la jeune
épousée, souriante et craintive sur le lit nuptial, levant vers
lui son clair visage pareil à une large rose que les baisers ne
froissaient pas. Cette vision, avec tout ce qu'elle évoquait de
fureur amoureuse et de délices, le bouleversa si profondément
qu'il eût voulu marchei^, parler, pour dominer la violence du
désir et se retrouver lui-même, Connixloo chantre et sonneur,
homme sans faiblesses qu'une femme ne ferait pas dévier d'une
ligne hors du droit chemin. Mais la nécessité de rester caché, de
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 553
tenir le guet le rappela au présent : il était venu pour surveiller
(îolton qu'il soupçonnait d'être en proie à cette même fièvre,
à ce même délire enflammé dont un ressouvenir venait de
traverser son sang. Il se reprit avec colère au sortir de la minute
étrange de rêve et de vertige; il serra les dents et sentit s'aug-
menter la détestation qu'il avait de ces erreurs de la chair dont
la tentation redoutée venait de l'humilier lui-même.
Gotton était descendue jusqu'au bord de la route et, abritant
ses yeux de la main, elle semblait regarder et attendre quel-
qu'un qui approchait. Gonnixioo l'observait, le regard tendu, le
cœur battant. Et voilà qu'au tournant de la route, il vit surgir
une silhouette qu'il reconnut aussitôt : c'était le forgeron boiteux
d'Iseghem, aperçu la veille. Il portait cette fois-ci sur son épaule
deux grandes pioches. Il marchait vite. Peut-être dirait-il
seulement bonjour en passant; il avait l'air d'aller à son travail.
Mais non : il abordait Gotton, il enjambait le fossé pour la
rejoindre dans le pré. Il était tout près d'elle, maintenant; il
semblait lui parler les yeux dans les yeux. Gonnixioo voyait
distinctement sa chemise bleue, son tablier de cuir noirâtre, sa
barbe rousse; il voyait ses gestes qui paraissaient être tantôt do
prière et tantôt de chagrin ; mais il ne pouvait entendre aucune
parole. Que se disaient-ils, si graves? Gonnixioo s'attendait à
de grands rires, à des coquetteries, à des friponneries. Et ils
étaient là tous les deux parlant bas, tristes, aurait-on dit, et
Gotton les bras pendans avait l'air de ne savoir que devenir.
Au bout d'un quart d'heure environ, eile se retourna vers les
vaches qui paissaient en haut du pré et elle entraîna le forgeron.
Ils regardèrent ensemble les belles bêtes fauves, aux mamelles
rosées et gonflées et Gotton se mit à en caresser une sur le
front. Alors le forgeron irrité lui prit la nuque entre les mains
et lui renversa la tète sous une tempête de baisers.
Gonnixioo s'était redressé entre les buissons d'aubépine; il
suffoquait d'indignation. Il eût voulu bondir en avant, mais il
n'était pas armé, et cet homme, ce boiteux, avait des épaules
de lutteur ; il pourrait le tuer d'un coup de pioche. Il s'enfuit
à travers le bois...
Quand Gotton eut rentré les vaches, elle alluma le feu dans
la grande pièce basse qui sentait le cuir et le lard. Elle sus-
pendit la marmite, par une double chaîne, à deux crocs, fixés à
droite et à gauche de l'àtre, et se mit à éplucher sur ses genoux
554
REVUE DES DEUX MONDES.
les oignons et les pommes de terre pour la soupe du soir. Elle
était étonnée, et contente, que son père ne fût pas là comme
de coutume à sa table de ressemeleur. La solitude prolongeait
en elle l'écho des paroles étranges qu'elle avait entendues,
paroles effrayantes et délicieuses : « J'ai faim et soif de toi.
Depuis que je t'ai vue à la moisson d'Iseghem, je n'ai plus
eu un jour de repos; tu ne peux pas comprendre le mal que
c'est. Ça ne peut pas continuer, vois-tu, Gotton. Si seule-
ment tu connaissais ce mal, tu saurais que ça ne peut pas
continuer. »
Non, Gotton ne savait pas, ne comprenait pas; mais en
plongeant son regard brillant et naïf dans les yeux de l'homme
qui lui parlait ainsi, elle y voyait brûler une flamme chaude,
palpitante, fascinante, qui l'étonnait et l'attirait comme autre-
fois les tisons pourprés des vieux vitraux mystérieux. Pour-
tant elle se défendait; elle disait : « Mais ta femme?... Mais tes
enfans?... Mais mon père?... » Et lui murmurait plus ardem-
ment : « Je t'aime! » Quelquefois aussi, il lui répondait direc-
tement : « Ma femme ira vivre chez ses parens qui sont riches
et ne nous ont jamais aidés. Elle n'a point d'affection pour moi;
elle n'aura que de la colère et pas de chagrin. Elle se fera du
bien en racontant du mal de moi. Et ton père?... Mais ton
père ne t'aime pas; il te garde comme une pièce d'or, comme
une chose qu'on pourrait lui voler. Moi, je t'aime... Tu seras
pour moi comme mes propres yeux, comme mon, propre
sang. »
Et il faisait des projets pour l'avenir; il expliquait • « La
forge de Meulebeke est à vendre depuis deux ans que le forgeron
est mort. C'est moi qui ai toute la clientèle du village ; je tra-
vaille pour Meulebeke autant que pour Iseghem, et j'ai mis un
peu de côté à force de battre le fer. Je peux acheter la forge à
présent. Nous vivrons là tous les deux ; tu ne verras plus tes
anciennes connaissances et personne ne te fera de misère. »
Hier encore il lui avait dit cela, et elle, sachant qu'elle
n'avait plus en elle-même la force de résister, avait failli dire à
son père : « J'aime cet homme, ce boiteux que tu as vu mar-
cher sur la route. Il me quittait. Il veut m'emmener vivre avec
lui, quoiqu'il soit marié. Ne me dis pas de mal de lui, mais
vois ce que tu veux faire. » Oui, elle avait failli parler, car elle
avait peur du péché; mais elle n'avait pas pu : le père était trop
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 5o5
sec, trop dur, trop toujours le même, et peut-être aussi qu'il
n'avait pas assez de courage. Elle l'avait bien senti la veille,
quand il avait cessé de la questionner, qu'il se dérobait, qu'il
ne voulait pas entendre.
Aujourd'hui, elle n'avait pas essayé de discuter avec cet
homme ; elle n'avait plus la force de dire non, et elle ne trou-
vait pas non plus celle de partir. A ses sauvages prières elle
avait seulement répondu par un murmure : « Nous nous
damnerons! » Il lui avait fermé la bouche avec des baisers.
Comme le crépuscule était grêle et trouble dans la fenêtre !
La soupe bouillonnait maintenant dans la marmite. Gom-
ment le père n'était-il pas encore rentré? Gotton prépara sur
la table le pain, la bière et le fromage. Elle se sentait lente et
triste, perdue dans cet instant présent qui la déracinait du
passé et au delà duquel tout était incertain. Ses gestes mêmes
disaient son désarroi. Un long moment elle resta debout au
coin de la table à regarder le pan de ciel qui s'encadrait dans
la fenêtre à petits carreaux. Du fond de la pièce obscure, ce
bleu cendré du soir apparaissait comme un regard tendre, fié-
vreux, insistant, plein de secrets. Avec un grand frisson, Gotton
finit par s'en détourner et elle alluma la lampe.
Alors la porte s'ouvrit et Connixioo parut, blême et claquant
des dents.
— Ha ! te voilà, ribaude ! dit-il d'une voix basse et frémis-
sante de fureur. Tu oses rentrer dans la maison de ton père!
Cache-toi donc la figure !
Gotton, debout devant le feu, le regardait, pétrifiée. Elle dit
enfin :
— Père, je t'aurais tout dit hier. C'est toi qui m'as arrêtée.
Et aujourd'hui, qu'est-ce que tu as fait?
— Ce que j'ai fait, coquine? Est-ce à moi de te rendre des
comptes? J'ai fait que je sais. Je sais que tu te laisses embras-
ser par des gueux sur les routes ; que tu te frottes comme une
paillarde contre un homme qui n'a pas l'air de vouloir t'épouser.
Et un boiteux, encore!
Gotton ne répondit pas. Connixioo, qui était hagard et
glacé, se fit servir une écuelle de soupe pour raffermir son
corps tremblant. Tandis qu'il l'avalait à grandes lampées,
Gotton, accroupie au coin du foyer sur un escabeau, l'observait
dans un fixe silence et, lui, retournait dans son esprit celte
S56 lŒVL'E DES DEUX MONDES.
parole, ce demi-aveu qu'elle venait de prononcer : « Père, je
t'aurais tout dit. » Avait-elle commis la faute qui ne se répare
pas? Etait-il trop tard pour lui faire peur? Ne restait-il qu'à
la jeter dehors et à dévorer sa honte devant toute la paroisse?
Comme la veille, Connixloo eut peur. « Non, non, se dit-il, pas
d'aveux, pas de confession, pas de paroles! » Il craignait la
ruse ou l'audace que celte fille simple saurait exercer comme
les autres si seulement elle était amoureuse. Surtout il ne
voulait pas entendre le verdict de déshonneur. « 11 est encore
temps d'empêcher le pire, pensait-il. Je peux briser net en lui
montrant que je suis le maitre. »
Il voulait à toute force rester celui qui ordonne et qui
châtie, et comme il tremblait cependant de ne plus l'être!
Comme il tremblait de s'entendre dire : « Ce qui est fait est
fait; tu ne peux plus rien empêcher! » Non, encore une fois, il
ne ferait pas de questions. C'était trop dangereux. Dans sa
colère et dans l'agitation apeurée de ses pensées, il gardait avec
une masculine simplicité sa foi en la violence. L'amour appa-
raissait à son esprit d'ascète rustique comme une tentation
toute basse et toute brutale, toute corporelle et qui doit être
brisée dans le corps. Dès qu'il eut avalé sa soupe, il passa dans
l'arrière-chambre et revint avec un gourdin.
Gotton ce soir-là fut durement battue. Elle n'avait pas
demandé grâce devant le châtiment; elle ne s'était même pas
étonnée que son corps, tout à l'heure enveloppé d'un regard
idolâtre, dût subir à présent cette cruelle injure. Debout devant
le foyer, le bras appuyé à la cheminée, elle pliait le dos sous
les coups et le feu éclairait d'un reflet rouge son visage et ses
cheveux. Connixloo frappait de toutes ses forces, soulageant sa
rage. « Ribaude, ribaude ! » répétait-il entre ses dents, et sa
respiration devenait courte. Elle, cependant, Je corps criblé de
douleurs éclatantes comme des éclairs entre-croisés, se sentit
dans cet ouragan soudain allégée de son trouble. De plus en
plus, elle se courbait et à mesure que son visage approchait des
braises elle y voyait se dessiner une face au poil roux, aux
pommettes enluminées, aux narines larges et tendues; elle y
voyait apparaître des yeux brùlans et généreux, les yeux de
l'homme à qui elle appartiendrait.
Quand le sonneur eut les bras fatigués, il laissa tomber son
bâton et dit :
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO.i 55T
— Cache-toi maintenant, et que tu aies au moins la peur,
si tu n'as pas la honte 1
Elle se redressa avec peine et le regarda droit en face d'un
regard où il n'y avait ni peur ni honte ; puis elle se traîna vers
sa chambre en s'appuyant au mur.
La nuit était devenue tout a fait noire. Ce soir-là, pour la
première fois depuis celui où Jeanne Connixloo avait quitté ce
monde, les paroissiens de Metsys éteignirent leurs feux sans
avoir entendu carillonner V Angélus.
Vers la fin de la nuit, Gotton qui avait dormi plusieurs
heures se leva sans bruit et mit la tête à la petite fenêtre de sa
chambre. Les champs d'orge qui s'étendaient de ce côté étaient
noirs encore, mais l'horizon commençait à pâlir et il semblait
que la nuit soulevât lentement de terre ses ailes obscures. En
haut, le ciel était plein d'étoiles, des étoiles surgies aux heures
désertes de la nuit et dont les figures ne sont pas familières.
Gotton s'étonna de leur aspect insolite et elle éprouva quelque
vague contentement de voir que ce ne seraient pas les vieilles
étoiles de tous les soirs qui la regarderaient partir. Elle resta un
moment la tête appuyée au montant de la fenêtre, rêvant à ce
qu'elle allait faire. Elle entendait, tout près d'elle, les vaches
qui dans la noire élable froissaient la paille et mugissaient
indolemment. Le premier chant du coq strident et triste la fit
sursauter et réveilla durement le nerf de l'action. Il n'y avait
pas de temps à perdre. Avant deux heures, Connixloo serait
levé pour V Angélus du matin. Elle s'habilla, mit sur elle sa robe
la plus neuve en se disant que, de longtemps peut-être, elle n'en
aurait pas d'autre. Puis à tâtons, car elle aurait eu peur d'allu-
mer une bougie, elle composa un petit paquet de bardes :
quelques chemises, deux ou trois mouchoirs qu'elle noua dans
un fichu. Elle prit ensuite ses sabots â la main et entr'ouvrit la
porte de sa chambre. La largeur de la pièce d'entrée qui
s'étendait devant elle et qu'il fallait maintenant traverser lui
parut immense. Le profond silence et cette teinte grise qui
commençait à se glisser à la surface des choses semblaient per-
fides et redoutables. Gotton saisie d'angoisse se retourna vers
la fenêtre de sa chambre. Si elle pouvait ne pas traverser cette
cuisine I Mais non, la fenêtre était trop petite, il n'y avait pas à
y penser. Alors, elle s'aventura, le cœur battant, parmi les
obstacles invisibles, les fantômes du passé, les souvenirs de
558 REVUE DES DEUX MONDES.
crainte et d'obéissance dont la pièce était peuplée. Dans leurs
bas de laine, ses pieds ne faisaient aucun bruit sur le carrelage.
Involontairement, ses yeux se fixaient sur l'établi de son père
où le fiil, les pièces de cuir, les pinces et l'alêne étaient prépa-
rés. Dans une demi-hallucination elle le voyait assis sur le
tabouret de bois, ses longues jambes maigres étendues sous la
table, les épaules penchées sur son ouvrage. Il semblait qu'il
dût se retourner subitement et demander de sa ^oix rêche :
<( Où donc vas-tu, Gotton, à cette heure? » Et tout de même,'
elle tendait anxieusement l'oreille, sachant qu'en réalité son
père dormait dans l'arrière-chambre, mais qu'il n'avait jamais
eu le sommeil bien solide et que le trottinement d'une souris le
faisait sursauter. Ouvrir la porte était terrifiant. Gotton fit
tourner deux fois la clef rouillée dans la serrure et tira le
loquet de fer avec la sensation que, dans cette seconde, tenait
tout son destin : Gonnixloo dans sa chambre ne donnait aucun
signe d'éveil et déjà par la porte entre-bâillée le frais et pur
matin jaillissait au visage de la jeune fille et calmait son cœur.
Elle sortit, chaussa ses sabots, puis respira longuement. La
petite place était déserte et muette. On n'entendait que le mur-
mure de la fontaine sous les tilleuls. Les fleurs aux fenêtres
commençaient à se colorer sourdement, mais les maisons,
l'église avaient un aspect de cendre, une étrange pâleur de
visages angoissés. Sans regarder en arrière, son petit paquet à
la main, Gotton s'engagea dans le chemin par où, les jours
précédens, elle avait mené paître ses vaches. Elle ne marchait
pas vile; elle avait mal dans les os; mais cette douleur était
presque le seul souvenir qui lui restât des coups de la veille.
Son cœur était comme lavé de tout sentiment de crainte,
d'humiliation ou de rancune; il n'y subsistait que la joie d'obéir
enfin simplement et hardiment à l'instinct; d'avoir brisé les
chaînes qui blessent l'espérance et de marcher seule dans
l'aurore limpide vers l'éblouissant inconnu de l'amour.
La route était longue jusqu'à Iseghem, et toute droite entre
des champs de betterave, puis des champs d'orge que moirait
la brise. En regardant onduler l'herbe déjà haute, Gotton se
remémorait la dernière moisson, dans les r/îêmes champs, ces
longues journées de fatigue et de soleil au soir desquelles les
filles rentrent au village presque titubantes, égrenant sur la
roule leurs rires énervés.
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 559
Elle pensa au jour où elle avait e'té seule, pendant le repos
de midi, jusqu'à la forge d'iseghem, parce que l'anneau qui
fixait au manche le couteau de sa faux s'était brisé et qu'elle ne
pouvait plus continuer le travail. Elle revoyait la sombre ouver-
ture de cette forge, béante sur la rue foudroyée de lumière, le
grand cube d'ombre où elle n'avait distingué qu'au bout d'un
instant les bras nus et la barbe rouge du forgeron.
— Quand vous la faut-il, cette faux? avait-il demandé. Il
avait une voix singulière, neuve, joyeuse et sauvage. Elle avait
répondu timidement :
— On reprend le travail dans une heure.
— Dans une heure? et quand est-ce que je dînerai, moi?
Allons, je vois que vous y tenez, repassez dans une heure.
L'accent de cordialité l'avait enhardie et elle avait repris :
— Apportez-la-moi plutôt quand vous aurez fini. Je suis dans
le champ à la veuve Rosalie et je vous ferai dîner avec les
moissonneurs.
— A ce qui paraît qu'on ne s'ennuie pas cette année à la
moisson? Eh bien! c'est entendu !
Il était venu, elle lui avait servi à manger et versé de la
bière. Et depuis, elle l'avait rencontré souvent sur les routes et
quelquefois, entre les monceaux de gerbes, elle l'avait aperçu
qui la guettait sans rien dire. Quand elle rencontrait ce regard,
la tête lui tournait, pendant une seconde ses yeux ne voyaient
plus rien, ses genoux se dérobaient. Son cœur se fondait dans
sa poitrine.. Mais ce vertige ne durait pas : c'était comme le
passage d'une force étrangère, d'un esprit brûlant qui la ren-
versait d'un coup d'aile et s'enfuyoit aussitôt.
Elle se rappelait tout cela et songeait aussi qu'à la moisson
prochaine, s'il lui permettait encore do se louer, il viendrait la.
chercher le soir et qu'au lieu de rentrer avec les filles, elle mar-
cherait lentement avec son amoureux, vers le gîte inconnu de
leur ardent repos.
Elle approchait d'iseghem dont elle voyait à présent les
chaumes se grouper sur la plaine. Quelques bouquets de bois
s'élevaient de loin en loin parmi les champs, ou bien un rideau
de peupliers longeant le miroir gris et luisant d'un canal. Deux
petites collines à l'horizon, deux renflemens délicats comme les
mamelles d'une enfant de treize ans, portant chacune un moulin
à vent. Les ailes tendues de toile blanche commençaient à
560 REVUE DES DEUX MONDES.
tourner allègrement au bord laiteux du ciel occidental, et
lorsqu'en face le soleil surgit et parut faire retentir la verte
terre d'un grand coup de cymbales, les deux moulins s'illumi-
nèrent d'une frissonnante roue de rayons roses.
Gotton devait traverser Iseghem et gagner la route de Meu-
lebeke. Lk, elle attendrait. Celui qu'elle cherchait lui avait dit
hier : « Je travaille pour Meulebeke autant que pour Iseghem;
il faut encore que j'y aille ferrer des chevaux demain avant de
commencer ma journée à la forge. »
Dans le village, les coqs chantaient le dernier chant de
l'aurore et leurs voix qui se répondaient de ferme en ferme
déchiraient le calme de l'azur. De jeunes garçons assuraient
leurs attelages et partaient pour les champs. Gotton passa devant
la forge : elle en regarda l'ouverture noire qu'elle n'avait jamais
franchie qu'une fois par ce midi de la dernière moisson.
Au-dessus, les volets verts des fenêtres étaient clos; aucun
signe de vie ne paraissait sur la maison. Le forgeron dormait-il
encore auprès de sa femme? Gotton, avec un méchant sourire
de ses yeux clairs, pensa : « La dernière heure de la dernière
nuit! » et comme elle s'éloignait, elle garda son regard intérieur
durement fixé sur l'image de cette femme, cette Gertrude
Moorslede qui était laide et malpropre, qui ne parlait que pour se
plaindre et marchait en traînant les pieds. Elle ne pensa pas
aux enfans ; son âme obstinée n'était pas prête pour le remords,
ce jour-là.
La route d'Iseghem à Meulebeke longeait un canal bordé
de peupliers et n'en était séparée que par une bande de pâturage.
Deux troncs abattus gisaient dans l'herbe côte à côte. Gotton
s'assit et commença d'attendre. Elle attendit longtemps. Malgré
la montée du soleil, il faisait froid ; l'herbe épaisse la mouillait
aux chevilles; elle porta la main à ses cheveux : ils étaient
trempés de rosée. La fatigue de la marche ajoutait à la courba-
ture de tous ses membres; elle était par moment tout près de
pleurer. Un chaland, halé de la rive par un vieux cheval exté-
nué, glissa sur le canal. Le patron, debout parmi les monceaux
de marchandises, la regarda tout à loisir. Quelques hommes à
pied passèrent sur la route; ils la regardèrent aussi et elle eut
honte, car elle devait avoir l'air d'une fille chassée, avec son
petit paquet de bardes et sa figure transie. Mais personne ne
lui dit rien. Elle éprouva cjue, pour la première fois, elle était
HISTOIRE DE OOTTON CONNIXLOO.
561
seule au monde et sans abri et elle sentit s'accroître en elle un
désir plus profond, plus douloureux que tout ce qu'elle avait
connu jusqu'alors, de reposer entre les bras de l'homme qu'elle
aimait: ((Quand donc viendra-t-il? » soupirait-elle au fond de
son cœur, et les larmes débordèrent de ses yeux.
Enfin, sur la route déserte, cette blouse bleue, ce pas dé-
rythmé..., c'était lui! Elle se leva, s'avança vers lui et d'une
bouche qui tremblait un peu, elle lui dit :
— Luc Heemskerque, qu'il en soit de moi pour toutes
choses maintenant selon ton plaisir.
II la contempla un instant, trop saisi pour lui parler; il
regarda les lèvres bleuies, le front mouillé de rosée, les joues
mouillées de larmes; puis, d'un élan farouche, avide, il referma
sur elle ses bras puissans.
*
* *
Le deuxième dimanche après que Gotton se fut enfuie de la
maison paternelle, le curé de Metsys, ayant achevé son homélie
sur l'évangile du jour, toussa dans son mouchoir rouge et dit :
(( Mes frères, la charité ne m'oblige pas à me taire avec vous
sur le scandale qui vient de désoler notre paroisse; mais plutôt
elle m'oblige à le condamner devant vous et à vous exhorter
avec une nouvelle vigueur à la haine de ce péché de fornication
contre lequel, de la première à la dernière page, les Saintes
Ecritures ne cessent de s'élever. Une enfant de notre paroisse
a quitté pour les puanteurs de l'adultère le parfum d'un saint
foyer. Si elle nous revient un jour repentante et prête à la
pénitence, mes frères. Dieu nous inspirera le pardon. Mais que
la miséricorde répandue dans le sein du pécheur contrit ne se
confonde pas à vos yeux avec cette coupable indulgence pour
le péché, devenue si habituelle aux cœurs affadis de cette géné-
ration. Rappelez-vous, mes frères, que l'horreur du péché doit
s'étendre jusqu'au pécheur lui-même, tant qu'il ne désavoue pas
son crime et continue d'insulter à la loi de Dieu. Rappelez-
vous que l'adultère doit être évité plus qu'un lépreux, puisque
c'est une lèpre de l'àme qu'il risque de communiquer.
N'ayez donc avec lui ni conversation ni commerce, que son
nom ne soit pas prononcé dans une demeure chrétienne. Et
ainsi, mes frères, vous servirez peut-être son àme, puisque Dieu
ne dédaigne pas d'utiliser le châtiment pour la conversion du
TOME XL. — 1917. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
pécheur — et plus sûrement encore vous servirez les vôtres et
celles de vos enfans que vous avez mission d'engager dans le
chemin du ciel. Ainsi soit-il. »
Cet anathème fut écc^lé par les paroissiens de Metsys dans
un profond silence qui recouvrait des sentimens très divers.
Les jeunes filles baissèrent les yeux et leurs visages exprimèrent
toutes les nuances de la confusion féminine. Les plus simples
n'éprouvaient que le malaise mêlé d'intense curiosité qui agite
un enfant devant qui l'on va fouetter un camarade. Les plus
pieuses rougissaient douloureusement devant le mal entrevu.
Mais celles qui avaient déjà connu ou deviné quelque chose de
l'amour frissonnaient de penser qne ce qui se passe de si mys-
térieux et de si poignant dans le secret du cœur et dans le sens
profond et caché qui n'a pas de nom, pouvait éclater ainsi aux
yeux de tous et prendre subitement ce visage d'infamie.
Parmi les hommes, quelques-uns avaient envie de rire,
croisaient des regards gourmands et moqueurs. D'autres
semblaient profondément contristés. Les mères serraient dure-
ment leurs lèvres et tournaient la tête pour envoyer de tous
les côtés leurs signes d'approbation. Certes, elles blâmaient
Gotton et, devant leurs filles, la traînaient dans la boue;
mais aussi elles se rappelaient leurs conseils de matrones :
« Remariez-vous, Connixloo; élever une fille à vous tout seul,
vous n'y arriverez pas ! » La veuve qui l'avait attendu longtemps
se rengorgeait aujourd'hui et redressait les épaules d'un air qui
signifiait : « Si j'avais été là, ce ne serait pas arrivé. Je l'ai tou-
jour dit que les hommes n'ont pas de bon sens. »
Toute la paroisse se mit à genoux quand le curé descendit de
sa chaire et, dans le silence qui suivit, tandis qu'au bas do
l'autel il revêtait ses ornemens avant d'entonner le Credo, on
entendit des sanglots brefs : c'était Connixloo qui pleurait dans
sa stalle de chantre, la tête entre les mains.
II
Luc Heemskerque avait acheté la petite maison de l'ancien
forgeron de Meulebeke. Derrière la forge se trouvait une grande
chambre, pavée de tuiles rouges où il mangeait et dormait avec
Gotton. Du fond de cette chambre, un vieil escalier d« chêne,
tourné en colimaçon, conduisait à un grenier où des amas de
HISTOIRE DE GOTTOiN COiNMXLOO. 56â
vieille ferraille voisinaient avec quelques provisions de légumes
sous des cordes à sécher le linge.
Golion avait pris possession de ce logis sans un jour de
dépaysement. La solitude ne l'étonnait pas, elle y avait été
accoutumée à Metsys. Ses occupations n'avaient guère changé :
laver, raccommoder, faire la cuisine; il ne lui manquait que
de soigner les vaches et de les mener aux champs ; mais Luc
Heemskerque lui avait promis des poulets et un agneau qu'elle
nourrirait dans le jardin et qui lui tiendrait compagnie. Elle
obéissait à Luc, comme toute son enfance elle avait obéi à son
père; mais le bonheur de cette soumission amoureuse était si
nouveau, si insoupçonné que souvent au milieu du travail
domestique elle s'arrêtait pour laisser déborder dans le silence
la plénitude de son cœur. Ainsi son allégresse intérieure était
la seule chose à laquelle elle ne s'habituât pas.
Dans les premiers temps, elle avait pu craindre quelque vio-
lence de son père ou simplement quelque démarche pénible et
embarassantc comme une visite du curé, une tentative de per-
suasion. Mais rien n'était venu. Depuis le matin où elle avait
quitté la maison de son père, elle était, pour Metsys, comme à
l'autre boift du monde. Dans Meulebeke, elle sortait rarement.
Tout le monde au village savait son histoire; on se la montrait
du doigt et personne ne lui adressait une parole de bienveil-
lance. Pourtant elle lavait à la fontaine, sur la place du village,
et quoiqu'elle s'arrangeât pour y aller de très bonne heure, elle
y rencontrait toujours quelques commères. On se poussait du
coude quand elle approchait; il arrivait qu'on l'insultât. « Hé!
la fille, faut du toupet pour venir laver le linge de vot' lit avec
du linge d'honnête monde.
— • Peut-être bien, répondait-elle avec lenteur, qu'il vaut
mieux être heureuse qu'honnête, puisque ce ne sont pas ceux
qui sont heureux qui pensent à dire des méchancetés.
Elle avait la réplique si hautaine et si drue qu'elle fermait
la bouche au zèle. Elle sentait que ces femmes qui l'injuriaient
ne pouvaient la regarder sans envie. Elle savait à présent
qu'elle était belle ; l'amour qu'elle inspirait lui était devant le
monde comme un vêtement de princesse et comme une armure.
Elle savait qu'elle marchait comme aucune autre femme, avec
un mouvement des hanches ample et rythmé, léger et puissant,
et que Luc s'enivrait rien que de la voir aller et venir. Loin de
564 REVUE DÉS DEUX MONDES.;
lui, elle devenait orgueilleuse ; près de lui, l'amour humble,
ardent, voluptueux et simple dominait seul tout son être. Trop
emportée par la passion pour rester coquette, elle oubliait sa
beauté et servait en silence son maître le forgeron.
Elle aimait à le voira la forge, debout, les manches retrous-
sées jusqu'aux épaules, battre à grands coups le fer incandescent
et arracher de l'enclume des gerbes d'étincelles. Souvent, quand
elle avait fini son travail dans la chambre et au petit jardin où
elle faisait pousser des légumes, elle venait, le tricot dans les
mains, s'asseoir près de la porte, au fond de la forge et le
regarder. Le bruit de son souffle entre les coups la traversait
comme une flamme. Parfois des cliens entraient et engageaient
la conversation avec Heemskerque; mais quand ils s'aperce-
vaient soudain de la présence de Gotton dans l'ombre noire, ils
étaient pris de malaise et abrégeaient l'entretien. Cette belle
fille pécheresse, avec son regard intense, leur représentait
vaguement Vénus, la diablesse qu'adoraient les païens et pour
qui se perdent tant d'hommes.
La journée faite, Luc disait souvent à Gotton : « Viens-tu
faire un tour? » Et Gotton, qui n'osait presque pas sortir seule à
cause des mauvais propos, souriait avec reconnaissance et s'en
allait changer de tablier. Alors ils partaient, en se donnant le
bras, par un sentier qui filait derrière leur jardin, droit à tra-
vers champs, et si loin qu'on pût voir de ce côté-là il n'y avait
que la plaine verte ou bigarrée, blonde ou rousse ou encore
bleue selon l'heure et les saisons. Au printemps, Luc passait
des branches d'aubépine dans le chignon de Gotton pour voir
son clair visage lui rire dans une broussaille de fleurs blanches.
Il lui disait tout bas des mots de passion et rafraîchissait contre
son cou et ses joues une tête enflammée par le feu de la forge.
Heureuse et docile, elle se prêtait à la violence des caresses. Elle
était comme une fleur toujours fraîche, intacte, resplendis-
sante dans l'insatiable tempête de l'Amour. Mais lui, parfois,
avait une façon de la regarder sauvage et presque triste qui
l'effrayait. Elle était restée un peu timide avec lui, parce qu'il
était beaucoup plus âgé qu'elle et si fort, si actif, si résolu I Sous
les duretés de son père, elle avait toujours senti les inquiétudes
d'une nature craintive : la peur de l'enfer, la peur de la rumeur
publique, la peur de la ruse et de l'ardeur féminines, tels
étaient les vrais ressorts de la vertu et des sévérités de Gon-
HISTOIRE DE GOTTON CONMXLOO.
565
nixioo. Mais ce Heemskerque, avec ses yeux exaltés, il sem-
blait vraiment qu'il n'eût peur de rien. C'était un homme soli-
taire, habitué à l'eflort, à la peine, qui dix heures par jour, à
demi nu souvent et tout en sueur, courbait le fer à sa volonté.
Appuyée sur son bras, Gotton se sentait protégée.
Au cours de leurs promenades du soir, il lui avait raconté
la dure vie qu'il avait eue et qui l'avait fait tenace et volontaire.
— Tu ne m'as jamais demandé, Gotton, pourquoi je suis
boiteux. Je ne suis pas né comme ça, tu sais, et ce n'est pas la
faute de ma mère, ma pauvre petite, si ton homme va clopi-
nant. Mon père avait une forge près de Bruges. Moi, j'étais un
garçon qui poussait très droit, le plus petit de quatre frères.
Quand j'avais dix ans, je me pris de querelle, un jour, avec
mon aine. Lui était fort et violent. Il a saisi le marteau de la
forge et m'en a lancé un coup au travers des jambes. Je suis
tombé raide, évanoui. On m'a porté sur mon lit. J'avais une
cuisse cassée. Je suis resté trois mois sur le dos. On n'a pas
appelé de médecin, personne ne m'a soigné; on m'apportait à
manger et c'était tout. Mon aine travaillait à la forge et gagnait
déjà de l'argent, mes parens ne voulaient pas se fâcher avec
lui. Les premiers jours j'ai hurlé sans arrêter. Et puis la dou-
leur s'est éteinte. J'ai attendu en patience que ce soit raccom-
modé; la nuit, je tàtais le sol avec le pied pour savoir si ça se
refaisait, si ça se calait. Quand j'ai pu me tenir sur mes
jambes, il y en avait une plus courte que l'autre, avec une
grosse bosse dure comme une pierre sur le côté. Alors, tu com-
prends bien que je ne voulais plus rester dans la maison où
mon frère m'avait fait ça. Je ne voulais pas clopiner derrière
les autres qui m'auraient toujours couru devant dans la vie. Je
suis parti une nuit sans un sou, comme un vagabond, pour
m'en aller ailleurs, je ne savais pas où, gagner mon pain. Pas
une fois je n'ai mendié. Avant le soir du premier jour, j'ai trouvé
à me louer dans une ferme pour soigner les chevaux de labour
et tenir l'écurie. J'y suis resté deux ans; je travaillais pour ma
nourriture et ne voyais jamais un écu. Ça ne me plaisait pas et
je gardais toujours l'idée de m'établir forgeron comme mon
père, parce que j'aime un travail qu'on fait tout seul et où on
est le maître.
Et puis dans ce travail c'est des bras qu'il faut, et je pensais
qu'un boiteux n'y serait pas plus maladroit qu'un autre. Alors
566 REVUE DES DEUX MONDES.
de temps en temps je m'en allais, pour un jour, pour deux jours,
chercher dans un village ou dans l'autre une place d'apprenti
forgeron. Quand je rentrais, on disait toujours qu'on allait me
renvoyer, on croyait que j'avais été à la noce avec des filles et
que je m'étais fait payer à boire! et puis on me gardait tout de
même parce que je travaillais bien. C'est à Malines que j'ai
trouvé ma chance, un jour que mon patron m'y avait envoyé
pour livrer à un maquignon deux chevaux de labour qu'il
venait de lui vendre. Un forgeron de faubourg m'a pris chez
lui et quand j'ai eu mes dix-sept ans, il m'a placé chez le
forgeron d'Iseghem qui était vieux et ne pouvait plus suffire
à son travail. Bientôt il m'a laissé toute la place. Là, j'ai gagné
de l'argent. J'ai cru que j'en avais fini de manger de la vache
enragée. Et puis je me suis marié et diable 1... j'ai vu que je ne
faisais que de commencer.
Gotton écoutait et se rappelait sa propre enfance, Calme et
monotone et les rêveries de ses douze ans dans l'église de
Metsys. Et elle songeait que tous deux, lui à travers tant de
luttes et de peines, elle à travers tant de rêves, ils n'avaient
grandi que pour ces jours d'amour. Cette pensée lai embellissait
encore toutes les heures. Au jardin, en arrosant un petit rosier
nouvellement planté, tige sèche, grise, épineuse, que Luc avait
rapporté pour elle de Malines, elle se disait, méditant sa propre
destinée : « Il ne sait pas qu'il poussera bientôt des roses... nous
non plus, nous ne savions pas. »
Au bout de deux ans, Gotton dit à Luc : « Dieu ne nous a
pas bénis; nous n'avons pas d'enfans. » Elle exprimait ainsi
pour la première fois le souci qui depuis plusieurs mois trou-
blait son cœur. D'abord ce n'avait été qu'une pensée fuyante,
une brève angoisse au milieu du bonheur. Et puis elle se disait :
« Nous avons bien le temps! » Mais le temps n'amenait rien et
Gotton commençait à entrevoir que peut-être cela continuerait
toujours ainsi et qu'elle vieillirait auprès de Luc sans espérance.
Alors elle se sentit murée dans cette félicité sans horizon ; il lui
sembla que son bonheur se refermait sur elle comme une
tombe. Toute sa vigueur et toute sa tendresse aspiraient au
travail maternel, à porter, à nourrir, à élever des enfans. Elle
les désirait pour elle-même, par le plus instinctif de sa nature
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 567
et elle les désirait pour Luc qui avait, à cause d'elle, abandonné
les siens. 11 y avait des heures où elle devenait jalouse de cette
Gertrude iMoorsIede qui les lui avait donnés et envers qui elle
se savait coupable. Si elle eût elle-même enfanté, ses petits
l'eussent protégée contre le remords : ils auraient eu tellement
besoin de Luc! et ils l'eussent protégée aussi, pensait-elle,
contre le mépris public. Avec des enfans, elle eût été presque
pareille aux autres femmes, une mère plutôt qu'une maîtresse.
On aurait cessé de se la montrer du doigt; on aurait peut-être
oublié le scandale... Et même comme maîtresse, elle s'inquié-
tait : elle craignait que chez Luc l'ardeur du plaisir ne s'épuisât
bientôt, qu'il ne prît en dégoût un lit stérile, et sa propre vie
lui parut morne comme une année qui n'aurait pas de saisons.
Cette secrète souffrance la rendit plus sensible aux marques
d'hostilité qu'elle recevait chaque jour. Les gens de Meulebeke
ne s'étaient pas accoutumés au scandale; ils n'avaient pas fait
leur paix avec les adultères. Aucune famille n'avait ouvert sa
porte à Gotton; aucune femme n'entrait chez elle. Quand elle
passait le seuil d'une boutique, les clientes hâtaient leurs achats
et faisaient montre de leur mauvaise humeur. On remarquait
en sortant" : « Ce n'était pourtant pas l'habitude de rencontrer ici
des filles perdues » et la marchande de répondre : « On dit bien
qu'il faut de tout pour faire un monde; n'empêche que mon
goût, c'est de servir les honnêtes gens. » Un jour que Gotton
déposait sa monnaie sur le comptoir de la boulangère, celle-ci le
ramassa en disant : « Et les petits Heemskerque, ils n'en ont
peut-être pas beaucoup d'argent à porter chez le boulanger? »
De pareils traits s'enfonçaient au plus frémissant de cette âme.
Aussi les yeux de Gotton maintenant se durcissaient et sa
belle démarche balancée avait pris comme un air d'insolence.
Tous ses rêves se concentraient de plus en plus sur la grande
revanche : l'orgueil d'être mère. Un petit enfant couché entre
ses bras, un petit visage chaud et tendre collé à sa blanche
mamelle veinée, voilà la vision dont elle se berce, la fille
méprisée, en traversant le village où pas une figure ne lui
sourit. Puis la vision se développe : il y a plusieurs enfans,
trois, quatre, pendus aux jupes de Golton, mais il y en a
toujours un tout nouveau, un tout petit qui tient de la tête
aux pieds entre les deux coudes qui le balancent. 0 faiblesse
chérie! ô fière abondance! Dans la souffrance d'une telle nos-
558 REVUE DES DEUX MONDES.
talgie, des pensées d'autrefois, presque oubliées depuis les
premières joies d'amour, avivaient soudain leur aiguillon. Cet
état de péché dont elle avait eu peur avant la faute, elle en
retrouvait la conscience et l'inquiétude et, par momens, elle se
demandait avec effroi si une malédiction d'en haut avait desséché
ses entrailles.
Des mois passèrent sans qu'elle osât parler de son angoisse
au forgeron. Mais quelquefois, en revenant de ses courses, il la
trouvait assise, la tête dans les mains et pleurant. Tant qu'il
travaillait à la forge, le sentiment de sa présence refoulait le
chagrin; elle allait le voir, comme dans les premiers temps,
frapper sur l'enclume, et de le regarder ainsi, en silence, lui ras-
sasiait le cœur. Mais les jours où Luc était en courses dans les
villages voisins, ou quelquefois à la ville, son esprit vagabon-
dait dans une solitude où rien ne la défendait plus de la mélan-
colie. La déception de sa vie de femme rouvrait la .porte au
souvenir et beaucoup de choses qu'elle aurait crues oubliées
lui revenaient à la mémoire, nimbées de tristesse. Elle se rap-
pelait les jours placides qu'elle passait aux champs et où, parmi
les scabieuses et les marguerites, elle était elle-même comme
une fleur au sang tranquille. Elle avait peur de son père, elle
s'ennuyait avec lui, elle était quelquefois battue, oui, c'est vrai,
et pourtant comme toute cette vie d'avant l'amour lui apparais-
sait de loin fraîche et sereine, avec un secret rayonnement!
On ne changerait pas, on ne reviendrait pas au temps passé ;
mais on se dit tout de même qu'on ne savait pas comme c'était
bon. Elle se rappelait encore les carillons qui tous les quarts
d'heure épanouissaient dans l'air comme une petite fleur de
musique à six pétales, et toutes les fleurs formaient une claire
guirlande suspendue entre l'aube et le soir. Et puis ces belles
sonneries du dimanche, si basses d'abord, puis de plus en plus
hautes, vives, pressantes, légères comme pour hâter les pas des
paroissiens qui de toutes les fermes venaient à l'église. Il lui
arrivait de les entendre encore, quand, par une matinée de
dimanche, le vent était vif et venait de Metsys. Elle distinguait
alors la voix de la grosse cloche qui donnait d'abord et sem-
blait dire : « Quittez vos étables, tirez vos pieds des sabots où
collent la boue et le fumier! » et ensuite les autres cloches dont
les voix lui parvenaient en rapides mêlées aériennes, ces cloches
argentines qui parlaient d'une joyeuse ascension de ce monde
HISTOIRE DE GOTTON CON.MXLOO. 569
épais vers les régions où les âmes des hommes chantent avec les
anges. Gotton entendait et rêvait, mais elle ne quittait pas son
jupon de tous les jours, ni ses sabots; elle n'allait pas à l'église.
Elle n'aurait pas cru que cela finirait par tant lui manquer!
Alors elle pensait à l'église de Metsys; elle avait envie de revoir
son curé, les mains saintement levées, chantant la Préface. Elle
retrouvait avec cette image l'impression confuse que lui don-
naient les incompréhensibles paroles latines résonnant si riche-
ment dans le chœur de bois sculpté, — l'antique mélodie à la
fois étrange et familière qui semblait animer d'une vie magique
les personnages grouillans du retable, les figures des chapi-
teaux. Elle revoyait les vitraux, ces énigmes palpitantes qui
avaient brillé sur son enfance et suscité ses premiers rêves; —
ces gemmes, ces braises inextinguibles — quelle sorcellerie! —
Comme elle avait aspiré à participer de leur ardeur! et quand
elle avait connu le regard passionné de Luc, elle avait cru
trouver un foyer du même feu — foyer tout proche, tout
humain, auquel son âme pourrait s'allumer, pourrait devenir
aussi brillante et brûlante!... Dans les premiers temps de leur
amour, c'avait été son intime bonheur de sentir que sa passion
veillait en elle, à travers la solitude, le travail monotone, les
jours brumeux et jusqu'au plus obscur du sommeil. Il lui sem-
blait qu'en effet son âme était devenue comme incandescente et
qu'il devait y avoir autant de différence entre un cpidavre et une
ressuscitée qu'entre la jeune fille qu'elle avait été et l'amou-
reuse qu'elle était devenue. Mais maintenant elle apprenait que
l'amour n'a pas la fixité des gemmes et que s'il ne peut grandir
et se propager comme la tlamme, il s'étouffe douloureusement
parmi des cendres.
Camille Mayran.
(La dernière partie au prochain numéro.)
LE MIRACLE FRANÇAIS
II'"
TROIS ANS APRÈS
Elle dure encore, après trois ans, la grande, l'effroyable
guerre. Des peuples de plus en plus nombreux jettent sans comp-
ter dans la fournaise ardente leur sang, leur or, les richesses de
leur sol et les espe'rances de leur labeur. Demain, peut-être, l'in-
cendie aura gagné de nouvelles régions pacifiques. Et bien qu'à
divers signes on puisse entrevoir que le dénouement de la
sombre tragédie approche, nul ne saurait prédire l'heure exacte
où succombera, sous les coups de l'univers civilisé, la grande
Barbarie occidentale. Puisque c'est contre nous, « son principal
ennemi, » qu'elle a dirigé son principal effort, comment, après
l'avoir brisé une première fois, l'avons-nous usé lentement,
infatigablement, inexorablement, au prix de quotidiens et
obscurs sacrifices? Comment la France triomphante est-elle
devenue la France endurante? Gomment le miracle français,
dont la soudaine révélation avait émerveillé le monde, s'est-il
si longtemps prolongé, soutenu, poursuivi sans défaillance ?
I
Le printemps de 1915 s'ouvrait plein d'espérances. Le premier
hiver des tranchées avait été dur, mais on oubliait ses misères.
Przemysl avait capitulé, et l'on s'attendait à l'invasion de la
(1) Voyez la Revue du 15 avril 1915.
TROIS ANS APRES.
571
Hongrie. L'expédition des Dardanelles semblait reprise dans
des conditions qui devaient en assurer l'heureuse issue. En dépit
de leurs nouveaux gaz asphyxians, la deuxième bataille d'Ypres
n'arait été', pour les Allemands, qu'un succès local et sans
lendemain. Nous commencions en Artois une offensive qui
s'annonçait victorieuse, et que beaucoup espéraient libératrice.
Enfin, l'Italie secouait ses chaînes, et, après d'apparentes hési-
tations qui dissimulaient une méthodique préparation politique
et militaire, elle prenait place à nos côtés pour combattre
l'éternel ennemi de la civilisation latine.
Les déceptions vinrent, hélas! assez vite. Malgré tout l'hé-
roïsme déployé, et des souffrances sans nom, nous ne parve-
nions pas à forcer le passage des Dardanelles. Nos victoires de
Carency, de Neuville-Saint-Vaast, d'Ablain-Saint-Nazaire, certes
réelles et dignes de la vaillance française, ne produisaient pas
tous les résultats qu'on en attendait : nous n'avions pas percé
les lignes ennemies, et nos villes du Nord restaient sous le dur
joug de l'étranger. Surtout, nous apprenions que les Russes,
dépourvus d'armes et de munitions, soumis au feu écrasant
d'une artillerie formidable, avaient subi, sur les bords de la
Dunajec, une lourde défaite, et, sans rompre leur front, il est
vrai, en se défendant avec une ténacité admirable, reculaient,
reculaient toujours, perdant l'une après l'autre toutes leurs
conquêtes, laissant même progressivement envahir leur propre
territoire...
Ah ! le lourd, le morne et sombre été qui suivit ! L'activité
militaire se raréfiait sur notre front, et les opérations, d'ailleurs
secondaires, qui s'engageaient ne nous étaient point partout
favorables. Si nous progressions en Alsace, nous reculions en
Argonne. On sentait, comme nous venons de le sentir encore,
rôder partout l'espionnage allemand, épiant nos moindres gestes
de lassitude, prêt à insinuer ses louches offres pacifiques. Les
paroles officielles, qui auraient pu dissiper cette atmosphère de
malaise, entretenir la confiance publique, se faisaient plus
rares, elles aussi. Et les mauvaises nouvelles du front russe
tombaient sur notre cœur avec la sourde régularité d'un glas
funèbre : Przemysl, Lemberg, Varsovie, Kovno, Novo-Geor-
giewsk, Ossoviecz, Brest-Litowsk, aucune ville, aucune forte-
resse ne résiste à ce déluge de fer et de feu que font pleuvoir
les canons allemands. La guerre industrialisée, mécanisée,
572
REVUE DES DEUX MONDES.,
matérialisée, devenue presque totalement indifTérente à tout ce
qui — valeur individuelle ou habileté manœuvrière — met-
tait un peu d'élégance morale et de beauté dans la guerre d'au-
trefois ; toutes les forces aveugles et brutales de la nature et de
la science mises au service d'une puissance sans scrupule et
sans frein : telle était l'obsédante pensée qui hantait tous les
esprits. Et l'on pouvait se demander, aux heures d'inquiétude
et d'angoisse, si jamais, sur ce terrain de la lutte industrielle,
de la préparation matérielle, nous parviendrions, surpris comme
nous l'avions été, et démunis comme nous l'étions par l'inva-
sion, à rejoindre, à égaler nos redoutables adversaires.
Et nous ne savions pas tout encore! Nous ignorions alors,
— M. Lloyd George nous l'a révélé depuis, — que nos amis
anglais, dépourvus de munitions, n'auraient pu résister à
l'effort germanique, s'il s'était produit contre eux plutôt que
contre les Russes. Nous ignorions aussi qu'à la fin du mois de
mai 1915 pas un seul fusil neuf n'était encore sorti des fabriques
anglaises, et que l'instruction des recrues de lord Kitchener se
faisait avec des fusils de bois... Que n'ignorions-nous pas d'ail-
leurs? Mais nous sentions confusément que l'Angleterre était
lente à se mettre en mouvement, et que sur nous, sur notre armée
de terre tout au moins, reposerait longtemps la plus lourde part
du commun fardeau.
Malgré tout, malgré tant d'idées ou d'impressions qui
auraient pu être aisément déprimantes, malgré les deuils qui
se multipliaient tous les jours, la confiance ne désertait pas
les cœurs. La confiance, — une confiance quasi mystique, —
s'était implantée dans l'àme française pour n'en plus sortir,
dès le 1" août 1914. Elle avait résisté au terrible assaut qui
avait suivi la bataille de Gharleroi. Quelque dures que fussent
les épreuves présentes, notre idéalisme invétéré n'admettait
pas, ne pouvait pas admettre qu'une agression aussi criminelle,
aussi injustifiée que celle dont nous avions été l'objet pût
finalement réussir : la vie eût perdu son sens et le monde sa
raison d'être, si l'histoire, en l'acceptant, avait dû justifier
pareil forfait. Bientôt une victoire dont la portée décisive nous
apparaît davantage, à mesure qu'elle recule dans la perspective
du passé, venait légitimer ces intuitions du cœur : la grande
espérance de la Marne désormais va planer sur toutes nos
démarches et sur toutes nos pensées, Le bop sens français, sq
TROIS ANS APRÈS. 573
surajoutant ici aux affirmations irraisonnées de notre instinct
moral, va suggérer à tous les esprits la même conviction :
ce que l'Allemagne, au moment de sa plus grande supériorité
numérique et matérielle, n'a pu réaliser, elle ne pourra l'obtenir
après de cuisans échecs, et quand les forces qu'elle veut combattre
iront croissant à leur tour. Pour venir à bout d'elle, nous n'avons
plus qu'à ne pas être inférieurs à nous-mêmes; nous n'avons
plus qu'à tenir.
Et l'on tient en efTet. On tient en dépit des mauvaises
nouvelles, ou de l'absence de nouvelles. On tient, parce qu'il
faut tenir. L'armée, d'abord, qui voit de près les difficultés de
la tâche à accomplir, est tout entière animée de cet esprit de
sacrifice, de ce stoïcisme grave qui sont peut-être les qualités
les plus vraiment foncières de la race. Jamais elle n'a été plus
unie, plus disciplinée. Jamais les divers élémens qui la composent
n'ont été plus intimement fondus. Une année de guerre, — et de
quelle guerre! — mille dangers affrontés en commun, les priva-
tions, les fatigues, les misères de la vie en campagne courageu-
sement supportées, toutes les classes sociales, toutes les profes-
sions, tous les âges mêlés : voilà qui a plus fait pour constituer
la véritable' « nation armée » que toutes les théories élaborées,
pendant la paix, dans les officines parlementaires. La tranchée
est une rude, mais salutaire école d'égalité, de solidarité et
d'unité nationales. Les rapports entre les hommes, entre les
soldats et les chefs y deviennent plus intimes, plus simples,
plus directs; la discipline, sans cesser d'être ferme, s'y fait plus
paternelle. Au bout de quelques mois de cette vie, la fusion est
si parfaite que le généralissime peut effacer les distinctions
d'usage entre l'active et la réserve : il a désormais sous ses
ordres, et dans sa main, une immense armée démocratique,
endurcie, entraînée et confiante qui s'est peu à peu élaborée
dans ce terrible creuset de la guerre d'aujourd'hui. Ces troupes
ont leur armature morale constituée par les officiers survivans
de l'active, et non moins autant par ces admirables officiers de
réserve dont la guerre a révélé les hautes capacités d'initiative,
d'intelligente adaptation, d'inépuisable dévouement. Elles ont
foi dans leurs chefs, qu'elles ont vus à l'œuvre, et dont elles
connaissent la science militaire, la bravoure, l'humanité. Pelles
savent que leurs armes ne valent pas encore, pour le nombre et
la puissance, celles de l'ennemi; mais elles savent aussi qu'on
574 REVUE DES DEUX MONDES*
leur en forge de nouvelles, et elles les attendent patiemment
pour courir à l'assaut. « Long, dur, sûr, » avait dit un des plus
beaux hommes de guerre qu'ait mis en lumière la bataille de la
Marne, le général Foch : c'est la devise même, stoïque et
tenace, de l'armée française tout entière.
Par les permissionnaires, par les lettres du front, cet état
d'esprit s'est propagé à l'arrière. Rien n'est plus réconfortant
que d'entendre parler ces soldats, improvisés pour la plupart,
que la vie d'action a si fortement trempés, que le génie militaire
de leur race a si complètement ressaisis, et qui ne doutent point
de la sûre et lente victoire.
Il n'y a pas que les soldats qui fassent la guerre, — écrit l'un
d'eux à sa grand'mère. — Vous auSsi, les mères, les grand'mères,
les épouses, vous la faites! car, vous aussi, vous souffrez dans vos
affections; car, vous aussi, vous vivez dans l'angoisse, dans la solitude,
dans l'incertitude du lendemain. Vous toutes, ô femmes de France,
vous souffrez et vous faites la guerre avec nous. Vos armes, ce sont
vos mains qui tricotent ou qui préparent des pansemens, ce sont vos
lèvres qui prient, ce sont vos cœurs qui crient courage aux soldats.
Et votre devoir, c'est, comme la sentinelle qui veille les pieds dans Veau
ou fond de la tranchée, de tenir aussi et de garder tout votre courage.
Et votre gloire, elle viendra comme viendra la nôtre, après la souffrance
et les jours de tristesse, et elle sera aussi grande que la nôtre (1).
Gomment ne pas se laisser convaincre par ces enfans
héroïques? Partager leur foi, c'est se montrer dignes d'eux.
Kt en effet, malgré toutes les raisons que l'on pouvait avoir de
sentir quelque lassitude, de voir le présent et même l'avenir
en sombre, on reste patient, confiant, et, comme ils disent,
nos soldats, on « garde le sourire. » Une noble cérémonie
patriotique, comme celle qui eut lieu le 14 juillet pour le
transfert des cendres de Rouget de Liste aux Invalides, les
éloquentes et fortes paroles qu'y prononça le Président de la
République : il n'en faut pas plus pour ranimer les courages
et pour tendre les volontés. « Il n'est pas un seul de nos soldats,
a dit le Président, il n'est pas un seul citoyen, il n'est pas une
seule femme de France qui ne comprenne clairement que tout
(1) Le lieutenant Jean Saleilles (1890-1913), Lettres de guerre, avec portrait,
1 vol. in-8 (non mis dans le commerce), Dijon, imprimerie Darantière, 1916,
p. 60-61.
TROIS ANS APRÈS.
575
l'avenir de notre race, et non seulement son honneur, mais son
existence même sont suspendus aux lourdes minutes de celte
guerre inexorable. » Et quand il a repoussé dédaigneusement
l'idée d' « une paix précaire, trêve inquiète et fugitive entre une
guerre écourlée et une guerre plus terrible; » quand il a répété
que « la victoire finale sera le prix de la force morale et de la
persévérance, » il ne faisait que traduire dans sa langue robuste
et nerveuse la pensée commune de tout un peuple.
La force morale! Elle allait bientôt nous devenir plus néces-
saire que jamais. Si nos alliés russes finissaient par enrayer
l'offensive allemande, ils n'étaient plus assez forts, — au moins
provisoirement, — pour paralyser certaines trahisons et écarter
certaines menaces. Or, à l'Orient, s'amoncelaient de noirs
nuages : déçue dans ses ambitions, exaspérée dans ses rancunes,
la Bulgarie n'attendait qu'une occasion pour se retourner
contre ses alliés de la veille et ses bienfaiteurs de toujours :
elle crut la trouver, elle la saisit. La Serbie abandonnée par la
Grèce, attaquée d'autre part par la coalition germanique, allait
connaître une fois encore les horreurs de l'invasion.
Il fallait essayer d'empêcher ce nouveau désastre. Le jour
même où l'on apprenait en France la mobilisation bulgare, le
général commandant le corps expéditionnaire d'Orient recevait
l'ordre d'envoyer par Salonique une division au secours des
Serbes. Et quatre jours après, l'offensive franco-anglo-belge
commençait.
On crut un moment qu'elle allait réussir à percer les lignes
adverses et à libérer notre territoire. Elle avait été longuement
et minutieusement préparée en tenant compte de toutes les
expériences antérieures. Les ordres du jour et les communica-
tions du généralissime aux troupes étaient de nature à leur
inspirer la plus enthousiaste confiance ; elles savaient que <( des
forces considérables » et « des moyens matériels puissans »
avaient été lentement accumulés, qu'il s'agissait, comme à
l'époque de la Marne, « de vaincre ou mourir, » et « non pas
seulement d'enlever les premières tranchées ennemies, mais de
pousser sans trêve, de jour comme de nuit, au delà des posi-
tions de première et de deuxième ligne, jusqu'au terrain libre, »
« jusqu'à l'achèvement de la victoire. » «( Votre élan sera irré-
sistible, » leur avait-on dit. De telles paroles ne pouvaient
u manquer d'élever leur moral à la hauteur des sacrifices qui
576
REVUE DES DEUX MONDES.
leur étaient demandés. «Merveilleux ressort du soldat français!
11 retrouve instantanément le prodigieux état d'âme qui l'a
soutenu pendant les héroïques journées de la bataille de la
Marne, cette ardeur sacrée, cette espèce d'exaltation lucide qui
a frappé tous les témoins d'une respectueuse admiration. Et il
court à l'assaut, à la mort, à la gloire, avec cette facilité, cette
ferveur d'abnégation qui fait les martyrs et les saints. Quand,
dans l'après-midi du 26 septembre, Paris apprit qu'en Cham-
pagne, sur un front de vingt-cinq kilomètres et sur une profon-
deur variant de un à quatre kilomètres, de formidables posi-
tions allemandes avaient été prises et gardées, que plus de
12 000 prisonniers étaient tombés entre nos mains, avec de
nombreux canons et un important matériel de guerre, un grand
frisson d'espoir secoua tous les cœurs. Frisson d'espoir, et de
fierté aussi, quand on connut tous les traits d'héroïsme dont ce
succès fut la résultante. Tel ce légendaire Marchand qui avait
dit, devant ses troupes, à l'un de ses chefs qui les visitait :
« Mon général, le jour de l'attaque, nous atteindrons la ferme
Navarin en une heure, » et qui fit comme il l'avait dit, allant
en tète de sa division, la canne à la main, la pipe à la bouche,
proie vivante et souriante toute désignée à la mitraille qui
l'abattit. Et combien d'autres ! Hélas ! cette fois encore, si ce
fut bien une victoire, ce ne fut pas la victoire, la victoire déci-
sive, libératrice, que beaucoup espéraient. Dans la guerre
moderne, la vaillance individuelle et collective, l'habileté stra-
tégique, le nombre même, ne suffisent pas ;il y faut encore un
certain ensemble de conditions atmosphériques, il y faut
l'abondance inépuisable et la puissance du matériel. Sur ce
dernier point notamment, nous n'avions pas encore entière-
ment réparé les lacunes initiales de notre préparation militaire,
nous demeurions encore inférieurs à nos adversaires. Les résul-
tats obtenus étaient d'autant plus méritoires : 140 000 hommes
hors de combat, 25 000 prisonniers, 330 officiers, 150 canons,
un matériel considérable, tel était le bilan de huit jours d'une
lutte acharnée : le général Joffre pouvait se dire « fier de com-
mander aux troupes les plus belles que la France eût jamais
connues. »
Notre victoire de Champagne et d'Artois n'avait pas été assez
complète pour modifier sérieusement la situation générale. Les
événemens, en Orient, allaient suivre leur cours trop prévu, et
Trois ans après. 5T7
le second hiver passé dans les tranchées s'annonçait assez
sombre. Attaquée de toutes parts, l'armée serbe se repliait,
cédait du terrain, et, n'ayant pu saisir la main que nous avions,
trop tard, essayé de lui tendre, elle exécutait, à travers l'Alba-
nie, cette désolante retraite qui pesa longtemps sur la généro-
sité française comme un amer souvenir, et presque comme un
remords. Nous n'étions pourtant qu'à moitié coupables. Si nous
n'avions pas su prévoir la crise balkanique, si, divisés comme
nous l'étions, entre nous et entre alliés, sur une question pour-
tant essentielle, nous n'avions pas su, au moment opportun,
imposer notre volonté et prendre des décisions énergiques,
nous avions cependant été les seuls à voler au secours de' la
pauvre Serbie; c'est nous qui avons recueilli, transporté,
nourri, soigné, sauvé les débris de son armée et de son peuple
en fuite : c'est nous enfin qui sommes allés à Salonique, qui y
sommes délibérément restés, qui en avons fait, avec l'appui de
nos alliés enfin persuadés, la base d'importantes opérations
ultérieures, l'instrument nécessaire des futures revanches. Ce
fut là l'œuvre d'un homme que les circonstances ont porté
chez nous au pouvoir, et qui pourrait bien apparaître un jour
comme l'un des principaux hommes d'Etat de la coalition.
Très bel orateur, à la voix grave, chaude et charmeuse, d un
sang-froid merveilleux et d'une grande souplesse dialectique,
admirable manœuvrier parlementaire, homme d'intuition, d'ini-
tiative et d'avenir, politique très réaliste, auquel il ne manque
peut-être qu'une capacité d'énergie plus continue, le nou-
veau Président du Conseil français, M. Briand, avait toutes
les qualités requises pour concilier des intérêts divergens,
unir des volontés, des mentalités difl^érentes et les associer à,
une même entreprise. Il avait de plus l'art et le don de ces
formules heureuses qui résument toute une situation, définis-
sent un programme, servent de mot d'ordre et de signe de
ralliement. Celle qu'il a mise en circulation, « réaliser l'unité
d'action sur l'unité de front, » répondait à un besoin si général
de l'opinion publique que, peu à peu traduite dans les faits,
elle n'a pas peu contribué à rassurer les esprits inquiets, à leur
faire attendre avec une sécurité patiente la suite des événe-
mens militaires.
C'est alors que, sentant, en dépit de ses faciles victoires, de
son rêve d'hégémonie orientale à moitié réalisé, le faisceau des
TOME XL. — 1917. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
forces alliées se resserrer autour d'elle, désireuse de le rompre
enfin, d'écarter la main de fer qui, de plus en plus inexorable,
la prenait à la gorge, l'Allemagne se décida à tenter encore une
fois la fortune contre son u principal ennemi. » Et pressée,
(( forcée » d'en finir, elle fonça sur Verdun.
II
Le projet datait de loin, puisqu'on mit plus d'un an à en
préparer l'exécution. Il avait comme tous les projets allemands
ce caractère de lourde complexité qui les oppose généralement
à la simplicité directe des idées françaises. C'était tout d'abord
une opération dynastique : il s'agissait de rehausser, par une
grande victoire, le prestige personnel de l'héritier des Hohen-
zollern. On se proposait d'autre part de rééditer à nos dépens
la célèbre manœuvre napoléonienne de Friedland, de couper les
ponts de Verdun et de capturer toute une armée française. On
voulait aussi, sinon se rouvrir la route de Paris, tout au moins
mettre définitivement à l'abri d'une tentative de nos troupes
cette riche région de Briey dont l'annexion est si âprement
revendiquée par la métallurgie allemande. On espérait bien
d'aîlleurs, en prenant les devans, paralyser et faire avorter nos
desseins d'offensive générale, et l'on avait des raisons de penser
que toutes les précautions n'avaient pas été prises pour dé-
fendre contre de violens assauts répétés une place forte qui
passait pour imprenable. Enfin, et peut-être surtout, Verdun
était un symbole pour l'imagination germanique : Verdun,
vieille ville impériale, où se partagea l'empire de Gharlemagne,
où entra l'armée prussienne en 1792, l'armée saxonne en 1870,
Verdun avait jusqu'alors défié tous les desseins de l'envahisseur.
Il fallait abattre l'orgueilleuse cité guerrière, u la plus puis-
sante forteresse » de « l'insolente nation. » Si Verdun n'était
pas le « cœur, » c'était bien le boulevard avancé de la France.
Amplifiée, proclamée aux quatre coins de l'horizon, une reten-
tissante victoire de Verdun effacerait sans aucun doute l'impres-
sion produite par la défaite de la Marne : la redoutable infan-
terie de l'armée d'Allemagne retrouverait intacte sa réputation
d'invincibilité, un moment éclipsée.
Pour lui préparer les voies, à cette infanterie, on avait eu
recours à tous les procédés que la guerre « scientifique » d'à
TROIS ANS APRÈS. 579
présent peut mettre en œuvre : long entraînement méthodique,
« répétitions » minutieuses, suralimentation abondante, pres-
criptions détaillées et despotiques, virulentes exhortations im-
périales. Chaque homme devenait l'un des innombrables
rouages nécessaires et aveugles d'une colossale machine de
meurtre. Kien n'était laissé au hasard ou à l'imprévu. Jamais
pièce de théâtre n'a été u montée » avec un tel luxe d'acteurs,
(le rôles scrupuleusement appris, d'accessoires, de costumes et
de décors. Une artillerie formidable, inouïe, paradoxale avait
été réunie, qui devait faire pleuvoir, jour et nuit, sans trêve,
sur les positions françaises, une pluie diluvienne d'obus de tout
calibre, d'explosifs de toute composition, et à laquelle aucune
puissance humaine ne semblait devoir résister : fusans, percu-
tans, shrapnells et « marmites, » obus lacrymogènes et sufTo-
cans, gaz asphyxians, liquides enflammés, toutes les variétés
d'engins destructeurs que le sadisme sanguinaire de l'Alle-
magne a pu inventer ou exploiter seront utilisés avec une
'profusion dont rien encore n'a pu donner une idée. C'est le
triomphe de la machinerie homicide et de la science mise au
service de l'assassinat.
En fade de cette organisation puissante, disciplinée, bru-
tale, toute tendue vers une offensive d'écrasement impitoyable,
une défense qui a su habilement renforcer et mettre en valeur
les avantages naturels d'une situation exceptionnelle, mai.s
qui présente de dangereuses lacunes : peu d'artillerie, surtout
peu d'artillerie lourde; des mitrailleuses, des fusils, surtout
des poitrines humaines. Il semble que, cette fois encore,
comme à Charleroi, comme sur la Marne, comme sur l'Yser, la
partie ne soit pas égale,et que le succès soit mathématiquement,
infailliblement assuré à l'Allemagne, à la force monstrueuse
de terreur et de mort. Gomment l'ingénieux et imprévoyant
Ariel pourrait-il résister au rude gantelet du terrible Caliban ?
Et ne faudrait-il pas un miracle pour le sauver? J^e monde
entier a les yeux fixés sur ce coin de terre historique où va s'en-
gager, dix mois durant, une lutte titanesque. Comme aux jour-
nées épiques de la Marne, ce ne sont pas seulement deux armées
qui vont s'affronter entre ces bois et ces collines; ce sont deux
peuples, ce sont doux races, avec leurs vertus et leurs défauts
mêlés, ce sont deux génies ethniques différens. La bataille de
Verdun, c'est le duel de deux âmes.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
Le 24 février, de 1 heures 15 du matin jusqu'à cinq heures
du soir, eut lieu la première « préparation » d'artillerie : elle fut
effroyable : rien que des obus lourds, qui écrasaient tout, nive-
laient tout. Gomment les vagues d'assaut trouvèrent-elles des
hommes encore vivans pour leur résister, pour les accueillir à
coups de fusil et de mitrailleuses? C'est le secret de l'ingénio-
sité française, et, plus encore, de l'héroïsme français. Et durant
des jours et des jours, il en fut ainsi. Subir pendant des heures
interminables des bombardemens terribles, se blottir, s'accro-
cher, se terrer où l'on peut, se coucher par terre et feindre la
mort, quand passe un avion allemand, grelotter sous la pluie,
sous la neige, ne pas dormir, souvent n'avoir rien à manger ni
h boire, voir à côté de soi tomber des camarades atrocement
déchiquetés, entendre les cris des blessés et les râles des mou-
rans, et tenir, tenir jusqu'au bout, jusqu'à la mort, parce qu'il
le faut, parce que c'est la consigne et le devoir, parce que la
France d'hier, et celle de demain, l'exigent; puis trouver
encore la force de franchir en courant d'aveuglans tirs de bar-
rage, de faire le coup de feu contre les hideuses faces convul-
sées de ces Boches gorgés d'alcool et d'éther, qui sans relâche
s'avancent en chantant, contre-attaquer à la grenade, à la
baïonnette ou en de sanglans corps à corps : telle est la vie
épuisante, sinistrement pathétique, de nos soldats dans cot
enfer de Verdun. Et comme toute l'armée française, successi-
vement, a passé à Verdun, voilà de quel effort a été capable ce
peuple « dégénéré » dont, en un mois, les dirigeans de Berlin
se flattaient de venir à bout.
Cependant, les premiers assauts, s'ils n'avaient pas donné tout
ce qu'en attendait l'Empereur, venu pour assister à la prise d^e
l'inexpugnable ville et pour y faire une prompte entrée triom-
phale, avaient sérieusement entamé nos lignes de défense. Nous
reculions pied à pied, vendant chèrement à l'ennemi le moindre
pouce de terrain, mais nous reculions. Devant certaines dé-
bauches d'obus, il n'y a pas d'héroïsme, — surtout pas d'hé-
roïsme à demi désarmé, — qui puisse tenir. Le 24, la situation
est si grave que le général commandant le groupe des armées
du centre n'est pas loin de la juger désespérée. Elle l'eût été
sans doute si les Allemands l'avaient exactement connue, et
s'ils avaient eu plus d'audace. Elle va être, en quelques heures,
rétablie par l'un des deux ou trois chefs dont la guerre aura
TROIS ANS APRÈS. 581
mis le plus nettement en lumière les hautes vertus militaires,
le ge'nëral de Gastelnau.
L'avenir, qui saura bien percer certains mystères et faire
violence à certaines modesties, dira probablement du général
de Gastelnau que ce douloureux et héroïque soldat, que ce chef
complet, aux sûres et vives intuitions, aux décisions promptes,
au lucide esprit organisateur, aura été l'un des principaux arti-
sans de la victoire française. 11 a déjà sauvé la France au Grand
Couronné, en rendant possible la victoire de la Marne ; il va la
sauver encore sur la Meuse. Gomme s'il était dans la destinée
du général français de s'opposer à toutes les '( entrées » impé-
riales, c'est lui, c'est son adversaire et son vainqueur de Nancy
que le « seigneur de la guerre » va retrouver à Verdun, et qui
s'empresse au rendez-vous. Il arrive, juge d'un coup d'œil la
situation, donne des ordres nets, précis, lumineux, pour la
bataille prochaine ; il calme les inquiétudes, rassérène les cou-
rages, communique à tous, officiers et soldats, sa tranquille, sa
mystique confiance. Quand, le soir du 23, legénéral Pétain vient
prendre le commandement de l'armée de Verdun, les renforts
sont arrivés, le 20® corps est à son poste. L'Empereur a pu
télégraphier à l'univers entier qu' « en sa présence, le fort
cuirassé de Douaumont, le pilier angulaire des fortifications
permanentes de la forteresse de Verdun, » a été pris par ses
fidèles Brandebourgeois, dans un « irrésistible assaut (1) » et
« demeure solidement entre les mainsdes Allemands. » — « La
France nous regarde, a dit le nouveau chef. Elle attend, une
fois de plus, que chacun fasse son devoir. » Le lendemain, 2G,
d'énergiques contre-attaques françaises enrayent l'avance alle-
mande, dégagent Douaumont ; après trois jours de luttes fu-
rieuses, l'ennemi cesse ses attaques : « le pilier angulaire »
reste en notre pouvoir.
Il n'y restera pas toujours. Trop engagée d'honneur et,
peut-être, d'intérêt, pour reculer maintenant, l'Allemagne ue
voudra pas avouer au monde, ni s'avouer à elle-même son coû-
teux échec. Elle prolongera la lutte, elle l'élargira ; elle jetlera
dans le gouffre bataillons sur bataillons, ses meilleures troupes
(i) Ces fameux Brandebourgeois n'avaient d'ailleurs réussi à pénétrer dans le
fort qu'en se déguisant en zouaves. Voyez là-dessus Ceux de Verdun, par le lieu-
tenantPéricard, — le lieutenant Péricard est le héros de « Debout les morts! » -^
(l vol. in-16, Payot, p. 144-i46.)
S82
REVUE DES DEUX MONDES.
et ses plus utiles réserves, ses milliards et ses espérances. Nous
jugeant toujours incapables d'une longue résistance, elle vou-
dra nous user, nous accabler sous le poids de ses obus, de ses
attaques massives ; elle conservera l'espoir, en gagnant de temps
à autre, au prix des pertes les plus sanglantes, quelques mètres
de terrain, de nous faire lâcher prise, de parvenir enfin au cœur
de l'inviolable citadelle. Et certes, elle obtiendra quelques
avantages : elle prendra, elle gardera quelque temps Douau-
mont, Thiaumont, Vaux, Fleury ; elle progressera sur les pentes
du Mort-Homme, elle menacera le fort de Souville, mais Verdun
restera inviolé. Cinq milliards de munitions, cinq cent mille
hommes auront été sacrifiés en pure perte. Le prestige de l'ar-
mée allemande aura reçu une atteinte mortelle.
Car l'Allemagne, il faut le reconnaître, avait fait contre
Verdun un colossal, un suprême effort. Ni Hindenburg, ni
Mackensen, il est vrai, ne semblent avoir collaboré, même de
leurs conseils, à l'entreprise, qu'ils auraient désapprouvée,
paraît-il: mais qu'auraient bien pu faire Hindenburg et Mac-
kensen de plus ou de mieux que Falkenhayn et les autres
conseillers militaires de Guillaume H et de son fils? Jamais
moyens matériels plus puissans ni plus abondans n'avaient été
utilisés dans une action offensive : Gharleroi, rYser,la Dunajec,
la Champagne n'étaient, à cet égard, en comparaison de Verdun,
que des opérations secondaires. D'autre part, des troupes d'élite
furent engagées dans cette interminable bataille, et si quelques-
uns de leurs procédés de guerre sont parfaitement abominables,
il y aurait une injustice un peu puérile à contester leur bra-
voure disciplinée, méthodique et farouche. Enfin, s'il n'est pas
tout à fait exact, comme l'a dit un des nôtres, que le génie ne
soit qu'une longue patience, il est incontestable que le génie
allemand est surtout fait de patience, d'une patience obstinée et
tenace, que rien ne rebute ni ne décourage. Il semblait que, sur
ce terrain-là, — et l'Allemagne y comptait bien, — les Fran-
çais, le peuple léger et impatient par excellence s'imaginait-
. elle, dussent finalement et fatalement être vaincus.
Vains calculs et vains efforts! L'Allemagne, une fois de
plus, n'avait pas compris et avait calomnié la France. Le
Français passe pour léger, parce qu'il sait sourire, et, dans les
intervalles de ses misères, il souriait, même à Verdun; mais
il sait être grave quand il le faut; et surtout, il met son point
TROIS AMS APRÈS. 583
d'honneur, avec cette mervoilleuse faculté d'adaptation et
d'assimilation qui le caractérise, à ne se laisser dépasser par
aucun autre peuple, à acquérir même les qualités qui passent
pour lui faire défaut, à se montrer égal à toutes les circons-
tances, quelque difliciles qu'elles puissent être. Il croit naïve-
ment qu'<( impossible n'est point français, » et, au besoin, il le
prouve. On lui a dit que l'obstination est la faculté maîtresse
des Allemands : c'est une supériorité qu'il entend bien leur
ravir avec les autres, et puisqu'aussi bien le salut de la Patrie
l'exige, il saura lasser l'obstination allemande. D'autre part,
l'Allemagne a oublié que le peuple de France est avant tout un
peuple de paysans, et plus particulièrement encore l'armée
française, aujourd'hui surtout que tant d'ouvriers sont rentrés
aux usines de guerre qu'ils n'auraient jamais dû quitter. Or,
de tout temps, — voyez ce qu'en dit Montaigne, — le paysan
français s'est distingué par des qualités de patience un peu
têtue, de stoique endurance, de ténacité laborieuse. Il suffisait
de faire appel à ces vieilles vertus héréditaires, pour les retrou-
ver intactes et pour leur faire rendre tout leur etîet. C'est ce
qui est arrivé. Avec une inlassable, une héroïque patience, nos
soldats ont supporté la pluie de fer et de feu que l'artillerie
allemande déversait sans cesse sur leurs positions ; ils ont
résisté aux brutales attaques multipliées qui menaçaient de
tout emporter, le plus souvent ils les ont brisées. Quand, par
hasard, ils étaient forcés de reculer, de céder du terrain, des
positions, ou des ruines, ils ne tardaient pas à revenir à la
charge, à reprendre hardiment ce qu'ils avaient dû abandonner ;
et autant la défense française avait été longue, acharnée,
tenace, autant la reprise était, presque toujours, rapide et bril-
lante. Preuve manifeste que l'ancienne tlamme n'était pas
éteinte, qu'elle couvait toujours sous la cendre, qu'à se conte-
nir, à se maîtriser, à se convertir en une sorte de passivité
souffrante, elle n'avait rien perdu de sa première ardeur. Le
soldat français a su vaincre en obstination le soldat allemand,
sans cesser d'être le fougueux et irrésistible guerrier de sa
propre légende.
De combien de traits d'héroïsme individuel ou collectif se
compose l'histoire de la résistance française à Verdun, il fau-
drait être un Michelet pour le dire, ou, mieux encore, un Victor
Hugo, — car c'eût été na guerre, à Victor Hugo, qu'une guerre
584 REVUE DES DEUX MONDES.,
telle que celle-ci, et il faudra bien qu'il surgisse un jour le
grand poète qui immortalisera cette merveilleuse épopée ! On
n'a qu'à puiser à pleines mains dans les récits qui nous sont
parvenus pour voir se lever devant nos yeux d'étonnantes
visions épiques. C'est l'arrivée sur le champ de bataille de
Douaumont des premières unités du 20^ corps : elles sont
harassées, fourbues, transies de froid, incapables, semble-t-il,
du moindre effort : quelques paroles de Castelnau les galva-
nisent ; elles entrent en ligne, elles attaquent ; l'ennemi recule ;
la situation est rétablie. Le sort en est désormais jeté. « 11 ne
faut pas qu ils prennent Verdun, a dit le grand chef. Et ils ne
prendront pas Verdun. » C'est l'admirable retraite du bois
d'Haumont : deux divisions françaises contre deux corps d'ar-
mée allemands qu'elles arrêtent pendant plusieurs heures : un
sergent, le meilleur tireur de son bataillon, voyant l'ennemi
s'avancer, sort de sa tranchée; il est entièrement exposé aux
balles et à la mitraille; par-dessus le parapet, ses camarades
lui passent des fusils chargés l'un après l'autre ; il abat succes-
sivement soixante Allemands, et il n'a pas une égratignure.
Une batterie de 75 a tiré sept ou huit cents coups sans inter-
ruption ; il faut attendre, pour continuer le tir, que les pièces
soient refroidies; pas d'eau, sauf dans les bidons des hommes;
qu'à cela ne tienne ! Ils ont beau mourir de faim et de soif :
sans eh distraire une goutte, ils vont réserver toute leur provi-
sion d'eau pour refroidir leurs canons : et n'est-ce pas là un
symbole émouvant de la modeste abnégation française ? C'est,
au bois des Caures, le tragique sacrifice du lieutenant-colonel
Driant et de ses chasseurs. C'est, le 22 mai, la « magnifique »
reprise du fort de Douaumont, dont un colonel disait : « J'ai
fait vingt-cinq campagnes, je n'ai rien vu de plus beau que cet
assaut. » C'est cette prodigieuse défense du fort de Vaux, à
laquelle l'ennemi lui-même a cru « devoir payer le tribut de la
plus haute admiration. » C'est enfin, — car on ne peut tout
dire, — la conquête, cette fois définitive, de Douaumont, puis
de Vaux, et l'élégante annulation, en quelques heures d'attaque,
de dix mois d'efforts incessans et de sanglans sacrifices. Le
l^"" mai, après soixante-dix jours de bataille, en transmet-
tant au général Nivelle le commandement de la 2® armée, le
général Pétain disait déjà de la bataille de Verdun qu'elle était
<( une des plus grandes batailles que l'histoire eût enregistrées, »
TROTS ANS APRÈS. TkSo
et qu' « un coup formidable avait été porté à la puissance mili-
taire allemande. » L'avenir allait apporter à ces paroles une
confirmation singulière.
Si admirables que soient les soldats, — et de l'aveu de tous
ceux qui les ont vus à l'œuvre, on n'admirera jamais trop les
nôtres, — ils ne prennent toute leur valeur qu'entre les mains
de chefs qui sont dignes d'eux. L'armée de Verdun a eu cette
bonne fortune d'être commandée par de grands hommes de
guerre, de dignes lieutenans du général de Gastelnau. Deux
d'entre eux ont surgi au premier plan : Pétain, qui, de simple
colonel au moment de la mobilisation, est devenu progressive-
ment commandant d'un groupe d'armées, puis généralissime,
et qui, partout où il a passé, à la Marne, en Artois, en Cham-
pagne, a obtenu des merveilles de ses troupes par son calme, sa
fermeté, son indomptable énergie, sa méthode, ses divinations
de grand artiste militaire ; Nivelle, colonel lui aussi en août 1914,
esprit lucide et inventif qui a su transformer peu à peu en une
victoire offensive une action purement défensive : à son sang-
froid, à son admirable ténacité nous devons cet immense ser-
vice de nous avoir conservé Verdun. Autour d'eux, d'autres
chefs dont la bravoure et la science inspirent aux hommes
l'élan et la confiance, Balfourier, Berthelot, Mangin, — Mangin
qui, en Afrique, préparait Verdun, songeant sans relâche aux
(( inoubliables devoirs. » Et au-dessous d'eux, un corps d'offi-
ciers, probablement unique au monde par sa souple et vive
intelligence des choses de la guerre, par sa dignité morale,
par son humanité et son esprit de sacrifice. Il semble que sur
ce sol sacré de Verdun, toutes les plus hautes énergies spiri-
tuelles de la France, exaltées au-dessus d'elles-mêmes par les
dangers que courait la Patrie, se soient donné rendez-vous pour
briser la brutale puissance matérielle de l'orgueilleuse et barbare
Allemagne. « Général, — a dit Pétain à Nivelle, — mon mot
d'ordre au début de la bataille a été : Ils ne passeront pas. Je
vous le transmets. — Entendu, général, ils ne passeront pas. »
Ce fut là l'héroïque devise de l'armée de Verdun tout entière.
Grâce à cette communauté de bonnes volontés, de dévoue-
mens et de compétences, les erreurs ou les imprévoyances
passées furent assez vite réparées. A défaut des multiples voies
ferrées construites par les Allemands, nous disposions d'excel-
lentes routes et d'un très important service de transports auto-
586
REVUE DES DEUX MONDES.
mobiles, dont les évolutions semblent bien avoir été étudiées et
prévues longlemps à l'avance, mais qu'il fallut organiser, déve-
lopper et mettre en œuvre sous le feu de l'ennemi. On y parvint,
— sous la direction de Castelnau, — et de manière à étonner
non seulement les Anglais, mais les Allemands eux-mêmes, à
force de sang-froid, de décision, d'ingéniosité, d'abnégation
individuelle et collective. Transport de troupes, ravitaillement
en vivres, en matériel et en munitions, évacuations des
blessés, on put suffire à tout. Ce ne sont pas seulement les
combattans qui donnèrent l'exemple du zèle et du sacrifice :
conducteurs d'automobiles, « cheminots, » cuisiniers, infir-
miers, brancardiers, médecins, aumôniers surent rivaliser
d'élan, d'endurance et d'oubli de soi-même. Jusqu'en première
ligne, par des chemins défoncés, sous des bombardemens
effroyables, on vit arriver des convois sanitaires : de pré-
cieuses vies se risquaient sans hésiter pour en sauver d'autres,
en apparence plus humbles. Entre les diverses armes, entre les
divers services de l'avant et de l'arrière, sous l'action souve-
raine d'une pensée unique, — « les empêcher de passer, » —
s'établissait la plus touchante des solidarités, et comme une
circulation ininterrompue de vaillance, d'activité, de vivante
fraternité. Les historiens de l'avenir diront peut-être — et ils
auront rai.son de le dire — que la France, à Verdun, a touché
le point culminant de son histoire morale.
Et avec les renforts, peu à peu affluait l'artillerie dont
l'attaque allemande nous avait d'abord trouvés fâcheusement
démunis. Peu à peu, à cet égard, l'équilibre s'établissait entre
l'assaillant et la défense. Peu à peu, les poitrines de nos soldats
sentaient qu'elles n'étaient plus presque seules à s'opposer à
l'avance germanique. Nos artilleurs ont su reprendre, en la
perfectionnant, la méthode adverse : à mesure que les mois
s'écoulaient, les Allemands n'avaient plus le privilège exclusif
de certains écrasemens d'artillerie lourde. Et je ne sais si, à
ce point de vue, nous avons fini par conquérir la supériorité
matérielle; mais ce qui est certain, c'est que Douaumont et
Vaux n'auraient pas été définitivement repris si nos obus et
nos explosifs n'avaient pas largement frayé les voies à nos
audacieux fantassins.
Une bataille ininterrompue de dix mois; les pires dangers
et les pires souffrances, çà et là illuminés des plus beaux rayons
TROIS ANS APRÈS, 587
de gloire humaine; toutes les formes de dévouement et toutes
les variétés d'héroïsme; des chefs magnifiques, et, selon le mot
d'un ennemi, le fameux von Klùck, des soldats « grandioses, »
auxquels on peut tout demander, et qui se sacrifient sans
compter; une organisation à demi improvisée, et qui sait,
concilier à merveille l'obéissance et l'initiative; une lutte
âpre, continue, obscure, sans éclat et sans panache, et dont les
vraies prouesses sont faites de satisfaction intérieure, de consen-
tement secret au devoir, de renoncement stoïque : voilà Verdun.
Il s'est rencontré des amis de la France pour trouver que nous
n'avons pas été assez tiers de notre œuvre et pour regretter
l'excessive modestie française. Et certes, si l'Allemagne avait
remporté sur elle-même et sur ses ennemis une pareille victoire,
elle n'eût pas manqué d'en tirer un orgueilleux, un bruyant
parti, elle qui a célébré sa défaite à l'égal d'un succès. Mais
les faits parlent assez haut d'eux-mêmes, et, comparée surtout
à la jactance tudesque, la sobre discrétion de notre attitude,
bien loin de nous nuire, n'a fait, aux yeux de l'étranger,
qu'ajouter une grâce de plus à la grandeur de notre effort.
Assurément la victoire de la Marne avait provoqué, hors de
France, un grand élan de surprise émue et d'admiration respec-
tueuse. Mais qaoil la victoire de la Marne, c'était encore, ou
peu s'en faut, indéfiniment multipliée et élargie d'ailleurs,
l'ancienne, la traditionnelle victoire française; c'était la guerre
de mouvement, en rase campagne, celle qui a toujours favorisé
notre fougue légendaire. La bataille n'avait du reste duré que
huit jours, et nous n'y étions pas seuls, assistés comme nous
l'étions de « la méprisable petite armée anglaise. » Mais à
Verdun, personne ne nous aidait à soutenir le poids d'une
lutte de dix mois, puisque nous avions volontairement décliné
l'otlre fraternelle de la collaboration britannique. Et cette fois,
c'était bien la guerre moderne, avec la brutalité et les raffi-
nemens et les traîtrises de la méthode dite scientifique, la
guerre qui paraissait le moins convenir à notre tempérament
moral. Or, à ces nouvelles méthodes de guerre qui elfrayaienl
pour nous nos amis, non seulement nous nous sommes plies et
résignés, mais nous avons réussi à les convertir en instrumens
de victoire. Nous pouvons dire sans forfanterie, — car, sur ce
point, les témoignages spontanés de l'étranger rempliraient
tout un volume, — que ce spectacle inattendu a émerveillé le
m
REVUE DÈS bEUX MONDES.
monde. Verdun a peut-être plus contribué que la Marne à
retourner en notre faveur l'opinion universelle. Jamais encore
le génie militaire et la grandeur morale de la France n'avaient
aussi pleinement u éclaté aux esprits. » Le geste de cette
• famille anglaise se levant d'un seul mouvement toutes les fois
que le nom de Verdun était prononcé devant elle a pour pen-
dant celui de M. Lloyd George ramassant quelques marrons sous
« ces murailles inviolables » pour planter dans son parc une
« allée de Verdun. » Et l'on se rappelle le beau, l'émouvant
discours qu'a prononcé ce même M. Lloyd George dans les
casemates de la vieille citadelle : « Pour moi, disait-il, je me
sens profondément remué en touchant ce sol sacré. Je ne parle
pas en mon nom seul : je vous apporte l'admiration émue
de mon pays et de ce grand empire dont je suis ici le repré-
sentant. Ils s'inclinent avec moi devant le sacrifice et devant
la gloire. »
A quelques semaines de là, dans ces mêmes casemates se
déroulait une cérémonie d'une symbolique et imposante beauté.
Entouré des principaux chefs français, des généraux représen-
tans des puissances alliées, le Président de la République, dans
un superbe langage, rendait hommage au dévouement et à
l'héroïsme des soldats de Verdun, et il décernait à la ville
imprenable les décorations militaires des divers Etats de
l'Entente.
Et peu après, le général Nivelle, commandant l'armée de
Verdun, pouvait écrire :
La supériorité nécessaire, nous la trouverons non seulement dans
notre outillage et notre armement, qui ne seront cependant jamais
*rop puissans, mais aussi et surtout dans la résolution audacieuse,
raisonnée et confiante des chefs. Nous la trouverons dans le cœur de
nos admirables soldats, dont je pouvais dire récemment, en les mon-
trant avec orgueil au chef de l'État, venu pour décorer nos drapeaux :
« Jamais, même dans la vieille garde, il n'y a eu de pareilles troupes. »
Ces soldats venaient de recevoir un hommage éclatant de leurs en-
nemis mêmes, dans le cri échappé à cet officier supérieur prussien
au moment oîi il était fait prisonnier : « C'est triste de finir la guerre
ainsi, mais c'est une consolation pour moi de rendre mes armes à de
tels soldais : je n'ai jamais vu d'aussi belles troupes (1)! »
(4) Préface du livre de M. Charles Nordmann, A coups de caiioii, 1 vol, in-16;
Perrin.
TROIS ANS APRÈS. 589
m
Ces troupes auxquelles, vers le milieu de mars, en les féli-
citant et en les encourageant, le général Joffre disait : « Vous
serez de ceux dont on dira : Ils ont barré la route de Verdun, »
elles ont longtemps ignoré, — et leur mérite en est d'autant
plus grand, — la raison dernière de leur long effort. Il ne
s'agissait pas seulement pour elles de sauver Verdun, — la
perte de Verdun, matériellement, sinon moralement, n'aurait
pas été irréparable, — il s'agissait de retenir devant ces vieilles
murailles la plus grande partie de l'armée allemande, de para-
lyser ses autres initiatives, de lasser sa confiance, d'user et de
détruire ses disponibilités et ses réserves, de permettre enfin à
tous les Alliés d'achever, sans être inquiétés, tous leurs prépa-
ratifs pour les offensives prochaines. Ce résultat a été ample-
ment atteint. Plus on y regardera de près, et plus on reconnaîtra
que la défense de Verdun aura été le pivot de toutes les cam-
pagnes ultérieures, et qu'elle marque le tournant décisif de la
guerre. Verdun aura été la dernière grande offensive qu'ait
montée l'Allemagne contre un de ses principaux ennemis.
Et pendant qu'elle se brisait contre le mur inébranlable des
poitrines françaises, à Paris même, sous la présidence de l'habile
homme d'Etat français qui s'était donné pour tâche d'unifier
son action, la Sainte- Alliance des peuples libres se resserrait,
échangeait ses vues, se concertait pour les ripostes nécessaires;
et dans cette réunion tenue en pays envahi, à 280 kilomètres
d'une frontière entamée et furieusement attaquée, il y avait,
tout à la fois, un délicat et fier hommage d'admiration et de
confiance rendu à la France, et, à l'adresse du brutal adversaire,
une sorte de dédaigneuse ironie dont nous avons tous savouré
la hautaine élégance. Quelque temps après, Galliéni mourait,
et Paris faisait au grand soldat qui l'avait défendu (( jusqu'au
bout, » et sauvé du Barbare, de ces funérailles simples et gran-
dioses, comme il sait en faire à ceux qu'il a beaucoup aimés :
funérailles où la tristesse s'éclairait d'espérance et qui, hier
plutôt qu'à une cérémonie funèbre, ressemblaient à un radieux
cortège de victoire. Et en effet, il nous quittait au moment où
la bataille de Verdun commençait k dégager ses victorieuses
conséquences. Broussiloff déclenchait alors contre l'Autriche sa
590 REVUE DES DEUX MONDES.)
triomphale offensive, trop tôt arrête'e malheureusement, —
nous savons aujourd'hui pourquoi, — et qui, sans parler des
remarquables résultats directement obtenus, obligeait encore
l'armée autrichienne descendue en Italie à lâcher prise et à se
retourner contre l'entreprenant envahisseur. Libre, désormais,
de ses mouvemens, Gadorna pouvait mettre la dernière main à
ses préparatifs d'offensive, infligeait sur le Carso, à l'armée
autrichienne, une sanglante défaite, et s'emparait enfin de
Gorizia, l'une des clefs de Vltalia irredente. Nous-mêmes,
d'autre part, que Verdun n'avait ni exclusivement absorbés, ni
épuisés, comme on le croyait outre-Rhin, nous prenions, avec
nos amis Anglais, l'offensive sur la Somme, et, en quelques
semaines, nous faisions subir à l'armée allemande des pertes
irréparables, et, en attendant de la contraindre à la retraite,
nous remportions des avantages plus importans, plus décisifs,
et, surtout, plus définitifs, que ceux qu'en plusieurs mois,
l'Allemagne avait obtenus à Verdun. Encouragée enfin par tous
ces succès, la Roumanie suivait à son tour l'exemple de sa
« sœur latine, » et, répudiant comme elle une alliance qui
n'était qu'un esclavage, elle se rangeait à nos côtés avec un
courage que nous avons applaudi sans doute, mais dont nous
n'avons pas soupçonné tout d'abord la méritoire imprudence.
Vaincus à Verdun, il semblait que les empires de proie fussent
dès lors sur le point d'éprouver l'irrémédiable désastre.
Il faut leur rendre cette justice qu'ils surent se ressaisir
encore avec une farouche décision et une rare audace. Hinden-
burg nommé généralissime et consacré fétiche national; der-
rière la popularité grossière de ce grossier soldat, l'habile
Ludendorf ourdissant ses plans, tramant ses intrigues, sachant
imposer ses vues à l'Empereur et à son triste chancelier; la
mobilisation civile décrétée; probablement mille manœuvres
de corruption tentées un peu partout, notamment en Grèce et
dans cette Russie où l'Allemagne avait conservé tant de louches
et profitables intelligences; une presse admirablement dressée
à tromper l'opinion publique et à l'entretenir dans les plus
invraisemblables illusions : voilà quelques-uns des moyens que
le pangermanisme, blessé à mort, imagina pour ajourner, ou,
qui sait? pour conjurer sa ruine. Avouons qu'il s'en est fallu de
bien peu qu'ils n'aboutissent. L'honnêteté du Tsar aujourd'hui
déchu nous sauva sans doute de la désastreuse paix séparée
TROIS ANS APRÈS. 591
qu'on négociait déjà dans son entourage. Mais on réussit du
moins à faire avorter les belles promesses que les opérations
militaires du printemps et de l'été nous avaient permis dé
concevoir. Broussiloff, — la rage dans le cœur, sans doute, —
dut s'arrêter dans sa marctie victorieuse. La Roumanie, mal
préparée et abandonnée à elle-même, offerte en proie à des
ennemis résolus et bien armés, voyait peu à peu son territoire
envahi, sa capitale occupée, ses réserves de blé pillées. Le roi
Constantin de Grèce nous trahissait au profit de « l'ennemi hé-
réditaire » et mettait en péril notre armée de Salonique. Enfin,
par une fâcheuse coïncidence, notre victoire de la Somme,
interrompue par la mauvaise saison, ne donnait pas tous les
résultats immédiats qu'on avait peut-être escomptés. A l'entrée
d'un troisième hiver de guerre, il était difficile de se défendre
d'un vague sentiment de malaise ou d'inquiétude. Irions-nous
donc toujours de déception en déception, de demi-victoire en
demi-victoire ? Et laisserions-nous toujours à des adversaires
redoutables, étroitement unis par leurs crimes, habiles d'ailleurs
à exploiter toutes nos divisions et toutes nos faiblesses, auda-
cieux et sans scrupules, l'entière liberté de leurs initiatives?
C'est ce moment-là qu'avec une incontestable habileté,
l'Allemagne choisit pour nous faire ses premières ouvertures
officielles de paix. Sentant bien qu'elle ne pourrait plus que
décliner, qu'elle avait déjà atteint les limites extrêmes de ses
forces réelles, consciente des innombrables difficultés inté-
rieures et extérieures que lui ménageait le très prochain avenir,
aux prises avec une crise économique et alimentaire dont nous
saurons un jour toute la gravité, convaincue que la « carte de
guerre » ne lui serait jamais plus aussi favorable, et qu'il y avait
donc tout intérêt à liquider « honorablement » une opération dont
les suites risquaient d'être infiniment désastreuses, elle entre-
prit de négocier. Elle éprouvait d'ailleurs le besoin de rassurer,
ou de relever une opinion publique qui commençait à être bien
inquiète et très lasse. Elle espérait, par cette attitude toute
nouvelle, se concilier la faveur intéressée ou naïve de quelques
neutres. Surtout, elle comptait sur la lâcheté ou la lassitude de
ses adversaires pour les amener à une conversation, que facili-
terait du reste la disparition récente de François-Joseph, et dont
elle se promettait toute sorte d'avantages. Elle en fut pour ses
frais de duplicité et d'insolence. On repoussa dédaigneusement
592 BEVUE DES DEUX MONDES.
du pied ses avances. Une « question » du pre'sidenl Wilson aux
belligérans sur leurs « buts de guerre » respectifs vint mettre
en un piquant relief la cauteleuse insincérilé de l'Austro-Alle-
magne et la courageuse franchise de l'Entente. Que les Alliés se
soient longuement concertés pour rédiger leurs deux réponses,
c'est ce qui est l'évidence même, et aucun d'eux n'a le droit
d'en revendiquer la responsabilité exclusive; mais que la plume
qui les a rédigées ait été tenue en France, c'est ce qui ressort
de mille petits faits et nuances distinctives. Et nous pouvons
croire que si la France a été choisie pour porte-parole, ce n'est
pas seulement en signe d'hommage à la traditionnelle perfec-
tion de sa langue diplomatique; c'est aussi parce qu'en dépit
de ses deuils et de ses souffrances, et de son légitime désir de
paix, elle était moins que jamais le pays des capitulations et
des défaillances.
Pour raviver son courage, affermir son endurance, décupler
son énergie et calmer son impatience, la France avait, dans
les événemens mêmes, des raisons d'espérer qui manquaient à
son ennemie. Oui, sans doute, la campagne d'été n'avait pas
eu le temps de porter tous ses fruits légitimes, et le territoire
national n'était pas libéré. Oui, sans doute, l'intervention rou-
maine avait surtout servi à ravitailler l'adversaire, et l'attitude
de la Grèce royale n'était rien moins que rassurante. Oui, sans
doute enfin, la vie matérielle devenait plus difficile, et l'on ne
pouvait songer sans angoisse à l'existence sordide et dure de
nos chers soldats dans leurs tranchées, sous les rafales de bise
et les pluies d'un troisième hiver. Mais, en revanche, quel
tragique aveu d'impuissance, de misère et de désespérance dans
celte offre, maladroitement fanfaronne, d'une paix « modérée, >»
qu'on se refusait d'ailleurs à définir! Aussi bien, l'offensive
contre la Roumanie était arrêtée, et l'armée roumaine, sauvée
par les Russes, n'avait pas été mise hors de cause. D'autre part,
il était visible que les Alliés, instruits par l'expérience, res-
serraient leur union, avisaient aux meilleurs moyens de
réparer les lacunes et de corriger les imperfections de leur
organisation politique, diplomatique et militaire. L'Italie avait
déclaré la guerre à l'Allemagne et s'assQciait de plus en plus
étroitement à notre campagne balkanique. L'Angleterre, qui
avait eu l'admirable courage de rompre avec toutes ses tradi-
tions et d'adopter le service militaire obligatoire, l'Angleterre
TROIS ANS APRÈS. 593
venait de mettre h sa tète un véritable dictateur dans la per-
sonne de M. Lloyd George : homme d'énergie, de pensée et
d'action, grand orateur, travailleur infatigable, — un Celte,
comme notre Briand, — M. Lloyd George sera peut-être, dans
cette dernière phase, le véritable « seigneur de la guerre. » En
France, un remaniement du ministère et du haut commande-
ment était l'indice et la promesse d'une utilisation plus com-
plète, sur le front et à l'arrière, de toutes les énergies natio-
nales. Enfin et surtout, d'heureuses actions militaires avaient
lieu, signes avant-coureurs des futures victoires décisives.
L'armée inter-alliée de Macédoine s'ébranlait, rentrait dans la
Serbie envahie, s'emparait de Monastir. Et, sur notre front,
non seulement Verdun tenait toujours, mais Verdun, sous la
direction de Nivelle, reprenait l'offensive. « Que tous, avant de
partir, aient jeté leur cœur par-dessus la tranchée ennemie, »
avait dit magnifiquement le nouveau chef en arrivant à Verdun.
Et nos soldats, électrisés par ce noble langage, firent comme
on le leur disait. Le 24 octobre, dans un élan irrésistible, ils
reprenaient Douaumont, le fort symbolique ; le 2 novembre,
ils récupéraient le fort de Vaux ; le 15 décembre, dans une
superbe offensive, ils avançaient de trois kilomètres, dégageant
Verdun, et ramenant nos lignes jusqu'à l'endroit d'où était
partie l'attaque allemande. En quittant l'armée qu'il avait com-
mandée sept mois, le nouveau généralissime venait de faire ses
preuves : grâce à lui, l'obstination méthodique de l'héroïsme
français avait eu le dernier mot. '
Et tandis que cette fermeté indomptable émerveillait le
monde, achevait de retourner en notre faveur l'opinion univer-
selle, — exaspérée par tant de constance, effrayée de tous ses
échecs, en proie à mille inquiétudes trop justifiées, sentant
monter autour d'elle la lente réprobation de la conscience
humaine, emportée par <( cet esprit d'imprudence et d'erreur »
qui souffle sur les nations agonisantes, l'Allemagne, déchirant
tous les traités et violant tous ses engagemens, dans un véri-
table sursaut de démence désespérée, déclarait la guerre à tous
les neutres, une guerre sous-marine sans loyauté et sans merci.
Cette fois, la mesure était comble. La grande démocratie paci-
fique du Nouveau-Monde, qui avait fait preuve, à l'égard des
Empires du Centre, d'une longanimité et d'une patience que
nous avions peine, parfois, à ne pas trouver excessives, rompait
TOME XL. — 1917. 38
594
REVUE DES DEUX MONDES.;
soudainement avec eux, et, acceptant le défi, venait prendre sa
place à nos côtés dans cette nouvelle croisade contre la nation
satanique, plus barbare et plus inhumaine que l'Infidèle du
moyen âge. En même temps, la Russie, impatiente, elle aussi,
du joug germanique que faisait peser sur elle son gouverne-
ment, et surtout sa bureaucratie, honteuse des trahisons qu'à
son insu on lui avait fait commettre k l'égard dos démocraties
occidentales, la Russie renversait l'imprévoyante et faible
dynastie qui n'avait pas su la conduire à la victoire, et, à tra-
vers mille fluctuations inévitables, et parfois inquiétantes,
s'acheminait à un état politique et social qui devait, fatalement,
la rapprocher encore de nous. Et ainsi, deux des plus grands
événemens de l'histoire moderne venaient, à quelques jours de
distance, comme se greffer sur le formidable conflit, sur cette
guerre d'Apocalypse, et dans leurs communes origines, s'il est
difficile de la définir exactement, on ne saurait méconnaître la
secrète action de la France.
Car d'abord ni la Révolution russe, ni l'intervention améri-
caine ne se seraient produites si la guerre avait moins duré.
Et la guerre aurait moins duré si la France avait fléchi sous le
terrible poids qui, depuis trois ans, pèse sur ses épaules.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de revendiquer pour la France
seule Papanage et l'honneur des sacrifices et de l'endurance.
Les sacrifices qu'a faits la France à la cause du Droit sont,
relativement, moins lourds que ceux qui ont été consentis par
la Belgique et par la Serbie. Et sans la Belgique, sans l'Angle-
terre, sans la Russie, la victoire de la Marne était impossible.
Mais, de toutes les grandes puissances alliées, ce n'en est pas
moins la France qui, dans son sol et dans son sang, dans sa
richesse aussi, a le plus souffert de la guerre. Si elle s'était
dérobée à sa douloureuse destinée, si elle avait marchandé ses
etTorts, la victoire totale, définitive, qui est, aujourd'hui, de
moins en moins douteuse, eût été impossible. Il aurait fallu se
résigner à la paix boiteuse, à laquelle, depuis la Marne, l'Alle-
magne aspire. En résistant comme elle l'a fait, en prodiguant
son or et la vie de ses enfans, la France a assuré à la cause
commune l'immense bénéfice de la durée. Les Alliés ont pu se
préparer à loisir aux luttes décisives. Surtout peut-être le sens
profond de cette guerre, qu'on n'avait point perçu tout de suite,
a pu se développer sans contrainte, se révéler aux esprits les
TROIS ANS APRÈS. 595
plus inattentifs ou les plus prévenus. On a pu voir où tendaient
les ambitions germaniques, et qu'elles ne visaient à rien de
moins qu'à la domination du monde. On a pu se rendre compte
que la lutte n'était pas seulement entre deux groupes de puis-
sances rivales, mais entre deux conceptions opposées du monde
et de la vie, entre la démocratie et l'autocratie, entre la civili-
sation et la barbarie, entre le christianisme et le paganisme.
El quand, à la lente lumière des faits contrôlés et vérifiés, les
i iicertitudes et les équivoques du début eurent peu à peu disparu,
le monde entier dut faire son choix. Au contact de la France
républicaine, la Russie a pris conscience de son nouvel idéal,
de sa future mission historique. Est-il vrai, comme on l'a dit,
que dans les commencemens de l'alliance franco-russe, un haut
personnage de l'entourrige du tsar répondit à un Français qui
s'étonnait de la froideur avec laquelle il était accueilli en
Russie : u Vous nous apportez la- Révolution ? » Si le mot a
été prononcé, il était prophétique. La France, — nous le voyons
aujourd'hui de mieux en mieux, — aura largement contribué
à détacher la Russie des intluences et des intrigues germa-
niques, à l'introduire dans le chœur des grands Etats démocra-
tiques contemporains, et à faire cesser, aux yeux des ennemis
du « tsarisme, » une apparente contradiction dont triomphaient
trop aisément nos adversaires.
Et la France enfin n'aura pas peu contribué à déterminer
les Etats-Unis à joindre leur cause à la nôtre. Assurément, il
serait d'un chauvinisme un peu puéril de prétendre que, sans la
France, ils ne seraient pas entrés en guerre ; mais peut-être, sans
elle, y seraient-ils entrés moins généreusement et plus tard. Il
est difficile de sonder les reins et les cœurs, et les raisons d'un
acte collectif aussi grave sont nécessairement multiples et
complexes. Un amour passionne du droit et de la justice, le
désir de fonder une paix durable, sinon éternelle, et de sous-
traire à la simple violence l'avenir des relations internationales,
le désirr aussi de créer l'unité nationale de sa jeune patrie, de
fondre ensemble les divers élémens ethniques qui la compo-
sent, et, en les mêlant à de vieux peuples, en les associant à
une œuvre hautement humaine et désintéressée, de les faire
entrer dans l'histoire, de leur constituer une tradition, de les
encadrer dans un peu de passé : voilà, selon toute vraisem-
blance, les idées et les sentimens essentiels, et, pour ainsi dire,
51)0 REVUE DES DEUX MO.\DE3.i
consciens, qui ont provoqué la décision du Président Wilson,
et qui ont peu à peu rallié la très grande majorité de l'opinion
américaine.
Mais, à côté des idées « claires et distinctes, » il y a des
sentimens obscurs et profonds qui, chez les peuples comme
chez les individus, entraînent à l'action, et sans la complicité
desquels les idées pures risquent de demeurer éternellement
inactives. Or, les Etats-Unis n'ont jamais oublié qu'ils devaient
au généreux concours de la France leur indépendance natio-
nale, et la vive sympathie qu'ils nous ont toujours témoignée
depuis lors n'a pas d'autre origine. Quoi qu'en disent les
sceptiques et les pessimistes, l'ingratitude — déjà l'attitude de
l'Italie nous en avait été une preuve — est un vice qui, même
chez les nations soi-disant réalistes, est moins fréquent qu'on ne
l'a parfois prétendu : la Bulgarie et la Grèce — celle de Cons-
tantin, et non celle de Vénizélos — n'ont point fait partout
école. Aux Etats-Unis, La Fayette et Rochambeau sont encore
des noms vénérés, et plus peut-être que partout ailleurs, on
eût i-essenti fortement là-bas la douleur d'une défaite française.
Lorsque, contre l'attente générale, on vit la France non seu-
lement invaincue, mais victorieuse, quand on la vit, calme
et grave, improviser, organiser sa défense, maîtriser peu à peu
la supériorité matérielle du redoutable adversaire, quand on
la vit, avec une ténacité indomptable, résister seule à Verdun,
supporter sans faiblir l'effroyable tempête de fer et de feu, et,
à force d'héroïsme, de patience, de sang-froid et de génie mili-
taire, contenir l'envahisseur, puis le dominer et le repousser,
alors l'affection, la tendresse émue et apitoyée firent place,
dans les cœurs, à un sentiment de chaleureuse admiration, et
presque de remords. On s'en voulut d'avoir méconnu la France
et d'avoir, parfois, douté d'elle. On eut un peu honte de n'être
pas à ses côtés pour défendre contre l'ennemi du genre humain
une cause manifestement juste, et chère de tout temps aux
démocraties américaines. Nulle part plus qu'aux Etats-Unis
on n'a été sévère aux atermoiemens, aux scrupules, aux pru-
dentes, et peut-être sages hésitations du Président Wilson. Et
quand enfin l'intervention fut décidée, elle provoqua, et surtout
en faveur de la France, un élan d'enthousiasme dont chaque
jour nous apporte les vibrans échos. Ce sont les « impondé-
rables » qui déterminent les grands événemens de l'histoire,
Trois ans après.
591
et peut-être Verdun a-t-il plus fait que le torpillage de la
Ltisitania pour entraîner dans fa sainte Alliance la grande
République d'outre-mer (l).
Ce qui est sur, c'est que l'entrée en guerre des États-Unis a
soulevé dans toute la France une joie telle que nous n'en avons
pas éprouvé de semblable depuis la victoire de la Marne. Et
même Paris, qui n'avait pas pavoisé après la bataille de la
Marne, a pavoisé à la nouvelle de l'intervention américaine.
Certes, cette intervention nous a tous réjouis, comme l'un des
gages les plus sûrs de notre décisive victoire, et il n'est pas un
Français qui ne se soit rendu compte, dans une guerre d'usure,
comme celle que nous subissons, de l'importance incalculable
d'un facteur tel que celui de la puissance matérielle de nos
nouveaux alliés. Mais si nous avons apprécié à sa juste valeur
ce facteur formidable, idéalistes incorrigibles que nous sommes,
nous avons encore bien mieux senti l'incomparable portée
morale de l'acte si lentement mûri de la grande démocratie du
Nouveau Monde. Ainsi donc, nous ne nous étions pas trompés!
Quand nous disions que, non contens de nous battre pour
notre existence menacée, nous nous battions pour défendre les
droits de tous les peuples libres et les principes essentiels sur
lesquels repose toute civilisation humaine, — et quel est celui
de nos soldats qui n'ait cette conviction au cœur? — nous
n'étions pas la dupe d'un mirage! Nous ne nous étions pas
grisés de mots sonores et vides! Il y avait donc au monde autre
chose que la force! Et la réalité morale était bien une réalité!
Voici qu'un peuple, tout un peuple se levait, pour prononcer
entre nos adversaires et nous le jugement de l'histoire. Et dans
des conditions d'autorité, de désintéressement et d'impartialité
admirables, c'est à nous qu'il donnait raison, pleinement raison.
Il épousait sans réserves notre juste cause. Il s'associait de tout
son cœur à notre croisade. Il dénonçait au monde entier les
forfaits de l'Allemagne impériale. Il vouait à l'exécration uni-
verselle sa funeste caste militaire, son armée de pillards et d'in-
cendiaires, de violateurs de tombes (2), de tortionnaires et d'as-
(1) Un ancien ambassadeur américain disait à M. Viviani : « Nous vous avons
toujours aimés; après la Marne, nous vous avons admirés; depuis Verdun, nous
vous respectons. »
(2) Violateurs de tombes, les Allemands l'étaient déjà lors de l'expédition de
Chine. Voyez là-dessus les Derniers jours de Pékin, par Pierre Loti, p. 84-85, et
notre Pro Patria, t. Il (Bloud, in-16j, p. 32-35.
598 REVUE DES DEUX MONDES.;
sassins disciplinés. Et cette grande voix lointaine qui nous
proclamait les soldats du Droit a retenti longuement dans tous
les cœurs français comme le témoignage irrécusable d'une
haute et juste conscience.
La décision américaine était peut-être encore quelque chose
de plus. Elle était la récompense du long effort qu'avait fourni
la France pendant ces trente-trois mois d'une guerre inexpiable.
Certes, la France n'a pas été seule à lutter et à souffrir, et elle
n'oublie ni le martyre de la Belgique, ni l'appui, unique et irrem-
plaçable, que, dès le premier jour, lui a prêté la flotte anglaise. Il
n'est aucune des Puissances, grandes ou petites, de l'Entente, qui
n'ait, dans cette guerre, joué généreusement son rôle non pas
seulement utile, mais nécessaire, et qui n'ait contribué à hâter la
victoire finale. Mais nos amis Anglais l'ont proclamé assez souvent
et assez haut : c'est, au moins de toutes les grandes Puissances, la
France qui, pendant longtemps, a eu à supporter les plus durs
sacrifices, et la moindre défaillance de sa part aurait pu avoir
les plus désastreuses conséquences. Le miracle français fut que,
trop mal préparée, hélas I à recevoir le furieux assaut d'un
ennemi formidable, la France ne se montra pas inférieure à sa
haute destinée, qu'elle soutint le choc, le brisa et sut opposer
aux retours offensifs de l'adversaire une barrière infranchis-
sable. Elle fit plus encore : sous le canon même de l'ennemi,
avec une patience indomptable, avec une activité inventive
et multipliée, elle sut se forger de nouvelles armes et en
forger à ses alliés. Pendant que ses fils lui faisaient un rem-
part de leurs corps, elle organisait d'abord sa défense, et puis
sa victoire, — cette victoire dont nous voyons aujourd'hui les
glorieux commencemens. Elle resserrait ses alliances, en
conquérait de nouvelles, aplanissait les difficultés entre ses
anciens et ses nouveaux amis, les groupait autour d'un même
idéal, les enflammait de son ardeur, de sa confiance, et joignant
leurs ressources aux siennes, les utilisait toutes contre l'en-
nemi commun : cela sans emphase, sans vaine gloriole, avec
cette discrétion, cette honnête simplicité qui sont la marque
propre du génie français. A la voir si vaillante, si douloureuse
et si sereine, les admirations, les sympathies lui venaient de
toutes parts. Une heure vint où l'amitié américaine, exaspérée
d'ailleurs par la félonie tudesque, ne voulut plus se contenter
de l'active charité qu'elle exerçait si généreusement à notre
TROTS ANS APRÈS. 599
éî^ard ; elle voulut prendre sa part personnelle de l'œuvre com-
mune. Et puisque, — elle nous le manifeste tous les jours d'une
manière bien éloquente et bien louchante, — c'est surtout à la
France qu'elle apporte l'appui de ses armes et de son or, la
France est fière et elle est heureuse d'avoir contribué par ses
sacrifices d'aujourd'hui, et par ceux d'autrefois, à déchaîner
contre la monstrueuse tyrannie allemande la grande force bien-
faisante d'un grand peuple libre (1).
Etranges vicissitudes des choses humaines! Que de fois ne
nous avait-on pas dit que le spectacle de l'histoire, comme celui
de la vie même, est une vaste école d'immoralité, que le mal
y règne en souverain maître, avec ses deux compagnes insépa-
rables, la ruse et la violence, et que la seule sanction qu'on y
reconnaisse est celle du succès! Et, sous l'obsession de notre
défaite, nous avions failli souscrire à cette désespérante philo-
sophie. Eh bien! non, ils avaient tort, ceux qui nous tenaient
ces raisonnemens découragés. Le mal n'est pas la loi du monde,
et ses triomphes ne durent qu'un temps. Si les hommes ont
l'air de les absoudre, Dieu, lui, ne les absout pas. Il n'y a pas
de prescription pour les grandes iniquités historiques. Question
de Pologne, question d'Alsace-Lorraine, on les croit mortes,
enterrées à jamais. Erreur profonde ! Un jour, elles renaissent
de leurs cendres. Le monde est en feu pour les résoudre; les
Empires le plus solidement assis s'écroulent sous le poids des
crimes séculaires qu'ils ont commis pour s'édifier aux dépens
des nations vivantes qu'ils ont mutilées, piétinées sans scrupule.
Et l'avenir reste ouvert aux peuples qui n'ont pas désespéré de
la justice, et qui se sont noblement sacrifiés pour hâter son
avènement.
Au premier rang de ces peuples-là a été la France. Comme si
la destinée lui proposait un pari suprême, la France s'est
retrouvée telle qu'elle a été aux plus belles époques de son his-
toire. Elle a accepté le pari, et elle l'a tenu, elle le tiendra jus-
qu'au bout. Elle a senti d'instinct tout le prix de l'enjeu. Elle
(1) Le président de la Chambre de commerce américaine, M. Waller Berry,
dans un très éloquent et vibrant discours qu'il prononçait le 4 juillet, exprimait
avec une force singulière les sentimens de ses compatriotes pour la France : « Je
sais, disait-il en débutant, que j'exprime la pensée de chacun de vous quand
j'affirme que la plus belle conquête de l'an 111 de la guerre a été la conquête des
États-Unis par le maréchal Jolfre. » Et ce mot dit tout.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
a VU qu'il y allait non seulement de son existence nationale,
mais encore du partage du monde, et de l'avenir de la civilisa-
tion tout entière. Jamais encore, au cours des innombrables
guerres qu'elle a soutenues, de si hautes et de si graves ques-
tions n'avaient été comme impliquées dans sa propre cause.
Voilà pourquoi elle s'est dressée dans un élan unanime; voilà
pourquoi elle a « tenu, » au prix des pires souffrances; voilà
pourquoi, même aux heures de lassitude, elle a versé sans se
plaindre le sang de ses plus généreux enfans. Fière de la mis-
sion douloureuse et glorieuse qui s'imposait à elle, elle l'a rem-
plie sans défaillir. Ce peuple qui a le génie de l'universel a
senti revivre en lui-même, dans toute leur splendeur, les plus
rares, les plus profondes vertus de sa race ; on les avait crues
éteintes; elles n'étaient qu'assoupies. Nos vieux croisés, nos
volontaires de 4792 se seraient reconnus dans les visages trans-
figurés des vainqueurs de la Marne et de Verdun. Jamais la
France, dans toute son histoire, n'a plus fortement senti qu'elle
s'accordait au plan général de l'univers, qu'elle collaborait à
une œuvre d'éternité. Elle s'est montrée digne de cette tâche,
pour laquelle un Bossuet eût ouvert un nouveau chapitre de son
Histoire universelle. Par son courage, par son abnégation, par
son endurance, par sa « fière modestie, » par ses sacrifices, elle
aura mérité la victoire finale, celle dont nous entrevoyons l'aube
radieuse, celle qui fera entrer l'humanité dans une ère nou-
velle et meilleure. La signification de cette guerre, le rôle qu'y
a joué la France, c'est peut-être un officier allemand qui les
a le mieux définis, quand il disait : « Nous ne pouvons pas
être vainqueurs. En 1870, nous avions la Providence pour nous.
Aujourd'hui, nous l'avons contre nous. »
Victor Giraud.
LA
GUERRE EN MONTAGNE
I. — LES ROUTES D UNE ARMÉE
Dès que nous arrivons dans la grande plaine ve'nilienne
près du quartier général de l'armée, on nous explique les
fronts italiens avec une clarté parfaite et qui rend les cartes
inutiles.
— Nous avons trois fronts, me dit l'officier qui va me servir
de guide. Sur le premier, le front de l'Isonzo, qui est la roule
de Trieste, nos troupes peuvent marcher, quoique la marche
ne soit pas facile; sur le second, le Trentin, vers le Nord, où
l'ennemi approche le plus de nos plaines, il faut que nos troupes
grimpent. Partout ailleurs, elles doivent grimper et faire de
l'alpinisme. Vous verrez.
Il m'indique, au loin dans la direction du Sud-Est et de
l'Est, à travers une brume de chaleur, des hauteurs d'aspect
sinistre, où les canons se répondent comme dans une querelle
grandiose.
— Ici le Garso, où nous allons maintenant.
Puis il se tourne vers le Nord-Est et le Nord, où des mon-
tagnes plus proches, plus hautes, montrent des traînées de'
neige dans leurs plis.
— Ici les Alpes Juliennes. Tolmino est derrière. Toujours
au Nord, où la neige est plus épaisse, les Alpes Garniques. Nous
combattons par là. A l'Ouest de cette chaîne, les Dolomites,
théâtre ordinaire des ascensions des touristes et sujet de leurs
livres. Nous y combattons aussi. Les Dolomites rejoignent le
602
REVUE DES DEUX MONDES.
Treiitin et le plateau d'Asiago, où nous combattons encore. De
là nous tournons au Nord jusqu'à ce que nous rencontrions la
frontière suisse. Toujours des montagnes, comme vous voyez.
Il désigne les pics l'un après l'autre, avec l'aisance d'un
homme accoutumé à repérer des points sous tous les angles
de vision et tous les jeux de lumière. Mais les yeux d'un étranger
ne peuvent rien saisir de ce lointain décor, si ce n'est un véri-
table rempart de montagnes immobiles — « comme des géans
à la chasse » — tout le long de l'horizon septentrional. La
jumelle les divise en chaînes enchevêtrées de monticules boisés,
pics aux flancs creux, fendus par des ravins noirs ou gris,
bandes de rocs incolores, balafrés et entaillés de blanc; glaçons
de neige durcie qui dépassent comme un gros ongle les
éclats de pierre; et derrière tout cela, une agonie de rochers
torturés à l'arrière-plan du ciel. 11 faut que les hommes soient
rompus à la montagne, si même ils n'y sont pas nés, pour y
évoluer librement. Elle a, à un trop haut degré, son génie propre
et comme son démon qui la hante. Les plaines autour d'Udine
sont meilleures, — les grasses plaines, unies, couvertes de mois-
sons, — pièces de blé et d'orge entre des vignes bien soignées,
chaque plant de vigne vigoureux et bien venu, et les bras
étendus pour accueillir le printemps, chaque champ bordé de
vieux mûriers consciencieusement étêtés pour les vers à soie,
et chaque route flanquée de canaux étincelans qui murmurent
agréablement dans la chaleur.
De distance en distance sur la route, à peu près tous les
vingt mètres, un carré bien net de cailloutis calcaire, encadré
par une dérivation d'eau. Tous les cent mètres, un vieillard
et un jeune garçon travaillent ensemble, l'un avec une longue
pelle, l'autre avec un seau de fer-blanc au bout d'une perche.
Dès que quelque usure se manifeste à la surface de la route, le
vieux bourre le creux avec une pelletée de cailloutis, le gamin
y verse de l'eau et il n'y a plus qu'à laisser passer les véhicules
pour que ce soit aussi dur et serré qu'un caoutchouc de chambre
à air. La perfection et le bon entretien des routes sont presque
tout pour l'automobile. Là où il n'y a pas de bosses, il n'y a
pas d'efTorL, même avec les plus lourdes charges. Les camions
glissent de la tête de ligne jusqu'à leur destination, reviennent
et repartent de nouveau sans exiger de réparation ni causer de
retard. Toute cette campagne italienne s'appuie sur le principe
LA GUERRE EN MONTAGNE. 603
très simple que la civilisation est une question de transports :
chaque morceau de route, chaque courbe le prouve. Sur le front
français, la Providence ne fournit pas l'avantage si appréciable
de ces rivières dont le lit permet de remplir à la pelletés wagon-
nets qui promènent à travers tout le paysage la jolie pierre
destinée aux routes. On ne trouve pas non plus, en France,
ces montagnes généreuses où un homme n'a qu'à étendre la
main pour en tirer la pierre de toutes les Pyramides. Et enfin
nulle part il n'existe des populations habiles de naissance aux
travaux de maçonnerie. Disons-le donc, en transposant un mot
de Macaulay : ce que la hache est au Canadien, ce qu€ le bambou
est au Malais, ce que le bloc de neige est à l'Esquimau, la
pierre et le ciment le sont à l'Italien, et j'espère le montrer par
la suite.
Les soldats italiens portent un casque d'acier qui diffère un
peu du casque français et les fait ressembler de loin à des
légionnaires romains sur une frise triomphale. La taille, le
physique et, par-dessus tout, l'équilibre des hommes leur
sont particuliers. Ils semblent plus souples dans leurs mouve-
mens d'ensemble et moins surchargés d'accessoires que les sol-
dats français et anglais; mais la différence essentielle consiste
dans leur manière de marcher, — la manière même dont ils
frappent du pied le sol et semblent, à chaque pas, en prendre
possession. Ce peuple a un sentiment de la propriété aussi vif
que celui du Français. Les innombrables troupes en gris-vert
laissent voir dans leur marche à travers ces belles campagnes
leur amour des moissons et leur respect de la terre. Quand
des hommes vivent toujours en plein air, il y a entre eux
et leur milieu une sorte de pénétration réciproque et natu-
relle, qu'on ne trouve pas chez ceux que le climat ou leurs
occupations maintiennent à la maison pendant la plus grande
partie de l'année. L'espace, la lumière, l'air, tout le mouvement
de la vie .sous le ciel vivifiant, entrent pour une grande part
dans le fond psychologique de l'Italien.
Si bien que lorsqu'on ordonne à un soldat de s'asseoir dans
la poussière et de rester là sans bouger, tandis que passent les
obus, il le fait aussi naturellement qu'un Anglais approche une
chaise du feu.
604 REVUE DES DEUX MONDBS.i
LE VENTRE DES PIERRES
— Et voici la rivière de l'Isonzo, nous indique l'ofticiér
quand nous atteignons le bord de la plaine d'Udine.
Elle pourrait sortir du Kashmir avec ses larges ondulations
de bancs de sable clair qui éparpillent le courant en une
brume dansante. Les eaux d'un jade laiteux sentent la neige
des collines, cependant qu'elles tirent sur les amarres du
ponton disposées de manière à lui laisser du jeu pour s'élever et
s'abaisser : un cours d'eau sorti des neiges a la marche aussi
peu sûre qu'un ivrogne. L'odeur des mules, les feux allumés
partout et le cortège des chariots siciliens, bas sur roues
avec leurs panneaux historiés d'images bibliques, ajoutent à
l'illusion d'Orient. Mais la chaîne qui, là-bas, au bord de la
rivière, paraissait si escarpée et n'était en réalité qu'un petit
remblai assez plat au milieu des montagnes — quelque chose
comme un avorton de pierraille boueuse hachée par les intem-
péries — ne ressemble à aucun pays de la terre. Tout le long
de sa base, sourds désormais aux cris perçans des mules, à la
toux des moteurs, aux ronflemens des machines et aux bruits
discordans des camions, gisent, dans des cimetières qui forment
une ceinture interminable, les cadavres des soldats qui ont les
premiers frayé la voie vers les hauteurs dominant leurs tombes.
— C'est ici que nous les descendions pour les ensevelir
après chaque combat. Et combien n'y a-t-il pas eu de combats I
Des régimens entiers sont couchés là, — et là, — et là !
Quelques-uns de ces morts tombèrent dans les premiers jours,
quand nous faisions la guerre sans routes. D'autres sont morts
plus tard, quand nous avions les routes, mais que les Autri-
chiens avaient les canons. D'autres enfin tombèrent les der-
niers, quand nous battîmes les Autrichiens. Regardez 1
En vérité, comme dit le poète, la bataille est gagnée par les
hommes qui tombent. Dieu sait combien de mères ont leurs fils
endormis le long de la rivière devant Gradisca, à l'ombre de la
première chaîne du Carso maudit 1 Le dernier sommeil de ces
braves est troublé par l'effort de leurs compatriotes indomptables,
qui continuent à se fraj'er la route à coups de dynamite vers
l'Orient et Trieste; la vallée de l'Isonzo multiplie le grondement
de l'artillerie lourde autour de Goritz et dans les montagnes du
I
LA GUERRE EN MONTAGNE. 605
Nord. Ils gisent là comme dans une forge géante où les anneaux
de la nouvelle Italie sont en train de se souder dans la fumée,
les flammes et la chaleur, — la chaleur qui monte devant eux,
des bancs de sable desséchés de la rivière, et celle qui rayonne
de la chaîne desséchée derrière eux.
La route grimpe en serpentant parmi des tranchées vides,
à travers des fils de fer rouilles qui s'enchevêtrent sur le sol
avec un air de « herses faites pour dévider les corps des hommes
comme de la soie, » — entre les monticules ordinaires de sacs
de sable crevés, autour des fosses creusées pour les canons et
dont les saisons en se succédant ont adouci les angles. On ne
peut pas creuser de tranchées, pas plus qu'on ne peut trouver
d'eau sur le Garso, car à une pelle de profondeur la pierre ingrate
se change en roc revêche et il faut tout forer et faire sauter à la
dynamite.
Pour le moment, le printemps ayant été humide, les pierres
conservent une teinte verdâtre ; mais d'ailleurs aucune apparence
de végétation sur ce roc brûlé par l'été. Comme si ce n'était
pas assez de toute cette sauvagerie, les pentes nues et les som-
mets désolés sont parsemés d'innombrables fosses, quelques-
unes merveilleusement dessinées par le diable pour y poster
des mitrailleuses, d'autres pareilles à de petits cratères bons à
loger des howitzers de onze pouces, s'ouvrant au fond par des
crevasses dans des cavernes sèches où les régimens peuvent se
cacher et se tenir à l'abri. J'ai sous les yeux une de ces excava-
tions, utilisée contre les bombes par deux régimens autrichiens,
non loin d'un petit groupe abandonné de murs intérieurs de
maisons, tous gris d'argent, qui se penchent et se parlent tout
bas dans l'air léger, comme des fantômes. C'est là tout ce qui
reste d'un village maintes fois pris et repris. La seule chose qui
y demeure vivante est une pompe à vapeur amenant Teau par
des tuyaux du haut des collines et la conduisant, sur des
paliers de pierre, à travers la brume lointaine, jusqu'aux
troupes altérées qui séjournent dans les tranchées sans eau.
— Il nous est arrivé ici même de mettre les Autrichiens en
pleine déroute, et d'être arrêtés dans notre poursuite par le
manque d'eau. Les hommes allèrent de l'avant jusqu'au moment
où ils suffoquèrent dans la poussière. Maintenant, ces tuyaux
les suivent.
Nous montons la route qui serpente sous les plus hauts
606 BEVUE DES DEUX MONDE8.1
sommets de la chaîne, et nous débouchons sur le versant le
plus sûr, dans ce que les Arabes appelleraient le «ventre des
pierres. » Pas ombre de verdure, aussi loin que le regard peut
s'étendre : rien que le roc brisé et rebrisé par le feu de l'artillerie.
Si battue que soit la terre par les obus, on peut trouver quelque
moyen d'y marcher; mais ici, le pied n'a pas plus de prise que
dans une montée de cauchemar. Il n'y a pas deux éclats de la
même dimension, et quand on trébuche sur le bord d'un cratère
d'obus, ses parois dégringolent avec le bruit de quelque chose
de desséché qui s'affaisse. De grandes tombes communes dres-
sent leur masse, retenues par des murs de pierres : ce sont les
meules de la moisson de la mort. Sur l'une d'elles quelqu'un a
posé un vieux fémur noirci. Le lieu frissonne de fantômes dans
la chaude clarté comme les pierres frissonnent dans la chaleur.
Des pics arides, bossues comme des hanches de vache, font
saillie le long de la chaîne que nous dominons. L'un d'eux,
plus bas de quelques pieds seulement que l'endroit où nous
nous trouvons, a été pris et perdu six fois.
— Ils nous ont chassés avec des mitrailleuses de l'endroit où
nous sommes maintenant. Aussi fallut-il d'abord nous emparer
de ce point culminant. Gela nous coûta gros.
Et notre guide nous conte des histoires de régimens décimés,
reconstitués et décimés de nouveau, qui achevèrent, à leur
troisième ou quatrième résurrection, les conquêtes que leurs
anciens avaient commencées. Il nous parle d'ennemis tombés
par milliers, dont on a relégué quelque part les cadavres sous les
pierres sonnantes, et d'une certaine division de la Honved autri-
chienne qui prétend que, par le droit du sang, c'est à elle qu'il
appartient tout spécialement de défendre cette section du Garso.
Ces hommes aussi surgissent des rochers, meurent et semblent
renaître pour mourir encore.
— Entrons un instant dans ce trou d'obus, — il ne serait
pas prudent d'y rester trop longtemps, — j'essaierai de vous
montrer ce que nous voulons faire à notre prochaine attaque.
Précisément, nous sommes en train de nous y préparer.
Et l'officier nous explique, en précisant d'un geste de l'index,
comment on se propose d'opérer, le long de collines dominant
les routes qui aboutissent en fin de compte à la pointe de
l'Adriatique, — on peut la voir comme une traînée d'argent
terne, vers le Sud, — sous des hauteurs sombres et ombreuses
LA GUERRE EN MONTAGNE.
607
qui couvrent Trieste. Une conduite d'eau chauffée par le soleil
traverse notre trou d'obus à peu près à la hauteur du menton,
et l'eau bourdonne à l'intérieur comme le ronflement d'un obus
lointain. L'explication est ponctuée par le grondement de
grosses pièces isolées sur le front italien, qui tirent afin de se
mettre en goût pour l'action sérieuse en perspective. Tout à
coup, le soi se met à hoqueter à quelques mètres en avant de
nous, et les pierres — les pierres aux tranchans venimeux du
Carso — volent avec le bruit d'une compagnie de perdrix.
— Des mines qui explosent, observe tranquillement l'officier,
tandis que les civils, d'un geste automatique, relèvent leurs
cols. On travaille à l'escarpement des pentes... Mais on aurait pu
nous avertir !
Les mines explosent en effet, en bon ordre d'alignement; et
comme il est impossible de courir sur les pierres, il ne reste
plus qu'à les regarder, avec un sentiment très vif que les milliers
et milliers de morts qui sont là, au-dessous et autour et derrière,
regardent, eux aussi. Un marteau à air comprimé fait un bruit
souterrain comme un claquement de dents.
— Je n'aurais jamais imaginé une telle sarabande de pierres...
— Et enôore, elles ne sont pas toutes dans la danse. Nous
voudrions bien qu'elles y fussent. Mais elles tiennent ferme.
Venez voir!
Hors du grimaçant éclat du soleil, nous suivons une
grande galerie taillée dans le roc : des rails courent sous nos
pieds; des hommes jettent à la pelle dans des wagons tout le
rebut qui jonche le sol. Le jour entre par une demi-douzaine
d'embrasures à travers trente pieds de roc.
— Ce sont de nouvelles positions d'artillerie. Pour des
canons de six pouces peut-être ; peut-être pour du calibre de
onze.
— Gomment vous y prenez-vous pour faire monter ainsi des
canons de onze pouces ?
L^offîcier sourit un peu : je compris, un peu plus tard, au
sommet des montagnes, la signification de ce sourire.
— Nous les faisons monter à bras, me dit-il. Et il se tourna
vers le soldat du génie chargé de ce service, pour lui reprocher
d'avoir fait exploser les mines sans avertissement.
Nous sortons du « venlro des pierres, » et quand nous nous
retrouvons en terrain plat, au delà de l'Isonzo, nous reportons
608 REVUE DES DEUX MOISDEâtf
nos regards sur ce paysage, à travers ses lignes de cimetières
en bordure. C'est le premier obstacle rencontré par l'Italie sur
son propre seuil, après qu'elle eut forcé le large Isonzo malaisé,
011, comme m'avait dit mon guide, les troupes peuvent marcher,
mais où la marche n'est pas commode... On s'en apercevait 1
m. — PODGORA
— Nous en avons fini pour quelque temps avec les pierres,
déclare notre guide. Maintenant, nous allons à une montagne
de boue. Elle est sèche à présent, mais cet hiver elle ne tenait
pas en place.
Au bord de la route montante, sur une étendue d'environ
un arpent, le terrain est encore difficile : il s'est affaissé en un
mélange de terre et de racines d'arbres, que des hommes enlè-
vent à la pelle.
— C'est une route toute récente. Nous avons au total
environ six mille cinq cents kilomètres de routes neuves, — ou
vieilles routes améliorées, — sur un front de six cents kilo-
mètres. Mais, vous le voyez, nos kilomètres ne sont pas à
plat...
Le paysage, formé d'un choix de tous les verts du printemps,
est celui des tableaux de sainteté des Primitifs italiens : les
mêmes collines isolées, escarpées, s'élevant de prairies en
émail ou de massifs en fleur, dans la belle ordonnance des
mêmes entablemens de roc, couronnés par un campanile ou
par un bouquet d'arbres sombres. Sur les routes blanches au-
dessous de nous, les autos et les mules de transport dérou-
lent leurs longues files, qui avancent d'un train monotone.
A un moment, nous dûmes embrasser du regard plus de
trente kilomètres de ces routes en pleine activité, mais il ne
nous fut jamais possible d'y surprendre une brèche. Le sys-
tème des transports italiens a fait ses preuves dans la guerre
depuis longtemps.
Plus les plaines s'abaissent, à mesure qu'on suit la route, plus
on se rend compte de la hauteur des montagnes dont le cercle nous
domine. Podgora, la Montagne de Boue, est un petit Gibraltar
d'environ huit cents pieds de haut, presque perpendiculaire
d'un côté, ayant vue sur la ville de Goritz, qui, en temps de
paix, était une sorte de Chcltenham mal aéré pour officiers
I
La Guerre en montagne. G09
autrichiens en retraite. Partout ailleurs la colline de Podgora
pourrait attirer l'attention ; mais vous auriez beau installer une
demi-douzaine de Gibraltars parmi ce soulèvement de collines :
dans un mois, le ruban lisse des routes italiennes les couvrirait,
comme les vrilles de la vigne recouvrent des tas d'immondices.
Les seigneurs de la guerre, autour de Goritz, ce sont les
monts de quatre à cinq mille pieds massés l'un derrière l'autre,
et dont chaque angle, chaque plateau, chaque valle'e offre ou
masque la mort. Les montagnes sont un mauvais champ
d'action pour les aéroplanes, parce que l'atterrissage y est
partout difficile; mais les appareils n'en viennent pas moins
des deux côtés battre au-dessus d'elles, et les canons de la
défense aérienne, qui rte sont pas impressionnans au grand
air des plaines, emplissent les gorges de leur toux multipliée
par l'écho, et qui ressemble plus au rugissement d'un lion
qu'au tonnerre. L'ennemi vole haut, par-dessus les montagnes,
et on le voit se détacher sur le bleu du ciel comme un petit
tourbillon de cendres échappé d'un feu de joie. Il laisse tomber
généreusement ses bombes, et le destin se charge du reste, soit
que les unes, aveugles, éclatent sur la nudité du roc, sans autre
mal qu'un long bourdonnement de la pierre fendue, soit qu'un
bruit sinistre de bois, d'hommes et de mules fracassés pro-
clame que la bombe est tombée cette fois au bon endroit.
Aussi bien, tout ce cadre a tant de charme, la lumière, le
feuillage, les fleurs et les papillons confondus sur les revers
gazon neux des vieilles tranchées jettent un tel défi aux ouvriers
vivans de la mort, qu'il faut se faire violence pour s'interdire
les digressions...
Nous poursuivons à pied notre escalade dans la Montagne
de Boue, à travers des galeries et des contre-galeries, jusqu'à
un poste d'observation discrètement dissimulé. Maintenant
Goritz, rose, blanche et bleue, s'étend au-dessous de nous avec
toute l'apparence de dormir, parmi ses marronniers en pleine
floraison, au bord de l'Isonzo bavard. Elle est aux mains des
Italiens, conquise après de furieux combats ; mais les canons
ennemis, des montagnes qu'ils occupent, peuvent encore la
bombarder à loisir. Les prochains mouvemens, nous explique
l'officier, seraient destinés à nettoyer certaines hauteurs.
— Pouvez-vous voir nos tranchées qui montent vers eux en
grimpant sous leurs menaces?
TOME XL. — 1917. 39
610 REVUE DE8 DEUX MONDES.
Ici et là il nous indique que les troupes italiennes mèneront
en rampant leur escalade, couvertes par le feu de l'artillerie,
jusqu'à ce qu'elles arrivent à cette dune nue d'où elles doivent
faire toutes seules leur attaque, qui est réellement une esca-
lade. Si cette attaque échouait, alors il leur faudrait creuser des
tranchées au milieu des rochers et coucher dehors sous le ciel
rude ; car c'est la guerre en montagne, une guerre où les vallées
sont des pièges de mort et où seules les hauteurs comptent.
Nous nous retournons pour regarder derrière nous .les col-
lines capturées, qui depuis le temps de leur création étaient
restées si parfaitement ignorées, mais qui maintenant, à cause
du prix dont on les aura payées, vivront dans l'histoire aussi
longtemps qu'il y aura une histoire d'Italie. Quant aux mon-
tagnes qui se dressent devant nous, ce sont cimes encore
païennes qui ont à recevoir le baptême et à s'inscrire au livre
d'or, et personne ne peut dire à ce moment laquelle d'entre elles
recueillera le plus d'honneur ou quel groupe de huttes de bergers
portera à travers les âges le nom d'une bataille d'un mois.
Le recueillement qui présage une grande attaque étend son
manteau sur le repos des deux lignes. Le silence général n'est
coupé que par quelques pièces occupées à finir un travail pour
leur propre compte. Les Autrichiens ont, eux aussi, à mettre
une dernière touche : ils tirent sur un couvent qui domine
au versant des collines, — calculant leurs coups, un par un. Un
gros canon au-dessous de nous se met paresseusement à faire
sa partie de notre côté, ébranlant toute la Montagne de Bouc.
Soudain mettant l'oreille au récepteur, nous entendons, dans
les ténèbres sous nos pieds, une voix jeune, — celle du correc-
teur d'artillerie, — prononcer ces mots qui n'ont aucun rapport
avec la justesse du tir :
— Toutes nos félicitations 1 Alors vous dinez avec nous ce
soir et vous payez le vin...
Tout le monde se met à rire. Notre guide nous explique :
— L'officier observateur, — il est en bas vers Gorilz, — •
vient de téléphoner qu'il a été promu aspirant, — vous dites
sous-lieutenant, n'est-ce pas? Il aura à grimper ici au mess
d'artillerie ce soir, et l'on boira à son avancement.
— Je parie qu'il viendra, propose quelqu'un.
Mais personne ne se présente pour parier contre. Car, voyez-
vous, la jeunesse est partout immorleilement la même.
LA GUERRE EN MONTAGNE. 611
IV. — GORITZ
Nous descendons de Podgora à Goritz par une route plus
merveilleuse qu'aucune de celles que nous avions trouvées
jusqu'ici. Elle ressemble à une piste de tobogan, mais si par-
faitement remblayée à chaque tournant que le roulage aurait
pu se laisser glisser sur la descente, si on le lui avait permis.
A notre entrée dans la ville, des hommes réparaient le pont
jeté sur la rivière, — et pour cause. On fait beaucoup de répa-
rations à Goritz. Les Autrichiens emploient des pièces lourdes
contre la place, — quelquefois du matériel de douze pouces, —
avec lesquelles ils tirent méthodiquement et lentement de très loin
au delà des hautes collines. J'ai essayé de trouver une maison
qui ne portât pas ce monotone pointillage de shrapnells, mais
ce fut difficile. Aucun endroit de la ville n'est hors de portée
des canons ennemis.
Dans le vallon paisible où repose la ville, pas un souffle d'air,
à peine un murmure dans les dômes des marronniers. Des
troupes en marche passent pour monter à leurs tranchées, là-
haut sur le flanc de la colline, et le bruit de leurs pas résonne
entre les hautes murailles du jardin où les fils du service télé-
graphique sont agrafés, parmi des grappes de glycines en pleine
floraison. Il y a dans la cité plusieurs centaines de civils qui
ne se sont pas encore souciés de s'éloigner, car l'Italien est
aussi tenace dans ce cas-là que le Français. Sur la place princi-
pale, où les façades des maisons ont le plus souffert du bom-
bardement et où le gros pilier de lumière électrique se courbe
jusqu'à terre, j'aperçois une jeune fille marchandant une carte
de boutons à la porte d'une boutique : à cette importante occu-
pation elle prodigue sans compter ses mains, ses yeux, ses gestes,
et le vendeur n'est pas moins absorbé qu'elle-même. Est-ce donc
moins obsédant que nous ne nous l'imaginons, de vivre avec
l'idée qu'on vous surveille toujours de là-haut et de sentir en
quelque sorte dans sa nuque le souffle de bouches invisibles?
Un peu plus tard, dans un jardin plein d'iris, des Anglaises
qui possèdent une installation radiographique et deux voitures
fouettées par les obus me racontent confidentiellement qu'on
leur avait promis au moment de l'attaque qu'elles pourraient
s'abriter avec leur matériel à Goritz même, dans une jolie
612 REVUE DES DEUX MONDES.)
chambre souterraine où il n'y avait à peu près rien à craindre
dos obus qui troublent les blessés et ébranlent l'appareil radio-
graphique. Elles ajoutent :
— N'était-ce pas aimable de la part des autorités?
V. — LA VEILLEE DES CANONS
Les étonnans camions automobiles serrent la file sur la
route encore plus étonnante. Notre compagnon s'excuse pour
eux.
— Vous voyez, nous avons eu quelque chose à transporter là-
haut, au front, par ce chemin-là, pendant les derniers jours.
Nous nous dirigeons vers le haut des collines par des routes
qui ne sont pas encore sur les cartes, mais qui ont toute la
résistance qu'à force de travail on peut leur assurer contre la
charge roulante des camions et les sabots tranchans des mules
aussi bien que contre la détérioration de l'hiver qui est pour des
routes le véritable ennemi. Celle où nous nous engageons suit
les derniers replis d'une chaîne qui n'a guère que trois ou
quatre mille pieds, plus ou moins parallèle au cours de l'Isonzo
descendant du Nord. Des rivières, qui avaient grondé à notre
niveau, dégringolent et finissent par ne plus paraître que des
filets bleus presque invisibles à travers la forêt. Les montagnes
avancent des genoux durs et schisteux autour desquels nous grim-
pons en faisant mille lacets qui déconcertent toute orientation.
Gomme l'ennemi, à sept milles de là, avait vue sur nous, on
avait masqué avec des nattes de roseaux certaines parties de la
route encombrée; mais des trous déchiquetés, au-dessus ou au-
dessous de nous, prouvaient que l'ennemi l'avait serrée de près
dans ses recherches. Ensuite, le colossal giron d'une montagne
tout animée d'eaux qui s'égouttent nous cacha dans la verdure
et l'humidité, jusqu'à ce que la vue d'un frêne circonspect encore
en bourgeons — nous avions vu ses frères, il y a dix minutes,
vêtus de la tête au pied, — nous annonçât que nous nous étions
élevés de nouveau à la hauteur de la zone aride. Il y a là batte-
ries sur batteries des plus lourdes pièces, disposées et cachées
avec tant de variété qu'il ne sert à rien d'en découvrir une pour
être sur la trace des autres. Des pièces de onze, de huit, de
quatre, de six, et de onze encore sur des roues rampantes, sur
des aiîùts de marine adaptés au service de terre, séparés de leur
LA GUERRE EN MONTAGNE. 613
tracteur indépendant ou en équilibre et arc-boutés sur leur
propre moteur à grande vitesse, se succèdent pendant des milles
et des milles, avec leurs dépôts souterrains de munitions, leurs
ateliers et les baraquemens nécessaires pour leurs milliers de
servans, tout cela dispersé ou en file derrière eux sur les pentes
raides. Cachées dans l'ombre des fosses ou des dépressions, elles
pointent vers le ciel, et quant à comprendre comment elles ont
été amenées jusqu'ici pour être descendues là, c'est ce qui passe
l'imagination. Elles mettent le nez dehors par de simples fentes
dans le gazon vert et se tiennent en retrait des rebords et des
avancées de terrain où aucune lumière ne peut trahir leur forme,
ou bien elles ne font plus qu'un avec un tas de fumier derrière
une étable. Elles se nichent dans l'épaisse végétation de la forêt
comme des éléphans en plein midi ou, en quelque sorte, rampent
accroupies sur leur ventre jusqu'aux bossoirs mêmes des crêtes
qui dominent des mers de montagnes. Elles aussi, comme les
autres en bas sur le front, attendent l'heure et l'ordre. Il n'y en a
pas une douzaine parmi cette multitude qui desserrent les
dents.
Quand ijous eûmes grimpé jusqu'à un endroit désigné,
le volet d'un poste d'observation s'ouvrit sur le tableau mouvant
qui s'étendait à nos pieds. Nous vîmes l'Isonzo presque verti-
calement au-dessous de nous, et au loin sur le côté étaient les
tranchées italiennes qui grimpaient péniblement de la rive à la
crête des montagnes nues où vit l'infanterie qu'il faut ravitail-
ler à la faveur de la nuit, tant que les Autrichiens n'auront
pas été chassés des hauteurs d'où ils la dominent.
— C'est tout à fait comme lorsqu'on poursuit un voleur
sur les toits. Vous pouvez le découvrir d'une cheminée d'usine,
mais lui peut vous découvrir du clocher de la cathédrale, —
et ainsi de suite.
— Et ces hommes en bas dans les tranchées?...
— On a vue sur eux des deux côtés, c'est vrai; mais nos
canons les couvrent. Ainsi en est-il toujours dans notre guerre :
la hauteur est tout.
L'officier ne dit rien de l'effroyable labeur qu'il a fallu accom-
plir avant qu'un homme ou un canon pût arriver à sa place : rien
de la bataille qui avait été livrée dans la gorge en dessous, pour
le passage de l'Isonzo, quand les tranchées italiennes s'agrifFaient
dans le sang et ouvraient à la scie leur sentier dans le roc; à
614
REVUE DES DEUX MONDES,
peine parlait-il du museau ensanglanté d'une hauteur appelée
le Sabotino qui fut prise, perdue et reprise, si glorieusement,
aux premiers jours de la guerre, et qui vous a maintenant des
airs innocens de pâturage de montagne.
Peuple solide, ces Latins qui ont eu à combattre les
montagnes et tout ce qu'elles renferment, mètre par mètre, et
qui savent gré à leurs champs de bataille de ne pas s'incliner
à plus de quarante-cinq degrés.
VI. — UNE PASSE, UN ROI ET UNE MONTAGNE
Un faucon s'envola du sommet de la colline et plana au-des-
sous de nous cherchani la vallée au bout de la passe. L'ordinaire
sentier de caravanes grossièrement pavé conduisait au-dessus
d'elle entre des baraquemens de planches, de roc et de terre. Un
artilleur sort et nous offre aimablement du café : c'est un com-
mandant basané dont les yeux sont habitués à regarder de très
lointains horizons. Il vit là-haut avec ses canons toute l'année,
et sur les pâturages qui s'étendent des deux côtés de son
repaire, de sombres trous d'obus à la douzaine marquent les
points où l'ennemi lui a donné la chasse. La neige, qui vient
de disparaître, n'a laissé en fondant qu'une herbe morte sur
les bords des plus anciens cratères. Ce commandant dirige un
poste d'observation. Quand il fait claquer son volet, nos regards
plongent comme ceux des faucons sur une ville autrichienne
avec un pont démoli au-dessus d'une rivière, et sur les lignes
de tranchées italiennes qui s'y acheminent en rampant à travers
des terrains d'alluvion, toutes dessinées comme sur une carte, à
trois mille pieds au-dessous de nous. La ville attend, — comme
Goritz attend, — cependant que là haut, au-dessus d'elle, on
décide, sans qu'elle en sache rien, si elle doit vivre ou mourir.
Le commandant nous en énumère les beautés, car elle est son
domaine, voyez-vous, par droit d'expropriation pour utilité
publique, et il y dispense la haute, la basse et la moyenne
justice.
Donc, nous prenions le café, quand un sous-officier vint
avertir que les Autrichiens, à dix kilomètres de là, étaient
occupés à déplacer quelque chose qui pourrait bien être un
canon : les canons prennent toutes sortes de formes quand on
a à les déplacer. Le commandant s'excusa et les appareils télé-
LA GUERRE EN MONTAGNE. 615
phoniqties firent appel aux observateurs placés quelque part
en dessous parmi les pentes enchevêtrées et les bois qui s'y
accrochent.
— Erreur, fit-il presque aussitôt en secouant la tête, ce
n'est qu'une charrette, qui ne vaut pas un coup de canon.
il y avait un bien plus gros gibier, qui remuait ailleurs, et
j'imagine que les ordres étaient de ne pas le faire lever trop
vite.
Le vent, âpre, hurle sur le gazon et tambourine sur les
planches des huttes. Un soldat sur un banc met des clous à
sa botte et chantonne à mi-voix tout en assénant ses coups de
marteau. Un ou deux sons de trompette éclatent quelque part
au bas de la route que nous avons suivie en venant: des échos
naissent et se prolongent à travers la vallée. Puis une trompe
d'automobile d'un son très particulier fait entendre sa voix
impétueuse et perçante.
— La voiture du Roi 1 II va peut-être venir ici, écoutez!
Non; il continue pour aller visiter quelques-unes des nouvelles
batteries. On ne sait jamais où on va le voir apparaître; mais
il est toujours quelque part sur le front, et il veut tout voir
par lui-même.
La remarque ne s'adressait pas au troupier à la botte, mais
celui-ci rit en montrant les dents, comme font les soldats au
nom d'un général populaire.
11 court beaucoup de bonnes histoires dans les armées ita-
liennes au sujet du Roi. C'est un fait que les rois et les dépôts
de munitions sont de belles cibles pour les aéroplanes; mais si
ce qu'on raconte est vrai, et cela cadre avec tout ce qui a été
dit de lui, il y a au moins un roi qui est lui-même un tireur
consommé. Rien dans son costume, aucun détail ne le distingue
d'un général quelconque en tenue de campagne : il porte même
le galon qui témoigne d'une année do service au front. Toujours
calme, consciencieux, attentif, il se môle en toute simplicité à
ses soldats et s'offre à tous les hasards de la guerre.
Toute cette journée, un pic neigeux triangulaire s'est
dressé comme une grande vague, tantôt d'un côté, tantôt de
l'autre de notre route. Sur les plus raides des pentes neigeuses,
il porte un large V ouvert dont chaque jambage a plusieurs
milles de long et qui apparaît, suivant les changemens de
lumière, comme une marque de bétail à peine indiquée ou
616 REVUE DES DEUX MONDES.
comme de gigantesques pistes de ski, ou comme ces vagues
canaux de Schiaparelli qui sillonnent la face de la rouge planète
Mars. C'est le Monte Nero, et la marque est la ligne des
tranchées italiennes. Elles sont taillées à travers la neige qui
fond, dans la neige durcie qui ne s'amollit jamais; et là où la
neige ne reste pas, sur le roc nu, elles sont ouvertes à coups
de dynamite dans les débris gelés et fendus de la crête de la
montagne. Là-haut les hommes combattent avec des canons de
montagne, des mitrailleuses et des fusils et avec ces armes plus
mortelles : de simples pierres rassemblées en tas et qu'ils font
glisser le long de la pente au bon moment. Là-haut, pour peu
qu'un blessé saigne seulement quelques instans avant d'être
relevé, le froid le tue : c'est une affaire de minutes, non pas
d'heures. Des compagnies entières peuvent être gelées, estropiées
pour la vie, rien qu'à rester immobiles pour se dissimuler
pendant les temps d'arrêt d'une attaque ; les ouragans de
montagne saisissent en passant les sentinelles dans leur abri
de rochers, au moment où elles se mettent debout pour la relève,
et les lancent dans l'espace. La montagne fait monter son ravi-
taillement et ses troupes pendant des milles et des milles sur
des routes neuves qui se détachent des grandes artères de la
circulation et se divisent en sentiers de mules et sentiers de
piétons, se ramitiant à la tin contre les rochers nus et formant
un réseau aussi fin et aussi grêle que les racines dessinées sur
un diagramme d'histoire naturelle pour illustrer l'attraction
capillaire. On n'imagine pas ce qu'il a fallu d'invention, de
préparation et d'endurance pour gagner et tenir ce simple
poste; et cet effort a passé presque inaperçu des autres nations,
parce que chacune est absorbée dans l'horreur de son propre
enfer.
— Nous avons grimpé, grimpé : nous avons enlevé les
abords de la position; maintenant nous sommes là, tout en
haut, et les Autrichiens sont un peu à droite de ce nuage qui
s'enfonce sous cette colline. Quand ils seront délogés, nous
serons entièrement maîtres de cette hauteur.
L'officier parle sans émotion ; lui et quelques millions
d'autres êtres humains ont été poussés à sortir de leur vieille
vie familiale pour exécuter l'incroyable. Ils ont laissé chez eux
la faculté de s'étonner, — avec les tableaux, les papiers de ten-
ture et les hommes impropres au service.
LA GUERRE EN MONTAGNE. 617
VII. — DES ARMEES ET DES AVALANCHES
— Si VOUS faites une route, il faut que ce soit une route.-..
Il insiste sur le mot.
— C'est entendu, mais se peut-il que d'aussi formidables
travaux soient vraiment ne'cessaires?
— Croyez-moi, nous ne posons pas une pierre de plus qu'il
ne faut. Vous voyez nos routes dans la belle saison; mais c'est
en songeant à l'hiver en montagne que nous les construisons;
il faut qu'elles soient capables de re'sister à tout.
Ces routes s'accrochent au flanc de la colline par des archos
de soutien en ciment; elles s'enfoncent dans des revêtemens do
maçonnerie jointoyée profonds de trente ou quarante pieds,
protégées au-dessus par des murs de pierre qui sortent du
rocher lui-même, et par-dessus cela encore par des murs d'ailes
pour séparer et détourner les éboulemens de neige ou les
dégringolades de pierres à quelque quatre cents mètres plus
haut. Elles sont coupées de solides ponts et percées de
conduits souterrains à chaque tournant où peut s^accumuler
l'écoulement des eaux, ou bien flanquées de longs radiers et
caniveaux en pierre goudronnée, là où quelque pente détrempée
de la montagne, s'affaissant en larges éventails de pierraille,
pourrait déchaîner soudain, à la fonte des neiges, un torrent
de cailloux et d'eau.
De distance en distance, environ tous les cent mètres, se
retrouvent le fidèle vieillard et le fidèle gamin, le tas de pierres
et la pelle ; et les camions qui font vingt milles à l'heure roulent
aussi doucement sur la surface irréprochable qu'ils feraient en
plaine. Nous passons devant une pancarte du Touring Club,
posée là en temps de paix, et qui recommande de « faire atten-
tion » aux avalanches. Un enchevêtrement de pins, brisés comme
des brins de paille sous une masse de rochers à peu près grossft
comme une maison, et qui s'est abattue là-dessus comme un
ivrogne, souligne l'avertissement.
— Faire attention... Avant la guerre les gens ne manquaient
pas de baisser la voix et de retenir leur souffle quand ils passaient
à ces tournans-là en hiver. Mais maintenant ! Entendez quel
bruit cette file de voitures fait dans les gorges! Imaginez cela
en hiver! Et songez qu'une simple motocyclette peut suffire
618
REVUE DES DEUX MONDES.
quelquefois à déclancher une avalanche ! Nous avons perdu
beaucoup d'hommes de cette manière; mais il va sans dire que
les transports ne peuvent pas s'arrêter à cause de la neige.
Et le fait est qu'ils ne s'arrêtent pas. A notre tour, nous
avançons, comme les camions eux-mêmes, dans des sentiers de
neige fondante, borde's de touffes de gentiane, de bruyère et de
crocus ; ces sentiers durcissent par couches, jusqu'à l'entrée d'une
passe, où nous trouvons un tas de dix pieds de neige ramassée à
la pelle pour dégager le milieu de la route sèche et parfaitement
nivelée. Nous la suivons, à travers des villages où danse l'eau
brillante des ruisseaux, et nous arrivons àCortina. C'était, avant
la, guerre, une station balnéaire, appartenant depuis longtemps
aux Autrichiens qui la remplissaient d'hôtels « art nouveau, »
tous plus horribles les uns que les autres. Aujourd'hui, par
suite des allées et venues des troupes et des transports, les
horreurs en « modem style » et en verres de couleur res-
semblent à des dames attifées qui se trouveraient éperdues
au milieu d'une rafle de police. L'ennemi ne bombarde pas
beaucoup les hôtels parce qu'ils sont la propriété d'heiduques
autrichiens qui espèrent revenir et reprendre leur illustre
négoce. Dans le vieux temps, on écrivait des romans entiers
sur Cortina. Les montagnes peu fréquentées qui l'entourent
faisaient un fond impressionnant aux histoires d'amour et aux
aventures des ascensionnistes. L'amour s'en est allé maintenant
de cet énorme massif des Dolomites, et l'ascensionnisme est
pratiqué par des pelotons chargés d'une œuvre meurtrière, non
par des touristes en train de lire des journaux sportifs devant
des clubs alpins.
Sur la plupart des autres fronts la guerre se fait dans un
brûlant contact avec tout ce qui constitue l'œuvre de l'homme;
celui qui tue et celui qui est tué se tiennent du moins compa-
gnie dans un monde qu'ils ont eux-mêmes créé. Mais ici on se
trouve en face de l'immense mépris des montagnes, occupées
de leurs propres affaires; car entre la gelée, la neige et les eaux
qui les minent, les montagnes sont toujours occupées. Les
hommes qui ont à conduire mules ou automobiles sont affairés,
eux aussi; ce sont eux qui font la vie des routes. Ils habitent,
au sein des sombres forêts de pins, des cités desservies par
des sentiers taillés dans la neige durcie et dont les bas côtés
résonnent du bruit des machines; ils se mettent en marche,
LA GUERRE EN MONTAGNE. 619
s'ordonnent et se répartissent parmi les champs de neige, plus
haut, par régimens entiers. Détournez d'eux vos regards pour
un instant : ils disparaissent absorbés dans l'immensité des
choses, longtemps avant d'atteindre le soulèvement des murs
de rocs où commencent les montagnes et le combat.
Il n'existe aucune échelle sur quoi l'on puisse se régler. Les
plus gros obus font une tache pas plus grosse qu'un moucho-
ron, au coin d'un pli d'ondulation sur le bord d'un champ de
neige. Une caserne pour deux cents hommes est un nid
d'hirondelle plâtré sous le rebord d'un toit et n'est visible que
quand la lumière est bonne, — la même lumière qui révèle la
toile d'araignée brillante formée par les fils d'acier tendus à
travers les abîmes et qui sont le chemin de fer aérien destiné
au ravitaillement de ce poste. Quelques-unes de ces lignes ne
travaillent que la nuit, quand les bannes qui glissent suspendues
aux lils de fer ne peuvent pas être bombardées. D'autres, en
perpétuelle activité, bourdonnent tout le jour contre les fentes
• et les cheminées du roc, avec leur chargement de matériaux de
construction, de vivres, de munitions, et les lettres bénies du
foyer, ou bien un précieux fardeau de blessés, deux à la fois,
qu'on fait glisser, ainsi jusqu'en bas après quelque combat sur
la crête même.
Depuis ce fil métallique et sa banne jusqu'à la mule qui
porte deux cents livres, au camion ou au chariot de cinq
tonnes, à la tête de ligne, tout passe par là de ce qui monte à
ce champ de bataille ou en descend. Exceptez-en les gros
canons : ceux-ci arrivent à leur place exacte par les mêmes
moyens qui servirent à la construction de Rome.
On ne se lasse pas de m'expliquer et de me réexpliquer la
(Question des transports; on me donne les poids, les mesures, les
dislances et la ration moyenne des troupes par tête et par jour. Le
système italien n'est pas le même que le nôtre. Il semble n'avoir
pas notre abondance de formalités et d'entraves, non plus que
nos palais peuplés d'employés en kaki paraphant les feuilles
de papier en quadruple expédition.
— Des formalités et de la paperasserie, ohl nous en avons,
nous aussi : nous en avons autant qu'on peut en avoir; seule-
ment c'est dans les villes qu'elles lleurissent : elles ne poussent
pas bien dans la neige.
— Tous mes complimens. Mais ce qui m'impressionne ici,
620 REVUE DÉS DEUX MONDES.
par-dessus tout, c^est le labeur infini que vous impose cet entou-
rage de montagnes où vous opérez. Vous procédez comme si vous
n'aviez jamais affaire qu'à des charges d'un maximum de deux
cents livres qu'on hisse le long d'une maison ; et vous avez
à manœuvrer de l'artillerie lourde le long des glaciers 1
— C'est vrai, mais nous sommes ici dans notre milieu et
notre peuple y est habitué. Il est habitué à monter et à des-
cendre la montagne avec des fardeaux, habitué à manier des
/objets et des brides et des traits et des harnais et des bêtes et
des pierres : ces gens font cela toute leur vie. En outre, nous
sommes à cette tâche depuis deux ans, c'est pourquoi la longue
file avance en bon ordre.
Voici pourtant, à l'endroit où nous arrivons, une brèche
affreuse qui s'y est produite en dépit de tout. Il y a eu là une
batterie installée au grand complet sur le flanc de la montagne,
avec canons, mules, baraquemens, etc., jusqu'au jour où il a
semblé bon à la montagne de secouer tout cefa, comme une
femme fait tomber d'un coup de brosse un peu de neige qui est
sur sa jupe.
— Cinquante cadavres furent retrouvés et ensevelis, nous
raconte notre guide en nous montrant une rangée de petites
croix émergeant à peine d'un vallon neigeux. Quatre-vingt-dix
sont en tas dans la vallée avec les mules et le reste. Ceux-là,
nous ne les retrouverons jamais. Comment est-ce arrivé? Il faut
très peu de chose pour détacher une avalanche, quand la neige
est mûre. Il suffit d'un coup de fusil. Or nous ne pouvons nous
arrêter et nous sommes obligés d'ébranler continuellement
l'atmosphère par le tir de nos canons. Ecoutez plutôt I
Il ne se passait rien sur ce front en ce moment. Cependant,
à intervalles, une pièce cachée ici ou là répondait à l'adver-
saire. Parfois la décharge résonnait comme un cri de triomphe
a travers les neiges, puis comme la chute des arbres là-bas dans
l'épaisseur des bois ; mais c'était plus terrible quand elle
expirait en un bruit sourd, pas plus fort que le battement du
sang dans les oreilles après une ascension, ou pareil à l'avis
qu'un pan de montagne pourrait donner avant de se décider à
se mettre de lui-même en mouvement.
LA GUERRE EN MONTAGNE. 621
VU. — QUELQUES PAS SEULEMENT PLUS HAUT
Pour une besogne spéciale il faut des spécialistes; mais
quand il y a de tout à faire, rien ne vaut la jeunesse I Cette
partie de la frontière italienne, où il faut que les hommes
soient des montagnards et des alpinistes, est tenue par des
régimens alpins. Recrutés parmi les populations qui habitent
les montagnes et qui en connaissent la psychologie, ces régimens
sont composés d'hommes habitués à transporter des fardeaux le
long de sentiers de dix-huit pouces, et à contourner des abîmes
de mille pieds. Ils s'expriment dans l'argot des montagnes, avec
le mot propre pour chaque aspect de la neige, de la glace ou
du rocher, comme le Zoulou qui parle de son bétail. Leur feutre
mou s'orne d'une plume d'aigle (dont l'usure ne laisse plus
pendre qu'une hampe honorablement dégarnie) ; les clous de
leurs bottes ressemblent à des crocs de loups et restent aussi
acérés: leurs yeux sont comme les yeux de nos aviateurs; quand
ils marchent sur leur propre terrain on pense à la mer, et je
n'ai encore jamais eu l'honneur de rencontrer une plus joyeuse
troupe de jeunes démons hâlés, tannés, le regard assuré.
Je leur demande ce qu'ils font. J'ai la sottise de leur poser
cette question dans la sécurité d'un mess à sept mille pieds de
haut parmi les pins et les neiges. Pour le moment, on échappe
à l'oppression des montagnes dont la vue est coupée par la
forêt.
— Ce que nous faisons? Venez avec nous, répondent ces
joyeux enfans : nous vous ferons les honneurs de notre travail :
c'est un peu plus haut sur la route, à quelques pas seulement.
Ils m'emmènent en voiture au-dessus de la ligne des arbres,
jusqu'au pied vertical d'un mur de roc surplombant que j'avais
vu lorsque, quelques heures plus tôt, j'approchais en suivant la
route. A une distance de vingt ou trente milles, sa masse sou-
tenue par des colonnes ne m'avait fait qu'une impression d'hos-
tilité implacable, fort semblable à celle que cause le Mont-Blanc
vu du lac. A mesure que je m'approchais, il se dressait plus
escarpé, et un désert farouche se révélait tout hérissé de pointes
et crevassé. Vue de près, quand on était presque exactement en
dessous, la chose montait tout droit sans faire saillie en dehors,
comme le flanc d'un vaisseau qu'on lance. Chaque détail mons-
622 REVUE DES DEUX MONDES.)
trueux de sa face, tracé par le soleil avec la netteté d'une eau-
forte dans l'air absolument limpide, Saisissait brutalement le
regard, accablant l'esprit comme pourrait le faire un monde
nouveau, fatiguant l'œil comme fait un gigantesque agrandis-
sement photographique. Le tout nous fut caché de nouveau
par un tunnel de neige assez large pour un véhicule et deux
mules. Le tunnel était d'un brun sombre là où son toit était
épais, et éclairé par une lueur bleuâtre et qui ne semblait pas
de ce monde là où il était mince, et finissait soudain dans une
lumière aveuglante là où la chaleur de mai avait fait fondre
sa voûte. Mais on marchait tout le long du chemin sur du sable
fin et, de chaque côté, des rigoles recueillaient avidement, pour
l'entraîner bien vite, la neige qui s'égoutlait. A l'air libre ou
dans les ténèbres, l'Italie ne fait qu'une seule espèce de route.
— C'est notre nouvelle route, m'expliquent les joyeux
garçons. Elle n'est pas tout à fait terminée... Mais si vous voulez
monter sur cette mule, nous vous conduirons jusqu'où elle doit
aller... seulement à quelques pas plus haut.
Je lève de nouveau les yeux et regarde entre les orgueil-
leux talus de neige. Il n'y a pas une ride sur la face de la mon-
tagne maintenant; mais des pinacles lisses, couleur de miel, se
forment en grappes comme des écoulemens de chandelle, autour
du corps principal du rocher impassible. Et toute cette archi-
tecture penche vers moi. Sur la route se mêlent le sable, les
pierres et les équipes de travailleurs. Personne ne se presse ;
personne ne se met dans les jambes de son voisin; on donne
très peu d'ordres; mais il semble que la mule elle-fnême trace
la route à mesure qu'elle grimpe le long^ de ses lacets.
Il y a, en Suisse, au pied de certaines montagnes russes,
de petits ascenseurs qui pour cinquante centimes hissent les
sportsmen et leurs toboggans jusqu'au sommet en funiculaire.
La même installation est établie ici sur une plate-forme
taillée dans le roc : elle a exactement la même odeur de planches
fraîches, de pétrole et de neige, le même grincement de
crampons sur le sol bourbeux. Mais au lieu du chemin de fer
à crémaillère, un fil d'acier, soutenu par de frêles étais et por-
tant une corbeille en treillis d'acier, escalade la face du roc
à un angle qui n'a pas besoin d'être spécifié. Gomme chemin
de fer ce n'est rien, et le fait est^qu'on a vu de plus grandes
lignes, en bas, dans les vallées, et qui montent plus haut; mais,
I
LA GUERRE EN MONTAGNE.
623
une ccTÎaine niidilé du roc, et la neige en dessous, et sur les
côlés l'air qui vous soufflette au passage des entonnoirs et des
fentes, rendent celle-ci tout à fait intéressante.
Au terminus, à quatre ou cinq cents pieds au-dessus de nos
tètes (nous sommes à plus de deux mille pieds au-dessus du
mess bâti dans les pins), se voit — rappelant les marques que
le vieux lierre laisse sur un mur après qu'on l'en a arraché —
un réseau de traces et de sentiers dans la neige foulée et bour-
beuse : il relie les casernes, la cuisine, le mess des officiers el,
je suppose, le terrain de parade de la garnison. Si le cuisinier
laisse tomber un seau, il a six cents pieds à descendre pour li'
retrouver. Si un visiteur s'avance trop loin à un tournant pouf
admirer le -merveilleux panorama, il devient visible à des Autri- ,
chiens peu artistes qui s'empressent de lui envoyer un shrapnel I .
Tout ce nid d'aigles bouillonne d'une jeunesse de vie et d'énergie,
tandis que les planches et les poutres et les autres matériaux
montent par la voie aérienne et que la montagne, au-dessus,
se penche sur tout cet ensemble qui est encore à des centaines
de pieds du sommet.
— Notre tâche ne commence vraiment qu'un peu plus haut,
à quelques pas d'ici seulement, insistent-ils.
Mais c'est leur Dante qui a dit combien il est amer de monter
et de descendre l'escalier d'autrui. D'ailleurs, leur œuvre n'a
d'intérêt pour personne en dehors de l'ennemi qui leur fait
face; c'est tout juste la routine ordinaire de ces secteurs :
grimper le long d'une fissure ou d'une cheminée de roc, — en
s'aidant des épaules et des genoux comme font les alpi-
nistes, — et choisir la nuit, parce que durant le jour l'ennemi
laisse tomber des pierres en bas de la cheminée. Une compagnie
d'alpins a mis une quinzaine de nuits d'hiver à se hisser en
haut d'une cheminée de ce genre; c'est qu'il leur avait fallu
transporter avec eux des mitrailleuses et quelques autres choses
encore.
— Soit dit en passant, certaines de nos mitrailleuses sont
de fabrication française; aussi notre « Souvenir du corps des
mitrailleurs » — veuillez le ^prendre, nous désirons que vous
l'emportiez, - — représente les prohls de France et d'Italie à côté
l'un de l'autre.
Quand vous émergez de votre cheminée, — ce qu'il faut
faire de préférence par un orage ou une tempête, parce que les
624 REVUE DES DEUX MONDES.,
bottes garnies de clous font du bruit sur le rocher, — vous/
découvrez que vous dominez le poste de l'ennemi installé au
sommet, et alors vous le détruisez, à moins que vous ne préfé|
riez lui couper son ravitaillement en bombardant le seul sen-
tier de chèvres par où on le lui apporte; ou bien encore vous
découvrez que l'ennemi vous domine de quelque corniche ou
protubérance de rocher que vous ne soupçonniez pas : alors
vous redescendez pour faire une tentative ailleurs. Et voilà com-
ment on procède tout le long de cette section de la frontière
où le terrain ne permet pas de faire autrement.
Il existe une autre méthode quelque peu différente. Vous
choisissez un sommet de montagne que vous avez lieu de
croire occupé par l'ennemi et fortifié par lui. Vous vous
accrochez là avec les dents, vous vous agrippez avec les pieds.
Vous minez le roc dur avec des perforateurs à air comprimé sur
autant de centaines de mètres que vous jugez nécessaire d'après
vos calculs. Quand vous avez fini, vous remplissez vos galeries
avec de la nitroglycérine et faites sauter la montagne, puisvous
occupez le cratère avec des hommes et des mitrailleuses aussi
vite que vous le pouvez. Vous vous assurez ainsi une position
dominante d'où vous pouvez gagner d'autres positions par les
mêmes moyens.
— Mais sûrement, vous connaissez tout cela. Vous avez vu
le Gastelletto...
Il se dresse là-bas dans la clarté du soleil, bastion crevassé,
couronné de pics pareils aux racines d'une molaire. Le plus grand
pic a disparu : un ravin, un cratère et un vaste éboulement
de rocher ont pris sa place. Oui, j'ai vu le Gastelletto, mais
cela m'intéresse de voir les hommes qui l'ont fait sauter.
— Tenez, celui-ci : il a été de l'affaire.
Un homme aux yeux de poète ou de musicien riait et
opinait de la tête. Oui, il en convenait, il avait été mêlé à
l'affaire du Gastelletto, il avait même écrit un rapport là-
dessus. On avait employé trente-cinq tonnes de nitroglycérine
pour cette mine. On les avait montées là à bras, — au jour loin-
tain où il était lieutenant en second et où les hommes vivaient
dans les tentes, avant la construction des funiculaires, — il y a
déjà longtemps.
— Et c'est votre bataillon qui a fait tout cela?
— Non, non, il n'a pas tout fait... Mais nous avons rempli
LA GUERRE EN MONTAGNE. 625
l'office de mineurs et de me'caniciens, avec adjonction de
quelques autres métiers auxquels nous n'avions jamais pensé
auparavant. A la guerre comme à la guerre.
— Et vous continuez toujours avec les mines?
Oui, je pouvais le dire qu'ils continuaient toujours avec
les mines... Et maintenant voudrais-je leur faire le plaisir de
venir écouter quelques airs de la musique du régiment? Elle
était cantonnée sur des rebords de rochers et elle jouerait la
marche du régiment et celle de la compagnie; mais un des
joyeux enfans secouait la tête tristement :
— Ces Autrichiens ne sont pas de vrais musiciens. Ils ne
savent pas du tout écouter la musique.
Imaginez-vous un mur de roc qui forme résonateur der-
rière une bande de musiciens pleins de zèle et qui se recourbe
au-dessus d'eux pour concentrer la mélodie, et des arêtes de
roc des deux côtés pour rabattre le son à mille pieds de là jus-
qu'aux champs de neige durcie qui s'étendent en bas, et des
échos tonitruans que renvoient chaque crevasse et chaque
cul-de-sac alignés sur un demi-mille le long d'une sonore paroi
de montagne : le résultat, je vous l'assure, réduit la musique
de Wagner à un murmure. Que ces musiciens aient réveillé
l'Autriche, ce n'est pas là ce qui m'étonne : elle est là, toute
proche, aussitôt le coin tourné : mais il me semble que toute
l'Italie va les entendre à travers ces abîmes d'air subtil. Les sons
éclatent, hennissent, mugissent, et les visages des musiciens se
plissent de joie derrière les cuivres, et la montagne claironne
fidèlement le défi qu'ils lancent à son silence. La marche de la
compagnie ne provoque aucun applaudissemeuit, — je suppose
que l'ennemi l'avait entendue trop souvent. Nous nous embar-
quons alors dans les hymnes nationaux. La Marseillaise n'ob-
tient qu'un succès d'estime, n'attirant guère qu'un ou deux
shrapnells, lancés par manière d'acquit; mais quand les musi-
ciens lui offrent, en même temps qu'à toute la voûte accusa-
trice des cieux, la Brabançonne, l'ennemi se montre très ému...
Mais il faut savoir s'arrêter ; d'ailleurs, il était temps pour
les bandes de travailleurs de rentrer par les routes.. On annonça
donc de là-haut, au-dessus de nous, à notre auditoire invisible,
que le concert était terminé et que ce n'était p4us la peine
d'applaudir. Ce fut signifié un peu plus brièvement que cela et
avec un bruit exactement pareil à celui d'une paji-e de gifles.
TOME XL. — 1917. 40
626 BEVTTE DES DEl'X MOMIES.
Le silence s'étendit avec les grandes ombres des piliers de roc
à travers la neige; il y eut des coups frappés et un cliquetis,
et de temps en temps, un bruit de pierres qui glissent tout
là-haut au tlanc de la montagne; le chemin de fer aérien conti-
nuait de marcher comme à l'ordinaire; les bandes de travail-
leurs jetaient vivement leurs outils et les ruses de la nuit com-
mençaient. La dernière vision que j'eus des joyeux enfans fut
un groupe de figures de gnomes à deux cents mètres au-dessus,
qui semblait, car on ne lui voyait aucun point d'appui, ne se
tenir sur rien. Us se séparèrent pour aller chacun à sa besogne
et n'étaient plus, que de simples points en mouvement vers le
sommet ou le long des flancs du rocher, dans lesquels ils
finirent par dispkiraître comme des fourmis. Leur véritable tra-
vail s'accomplissait « un peu plus haut encore, à quelques pas
d'ici seulement, » où les postes d'observation, les*factionnaires,
les soutiens et ic^ui le reste occupent un terrain en comparaison
duquel les pistes de singes qui entourent le mess et les baraque-
mens sont unies comme un trottoir.
Les patrouilles doivent être faites par tous les tem])s et quel
que soit l'éclairage qu'il y ait à onze mille pieds, avec la mort
pour compagne à chaque pas et la largeur d'un pied à droite
et à gauche, dan.s la moins accidentée. Le rocher couvert do
verglas où une b^otte aux clous émoussés, si elle fait une glis-
sade, ne glissera, pas deux fois ; une protubérance de schiste
pourri s'écroularnit sous la main ; une cheville tordue au fond
d'une crevasse de quatre-vingt-dix-neuf pieds ; une chute
mugissante de nochers détachés par la neige de quelque coin
que le soleil a )(niné pendant le jour : ce sont là quelques-uns
des risques auxquels ils ont à faire face à l'aller et au retour
quand ils vont chercher au mess le café ou les graraophones,
u dans l'acconaplissement ordinaire de leur service. »
Un tourna,nt de la descente les dérobe à ma vue, eux et leur
campement f£'ne mes yeux ne reverront plus. Mais l'ardente
jeunesse, la force débordante, l'heureuse et insouciante inso-
lence de tout cela, la gravité qui se maintenait si joliment devant
les tasses de café mais qui se détendait quand la mu-;ique don-
nait un concert à l'ennemi, et la bonne grâce naturelle de ces
garçons, j'en garderai le vivant souvenir. Et derrière tout cela,
on sent, fine comme l'acier des cordes du funiculaire, dure
comme la montagne, la vigueur de leur race.
LA GUERRE EN MONTAGNE.
627
IX. — LE FRONT DU TRENTIN
Point n'est besoin d'un expert pour distinguer les caractères
des différens fronts italiens. Ils se dégagent, quand on est encore
loin derrière les lignes, des troupes au repos ou de la circu-
lation sur la route. Même derrière le charmant Asolo de
Browning où, vous vous le rappelez, Pippa passait, il y a
soixante-seize ans, annonçant que, « tout allait bien dans le
monde, » on avait une sensation d'étouffement.
L'ofiicier nous invite à suivre ses explications sur la
carte.
— Voyez : où notre frontière à l'Ouest des Dolomites plonge
au Sud dans cette tête de lance en forme de V, c'est le Trentin.
Les volontaires de Garibaldi l'avaient conquis en entier dans
notre guerre d'inde'pendance. La Prusse était notre alliée alors
contre l'Autriche; mais la Prusse fit la paix dès qu'elle y trouva
son compte, — je parle de 1864, — et nous dûmes accepter
la frontière qu'elle et l'Autriche avaient tracée. La frontière
italienne est mauvaise partout, — la Prusse et l'Autriche ont
pris soin qu'il en fût ainsi, — mais la section du Trentin est
particulièrement mauvaise.
Le brouillard enveloppe le plateau que nous escaladons. Les
montagnes se sont changées en hauteurs arrondies ayant presque
la forme de barriques et dressées à peu près à pic au-dessus de
vallées arides. Des routes nombreuses et neuves ; et toujours
l'inévitable groupe du vieillard et du gamin pour veiller à leur
bon entretien. Des bruyères comme celles d'Ecosse; des pla-
teaux rouges couturés de tranchées et percés de trous d'obus;
une confusion de collines sans couleur et, dans le brouillard,
presque sans forme, qui s'élèvent et s'abaissent derrière nous.
Des troupes se cachent dans tous les replis qui toujours attendent
d'autres troupes; et les tranchées se multiplient du haut en bas
des pentes.
Nous descendons une montagne fracassée de la tête au
pied, mais conservant encore, comme des rides sur un front, les
lignes des tranchées qui avaient suivi ses contours. Un fossé
étroit et peu profond (peut-être une ancienne conduite d'eau)
court verticalement jusqu'au haut de la colline, coupant à
angle droit les tranchées à demi effacées.
628 HEVUE DES DEUX MONDÉS.
— C'est là que nos hommes se tenaient avant que les Autri-
chiens eussent été repoussés dans leur dernière attaque, —
l'attaque de l'Asiago, comme vous l'appelez, n'est-ce pas? Il
fallut aux Autrichiens dix jours pour descendre à mi-chemin du
sommet de la montagne. Nos hommes poussèrent cette tranchée
droit en haut de la colline, comme vous voyez, puis ils grim-
pèrent et les Autrichiens furent enfoncés. Ce n'est pas aussi
terrible que l'on pourrait croire, parce que, dans une opération
de ce genre, si l'ennemi là haut fait un faux pas, il roule jusqu'au
bas parmi vos hommes, tandis que si c'est vous qui trébuchez,
la glissade ne fait que vous ramener au milieu de vos amis.
Je murmurai :
— Qu'est-ce que cela vous a coûté?
— Hélas I cela nous a coûté gros. Et sur cette montagne, de
l'autre côté de la gorge, — mais le brouillard ne vous permet
pas de la voir, — nos hommes ont combattu pendant une
semaine, le plus souvent sans eau.
Il me raconte la longue bataille acharnée où les Autrichiens
crurent, jusqu'à ce que le général Cadorna les détrompât, qu'ils
tenaient à leur merci les plaines du Sud. Je ne me soucierais
pas d'être Autrichien, avec le Boche par derrière et Y Exercitus
Romanus en face de moi. Ce fut le plus tranquille des fronts
et la plus discrète des armées. Elle vivait parmi les forêts, dans
de véritables villes où nous retrouvons de la neige boueuse
amoncelée en tas dont les lianes creux laissent échapper toutes
les immondices que l'hiver y a accumulées. Des bataillons de
corvée ont nettoyé tout cela. D'autres équipes se hâtaient de
boucher les trous d'obus : les camions n'aiment pas à être arrêtés
dans leur marche.
Une autre ville, improvisée parmi les pierres, n'abrite plus
que des cuisiniers et un ou deux cantonniers ennuyés. La
population s'est transportée en haut de la montagne afin de
creuser et faire sauter à la dynamite; en bas, dans des vallons
boisés qui ressemblent à des parcs, des bataillons glissent comme
des ombres à travers les brouillards, entre les pins. Quand nous
arrivons à une lisière, quelle qu'elle soit, il n'y a, comme à
l'ordinaire, rien d'autre que de l'herbe arrachée sur une cer-
taine largeur et une maison « insalubre » qui, dans ses flancs
ravagés par le canon, a jadis abrité des hommes, et où
l'eau de pluie s'égoutte dans les caves au plafond constellé de
LA GUERRE EN MÔNtAGNË. 629
trous. La vue, de là, embrasse les tranchées autrichiennes
sur les pentes blafardes, et l'on entend les canons autrichiens,
qui, cette fois, ne sont pas paresseux, mais ardens et querel-
leurs. Cependant, de notre côte', on ne re'pond pas.
— S'ils veulent se renseigner, dit en riant l'officier, ils n'ont
qu'à venir voir.
On imagine combien les hommes qui sont derrière ces
canons donneraient pour une place dans la voiture qui nous
conduit, pendant les quelques heures suivantes, le .long d'une
autre ligne bien dissimule'e...
Autour de nous, le brouillard s'épaissit et noie au loin les
montagnes et les masses d'hommes soudain entrevues qui émer-
gent un instant, pour disparaître de nouveau. Nous nous diri-
geons vers le sommet jusqu'à la rencontre des brouillards et des
nuages, par une route plus raide qu'aucune de celles dont nous
nous sommes servis jusqu'ici. Elle aboutit à une galerie de roc
où d'immenses canons, prêts à tirer sur un certain point quand
une certaine heure sera venue, attendent dans l'obscurité.
— Marchez avec précaution! Il y a par ici un tournant plutôt
rapide.
La galerie ouvre sur un espace nu et une chute à pic, à des
centaines de pieds, de rocs striés, garnis de touffes de bruyères
en fleurs. Au pied du mur, commence la véritable montagne, à
peine moins escarpée : plus bas encore, elle s'infléchit en pentes
douces qui descendent, par une suite de contreforts ou de monti-
cules, jusqu'aux immenses et antiques plaines situées à quatre
mille' pieds plus bas. Vers le Nord, les brouillards cachent la
vue ; mais on peut suivre à la trace le cours des larges rivières
qui descendent vers le Sud, les ombres minces des aqueducs et
les silhouettes échelonnées des villes dont chacune a un passé
qui, à lui seul, vaut plus que l'avenir de tous les Barbares menant
leur tumulte derrière les chaînes qu'on nous montre par les
fenêtres de l'observatoire.
... L'offlcier achevait de nous faire l'historique des combats
et des bombardemens d'une année.
— Enfin, ce point à l'horizon, à droite de cette crête lisse,
juste sous les nuages, est une mine que nous avons fait sauter.
A ces mots, le volet du poste d'observation, derrière sa
frange de glands de cuir, se ferma doucement : on fait tout sans
bruit sur cette terre silencieuse et dure.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
X. — LA NOUVELLE ITALIE
Si on laisse de côté l'incroyable labeur qui marque toutes
les phases de la guerre italienne, c'est cette dureté qui vous
impressionne en toute occasion, depuis la nudité austère du
grand quartier du général Cadorna, qui pourrait être un
monastère ou un laboratoire, jusqu'à l'endurance du muletier,
blanc de poussière, mais sans une perle de sueur, qui grimpe
derrière sa bête les rudes échelons du sentier de montagne, ou
de la sentinelle isolée qui se couche comme une panthère, collée
contre une bosse de rocher, et reste aussi immobile que la pierre,
sauf le mouvement de ses cils sur ses yeux.
Rien pour la pompe et l'ostentation, rien pour se faire valoir.
« Voici, semble sous-enlendre chacun, la besogne que nous
faisons. Voici les hommes et les machines dont nous nous
servons : tirez vos conclusions vous-même. » Aucune hâte,
aucune fièvre, et « l'excitable Latin » de la légende boche n'appa-
raît pas. On trouve à sa place un système équilibré et souple,
que met en œuvre un dévouement passionné; l'ordre et l'éco-
nomie dans les plus petits détails, avec la même sagesse et la
même largeur de vues qui sait verser, quand il le faut, pour
défendre les positions, le sang de vingt mille hommes. C'est la
manière italienne, sans rien d'inhumain ni d'oppressif, et qui
ne prétend pas non plus à la sainteté, mais fonctionne comme
le couteau, — doucement et paisiblement, — jusqu'au manche.
Peut-être est-ce à la modération naturelle du peuple et à son
existence au grand air, à ses habitudes strictes d'économie et à
sa disposition h risquer légèrement sa vie pour des questions
personnelles qu'il faut attribuer le développement de ce système;
ou bien peut-être s'est-il produit sous le glaive une renaissance
de son génie séculaire d'administrateur. Quand on considère le
plan d'ensemble de l'œuvre accomplie, on incline à la première
opinion; quand on regarde les visages des généraux, ciselés
par la guerre en véritables camées de leurs ancêtres, on croit
voir se dresser au-dessus d'eux les aigles romaines, et on
incline vers ta seconde.
Il faut dire aussi que l'Italie compte, en plus grand nombre
que la plupart des pays, des hommes revenus avec leur pécule
de la République de l'Ouest, pour se réinstaller chez eux. (On
LA GUERRE EN MONTAGNE. 631
les appelle Américanos .) Ils se sont servis du Nouveau Monde,
mais c'est l'Ancien qu'ils aiment. Ils exercent une influence
étonnamment étendue qui, agissant sur la vivacité de l'intel-
ligence et l'habileté nationale, profite, j'imagine, à l'inven-
tion et au talent. Ajoutez à cela la conscience que la nouvelle
Ilalie prend d'elle-même dans ces immenses efforts et ces
immenses besoins, — phénomène indéfinissable comme l'aurore,
mais qu'on sent comme elle dans l'air, — et vous commencerez
à comprendre quelle sorte d'avenir s'ouvre pour cette nation,
la plus vieille et la plus jeune de toutes. Avec l'économie, la
bravoure, la tempérance et une Idée, on va loin. L'Italie
combat maintenant comme toute la civilisation combat, contre
ce qu'il y a d'essentiellement démoniaque dans le Boche; et elle
le connaît mieux que nous ne le connaissons en Angleterre,
parce qu'elle a été son alliée. A cette fin elle donne, sans gas-
pillage ni parcimonie, tout son effort. Mais elle n'a aucune
illusion quant aux garanties nécessaires après la guerre et sans
lesquelles sa propre existence ne saurait être assurée. Elle
combat pour cela aussi, parce que, comme la France, elle est
logique et regarde les faits en face dans toute leur étendue.
Elle a de nombreuses difficultés, générales et particulières.
Mais l'Italie accepte ces charges et d'autres, exactement dans
le même esprit qu'elle accepte les plateaux criblés de trous,
l'àpreté des montagnes, l'instabilité des neiges et toutes les
épreuves imposées à ses armes. Tout cela est dur, mais elle
est plus dure.
Pourtant quel homme peut prétendre à rien juger? Nous
étions dans un hôtel, attendant un train de nuit; un officier
parlait de certains vers de d'Annunzio qui ont littéralement eu
pour effet de soulever des montagnes dans cette guerre. Il expli-
quait une allusion qui s'y trouve par une citation de Dante. Un
vieux porteur, attendantpour nos bagages, sommeillait ratatiné
sur une chaise près de la véranda. A mesure qu'il saisissait la
cadence des vers, ses yeux s'ouvrirent, son menton sortit de
son plastron de chemise, et il finit par s'asseoir comme un petit
faucon sur un perchoir, attentif à chaque vers, son pied battant
doucement la mesure,;
Rudyard Kipling.
EN AMÉRIQUE
AVEC
M. VIVUNl ET LE MARÉCHAL JOFFRE
Hampton Roads, 24 avril.
Très tard, vers onze heures, les contre-torpilleurs américains
envoyés au-devant de la mission française ont, à cent milles
en mer, rencontré Y Amiral- Aube et la Lorraine. De part et
d'autre, échange de signaux. Puis Américains et Français mar-
chent ensemble, tous feux éteints, par une nuit noire ; seul un
trait de lumière s'allume où l'hélice bat dans la phosphores-
cence du sillage. Au point du jour, apparaît, au rendez-vous
fixé, le croiseur d'escorte. A bord de la Lorraine, la vie
s'éveille. Le fin paquebot a gardé sa vitesse, supérieure à celle
du vaisseau d'ancien type qui le protège en le retardant; mais
il a perdu son ancien vernis de coquette élégance.
Après huit jours d'une traversée qui, pour n'être pas sans
périls, resta du moins .sans incidens, par une route presque
déserte, les membres de la mission, le maréchal Joffre,
M. Viviani, l'amiral Chocheprat, le marquis de Chambrun,
impatiens de contempler la terre, montent peu à peu sur le
pont. Il est cinq heures du matin quand, à l'entrée de la baie
de Chesapeake, Hampton Roads ouvre sa rade. Sur la paisible
AVEC M. VIVIANÎ ET LE MARECHAL JOFFUË. 633
nappe des eaux, que plissent à peine des rides le'gères, le
disque du soleil s'élève dans l'air bleu. Se tournant vers l'offi-
cier américain, pilote du navire : « Que c'est beau! s'écrie le
maréchal. J'aime ce soleil. Il me fait penser à celui de mon
pays, le midi de la France. »
Dans le port où les contre-torpilleurs américains prennent
leur mouillage, tandis que tous les navires hissent à leur grand
niàt les trois couleurs françaises, la musique d'un vaisseau
de guerre attaque les premières notes de la Bamiière semée
d'Étoiles. Identiques, le bleu, le blanc, le rouge reparaissent
en motifs divers, aux drapeaux des deux républiques. Avec le
maréchal et l'amiral, officiers et marins portent la main à la
hauteur du front comme s'ils saluaient, pendant que les graves
mesures de l'hymne américain s'élèvent, le commun idéal de
l'Amérique et de la France. Les civils se découvrent, jusqu'à
ce que la dernière note ait couru sonore sur l'immensité des
eaux, vers le lointain horizon. Un silence. Et la Marseillaise
commence. La mission n'est pas encore à terre, et déjà l'Amé-
rique et la France ont pleinement communié dans cette ren-
contre de deux nations qui, toutes deux sous les armes, ne
laissent tonner, quelle que soit la joie de la rencontre, ni les
salves de Y Amiral-Aube, ni celles du fort Monroe, sous lequel
la Lorraine jette l'ancre. La poudre qui, en ce temps, a d'autres
usages, attendra; pour parler de meilleures occasions.
Washington, 25 avril.
A la courtoisie personnelle du chef de l'Etat, qui lui envoya
son yacht, le Mayflower, la mission a dû de continuer sa route
parla baie et le fleuve, jusqu'à la capitale fédérale. Reçue au
chantier de l'Amirauté (Navy Yard) par le secrétaire d'Etat
Lansing, elle passe près duCapitole, dont le svelte dôme s'enlève
dans la verdure au-dessus des colonnes puissantes, et, par
l'avenue de Pensylvanie, large voie bordée de grands immeu-
bles, s'engage dans la ville. Devant la Maison Blanche,
dont les jardins font presque toute la parure, sur la place où le
général Andrew Jackson caracole en bronze sur un petit cheval
qu'entourent de petits canons, deux grands monumens,
l'un à Rochambeau, l'autre à La Fayette, s'élèvent, au pied
desquels une délicate attention a placé des fleurs. La mission
suit les voies ombreuses, bordées d'élégantes et confortables
634 REVUE DES DEUX MONDES.
résidences, coupées de place en place de squares où quelque
statue de ge'nëral, d'homme politique ou de littérateur, évoque
les grands souvenirs de l'histoire. Elle s'arrête au seuil de la
belle demeure, — américaine d'architectpre, avec sa brique
rouge et ses colonnades blanches, mais française par le goût
de l'ameublement, — d'un grand ami de la France, l'ancien
ambassadeur à Paris, M. White. Partout, du Capitole à la
Maison Blanche, du Congrès à la Présidence, elle rencontre le
souvenir du grand événement historique auquel elle doit
d'être ici.
Quand le maréchal Joffre eut expliqué au président Wilson
et au secrétaire de la guerre, Newton D. Baker, les raisons de
tout ordre qui rendaient hautement désirable l'envoi de troupes
américaines sur le front de France, la mission aborda la partie
de sa tâche la plus délicate et la plus haute, celle qui consistait
à développer dans l'Amérique, pour qui la guerre était encore
lointaine, le sentiment qu'elle était proche. Au Sénat, à la
Chambre où, premier orateur étranger, il* eut l'exceptionnel
privilège de prendre à la tribune de marbre la parole au
nom de la France, M. Viviani dégagea le sens de l'entrée des
Etats-Unis dans la guerre. Quelques jours plus tôt, cherchant,
à Mount-Vernon, dans la simple maison de Washington, la
clé de la Bastille, pieuse relique de notre Révolution, et, à
deux cents mètres de là, devant son modeste tombeau, le
souvenir de nos soldats, « des soldats qui, depuis bientôt
trois ans, luttent, sous les étendards alliés pour le même idéal,
héros obscurs qui savaient que, sauf pour leurs proches, leur
nom tomberait avec leur corps, » il avait salué la grande
ombre du général libérateur. Et, tandis qu'il parlait à la
Chambre, le souvenir de sa visite au tombeau de Mount-Vernon
prit à nouveau possession de sa pensée : « Si Washington
pouvait se lever, du haut de sa montagne sacrée, apercevoir
le monde tel qu'il est, devenu plus petit par le rapprochement
des distances matérielles et morales et par l'enchevêtrement
des relations économiques, il sentirait que son œuvre n'est pas
finie, et que, de même qu'un homme puissant et supérieur se
doit aux autres, de même un peuple puissant et supérieur se doit
aux autres peuples. C'est la logique mystérieuse de l'histoire
qu'a si merveilleusement comprise M. le président Wilson. »
Et, dans l'émotion grave et recueillie des représentans d'une
AVEC M. VIVIANI ET LE MARECHAL JOFFRE. 63r>
nation qui n'a jamais plus confiance dans son avenir que
lorsqu'elle y voit le prolongement de son passé, d'une nation
religieuse, où le serment est le lien suprême, il concluait avec
une irrésistible énergie, comme si, en dehors de tous les traités,
mais au-dessus d'eux, il scellait ainsi, plus profond encore que
l'accord des politiques, le pacte des cœurs : « C'est juré sur le
tombeau de Washington, c'est juré sur le tombeau des soldats
alliés, tombés pour la cause sainte! C'est juré sur nos blessés!
C'est juré sur la tête de nos orphelins! C'est juré sur les
berceaux et les tombeaux! C'est juré! »
Dans un gouvernement d'opinion comme le gouvernement
américain, et dans une crise d'une ampleur telle que celle-ci,
quand le vote de la conscription ouvre à la nation américaine
la redoutable perspective des grands efforts d'une rude guerre,
ce n'est pas assez de parler au Congrès assemblé; c'est le peuple
lui-même qu'il faut émouvoir. C'est à lui qu'après avoir été
chercher, sur les routes de l'Illinois, les grands souvenirs de
Lincoln, la mission doit, pour compléter son œuvre, demander
de répéter le même serment. A poine a-t-elle, de surprenante
manière, so'ulevé l'enthousiasme de la capitale, que, de toutes
parts, les grands centres commerciaux, industriels, intellec-
tuels, où s'élaborent spontanément les forces vives de la puis-
sance américaine, l'invitent à venir. Les gouvernemens deman-
dent un arrêt dans les Capitoles, les cités dans les hôtels de
ville; les clubs proposent des banquets, les Universités offrent
des doctorats honoris causa; les plus élégantes des résidences,
les plus somptueux des petits palais se disputent l'honneur de
recevoir, à la descente du train spécial, les ambassadeurs extra-
ordinaires de la France.
Qiioago, 4 mai.
Débarquée à midi, dans le froid d'un ciel sombre, et non
moins froidement saluée par le maire, — qui, pour l'inviter au
nom de sa ville, hésita un peu, c'est-à-dire trop longtemps, — la
mission défile sur les quais de la gare centrale, entre deux haies
de policiers robustes, les épaules carrées, la face pleine et
sanguine, le bâton levé à la hauteur des yeux en un salut rigide.
Dehors, le premier régiment de cavalerie de l'Illinois, hommes
de forte taille, fièrement campés sur de grands chevaux, en
uniforme haki, sans galons ni dorures, sonne une fanfare
636 REVUE DES DEUX a:u.NDE8.)
guerrière. Dans un brusque dégorgement de foule, la mission
gagne les vastes automobiles qui l'attendent, et, trop promp-
tement pour être acclamée, défile, vitres relevées, par des voies
étroites, aux façades noires, sales de fumées et de brouillard.
Peu de vivats. Sur le passage se presse, silencieuse, dans le
dédale des petites rues et des grandes artères, une foule aussi
grise que le ciel : foule de travailleurs en vêtemens froissés,
coiffés de casquettes et de chapeaux mous fripés, qu'on croirait
d'abord rassemblés là par le hasard d'une sortie de travail,
mais qui, sa formation épaisse le prouve, attend depuis des
heures en rangs serrés. Beaucoup de jeunes gens, beaucoup de
femmes. Jusqu'au Chicago Club, pendant près d'une demi-heure,
malgré l'arrêt de la circulation, le cortège défile avec peine. Par
intervalles, des acclamations, des sifflets : siffler, aux Etats-Unis,
c'est plus qu'applaudir. Mais, quand, ^de sa voiture fermée, le
maréchal, sortant enfin, monte lentement les marches du grand
bâtiment où se loge l'aristocratique club, face à la nappe jaune
du grand lac houleux, s'élève une acclamation formidable.
Une longue table en fer à cheval disparaît sous les fleurs.;
Aux côtés du maire Thompson, s'asseyent les deux chefs, civil
et militaire, de la mission. Du mur, entre deux grands drapeaux
américains, descend un drapeau français, gracieusement incliné
sur la tête du maréchal. Ni formalisme, ni réserve; aucune
raideur, aucune gêne. Seul, le maire, qui manifestement est
embarrassé, car une involontaire rougeur empourpre son visage,
après s'être un instant efforcé de lier conversation avec ses
hôtes, penche la tête en arrière, et, dans une sorte de rêverie
mélancolique, suit, les yeux fixés au plafond, la lente fumée
de son cigare. Plus d'un parmi les membres du club n'a pu
trouver place à table : nombreux sont ceux qui se pressent dans
les galeries, les dégagemens, le regard aux aguets, l'oreille
aux écoutes. Leur curiosité, sympathique à la mission française,
décoche au maire plus d'un propos railleur; mais, pour le
maréchal, elle n'a que d'incessantes louanges : « N'a-t-il pas
l'air d'un vrai soldat? Quelle tête magnifique ! Quelle puissance !
C'est tout à fait son portrait. » Mais le maréchal ne semble
pas s'en apercevoir : sous le feu des regards, il reste calme,
impassible, avec de temps en temps un court frémissement des
paupières. Il n'est point de banquet sans discours : tandis que
le maire, immobile, se tait, des orateurs, également applaudis.
AVEC M. VIVIAN! ET LE MARÉCHAL JOFFRE. 637
rappellent les grands souvenirs historiques : la venue de
La Fayette et le traité d'alliance; puis, aujourd'hui, l'arrivée des
Etats-Unis près de la France, soumise à une agression silen-
cieusement préparée depuis quarante ans, mais dont jamais,
aux heures les plus sombres, ses amis américains ne déses-
pérèrent. Et, lorsqu'on boit à la France immortelle, M. Viviani
remercie. Il salue le double rayonnement du drapeau américain
et du drapeau français. « Regardez-le bien. Ici, il est calme et
tranquille. Il n'est pas semblable sur notre front, tout agité par
le vent et déchiré par la mitraille, mais il n'en reste pas moins,
dans la main vaillante de ceux qui le portent, non seulement
le signe du courage français, mais celui de la libre démocratie
et de la civilisation. » A cette évocation du drapeau, l'impas-
sible visage du maréchal s'émeut et, vers l'orateur qui s'assied,
s'élargit son sourire.
Kipling, dans une description fameuse, a dépeint les hôtels
de Chicago bondés de gens parlant fort et ne causant que dollars.
Il lui faudrait changer cette page de Fro7n Sea io Sea (de mer
à mer) s'il y revenait. Au Blackstone, célèbre par sa « Galerie
des Paons » ( Peacock Alley ), où, dans l'après-midi, reçoit la
colouie française, l'assistance, brillante et nombreuse, ne parle
fort ni ne parle argent. Tumulte gracieux, encombrement
élégant. Chicago peut être fière de son aristocratie féminine,
aristocratie des plus intellectuelles, des plus élégantes, des plus
riches, et aussi des plus fermées, qui, en ce moment, oublie
toutes ses menues divisions, pour ne plus penser qu'à la
France.
A sept heures, dans la Salle d'Or (Gold Room) de l'Hôtel du
Congrès, un drapeau français, dessiné par des ampoules élec-
triques, déploie ses trois couleurs sur un fond de velours pourpre.
L'orchestre attaque la Marseillaise. Tous, dans la salle et les
galeries, se lèvent. De l'autre côté de la salle où, de même
manière et sur un même fond, se détache l'étendard américain,
— YOld Giory au carré bleu semé d'étoiles, qui, depuis 1818, a
remplacé la Star Spangled Banner, où les étoiles, plus rares,
formaient le cercle, — les convives, avec une gravité touchante,
entonnent, sur un rythme lent, le vieil hymne, La Bannière
Étoilée. Et quand M. Mac Gormick, président du comité de
réception, a, dans son toast, rappelé qu'il y a cent quarante ans
La Fayette descendait sur le sol américain, M. Viviani répond
638
REVUE DES DEUX MONDES.
que toutes les causes justes doivent toujours trouver, de l'autre
côté de l'Atlantique, tous les cœurs unis : « Si nous avions douté
de la justice de la nôtre, nous n'aurions plus douté, affirme-t-il,
lorsque, à travers l'immensité des flots, nous retournant vers
la libre Amérique, nous voyions tous les Américains pensans
se retourner de notre côté. Venez à nous, frères américains,
venez combattre à côté des frères français, à côté des frères
alliés. Venez, sous votre étendard glorieux, auquel s'ajouteront
d'autres gloires, lutter pour la démocratie du monde! »
Par un labyrinthe de couloirs souterrains, bordés de rampes,
de balustrades, de marches d'escaliers, qu'occupe, depuis de
longues heures, une foule de curieux, la mission passe directe-
ment jusqu'à la scène de l'Auditorium, où, déjà, sur des ban-
quettes étagées, trois cents notabilités sont assises, tandis que,
dans la salle de l'immense théâtre, dont la voûté disparaît sous
les drapeaux, plus de quatre mille personnes se pressent. Les
tickets d'entrée distribués par le comité de réception à ses
invités se sont revendus plus de soixante dollars. La rumeur est
grande, mais, dès que la mission pénètre, le silence se fait.
Toute la salle se lève : la Mm^seillaise, jouée par l'orchestre sur
un rythme lent, est, sur des demandes successives, répétée six
fois de suite. Debout, chacun des assistans agite au moins un
drapeau, souvent deux : une véritable vague de bleu, de blanc
et de rouge déferle sur des milliers de têtes.
Après la prière, dite, ainsi qu'il convient, par l'évêque de
Chicago, le maire, le prudent maire, se lève. Et c'est lourde-
ment qu'il se lève. Il est grand et corpulent, la figure rou-
geaude, avec, dans les traits, quelque chose de vulgaire. D'un
air contraint, il s'avance vers le devant de la scène, et, penché
sur la table qui l'occupe, s'engage, d'une voix traînante, ennuyée,
lente, dans une longue élucubration qui, passant sous silence
les problèmes du jour, se borne à rappeler, dans un intermi-
nable récit, les lointains et peu compromettans exploits des
premiers explorateurs français. L'assistance, d'abord étonnée,
puis ennuyée, s'impatiente, se fâche. On entend des battemens
de pieds, des rires étouffés, puis de moins en moins réprimés.
Bref, une hilarité générale oblige l'orateur à écourter son dis-
cours, qu'il termine brusquement, en souhaitant, d'une voix
que l'on entend à peine, la bienvenue aux hôtes de la ville.
Mais déjà, le gouverneur est debout, qui, salué d'une ovation
AVEC M. VIVIANI ET LE MARÉCHAL JOFFRE. 639
enthousiaste, s'elîorce de dissiper la fâcheuse impression pro-
duite par le discours du maire. De taille moyenne, nerveux,
agile, il scande ses paroles d'un énergique mouvement de la
tète, brusquement jetée de côté. Tout à l'encontre du maire, son
discours n'est qu'une succession de phrases vigoureuses, toutes
vibrantes de sympathie pour la communauté d'idéal qui, dans
l'heure présente, lie au même combat l'Amérique et la France.
Et le chef de la mission française de se lever, dans une accla-
mation formidable : « Ce qui fait en effet la grandeur de la
France dans le monde, c'est qu'elle n'a pas seulement travaillé
et souffert pour elle-même, mais qu'à travers sa longue histoire,
c'est à l'humanité qu'elle a pensé. »
A peine a-t-il commencé que, sans avoir besoin de com-
prendre et comme s'il devinait, au simple mouvement de ses
lèvres, accompagné de la ponctuation de son geste, l'auditoire
le suit. Trois cents personnes à peine le comprennent, cinq cents
parmi les autres le devinent. « Entre les cœurs, a-t-il dit le
matin au Chicago Club, il y a un langage mystérieux qui
parle plus que les mots. » Il suffit que ces mots, Serbie, Bel-
gique, Angleterre, Amérique, France, Marne, reviennent pour
que ceux qui les entendent, sans d'ailleurs savoir le français,
saisissent et se laissent emporter par le magnifique mouvement
d'une irrésistible éloquence.
5 Mai.
Les journaux du matin sont enthousiastes. Joffre, disent-
ils, a fait une nouvelle conquête : celle de la ville. Mais le ciel
est toujours hostile. Quand, vers dix heures, la mission quitte
la somptueuse résidence mise par M. Crâne à sa disposition dans
l'élégant quartier du Lake Shore, c'est à peine si quelques
éclaircies bleues passent dans le moutonnement blanc des
nuages. Le vent qui les pousse soulève le lac houleux. Après
une courte visite au musée, face au Chicago Club, le cortège se
met en marche par le boulevard Michigan : à sa gauche, la
gigantesque muraille, grise et nue, des gratte-ciel; à sa droite,
la grande nappe jaune et tourmentée du Lac, où quelques noires
silhouettes de navires se dégagent d'un fond de brume. Sur le
trottoir et les quais, une foule énorme, diflicilement contenue
par la haie serrée des policiers de haute stature, fait une ovation
aux deux chefs, civil et militaire, de la mission, quand, cédant
640
tlEVUÈ DES DEUX MONDES.
à son désir, ils quittent, malgré le froid qui les mord au visage,
leur auto découverte pour une auto fermée. Perpendiculairement
au boulevard, s'ouvre l'une des rues, toutes nommées du nom
d'un président des Etats-Unis, qui, entre les cages de verre des
bureaux enfermés sur vingt étages de building, forment, dans
la (( boucle » aérienne du chemin de fer élevé, le célèbre « loop, »
la citadelle du commerce : citadelle noircie par la fumée de
multiples usines, qui sous le climat brumeux se rabat sur
la pierre humide, mais où des maisons semblables surgit le
peuple anonyme du travail. Aux multiples fenêtres, demoiselles
de magasin, employés de commerce, sténographes, dactylo-
graphes se bousculent. Au-dessous la vague humaine déferle :
un remous de têtes et d'épaules oscille sur le trottoir, escalade
les autos, les camions, les voitures, subitement arrêtées, se hisse
sur les toits, les petites gares aériennes du chemin de fer élevé,
envahit jusqu'aux corniches des gratte-ciel. Pas de décorations,
peu de drapeaux, — la prudence hostile du maire, l'impromptu
de la visite ne l'ont pas permis; mais un enthousiasme qui, ne
pouvant parler aux yeux, s'adresse aux oreilles. C'est le bruit,
le bruit sans réserve et sans pitié, vacarme inséparable de toute
manifestation américaine: cris sauvages, hurlemens, sifflemens
aigus, battemens de mains, trépignemens, lamelles de bois
frappées l'une contre l'autre, sons rauques et nasillards des
grands cornets porte-voix qui, au Washington Day , brisent le
tympan. Ici, au détour d'une rue, les cuivres d'une fanfare
lancent la Marseillaise ; plus loin, l'hymne enflammé sort étriqué
d'un grêle mirliton. Dans le quartier de l'automobile, des cen-
taines d'autos cornent sans interruption ; des usines voisines,
les sirènes répondent. Dans les faubourgs éloignés, le cordon de
foule s'amincit, la marche s'accélère, lassant peu à peu les pou-
mons des enthousiastes qui suivent au pas de course le cortège.
Même alors, pas un passant qui ne jette sur la voiture, main-
tenant fermée, du grand cortège, un coup d'oeil rapide, accom-
pagné d'un sourire — de ce sourire gai, bon enfant, qui est si
vraiment américain. Par la portière fermée, sous la vitre, on
entrevoit le képi du maréchal. Des bras se tendent. On crie : « Il
est là, avec la casquette rouge ! » « C'est lui 1 » « Je l'ai vu I »
(( Le voilà qui passe ! »
Derrière les rangées d'arbres nns aux silhouettes maigres,
que le printemps n'a, tardif, pas encore regarnis, s'élève un
AVEC M. VIVIANl ET LE MARÉCHAL JOFFRE. 641
bâtiment à façade rougeàlre, aux nombreuses tourelles : copie,
plus ou moins bâtarde, d'Universités anglaises, et qui, dans
cette ville si moderne, dont cinquante ans plus tôt la place
n'était qu'un amas de huttes auprès d'un lac, détonne avec ses
airs moyenâgeux d'église gothique et de château fort. Forteresse
de science, c'est l'Université de Chicago. Des docteurs en robe
descendent le perron monumental, prennent, un à un, le bras
du président, du maréchal, des autres personnes, et, d'un pas
lent, les conduisent à travers les pelouses des grands jardins
paisibles, jusqu'à la salle, lambrissée de vieux chêne, où, tami-
sée par les vitraux de couleur, la lumière du jour caresse dou-
cement le regard. Après la prière, le déjeuner; la Marseillaise,
la Bannière Étoilée, sont entonnées en chœur; puis un coup de
maillet vigoureux impose silence. Le président de l'université
se lève. De taille moyenne, peu large d'épaules, mais de main-
tien ferme, il a, sous ses cheveux blancs, les traits énergiques,
le geste sobre, la parole nette. La chaleur, l'accent de sincérité
profonde de son discours, la pureté de sa forme littéraire font
avec la piteuse mélopée du maire Thompson un contraste qui
n'échappe à personne. Lorsque', avec une diction qui ne laisse
tomber aucune syllabe, il dit : « Nous donnerons jusqu'à notre
dernier battement de cœur, » une émotion qui touche au délire
s'empare de la docte assemblée. L'enthousiasme redouble
lorsque le maréchal, présenté à l'assistance, porte la santé de
M. Viviani; il ne connaît plus de bornes lorsqu'à la sobre élo-
quence du président Judson, vient ^'ajouter la brillante impro-
visation de l'ancien président du conseil, qui, ancien grand-
maitre de l'Université de France, rappelle avec fierté ce titre
pour faire dans cette ville, où la science allemande a si pro-
fondément pénétré, le rappel des titres de la science française.)
Le projet du professeur Wigmore d'envoyer des étudians améri-
cains en France, au pied de nos chaires, au lieu de leur laisser,
comme autrefois, prendre la route de Heidelberg, de Bonn ou
de Berlin, est à ce moment dans la pensée de tous. La présence
de M. Hovelaque, spécialement chargé par le ministre d'étudier
les conditions de resserrement des liens intellectuels franco-
américains, donne aux paroles officielles tout leur sens. C'est
un programme d'action qui se précise ici, pour se poursuivre
ensuite entre les mains des spécialistes de chaque faculté et
aboutir à la mutuelle entente des esprits.
TOMB XL. — i917. 41
642
BEVUE DES DEUX MONDES.
Une dernière fois, les accens de la Marseillaise retentissent,
et les membres de la mission, que précède, une Bible sous le
bras, un membre de la faculté, sortent lentement, cérémo-
nieusement, chacun étant escorté d'un professeur qui lui prend
le bras.
Dans l'immense salle rectangulaire, où se tiennent d'ordi-
naire les grandes foires de Chicago, salle choisie pour ses excep-
tionnelles dimensions, s'ouvre la réunion finale. A quarante
mètres du sol s'élève le toit, soutenu par un enchevêtrement
de poutres métalliques. D'un bout à l'autre de la voûte, un
gigantesque déploiement de couleurs américaines en cache
la nudité. A gauche de l'estrade improvisée, un immense drapeau
français, couvrant comme un tablier la muraille, offre, entre deux
palmes croisées, cette inscription en lettres d'or : « La Marne. »
Du parterre aux galeries moutonne une mer humaine. Vingt-
cinq mille personnes tiennent à la main gauche un petit dra-
ipeau américain, à la main droite un petit drapeau français.
La mission entre et tous les drapeaux s'agitent. Pendant une
minute, à perte de vue, ce n'est phis qu'un océan de petits
points bleus, blancs et rouges, secoues comme par un ouragan
furieux. Les troupes qui, à l'extérieur, formaient la garde
d'honneur, défilent aux accens de la Marseillaise et prennent
place autour de Festrade. Magnifiquement, l'un des orateurs
américains précise le but des Etats-Unis dans cette guerre :
« De même qu'aucun homme n'a le droit de vivre pour lui
seul, aucun peuple n'a le droit de vivre pour lui seul. )> Se sou-
venant qu'il a été ministre du travail, le chef de la mission
française remercie et salue, au nom des ouvriers français, les
ouvriers appartenant à des races différentes, Slaves, Grecs,
Tchèques, Russes, frères de ceux qui travaillent en ce moment
à l'indépendance et à l'émancipation de la Russie, qui sont
venus se fondre dans cet immense creuset qui constitue la
formidable Amérique, et saisit cette occasion de répondre à la
calomnie, propagée par l'ennemi, que la guerre actuelle est la
guerre du capital.
Puis, d'une voix stridente, le gouverneur de l'IUinois, venu
de Springfield, la capitale de l'Est, présente officiellement à
l'assistance le maréchal Joffre. Bien qu'il s'en défende, n'étant
pas orateur, le maréchal doit monter à la tribune. Aussitôt
commence une ovation sans précédent dans l'histoire, cepen-
AVEC M. VIVIANI ET LE MARÉCHAL JOFFRÈ. 643
dant très bruyante, des manifestations américaines. Tous sont
debout, lançant des vivats, des cris sauvages, des interjections
aiguës, des hurlemens de Peaux-Rouges. L'ovation, faisant suc-
cessivement le tour de la salle, ne cesse sur un point que pour
reprendre sur un autre. Pendant cinq minutes, elle se renou-
velle ainsi par bonds ininterrompus, qui la font à plusieurs
reprises porter sur l'assistance entière. Calme, impassible, la
main levée à la tempe, le maréchal reste dans l'attitude mili-
taire, mais simple, d'un « Garde à vous » sans raideur. Tourné
sur lui, un projecteur électrique accuse le relief puissant et
doux de ses traits fermes. Dans cette immobilité, sous cette
lumière, devant cette foule, il semble, mi-homme, mi-statue,
entrer vivant dans l'apothéose. Sous la paupière légèrement
affaissée, passe, dans ses yeux bleus, le reflet des grands rêves.
Mais il faut parler, couper court à cette manifestation que son
sang-froid accueille, sans que sa modestie l'accepte. Par deux
fois, ses lèvres s'agitent d'un tremblement convulsif. Le gou-
verneur, qui se garde bien d'essayer de dominer le tumulte,
consent cependant à lui passer le marteau qui réclame le silence.
A deux reprises, le maréchal en frappe la tribune; mais les
applaudissemens continuent jusqu'à ce qu'enfin, dans une
accalmie, il puisse placer quelques paroles simples et dignes,
ramenant à l'armée l'honneur qu'il ne veut pas qu'on détourne
sur lui, « armée qui, dit-il, comprend non seulement ceux qui
combattent, mais ceux qui travaillent à fournir des armes aux
combaltans. » C'est au nom de cette double armée, « l'armée
du front et l'armée des usines, » qu'il porte à Chicago le salut
de la France.
Kansas Citj^ 6 mai.
Métropole industrielle d'une région agricole, peuplée des
descendans des Puritains de la Nouvelle-Angleterre, Kansas
City s'étend des deux côtés du Missouri, dont, à quelques cen-
taines de pieds au bas de la route, fuit la nappe d'argent,
tandis que, dans la vallée brumeuse, voilée par les fumées,
s'aperçoit, juchée sur des hauteurs, la partie industrielle de la
ville, logée, non plus dans l'Etat du Kansas, mais, particularité
singulière, de l'autre côté de l'eau, dans l'Etat du Mi.^souri.;
Dans la cl«arté d'un jeune soleil, le cortège passe, sur des routes
à forte pente, entre des rangées de paisibles villas ombragées
644 REVUE DES DEUX MONDES.i
de riches jardins, traverse un parc, défile entre une haie de
cadets de marine h l'uniforme bleu gris bordé de galons noirs,
reçoit, de jeunes filles, volontaires de la Croix Rouge, vêtues
de la longue blouse blanche, un gracieux salut militaire accom-
pagné d'un joli sourire, puis entre dans la foule, qui sort des
églises. A Chicago, dans la rumeur de la ville fiévreuse, où le
peuple des usines et des bureaux avait, pour l'accueillir, quitté
sa tâche, c'était le travail qui saluait la France et sa guerre. Ici,
dans la grâce rustique d'une fraîche verdure, cadre naturel
d'une région agricole, c'est la fervente piété et la gaie joie
d'un dimanche sanctifié pir la prière, qui se tournent, la ferveur
pieuse en ferveur patriotique, la gaité du repos en liesse
d'accueil. Tous saluent les hôtes qui n'ont pas craint de venir
si loin chercher une pensée que seuls les pessimistes eussent
pu taxer d'indifîérence. Sans doute, ce laborieux extrême Ouest,
à mi-chemin entre les deux Océans, qui n'a de l'Europe que
de lointaines notions, avait, plus qu'aucun autre, fait, ijans
la guerre, son rêve personnel de paix. Mais il a trop de bon
sens pour ne pas s'être aujourd'hui délivré du lourd engour-
dissement des pernicieuses chimères.
Autour du cortège qui défile, le peuple pieux, sorti des
églises, se masse. Ni cris aigus, ni sifflets stridens, ni glapisse-
mens de sirènes, mais des applaudissemens, des chants qui
semblent continuer des cantiques, l'oflre, par de petites filles
timides, de lis et de roses, la paix des champs après la trépi-
dation des usines, l'accueil des fleurs après celui des cris, le
salut religieux d'un dimanche rural après l'ovation tumul-
tueuse, à Chicago, de l'industrie en pleine action.
Dans la salle oblongue, voûtée d'un entre-croisement de pou-
trelles métalliques, d'où les couleurs américaines, drapées en
papillons, descendent, la mission pénètre; L'évêque presbyté-
rien, les bras croisés sur la poitrine, les yeux levés en extase, la
voix agitée d'un tremblement convulsif, dit la prière. Les têtes
s'inclinent; à la voix grêle du prêtre répond le bourdonnement
confus des Amen de la foule. Puis, c'est l'hymne Onivard
Christian Soldiei^s, dont l'assistance entonne en faux-bourdon
le rythme martial et religieux. Un révérend, jeune encore, au
visage énergique, la longue redingote noire boutonnée jusqu'au
menton, fait d'une voix claironnante un long sermon de vingt^
minutes à la rhétorique brillante. Un rabbin au corps mince, à,
AVEC M. VIVIANI ET LE MARÉCHAL JOFFRE. 645
la voix aigre et pointue, dont la physionomie resplendit d'intel-
ligence, vient exprimer au nom des Israélites de Kansas City
les sentimens de fidélité de la communauté juive envers l'Amé-
rique, envers les Alliés, « même envers la Russie. » Succédant
aux chants religieux, aux discours pieusement patriotiques, la
Marseillaise, dont le rythme s'accélère à mesure que la mission
s'avance vers l'Ouest, joint à sa llamme la majesté. Ce n'est plus
l'hymne ardent qui dit la passion des hommes pour la liberté,
mais le chant guerrier de la justice divine.
Insensiblement enveloppé par cette atmosphère de foi patrio-
tique et religieuse, M. Viviani ne cherche pas k le dissimuler :
« J'ai été ému, dit-il. Vos yeux se levaient vers le ciel comme
pour y chercher la justice divine. Et je me demandais com-
ment il se pouvait que vous imploriez le Dieu de pitié et de
miséricorde, pour qu'il devînt le Dieu de guerre. Mais j'ai
compris : vous avez imploré le Dieu de guerre, parce que
le Dieu de pitié ne pouvait être d'accord avec la bestialité
humaine. »
Saint-Louis, 6-7 mai.
Grande cité de 700 000 habitans, largement étendue de son
hôtel de ville monumental à sa cathédrale byzantine, Saint-
Louis n'a de français que le nom, et, pour quiconque est de
France, ouvre une source de mélancolie. Dans cette ville, dont
les premières origines sont françaises, c'est à peine si quelques
rares survivans des Français d'autrefois parlent encore la
langue de leurs arrière-grands-pères. Les noms, s'ils ne sont
anglais, sont germaniques. « Aviez-vous déjà été en Allemagne?
demandait le Kaiser à un général qui assistait aux grandes
manœuvres impériales en Silésie. — Seulement à Milwaukee,
Cincinnati et Saint-Louis, » fut la réponse. Mais, ici comme à
Chicago, le temps a fait son œuvre : les descendans des émi-
grans que la prussianisation triomphante de l'Allemagne chas-
sait de l'autre côté de l'Atlantique dans l'Amérique libre, sans
castes et surtout sans caste militaire, ne peuvent s'empêcher
de reconnaître que, dans la présente guerre, la France et ses
alliés luttent pour la justice et les Etats-Unis pour 1 humanité.
Démocrates, ils ont, aux dernières élections présidentielles,
voté pour le président Wilson. Gonfians dans la sagesse du
guide auquel ils ont remis les destinées du pays, ils acceptent
646
REVUE DES DEUX MONDES*
sans arrière-pensée la guerre qu'il a jugée nécessaire, et les
alliances qui résultent de cette guerre.
Au Golisé^, qui, l'an passé, vit, dans l'idylle d'une réconci-
liation générale, la Convention chargée de présenter le candidat
démocrate se muer soudain, suivant le mot de William Jen-
nings Bryan, en « fête d'amour, » une imposante manifesta-
tion de patriotisme se déroule. Au nom du cinquième régiment
de Saint-Louis, les officiers remettent au maréchal JofFre un
drapeau qui, d'après les mots mêmes du maréchal, le leur
restituant aussitôt, va passer l'Océan, se trouver bientôt à côté
du drapeau français, et, avec lui, dans un enthousiasme accru
par cette rencontre, voler à la commune victoire.
Le lendemain, hreakfast monstre à X Aihletic Club, où plus
d'un est, vu le grand nombre des convives, prié de déjeuner
par cœur; des panoplies de drapeaux rappellent la libération
des Etats-Unis, la cession de la Louisiane, la déclaration de
guerre des Etats-Unis à l'Allemagne, avec ces trois noms, du
côté de la France : « La Fayette, Napoléon, Poincaré; » du côté
de l'Amérique : <( Washington, Jefîerson, Wilson, » et ces trois
dates : u 1776, 1803, 1917, » et cette devise, inscrite en capi-
tales, face à la table d'honneur : « L'amitié de la France et de
l'Amérique, fondée sur la liberté, est éternelle. » Non sans
humour, avec une chaleur qui fait contraste à la tiédeur du
premier magistrat municipal de Chicago, le président de l'assem-
blée porte en souriant, au nom de la municipalité, à la mis-
sion, le salut de la ville « allemande » de Saint-Louis.
Quand les voitures descendent la colline, vers le faubourg
de verdure à l'extrémité duquel le train spécial attend, une
longue ovation, sur un interminable parcours, unit toute la
cité : commerçans du centre, ouvriers des quartiers écartés,
enfans rangés des deux côtés de la chaussée, petits noirs à
droite, petits blancs à gauche, tous accueillent, dans cette ville
où, jadis, la France fut grande, sa gloire nouvelle qui passe,
dans la splendeur du matin. Des banderolles s'agitent, de petits
drapeaux frémissent, de fraîches voix crient : « Vive la France 1 »
ta Marseillaise, la Bannière étoilée, s'entonnent de place en
place, avec l'émouvante gravité d'un affectueux respect. Dans la
cité que la France monarchique a non seulement fondée, mais
nommée, sans que cependant aucune trace de vie française y
demeure, c'est, quand le cortège tourne devant la statue équestre
AVEC M. VIVIANI ET LE MARECHAL JOFFRE. 647
du saint roi, très loin dans le parc, au sortir de l'Université,
toute la beauté' française, identique à travers le temps, qui se
lève devant l'admiration d'un peuple : « 0 noble France, si
fièrement e'prise d'idéal, a dit, en son adresse, la ville à la
mission, la cité de Saint-Louis te salue en ce jour et, glorieuse
d'être issue de toi, se prépare à te soutenir dans ta lutte héroïque
pour la justice, le droit et la liberté. »
De Saint-Louis à Philadelphie, 7-9 mai.
Springfîeld n'est pas seulement la capitale de l'Illinois, mais
la dernière demeure d'Abraham Lincoln. C'est vers cette grande
ombre que s'achemine le pèlerinage de la mission. Dans le
cimetière, vaste parc planté d'arbres, où, de place en place,
apparaissent des croix, un monument s'élève, qui domine les
autres. De la tombe solitaire de Washington à Mount-Vernon,
à ce mausolée de pierre qui se dresse sur la verte colline, c'est
toute l'àme des Etats-Unis qui s'évoque. De la maison à colonnes
de Mount-Vernon à la simple cabane de bois de Lincoln, des
souliers à boucles d'argent du propriétaire foncier de Virginie
aux lourdes 'bottes de l'humble « lawyer, » du visage aristo-
cratique, grave et ferme du premier à la figure hâve, du second,
du général de la Liberté au juriste de l'Egalité, du triompha-
teur qui put jouir de sa victoire au martyr enseveli dans son
triomphe, la distance est grande. Et cependant, de l'un à l'autre,
c'est l'idéal des Etats-Unis qui, de conséquence en conséquence
et de développement en développement, se poursuit. L'un, dans
son Adresse d'adieu, véritable testament politique, a dit qu'il
n'y avait pas deux morales, l'une pour les individus, l'autre
pour les nations, mais que tous les contrats, privés ou publics,
devaient être également respectés. L'autre, à Gettysburg, le
18 novembre 1863, sur le champ de bataille où le Nord avait
trouvé la décisive victoire, a prononcé les paroles que le monde
ne devait plus jamais oublier : « Ce n'est pas à nous de consa-
crer ce terrain à nos morts, mais à nous, vivans, de leur
demander de nous consacrer à la tâche qu'il faut que nous
poursuivions pour qu'ils ne soient pas morts en vain, pour que
le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple,
ne périsse pas de la terre. » Soldat qui combat pour la supré-
matie des justes et pacifiques lois, avocat qui invoque l'épée
pour suspendre la suprême équité, Washington et Lincoln ont.
648 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le même sentiment de l'indépendance de l'Union, la pro-
fonde conscience du devoir des gouvernemens envers les hommes
et des nations envers les peuples. L'esprit d'égalité .entre les
hommes, qui était celui de Lincoln, prépare aujourd'hui l'esprit
d'égalité entre les nations, qui est celui du président Wilson.
Et dans les mots fameux du message du 2 avril, demandant aux
États-Unis d'entrer en guerre pour le salut de la liberté, l'écho
des paroles (Je Gettysburg se prolonge.
... U observation car du train spécial où les membres de la
mission sont remontés se jonche et se tapisse de tleurs : lis de
France et roses d'Amérique, couronnes et gerbes, dont, en
lettres d'or, sur des flammes tricolores, de multiples inscrip-
tions précisent l'hommage. Parfois, quand le train ne s'arrête
qu'une ou deux minutes, dans quelque gare importante, la
population, contenue par une frêle barrière de boy-scouts,
s'approche : une fanfare éclate, d'anciens soldats de la guerre
civile saluent, un vieil Alsacien s'avance, des poignées de mains
s'échangent...
A Arcola, le train, brusquement, sort des rails. Le premier
wagon, où se trouvaient seulement les bagages, est entièrement
renversé. Dans le wagon-restaurant, où dine la mission, grand
cliquetis de verres, d'assiettes et de tables brisés. Le maréchal
est jeté à terre, heureusement sans rien perdre de cet impas-
sible et bienveillant sourire qui, durant tout le voyage, l'ac-
compagnera. Au dehors, pendant que les reporters s'empressent
de téléphoner la nouvelle, un cavalier paraît dans la nuit.
Aucun accident de personne, aucun soupçon d'attentat. Les
deux lourdes locomotives du train ont simplement écrasé sous
leur poids la voie trop faible d'une petite ligne de raccorde-
ment. Le chef du service secret, M. Nye, et les ingénieurs de la
Compagnie arrivent promptement à cette conclusion, qui serait
rassurante si, dans le train, qui que ce fût eût eu à cet égard
une inquiétude. Le seul effet de l'incident est de retarder la
mission, immobilisée pendant toute une nuit dans la petite
gare d'Effingham. Au matin, un nouveau train arrive, auque'
s'attache la dernière voiture, l'observation car, absolument
intacte, où se trouvaient les appartemens des chefs de la mission,.
Accourus en toute hâte, les gens, respectueusement, se décou- -
vrent. La déférence, la cordialité sont partout.
En dépit du changement d'horaire qui supprime certains
AVEC M. VIVIANI ET LE MARÉCHAL JOFFRÉ. 649
arrêts, en ajoute d'autres, c'est, dans l'Indiana, rOhio,de ville
en ville, le plus empressé des accueils. Indianapolis présente à
la mission son monument aux soldats de la guerre civile : « Aux
vainqueurs silencieux, » porte, sous l'obélique gris, le haut
relief de bronze. Capitale de l'Etat d'Ohio, Columbus masse
toute sa population en larges gradins, entre les arbres, sur la
grand'place qui s'étend au pied de la Maison d'Etat, State
tioiise, dont, peu à peu, les lumières s'allument, pendant que
le soir descend dans l'acclamation profonde d'une cité qui, tout
entière, s'unit pour donner tout son cœur.
A Philadelphie, les fils de la révolution américaine, descen-
dans directs des combattans de l'Indépendance, forment une
haie d'étendards, fidèle reproduction des drapeaux de la période
coloniale, étendards qui s'inclinent au passage de la mission,
qui de la gare est directement venue dans la petite salle émou-
vante où les « Pères » ont, le 4 juillet 1776, signé l'immortelle
Déclaration. Le rabbin Joseph Kranskopf, l'un des plus élo-
quens du pays et l'un des pacifistes les plus connus de Philadel-
phie, prononce d'une voix chevrotante, les mains sur la poi-
trine, la tête jnclinée, les yeux en extase, la prière d'usage. Le
maire Smith, M. Viviani échangent quelques paroles. Puis,
après la remise au maréchal d'un bâton taillé dans le bois de
l'ancien bâtiment, maintenant détruit, où fut proclamée l'Indé-
pendance, tous se rendent dans une autre salle, près de la
grande relique démocratique, la <( Cloche de la Liberté, » qui,
après avoir, en 1753, rendu, sous le marteau d'une jeune
parente d'Isaac Norris, son premier son, et glorieusement
annoncé, en 1776, la nouvelle nation, repose maintenant dans
une chambre aux boiseries blanches, où seuls quelques privi-
légiés pénètrent. Le chef de la mission française se penche et
la baise avec ferveur; le maréchal la touche, simplement, de la
main, puis ramène cette main, d'un beau geste, à ses lèvres.
Après un arrêt dans le modeste cimetière où repose Franklin,
la mission, continuant ses pèlerinages, se rend au petit cottage,
tout humble, en briques rouges, à croisées d'un blanc fané, qui,
dans Fairmount Park, où on l'a transporté, se dresse au
sommet d'un tertre vert, planté d'arbres magnifiques : c'est la
maison de William Penn, fondateur de l'État. Maintenus par
une mince corde, dix mille écoliers, garçons et filles, couvrent
les pentes à perte de vue. Une grimace involontaire, un « ave! »
650 REVUE DES DEUX MONDES.
qui sort d'une petite bouche, un brusque coup de coude au
voisin indiquent leurs petites souffrances, vite oubliées dès
qu'ils aperçoivent le képi du maréchal, accueilli de leurs vivats
et du frémissement de leurs petits drapeaux. Sur le seuil de
l'historique maison, une petite fille, vêtue d'une robe de style
colonial, rouge et jaune, le visage empourpré par l'émotion, la
voix étranglée, débitant avec peine les mots appris par cœur,
présente au maréchal, qui l'embrasse sur les deux joues, une
épée d'argent. Puis, revenant vers l'Université, le cortège s'ar-
rête au pied de la statue qui montre un Franklin jeune, par-
tant, le bâton du voyageur à la main, avec un simple mouchoir
noué pour porter sa fortune, plus riche d'espoirs que d'écus.
Et, passant devant l'hôpital allemand, qu'un grand drapeau des
Etats-Unis couvre d'une manière rigoureusement correcte, le
cortège aperçoit, non sans surprise, un petit drapeau français,
brandi d'un balcon du premier étage : simple détail, qui en dit
long sur la situation actuelle de l'Allemagne parmi les Améri-
cains d'origine allemande.
New York, 9-11 mai.
Depuis plus de huit jours, la mission voyage sans avoir ren-
contré New York. Elle cherche l'àme des Etats-Unis, à l'Ouest,
au Sud, au Nord. New York est cependant la ville de force et
d'énergie, de chiffres et d'affaires, d'intelligence et de travail,
où la puissance américaine se forge, en même temps que la
porte immense par laquelle le flot des hommes et des produits
entre et sort sans cesse ; elle est non seulement le grand port,
mais la grande usine, qui, depuis le début de la guerre, n'a
cessé, par ses capitalistes, ses ingénieurs, ses courtiers, de tra-
vailler pour les Alliés. La guerre où le président Wilson vient
d'engager les Etats-Unis n'est certes pas, quoi qu'en disent les
pacifistes, la guerre de Wall Street ; mais, dans cette bataille
du monde, où l'argent, plus que jamais, est un indispensable
allié, Wall Street est une force. La mission de guerre française
peut trouver à Washington la politique, et, sur la voie sacrée
des tombeaux, de Mount-Vernon à Springlield, la tradition des
Etats-Unis. Mais elle perdrait le sens des réalités si elle oubliait
que, de l'Europe à l'Amérique, il existe un trait d'union. Entre
les deux tleuves de l'Hudson et de l'East River, la cité de l'île
de Manhattan déborde sur les rives voisines de Long Island
AVEC M. VIVIANI ET LE MARJÊCHAL JOFFRÉ. 651
avec Brooklyn et de Staten Island. Ici, dans une activité de
fièvre, travaille une gigantesque ruche de six millions
d'hommes, qui ne cherchent pas le dollar pour le dollar, dans
une cupide idolâtrie du veau d'or, mais qui le veulent pour
le mettre au service des grandes idées communes à la France
et à l'Amérique, que, dans l'avant-port, la statue de la Liberté
symbolise. Ce n'est pas cette statue seulement, mais la ville,
qui mérite le beau salut en prose de Ruben Diario : « A toi,
prolifique, énorme, dominatrice! A toi, Notre-Dame de la
Liberté! A toi, dont* les mamelles de bronze nourrissent un
nombre incalculable d'âmes et de courages ! A toi, qui te dresses
solitaire et magnifique dans ton îlot, en levant ta torche divine! »
De Philadelphie, le train spécial vient, en moins de
deux heures, de conduire la mission, face à la ville, sur l'autre
rive du fleuve. En bas, vers l'Océan, la statue de la Liberté
s'estompe confusément dans une forte brume. Alertes, les
voyageurs montent promptement dans un petit bateau de la
police du port, qui, bientôt, fend doucement la houle couleur
de sable de la baie. De la masse épaisse du brouillard, qui en
etTaae les bords, perce immédiatement, pendant plusieurs
minutes, le 'déchirant sifflet des milliers de sirènes des navires :
grands paquebots, cargo-boats, ferrys, simples remorqueurs,
unis pour adresser aux représentans de la nation alliée, en une
sym{)bonie à une seule note, aiguë et stridente, le salut du plus
grand port du Nouveau Monde et même, en ce moment, de
la terre.
Et, dans son île de fer et de pierre, New- York, la cyclo-
péenne capitale du chèque, sort du brouillard, avec ses châteaux
forts aux mille tours. Leur indécise silhouette prend, à mesure
que l'hélice tourne, un relief plus accusé. Sur le fond terne
d'un ciel gris se lève, au-dessus des eaux, la ligne de faîte,
inégale, qui tour à tour monte et descend, des gigantesques
gratte-ciel, gardiens géans des trésors accumulés dans l'île,
que les Hollandais, il y a trois cents ans, achetaient aux Peaux-
Rouges pour quelques écus et dont la fortune aujourd'hui se
chiffre par milliards.
Dans VhisioTKiue Battery Place, où les premiers colons abor-
dèrent, maigre square délabré étroitement serré entre le fleuve
et la pierre, que les hauts « buildings » cernent de la perspec-
tive profonde de leurs toits étages, attendent, malgré l'aigreur
652 REVUE DES DEUX MONDES.
du vent et l'intermittence de la pluie, vingt-cinq mille per-
sonnes. Les chevaux de la police montée se cabrent, les opé-
rateurs de cinémas se démènent, une nuée de Heurs descend,
tandis que les ambassadeurs extraordinaires de la France,
échappant au remous de foule dont l'enthousiasme les prend
d'assaut, montent à grand'peinc dans la longue file d'autos qui,
singulière ironie, les attend devant les bureaux, maintenant
déserts, des compagnies de navigation allemande : le Nort/i
German Lloyd et la Ramhurg-Amerika Linie. La double rangée
des buildings monte si haut que c'est à peine si, dans l'espèce
de gorge longue et étroite qu'ils forment, les piétons d'en bas
peuvent, levant les yeux, apercevoir le ciel.
Depuis le terre-plein de l'ancienne forteresse, jusqu'au
Woolworlh Building, dominant le City Hall Ae. toute la hauteur
de ses cinquante-quatre étages, couronné d'une flèche auda-
cieuse, éclate une ovation qui," pour aller droit au cœur, ne
craint pas de meurtrir les oreilles : ovation qui sort moins
d'une foule que d'une fourmilière, rampant en bas, grimpant
en haut, collée aux vitres, suspendue aux entablemens des
fenêtres, au rebord des corniches, perchée même sur les toits,
avec une hardiesse à donner le vertige. 11 semble que, soudai-
nement doués de vie, les grands gratte-ciel, éclairés par des
milliers d'yeux, hurlent, par des milliers de bouches, le welcome
gigantesque de la métropole : cris, vivats, battemens de mains^
glapissemens, sifflets aigus, rumeur confuse coupée de notes
stridentes, qui semblent la voix même des géans de pierre. Des
myriades de petits papiers blancs, jetés des fenêtres, voltigent
comme des papillons. De longs serpentins, lancés d'un ving-
tième, d'un trentième étage, se déroulent entre les jambes des
chevaux effrayés des miliciens de haute taille ouvrant, non
sans peine, la voie au cortège. Jamais héros national, pas même
l'amiral Dewey, en 4899, après la victoire de Manille, ne reçut
pareil accueil. Pas une seconde le maréchal, un éclair dans ses
yeux bleus, ne quitte du regard les innombrables grappes
noirâtres qui semblent descendre des nues; le chef civil de la
mission multiplie les coups de chapeaux. Les officiers de la
mission, le colonel Fabry, martial sous le béret des chasseurs
alpins, <( diable bleu » que le peuple acclame, le lieutenant de
Tessan, toujours de service auprès du maréchal, répondent
de leur côté à l'inoubliable manifestationii
I
AVEC M. VIVIAM ET LE MARECHAL JOFFRE. 653
Par l'insurmontable clameur, poussée jusqu'au ciel, de
centaines de milliers de voix, le tonitruant délire de la foule
a reçu la mission. L'échange de paroles officielles ne saurait
plus longtemps tarder. Jeune, grand, svelte, élégant, le nez
long et busqué, les lèvres minces, la parole prenante, étonnant
d'ardent enthousiasme et d'intlexible ténacité, le maire John
Purroy Mitchell salue au Citij Hall, dans la mission, la France,
(( la France que nous aimons, la France notre alliée au cœur
chaud, jamais inconstante, jamais intidèle, à laquelle nous, les
l^tats-Unis, avons une si grande dette, la France qui, pendant
trois ans, a versé son sang pour que l'idéal de liberté politique
et personnelle que les Etats-Unis proclament et chérissent
puisse vivre sur la terre. » Les épaules voûtées, courbé,
cassé, mais conservant, sous le front méditatif, à travers le
doux regard profond des yeux noirs, toute la profondeur de la
pensée, et, dans le corps affaissé par l'âge, toute la générosité
d'un cœur sur lequel les ans n'ont pas de prise, le doyen des
avocats de New- York, l'ancien ambassadeur des Etats-Unis à
Londres et à la seconde conférence de la Paix, l'illustre
Joseph L. Choate, intervient à son tour. Et, rappelant l'aide
apportée par La Fayette dans la lutte pour l'indépendance :
(( Ce n'est rien, dit-il, à côté des services que la France rend k
l'Amérique depuis deux ans et neuf mois. Vous avez livré nos
batailles, jour par jour, et en ce moment les fils de la France
versent leur sang comme de l'eau pour que notre pays et les
autres nations libres de la terre puissent jouir à jamais de la
liberté. » — « Vous avez eu raison, Monsieur, répond le chef de
la mission française, de dire que le sang de la France coule
comme de l'eau. Et pourquoi a-t-il coulé? Gomme vous, nous
étions une démocratie libre; nous ne pensions qu'à la justice,
au droit universel et à l'humanité. Mais nous avons été, sous
l'agression même, obligés de nous lever. » Se tournant vers le
maréchal Joffre, que, sans un arrêt de son entraînante éloquence,
il attire près de lui, le bras passé autour du cou et la main sur
l'épaule : « Qui donc, demande-t-il, conduisait nos soldats? Qui
donc, le regard sûr, la tête froide et tranquille, organisait le
plan de la résistance à l'ennemi? Je ne vous dis pas son nom;
il suffit de rappeler la Marne. » Et, de l'autre bras, il attire près
de lui, pour louer nos marins, des tranchées d'Ypres à l'Adria-
tique, l'amiral Ghocheprat. Sur le fond de lierre qui, sobrement,
654 REVUE DES DEUX MONDES.
décore la muraille nue, le groupe symbolique de ces trois
hommes se détache avec force. « Il me semble, murmure tout
bas un Américain, qu'en ce moment je vois la France. »
Puis le cortège défile dans un quartier manufacturier, où,
sur les enseignes, se lisent des noms allemands, mais où,
pourtant, les acclamations s'élèvent, chaleureuses et nourries.
Il passe devant les statues de Washington et de La Fayette,
rencontre le Fiat Iron Building, immense (( fer à repasser »
de vingt étages, dont la pointe s'avance dans la verdure de ■
Madison Square. II salue, dans la flèche du Metropolitan Tower,
un souvenir du Campanile, passe sous un arc de triomphe, où
se lit la phrase, désormais célèbre, du président Wilson : « Pour
le salut de la démocratie dans le monde, » et débouche, aux
premières lueurs du crépuscule, dans l'élégante cinquième
Avenue, sous les étendards de toutes les nations alliées, qui,
à perte de vue, forment, dans la gloire mourante du jour, une
sorte de dais de rubis, d'émeraude et de saphir. Les cathédrales,
ramenées a la commune hauteur par l'élévation des maisons
voisines, se couvrent de drapeaux géans. Devant la Biblio-
thèque publique, que gardent, sur le haut escalier de marbre,
deux grands lions de pierre accroupis, à l'intersection de la
quarante-deuxième rue, oia, fièrement, de colonnade en colon-
nade, s'éploie, majestueux dans sa large envergure, le vol de
l'aigle américain, des milliers de spectateurs se lèvent. D'un
bout à l'autre, c'est l'acclamation frénétique, l'applaudissement
continu descendant du sommet des immeubles de vingt étages,
jusqu'au remous vivant de la rue, la police impuissante à
contenir la foule, mais la foule se disciplinant elle-même, une
ferveur d'enthousiasme qui touche aux cimes, un délire sacré
de patriotisme, où l'affection pour l'Amérique se double d'une
égale affection pour la France.
Le cortège longe, à gauche, la masse verte du Central Park,
tandis qu'à droite l'avenue prend de plus en plus, dans le
quartier des résidences, un caractère aristocratique. A la
soixante-dixième rue, les ovations prennent lin, devant le palais
à la Mansart, princière demeure, que la courtoise attention de
son propriétaire, Henri Frick, met à la disposition delà mission.
Les accens, très doux, presque éthérés, d'un orgue mélo-
dieux, à peine effleuré d'une main légère, reposent, par leur
suavité, du bruyant enthousiasme de la rue aux mille bou-
AVEC M. VIVIANI ET LE MARÉCHAL JOFFRE.i 655
ches. Fatigués par la monotonie des grands édifices uniformé-
ment pavoises, et de la foule toujours semblable à elle-même,
les yeux se reposent à contempler, dans la riche harmonie
des boiseries et des tentures, la profonde et mystérieuse lumière
des Rembrandt, l'éblouissante splendeur, aux chatoiemens de
brocart, des Titien, la virile élégance des Van Dyck, l'éternelle
fraîcheur des Hobbema, la robuste allégresse, la pleine santé
morale et physique des bourgeois de FVanz Hais, la grâce des
voluptueux Fragonard et des Boucher malicieux, la douceur des
Corot : chefs-d'œuvre arrachés à grand prix à la vieille Europe,
pour attester non seulement la richesse, mais le goût affiné qui
de cette demeure a su faire un musée, et de ce musée un
véritable home de l'art. Dans la salle à manger aux grands por-
traits anglais, quelques privilégiés rencontreront, quelques
heures plus tard, les membres de la mission. Le colonel Roose-
velt et le maréchal JoflVe, à table l'un près de l'autre attirés
par une vive sympathie, malgré la différence de leur tempéra-
ment, l'un exubérant, ardent, la parole tranchante, le geste
saccadé, l'autre calme, souriant, le geste rare, la parole douce-
ment persuasive, y causent longuement, tandis que les mots
« Franco, Marne, volontaires » indiquent, de loin, aux autres
convives, le sens général d'un entretien que les reporters
n'oseront que de très loin — sachant que le démenti les
guette -r esquisser le lendemain. Et quand le maréchal, la
journée finie, cherchera le repos, il pourra, face à son lit,
contempler l'une des plus célèbres toiles de Rumney : le por-
trait de Lady Hamilton, délicate manière de faire comprendre
que le héros de la Marne est, pour la France et l'Amérique, ce
que le héros de Trafalgar est pour l'Angleterre.
Le lendemain, passant l'East River sur le grand pont sévè-
rement gardé, dont la griffe de fer joint la « Longue Ile » à
celle de Manhattan, la mission pénètre à Bruoklyn, où dans le
Prospect Park, atteint au milieu d'ovations sans nombre des
quartiers populeux, se dévoile, en un bas-relief commémoratif,
l'originale statue d'un La Fayette descendu de cheval à l'ombre
d'un magnolia, la pointe de l'épée tournée vers le sol. En dépit
du vent qui souffle en rafales, hoimr.cs, femmes, jeunes gens
accourent, se pressent, acclament, tandis que, sur les pelouses
du grand parc, les petites écolières, vêtues de bleu, de blanc,
de rouge, mènent autour d'orchestres dressés en plein air la
656 REVUE DES DEUX MONDES.,
joie de leurs rondes enfantines. Ainsi s'unissent aux souvenirs
du passé les espérances de l'avenir.
Après avoir, à l'hôtel Aslor, soulevé l'enthousiasme des
industriels et des commerçans de la ville, en les remerciant
de la loyauté de leurs fournitures et de l'assiduité de leur
labeur pour les Alliés, M. Viviani, suivi du maréchal Joffre,
monte jusqu'à la cent-seizième rue, aux hauteurs de Golumbia.
L'ancien Collège royal de George III, qui, fier de ses origines,
garde, dans ses armes une couronne, offre deux doctorats
honoris causa aux deux chefs, civil et militaire, de la mission.
Sur les degrés du monumental escalier qui mène à la Biblio-
thèque, escalier coupé d'un large palier où s'assied, statue d'or
et personnification de l'intelligence, VAlma Mater, les profes-
seurs en robe noire, le président Nicholas Murray Butler, en
robe vermeille, attendent les récipiendaires. Les escaliers sont
noirs de monde : il faudrait remonter à la réception d'Abraham
Lincoln pour trouver un sentiment comparable. Souriant, le
président Butler, une fois la prière dite, évoque ce souvenir
de Lincoln, compare la grandeur des crises et l'importance des
temps. Dans un profond silence, il loue le chef civil de la mis-
sion, « le haut esprit et la sereine décision du peuple français,
lié à nous par des liens qui remontent jusqu'au berceau de
notre nation, et que rien ne pourra jamais affaiblir. » Puis se
tournant vers le maréchal, levé pour recevoir l'insigne bleu
du doctorat de Golumbia : « Joseph-Jacques-Césaire Joffre,
maréchal de France, qui par la force et le caractère, le cou-
rage et la superbe stratégie, avez rendu le nom de la Marne
aussi immortel que Miltiade celui de Marathon, et ainsi sauvé
le monde, pour la démocratie... recevez ce titre. » Et, tandis
que le maréchal porte la main à sa tempe, le président Butler
l'imite : premier exemple d'un grand universitaire amé-
ricain faisant officiellement, dans la forme française, le salut
militaire.
Séparés le lendemain en deux groupes, l'un qui se rendait
à West-Point, pour y voir, sur les pelouses qui dominent
l'Hudson, évoluer les cadets, jeunes athlètes qui, bientôt,
seront officiers sur le front de France, — l'autre qui restait à
New- York, pour le déjeuner des « lawyers, » heureux d'accueil-
lir leur illustre confrère et d'honorer ainsi les glorieux sacri-
fices faits à la guerre par le jeune barreau français, — la
AVEC M. VIVIANI ET LE MARÉCHAL JOFFRE. 65T
mission se retrouvait, à l'invitation de la ville, avec la mis-
sion britannique au Waldorf Astoria.
Là, dans la salle de bal, un millier de convives sont pre'-
sens : cérémonie expiatoire, car, ici même, à une époque que
beaucoup regardaient comme le commencement d'une ère nou-
velle, d'une ère allemande, pour les Etats-Unis, fut, en 1902,
donné au prince Henri de Prusse un dîner d'honneur. Aujour-
d'hui, l'Angleterre et la France sont les hôtes de la ville de
New-York.
Alternativement vue d'en bas et d'en haut, la salle offre un
curieux contraste. D'en bas, la vue s'arrête sur une galerie
circulaire, divisée en loges comme un balcon de théâtre; près
de quatre cents aristocratiques beauties y trônent dans le ruti-
lement des pierreries, le chatoiement des soies, des satins, des
velours, nuancés de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ; les
éventails s'agitent; de jolies lèvres chuchotent; un flot continu
de visiteurs en habit noir ou en uniforme passent d'une loge à
l'autre, pendant qu'un orchestre invisible étouffe le bruit des
voix, le cliquetis des verres, le brouhaha du service, qui monte
du bas de la salle et des couloirs, sous un déluge de marches
entraînantes et patriotiques, de Sambre-et-Meuse à America.
Vue de. la galerie, c'est une véritable forêt d'habits noirs et de
plastrons blancs, groupés par dizaines autour de petites tables
rondes, tellement pressées les unes contre les autres que les
convives se touchent du coude, ont peine à porter leur verre aux
lèvres, et que, pour se frayer un passage, le personnel a recours
à de véritables tours de force d'acrobates improvisés garçons de
table. Par intervalles, sur l'immense damier d'habits noirs et
de plastrons blancs, le bleu clair d'un uniforme français, le
kaki plus sobre d'un uniforme anglais ou américain éparpille,
aux quatre coins de la salle, une gamme de notes martiales, qui
vont rejoindre, à la grande table du fond, la note maîtresse
formée par le dohnan bleu sombre, coupé d'un chapelet de
boutons d'or, du maréchal.
Le maire préside la table d'honneur. Son regard brille.
Il a, sur les lèvres, un sourire continuel. Tout son visage
rayonne d'une joie intense. D'un long regard de côté, il couve
ses hôtes illustres : à droite, M. Arthur Balfour, grand, droit,
vigoureux, souple malgré son âge (il joue encore au tennis), le
teint frais, rosé, d'un homme entraîne aux sports, le regard
TOME XL. — 1917. 42
658
REVUE DES DEUX MONDES.
clair, calme, un peu froid, le port de tête rigide, avec un peu
d'aristocratique fierté dans la légère raideur du sourire; à
gauche, M. Viviani, le regard d'abord las, comme éteint, puis
animé, le visage d'abord mat, puis empourpré, les traits
contractés, dans le silencieux travail de pensée de l'orateur qui,
dans un instant, va parler, et de cigarette en cigarette, cherche
nerveusement l'inspiration décisive.
Dans la foule des mille convives pas un qui ne soit
une notabilité de la politique, une autorité de la finance, une
notoriété du barreau, une personnalité de la presse. Mais, parmi
cette élite, il y a encore une sur-élite. Involontairement, le
regard s'arrête, à la table d'honneur, sur un délicieux vieillard,
courbé, cassé, mais qui retient encore, dans la vivacité de la
parole, une juvénile ardeur : le vénéré Joseph H. Ghoate a l'air
suprêmement heureux. Chaque trait de son visage parcheminé,
curieuse évocation d'un passé plein d'activité, chaque ride
profonde laissée par le temps et l'effort de la pensée, chaque
plissement de ses lèvres minces et débonnaires, semble
converger vers ce sourire un peu malicieux qui reflète toute
l'allégresse de son âme. Son menton ferme marque la volonté.
Son regard, encore vif, brille de toutes les lueurs de l'intelli-
gence. D'une voix flûtée, qui, pourtant, n'a pas perdu toute
son ancienne chaleur, il laisse tomber des paroles gogue-
nardes, pleines d'un esprit pétillant, qui mettent l'assistance en
joie. C'est le doyen des convives. C'en est aussi, comme on dit
aux Etats-Unis, le wit, c'est-à-dire l'esprit.
Assis près du maréchal, « Teddy » Roosevelt, corpulent,
presque lourd, agité d'un trémoussement continuel qui témoigne
son impatience de mouvement et d'action, semble mal à l'aise
dans son habit de coupe large et sévère. Son visage sanguin,
aux traits forts, énergiques, à la mâchoire proéminente, qui
garde, dans le moindre de ses sillons, toutes les traces d'une
vie d'effort continu, reste impassible, légèrement empourpre.
Son regard profond, scrutateur, sous les paupières presque fer-
mées dans un involontaire plis.^ment, s'arrête avec la certitude
calme du triomphe. Il ne rit pias, ne sourit pas, mais lorsque
son vieil ami Choate, rappelajit son offre au gouvernement
américain, laisse tomber cette parole qui soulève un tonnerre
d'applaudissemens : « Si la gnerre est assez bonne pour lui,
n'est-elle pas bonne aussi pour nous? « il se renverse en arrière
AVEC M. VIVIAM ET LE MARECHAL JOFFRE. 659
comme pris d'un accès de joie convulsif, lui frappe par deux
fois sur l'e'paule d'un geste énergique; ses lèvres s'écartent en
une sorte de large rictus muet qui laisse entrevoir une rangée
de dents énormes. De l'autre côté du maire, l'ex-président Taft
carre son imposante stature. Son large visage, aux traits gras et
réguliers, lui donne l'air assagi d'un commerçant prospère ou
d'un industriel enrichi. Lorsque le maire, de sa voix vibrante,
présente simultanément à l'assistance, sans prononcer leurs
noms, les deux ex-présidens, il est le premier à se lever. Teddy
reste obstinément assis : ce n'est que lorsque ses voisins de
table le poussent que, d'un mouvement brusque et gauche,
avec une contorsion du buste, il se lève, incline en avant, une
seconde à peine, sa forte poitrine, et se rassied simplement, pen-
dant que la galerie, tourà tour, crie : «Taft !Taft I Teddy I Teddy I »
Représentant l'Etat de New York, le gouverneur Whitman
a la forte carrure, la structure massive de lutteur, le visage
carré, comme taillé à coups de serpe, d'un Danton ou d'un
Mirabeau, les traits larges et proéminens, le nez fort, le pli des
lèvres énergique, presque brutal, le regard autoritaire, toute sa
personne respirant la force, la puissance de volonté, mais avec
une parfaite franchise et droiture. L'armée est ici dans la per-
sonne du général Wood, soldat à l'œil froid et impassible, au
profil romain, vivante personnification du devoir. Les Univer-
sités sont présentes avec le docteur Nicholas Murray Butler, la
marine avec le contre-amiral Nathaniel R. Usher, le gouverne-
ment fédéral avec l'honorable Frank L. Polk, conseiller du
département d'Etat, le Sénat avec l'honorable William M. Gal-
der, le corps diplomatique avec Gecil Spring-Rice et J.-J. Jus-
àerand à la table d'honneur, et, à une table d'in-ité, l'ancien
ambassadeur à Berlin, Gérard, qui, le regard las, reste plongé
dans une méditation contemplative, tandis qu'à une table
proche, évoquant les souvenirs d'une agitation politique passée,
l'ancien candidat républicain à la présidence, Gharles Evans
Hughes, froid, correct, élégant, le visage aux traits réguliers
marqués d'une empreinte aristocratique, la barbe blanche
soigneusement peignée, encadrant une bouche large dont le
lumineux sourire laisse entrevoir une denture magnifique,
goûte, sans regret du pouvoir près duquel il passa, la joie
patriotique de l'heure.
A l'appel du maire, qui vient de dire au nom de New York,
060 IlEVUE DES DEUX MONDL
« qui n'a jamais reculé ou hésité, à l'heure du danger : »
« Nous sommes avec vous dans celte affaire jusqu'à la fin,
quelle qu'elle soit, » le doyen de l'assemblée, président du
Comité de réception, M. Ghoale, redresse sa taille courbée par
l'âge, et prononce un discours, dont nul ne pouvait alors se
douter que ce serait son dernier. Spirituel, il regarde l'audi-
toire, la galerie, qui fait cercle, et le parquet des dineurs : « Je
comprends, dit-il, qu'il n'y a rien que les femmes aiment mieux
que de voir le repas des lions; mais il arrive un moment où
les lioçis rugissent, et ce moment est venu. Maintenant que
nous sommes allés de l'avant dans cette guerre avec nos chers
alliés, la Grande-Bretagne, notre mère-patrie bien-aimée, et la
France, notre chère, 'délicieuse, ensorceleuse, fascinante, hypno-
tisante sœur, la fin ne saurait être douteuse. Nous y sommes
pour la victoire que nous remporterons ensemble. » Dans un
dernier effort de généreuse ardeur, ce vieillard que la guerre
transporte au point d'ébranler en lui jusqu'aux sources pro-
fondes de la vie, n'hésite pas à parler comme un jeune homme,
ce diplomate, comme un soldat : « Je me sens inspiré de la
vieille âme de l'amiral Farragut. Lors de la guerre de Séces-
sion, il avançait péniblement dans la baie de Mobile, parce que
le Brooklyn, qui le précédait, marchait lentement. Gomme le
Brooklyn s'arrêtait, il demanda : « Qu'y a-t-il? » « Torpilles, »
lui crie-t-on. u Je m'en f... des torpilles. A toute vapeur! »
Défi aux sous-marins criminels, que l'assistance, mise en joie
par ce rappel historique, appuie de longs applaudissemens.
Puis, sagement, avec une grande finesse pratique, il conclut :
« Les missions française et anglaise sont ici pour nous dire ce
quenousdevonséviter. » «Non, répond M. Balfour, nous n'avons
pas la prétention d'être vos instructeurs et vos mentors. Mais si
la connaissance de nos erreurs peut être pour vous un utile
moyen de les éviter, nous sommes prêts à les confesser devant
vous. » Et, marquant le caractère de la guerre actuelle, viola-
tion des traités, barbarie armée par la science contre l'huma-
nité, vain orgueil d'un peuple de mettre le monde à ses pieds,
il dégage le sens universel de cette guerre, faite en apparence
à quelques-uns, en réalité à tous, en sorte que tous les défen-
seurs du droit, de l'honneur et de la pitié, doivent s'unir pour
résistera l'entreprise impie de l'empire de proie.
Très en forme, M. Viviani, dans une étincelante improvisa-
AVEC M. VIVIAM ET LE MARÉCHAL JOFFRE. 661
tion, résume ainsi la philosophie de la guerre, et les raisons de
l'Amérique : « Si vous ne vous étiez pas levés, ce n'est pas par
des canons, ce n'est pas par des zeppelins, ce n'est pas par des
bateaux que vous auriez été atteints, c'est par l'esprit métho-
dique de l'Allemagne, qui se serait insinué dans votre cœur,
qui aurait pénétré dans votre cerveau, qui aurait essayé de
violenter votre conscience, votre âme. Vous avez compris le
péril. Nous voilà tous debout, les hommes libres. L'heure de
la liberté immaine est arrivée. Nous sommes tous debout pour
lutter, et nous irons ainsi jusqu'à la victoire. »
Boslon, 12 et 13 mai.
Invitée par le Canada, la mission qui, d'abord, avait craint
de ne pouvoir s'y rendre, trouve le moyen de répondre à l'appel
de l'autre France. Par un véritable tour de force d'ubiquité, elle
passera la frontière, sans cependant cesser d'être présente aux
Etats-Unis. Pendant que M. Viviani part pour Ottawa, le maré-
chal se met en route pour Boston, d'où il se rendra à Montréal
pendant que M. Viviani sera à Boston. Le lendemain du ban-
quet du Waldorf, le maréchal débarque, au matin, sous un ciel
gris, dans' une ville endormie, pour se rendre au Capitole. Une
salve de vingt et un coups de canon l'accueille. Solennellement,
le cortège monte les grandes marches, pénètre sous le péri-
style, puis, précédé d'un huissier portant l'emblème de l'Etat,
entre dans la grande salle où Sénat et Chambre sont réunis
pour l'accueillir : accueil grave, sérieux, réfléchi, d'un peuple
qui sait ce que c'est que la guerre et s'apprête à y mettre toute
son énergie. Au déjeuner, dans un édifice sombre et sévère,
d'une simplicité toute puritaine, par une attention délicate,
Boston, la musicale Boston, a su rechercher et trouver toutes
les marches militaires françaises, de Sambrc-el-Meuse à la
Marche lorraine. Enfin, dans l'après-midi, d'interminables
régimens, masses grises qui vont se perdre dans le brouillard,
défilent aux sons de fanfares guerrières. Les grandes acclama-
tions de la foule viennent ensuite : acclamations trop connues
pour qu'il y ait ici la moindre raison de les noter encore; mais
ce qu'il faut signaler, c'est la fierté martiale toute spéciale au
Massachusetts. Boston a la réputation d'être le centre du patrio-
tisme américain ; il suffit, pour s'en convaincre, de lever les
yeux. Nulle part ne s'est vue pareille floraison de drapeaux. Et
662 REVUE DES DEUX MONDES.;
quand le cortège se met en marche pour l'Université de Cam-
bridge, où, dans le stadium, s'entassent cinquante mille per-
sonnes, de nouvelles acclamations retentissent.
Après avoir offert au maréchal Joffre l'ardent salut de son
esprit martial, Boston réservait, le lendemain, à M. Viviani,
d'abord dans la Bibliothèque, fondée par un Français, où les
muses de Puvis de Chavannes acclament le Génie de la Lumière,
puis, au City Club, où se groupent, sans hiérarchie ni barrière,
toutes les conditions, toutes les opinions, l'accueil de son esprit
civique. Fidèle à ses grandes traditions, l'Athènes du Nord se
montre ainsi comme une ruche active de travail, qui, non
contente d'accumuler les richesses, allume, la journée finie, la
lampe de l'étude, et sur sa prospérité entend que rayonne,
haute et vive, la pure flamme de l'idée.
Un port d'Amérique, en mai.
Quelque part, descendent silencieusement, d'un train garé
depuis une demi-heure, des ombres : de brèves paroles, et, dans
la nuit, une vedette de la police du port glisse sur la moire
sombre des eaux. Sur la rive opposée, les gratte-ciel, gardiens
géans du fleuve immense, jeUent au groupe qui s'enfonce dans
l'épaisseur d'une nuit sans lune l'appel non écouté, si ce n'est
comme adieu, de leurs lointaines lumières. Dans l'avant-port,
deux navires de guerre attendent. Et bientôt, l'un convoyant
l'autre, ils descendent vers l'Océan. Nul journal, ni demain, ni
après-demain, ne dira la nouvelle. Plus discrètement encore
qu'elle n'était venue, dans la solitude d'un matin, sur cette
côte de la Virginie où les cavaliers autrefois abordèrent, la
mission française vient de partir, d'un autre point, sous le triple
anonymat du lieu, de l'heure, de la date, — et de disparaître
dans la nuit.
Entre cette arrivée de surprise et ce départ de mystère,
quelle activité, quelle popularité, quel éclat !
Pour trouver une impression comparable, il faudrait remon-
ter quatre-vingt-treize ans en arrière, à la longue visite de
quatorze mois que fit ici La Fayette, à l'invitation du Congrès.
Prié par la République américaineu de revenir dans cette patrie
adoptive de sa jeunesse, » le général s'embarquait au. Havre
sur le Cadmiis, avec son fils George.s et un secrétaire. Il ne
représentait que lui-même. Et cependant dans un voyage qui.
AVEC M. VIVIANl ET LE MARÉCHAL JOFFRE. 663
par terre et par eau, diligence et bateau, devait !e conduire à
travers un grand nombre des vingt-quatre Etats (aujourd'hui
quarante-huit) qui formaient alors l'Union, il devait recevoir
les te'moignages multiples, ardens d'une vénération qui portait
au-devant de lui, non pas seulement les anciens combattans de
la guerre civile, les chefs du gouvernement, Monroe au second
terme de sa présidence, Adams à la première année de son unique
mandat, mais le peuple entier des cités, qui comptaient alors
quelques milliers d'âmes, où maintenant elles se chiffrent par
centaines de mille, et cent soixante-dix mille k New-York, où
elles dépassent aujourd'hui six millions. Les femmes deman-
daient qu'il leur fût permis de toucher ses vêtemens; les pères
lui présentaient leurs enfans. A Yorktown, le général Taylor lui
offrit une couronne tressée pour un double triomphe : <( Dans les
combats, il fut un héros, et dans la vie civile, le bienfaiteur du
monde. » On acclamait en lui le grand apôtre de la liberté.
Venu comme simple particulier, le général La Fayette recevait
le double hommage d'une admiration personnelle et d'une
vénération nationale, d'une reconnaissance militaire et d'une
sympathie libérale.
Mais, si grande qu'eût été jadis la manifestation qui, sur les
pas de La Fayette, levait, avec le souvenir des jours héroïques
de l'indépendance, la foi dans le progrès de la liberté, celle que
la mission française a, dans un voyage de quatorze jours, fait
naître sur sa route, la dépasse encore. Le 6 septembre 1916, au
City Hall de New- York, l'ancien ambassadeur Robert Bacon,
dont le nom est resté cher aux Parisiens, faisait, entre le vain-
queur de la Marne et celui de Yorkstown, un parallèle significa-
tif : « La bataille de la Marne, combattue et gagnée pnrJoffre.le
jour de l'anniversaire de La Fayette, fait du 6 septembre une date
mémorable, non seulement dans l'histoire du pays, mais dans
toutes les annales de la civilisation. En commémorant les services
de La Fayette, l'ami de la liberté, l'ami de l'Amérique et l'ami
de Washington, nos cœurs vont à la France, à sa lutte pour
l'humanité, pour nos intérêts et nos droits américains. » Tandis
que, dans le marquis de Chambrun, la gratitude américaine
retrouvait avec satisfaction la lignée personnelle de La Fayette,
il lui semblait, dans le maréchal Joffre, trouver sa lignée mili-
taire. Coiffé du képi aux trois feuilles de chêne, simplement
vêtu de la tunique bleu sombre, aux manches desquelles brillent
664 REVUE DES DEUX MONDES.
les étoiles de maréchal, les jambes enveloppées de molletières
brunes, le vainqueur de la i.larne évoque, aux yeux des Améri-
cains, les grands souvenirs de simplicité démocratique d'un
général Grant. Impassible au milieu des ovations qui l'accueil-
lent, ce maréchal sans cheval, ni chapeau à plumes, ni brode-
ries, ni bottes, ni éperons, l'air doux, atïable, avec son regard
profond d'un bleu presque rêveur, réconcilie les plus intransi-
gcans des pacifistes avec l'armée, dont ils comprennent qu'elle
peut être démocratique, et jusqu'avec la guerre, dont ils entre-
voient qu'elle peut être faite, non seulement pour la justice et
la liberté, mais pour la paix du monde. Ce ne sont pas seule-
ment des hommages guerriers que lui apportent les Américains,
épées d'honneur à Brooklyn, bâton de maréchal fait dans le
bois précieux du bâtiment de l'Indépendance, mais un tribut
civique avec la statue d'or de la Liberté éclairant le monde
qui lui est remise au Central Park de New- York.
Et ce n'est pas seulement devant les cadets de West Point,
ou les monumens élevés aux soldats morts pour la patrie, que
le maréchal trouve, avec quelques brèves paroles, ce geste : le
salut porté de la main au front découvert, qui devient promp-
toment populaire et que les Américains, même vêtus de la
pourpre d'un président d'université, répètent; il trouve, devant
la cloche historique de Philadelphie, cet autre geste, la main
ramenée aux lèvres après avoir touché le glorieux battant, qui
devait lui conquérir tous les cœurs. Comme pour La Fayette, les
femmes, les enfans se pressent sur son passage, et, comme
La Fayette, avec la même bienveillante affabilité, il se laisse
approcher en toute simplicité. « Avec son regard doux et fort,
nous dit une Américaine, sous la masse de ses cheveux blancs,
son maintien simple, son sourire accueillant à tous, grands
ou petits, puissans ou faibles, c'est le type du véritable héros. »
Pour commenter le sens du voyage de la mission, exprimer
la permanence des sentimens que la France et l'Amérique,
unissant leurs forces au service d'un môme idéal de liberté, do
justice et de démocratie, éprouvent l'une pour l'autre, nulle
parole, au sein du gouvernement, ne pouvait être plus émou-
vante que celle du chef civil de la mission. Douce pour remercier,
énergique pour affirmer, ùpre j)our llétrir l'agresseur ennemi
de toute justice et de toute liberté, sa parole musicale a tantôt
la fluidité de l'eau qui coule et tantôt la résistance du métal.
AVEC >t. VIVIAM ET LE MARÉcFIAL JÔFFRÉ. 6GD
Suivant la maxime de l'orateur antique : « De l'action, enrore de
l'action, toujours de l'action, » ses mains, d'abord tendues en
se croisant vers le sol, se délient, montent à la hauteur du
visage, se ferment et se crispent, pour frapper l'espace des deux
poings fermés, puis se détendent, pendant que le bras s'avance
et que le geste s'élargit; le buste, légèrement penché au début,
se redresse, se grandit; le visage, d'abord souriant et comme
rayonnant de clarté, se contracte et s'empourpre ; mais la voix,
toujours harmonieuse, dont les mots portent jusqu'à l'extrémité
des plus nombreux auditoires, garde toujours, sous la variété de
l'accent et jusqu'au moment de la suprême envolée, son timbre
de cristal. Habitués à l'éloquence plus sobre et plus monocorde,
au geste plus rigide de leurs orateurs, soudain dépassés par la
souplesse vive et forte de cette parole ardente, les Américains
saluent d'acclamations enthousiastes et coupent d'applaudisse-
mens frénétiques le merveilleux orateur qui, ne sachant pas
l'anglais, se fait, rien que par la puissance de son geste et la
mimique de sa parole, comprendre d'hommes qui savent à peine
le français.
(c C'est juré 1 » a-t-il dit au Congrès. «C'est juré! » a-t-il dit
au peuple. Suivant le mot du président des Etats-Unis, « nous
sommes frères dans la même cause. » Oui, c'est juré. Une fois
de plus entre les États-Unis et la France, le pacte de liberté et
de justice se trouve scellé, et, pendant que la mission française
discrètement s'éloigne vers la France, ces mots de La Fayette au
Congrès, le 1" janvier 1825, reviennent à l'esprit pour caracté-
riser un voyage qui, par l'importance historique, ne rappelle
pas seulement le sien, mais renouvelle l'intimité de pensée
créée entre la France et l'Amérique par sa toute première
arrivée : « A l'union perpétuelle avec les Etats-Unis ! Un jour
elle sauvera le monde. »
Pierre db Leyrat.
SCÈNES DE L4 RÉVOLUTION RUSSE
m"
LA
RUSSIE AU BORD DE L'ABÎME
L'IVRESSE MAGNIFIQUE ET DANGEREUSE
Pétrograd, mai 1917.
Vie frémissante, pleine de passion et d'éclat : c'est la nôtre
depuis la grande semaine révolutionnaire. Toute demeure est
une hôtellerie où l'on mange à la hâte, où l'on dort la moitié
de son sommeil. La pensée, l'action, le mouvement sont dans
la rue et l'àme s'y précipite à leur suite. Notre vie spirituelle
est si intense qu'à peine songe-t-on à assurer l'autre. Si le pain
du corps manque parfois, en revanche celui de l'esprit
surabonde. Pareil aux cinq pains de l'Evangile, il se multiplie
jusqu'à rassasier une multitude toujours croissante et toujours
renouvelée. On en a plein les mains, on le foule aux pieds, il
vole au-dessus de nos têtes sous la forme des innombrables
feuilles politiques qu'a fait naître la Révolution. Voici les
Isvestia (les Nouvelles), organe du Conseil des délégués des
ouvriers et soldats; le Diélo Naroda (la Cause du peuple), où
paraissent les articles entlammés, mais parfois inquiétans, de
(1) Voyez la Revue des 15 mai et l" juillet.
tA RUSSIE AU BORD DE l'abÎME. 66T
Tchernoiï -,l' Edinstvo (l'Union), du socialiste patriote Plékhanoiî;
la ISovaïa jizna (la Vie nouvelle), de Gorki... Tout cela brûle
comme du feu, enivre l'àme et le cerveau, exalte l'imagination.
La Pravda (la Vérité), organe de Lénine et des bolchévistes,
devient un contre-poison, par ses exagérations même! A chaque
pas dans la rue, on se heurte à des distributeurs d'Appels, de
Déclarations, de Manifestes, expression de toutes les tendances,
propagande pour toutes les causes!... Et, comme si ce n'était
pas encore assez, la manne spirituelle tombe du haut de tout
escalier extérieur, public ou privé, de toute borne, de toute
saillie pouvant offrir une tribune d'où dominer la foule ardente,
prête à la riposte, aux applaudissemens ou à la désappro-
bation.
Pétrograd bouillonne comme une cuve après la vendange,
et c'est nous qui sommes le raisin noir! Les grands jours de 89
sont revenus et nous les vivons ! Ivresse magnifique et dange-
reuse 1... La Russie géante, la Russie chaotique cherche sa
norme, et elle la cherche dans la révolution. Les images
manquent pour dépeindre ce formidable creuset où -toutes les
institutions, toutes les croyances, toutes les habitudes, toutes
les traditions ont été jetées pêle-mêle et d'où la Russie nou-
velle aspire à se dégager. Y réussira-t-elle?... Nous sommes
encore trop près pour juger la Révolution russe, mais elle
apparaît comme le plus extraordinaire mouvement d'idées,
comme le plus ardent foyer de propagande univ^erselle que
le monde ait vu depuis la Révolution française.
Le 1^'^ mai que nous venons de vivre entrera dans l'Histoire
sous un déploiement somptueux de drapeaux rouges, de
cocardes, de rubans, de fleurs et de palmes; au son des chants,
des hymnes, de l'éclat des cuivres jetant au vent de laj^éva les
strophes ardentes Ae la Marseillaise ; dans l'ivresse joyeuse des
farandoles enfantines déroulées sous les pas ; au milieu de l'en-
thousiasme sacré des foules, des applaudissemens qui répondent
aux discours tombant des soixante tribunes dressées dans la
capitale et où des orateurs improvisés remuent à plein cerveau
les plus hautes, les plus nobles, mais les plus dangereuses
idées 1...
Il faut le reconnaître, cette sorte de mysticisme révolution-
naire où se complaisent les âmes russes risquerait, s'il se cris-
tallisait, de devenir néfaste au succès même de l'établissement
668 REVUE DES DEUX MONDES.i
de la liberté. A force d'entendre : « Vive la paix! Vive la fra-
ternité des Peuples! » on finit par oublier que, derrière ses
abris bétonnés, par delà ses infranchissables réseaux de fils de
fer barbelés, le tigre allemand guette, pareil au fauve dans la
jungle, et se réjouit de cette foi naïve en l'universelle fraternité
qui est le piège où il nous attend.
La splendide folie de désintéressement qui s'est emparée de
la Russie et qui, en celte journée du l"^'" mai, a reçu la consé-
cration des foules, était en germe dans V Appel à tous les peuples
et a trouvé sa forme définitive dans l'Appel aux socialistes de
tous les pays, publié le 2 avril par le « Conseil des délégués des
ouvriers et soldats » de Pétrograd. Après avoir déclaré que la
Révolution russe est une révolution non seulement contre le
tsarisme, mais contre l'entr'égdrgement universel, l'Appel
ajoute : « La démocratie révolutionnaire russe ne veut pas
d'une paix séparée, qui serait de nature à délier les mains de
l'Empire germanique. Elle sait qu'une telle paix constituerait
une trahison envers la démocratie, et la livrerait pieds et
poings liés à l'impérialisme. Elle sait qu'une telle paix ne
pourrait conduire qu'à un désastre militaire de tous les autres
pays, et ainsi affermir pour de longues années le triomphe du
chauvinisme et de la revanche; laisser l'Europe, après 1870,
comme un camp en armes et préparer dans un avenir prochain
un nouveau et sanglant corps à corps. La démocratie révolu-
tionnaire russe veut une paix universelle sur une base accep-
table pour tous les travailleui-s de tous les pays qui ne veulent
pas de conquêtes, qui ne cherchent à dépouiller personne, qui
sont tous également intéressés à la libre expression de la
volonté de tous les peuples, et au renversement de l'impéria-
lisme international. Une paix sans annexions ni contriôiitions,
sur la base du libre développement de tous les peuples, cette for-
mule, comprise et accueillie sans arrière-pensée par l'intelli-
gence et par le cœur du prolétariat, donnerait la base sur
laquelle pourront et devront s'entendre les travailleurs de tous
les pays, belligérans et neutres, pour établir une paix durable
et pour guérir dans des efforts communs les plaies causées par
la lutte sanglante.
« Le Gouvernement provisoire de la Russie révolutionnaire
a fait sienne cette manière de voir fondamentale, et la démo-
cratie révolutionnaire s'adresse avant tout à vous, socialistes
LA RUSSIE AU BORD DE L ABIME.
669
des Puissances alliées. Vous ne devez pas permettre que la
voix du Gouvernement provisoire russe reste isolée dans le
concert des Puissances alliées. Vous devez amener vos gouver-
nemens à déclarer d'une façon nette et décisive que la formule
de la paix sans annexions ni contributions, sur la base du libre
développement des peuples, est aussi leur formule. Par là, vous
donnerez le puids et la force d'impulsion nécessaire au geste du
Gouvernement russe, vous donnerez à notre armée révolution-
naire, qui a inscrit sur sa bannière : la paix entre les peuples,
la certitude que ses sacrifices sanglans ne seront pas abusive-
ment utilisés pour le mal. Vous lui donnerez la possibilité de
remplir avec toute la ferveur de l'enthousiasme révolution-
naire les sacrifices militaires qui lui incombent. Vous la forti-
fierez dans sa foi en ce que, luttant pour défendre les conquêtes
de la révolution et notre liberté, elle combat en même temps
pour les intérêts de la démocratie internationale, et, par cela,
contribue au plus rapide établissement de la paix désirée par
tous. Vous mettrez les gouvernemens des pays ennemis en pré-
sence du dilemme inéluctable de renoncer avec la même fer-
meté à la. politique de conquêtes, de dépouillement et de
violence, ou bien d'avouer ouvertement leurs crimes et, par là,
déchaîner sur leur propre tête la juste colère de leurs peuples.
« La démocratie révolutionnaire russe s'adresse à vous aussi,
socialistes de l'Austro-Allemagne. Vous ne sauriez admettre que
vos gouvernemens deviennent les bourreaux de la liberté russe;
vous ne pouvez souffrir que, profitant de l'ivresse joyeuse de la
liberté et de la fraternité qui s'est emparée de l'àme russe révo-
lutionnaire, vos gouvernemens rejettent leurs armées sur le
front occidental pour détruire d'abord la France et ensuite se
précipiter sur la Russie et, finalement, vous étouffer vous-mêmes
et tout le prolétariat international dans l'étau de l'impérialisme
universel (1). »
Quinze jours se sont passés. Ce second Appel, pas plus que
celui du 14/27 mars, n'a encore reçu aucune réponse des socia-
listes austro-allemands. La grande erreur des révolutionnaires
russes, c'est de prêter à leurs ennemis la noblesse d'àme et la
sincérité dont ils sont eux-mêmes animés.
(1) Suit un appel aux socialistes neutres et une invitation à une Conférence
internationale à laquelle prendraient part tous les travailleurs des paj's belligé-
rans et neulros,
670 REVUE DES DEUt MONDES.;
POUR ET CONTRE LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.
20 AVRIL/3 MAI
Les journaux de ce matin publient la note du gouvernement
russe aux diplomaties alliées. La plupart reprochent à M. Miliou-
koff la forme, qn'ils jugent timide et ambiguë, par laquelle il
convie les Alliés à s'associer à la Russie dans sa politique de
renonciation à toute annexion et contribution de guerre. Il est à
prévoir que les partis vont en tirer occasion pour s'affirmer
davantage et aussi, hélas! pour se ruer les uns contre les autres
et risquer, au nom de la paix universelle, de nous faire choir
dans la plus inexpiable de toutes les guerres : la guerre
civile I
Déjà les colères bouillonnent ; la rue s'agite ; on y dérlare
le gouvernement traître à la démocratie. Hâtivement, je télé-
phone à l'un des membres du parti travailliste : M. Vodovozoff.
Le distingué publiciste revient d'un Congrès de paysans»
tenu dans le gouvernement de Novgorod.
— Eh bien, dis-je en l'abordant : la situation est grave I
— C'est la faute de MilioukofT. Sa note est d'un doctrinaire
qui ne comprend rien à l'évolution. Elle marque un recul sui
la déclaration du 27 mars, qui a posé nettement et fait connaître
au monde les buts de la révolution russe. Nous ne voulons ni
des Dardanelles, ni de Constantinople, et l'erreur de M. Miliou-
kotr a été de rester, notamment sur ce point, fidèle à la poli-
tique tsariste. Partisans de la politique ouverte, nous deman-
dons que les contrats entre la Russie et ses Alliés soient rendus
publics. Nous remplaçons le mot d'ordre impérialiste : « Jusqu'à
la victoire complète » par la formule : « Jusqu'à la libération do
tous les peuples, » — sans en excepter l'Allemagne. La victoire
que nous voulons, c'est celle des démocraties sur leurs oppres-
seurs. Nous ne la rechercherons par les armes qu'après avoir
acquis la douloureuse certitude qu'elle ne peut être obtenue
autrement. Gela non plus, M. Milioukolf ne paraît pas l'avoir
compris... Dans ce conllit, comme dans tous les autres, le
dernier mot appartient au peuple !
Ce dernier mot, c'est en effet à la rue que je vais le
demander. Elle présente l'aspect fiévreux des jours de grande
lutte. Tout le peuple y est déjà descendu. Des attroupemens se
LA RUSSIE AU BORD DE l'abÎME. 67 1
forment. A certains carrefours, l'engorgement est tel qu'il faut
louvoyer pour he frayer un passage. Pourtant, la première
parole entendue est un appel à la sagesse et à la modération.
Un soldat crie :
— Camarades, au nom de l'avenir de la Russie, restons
fidèles au gouvernement provisoire. Provisoire; il est provisoire,
comprenez-vous? Attendons l'Assemblée constituante, c'est elle
qui décidera de tout.
Non loin, une jeune fille en cheveux courts, déclare :
— Ecoulez Lénine ; c'est lui seul qui a raison!
Le reste de ses paroles se perd dans les prote-^tations de la
foule. Mais un homme se détache du groupe, gesticulant et
indigné :
— Ne la croyez pas! Ne la croyez pas ! Elle ment ! Elle dit
que Lénine sauvera notre Russie; Nadia Roussiia!
Et il met dans ce mot une expression de si profond amour
que les larmes m'en viennent aux yeux !
Vers trois heures, nous arrivons sur la place d'Isaac. Au
delà du square, dans l'immense espace quadrangulaire dont le
palais Marie occupe le fond, on ne distingue qu'une masse
grouillante et un rouge frissonnement de drapeaux au-dessus
de l'éclair luisant des baïonnettes. Ce sont les régi mens de
Finlande, de Pawlowsk, de Kexgolm et les marins du 2" équi-
p.Tgc de la Baltique sortis de leurs casernes sous l'impulsion
d'un soldat arrivé d'Helsingfors qui manifestent sous les fenêtres
du palais où siège le Comité exécutif du gouvernement provi-
soire. Commencée par l'armée, la révolution se continue sous
la menace des baïonnettes! Cela est assez conforme aux tradi-
tions russes. De la révolte des Strélitz à celle des régimens
qu'eut à dompter Nicolas I"' au moment de son avènement,
l'histoire de la Russie abonde en mouvemens militaires.
Celui du 27 février n'est devenu une révolution que par
l'ampleur que lui a donnée la guerre. Il ne peut en être autre-
ment dans un pays qui, depuis Pierre le Grand, reposait sur une
organisation militaire dont le tsar était le chef suprême. L'armée
est pour ou contre ce chef. Si elle est pour lui, le peuple tremble
et obéit; si elle est contre lui, la foule suit l'armée, — ce qui
est encore une forme d'obéissance. L'essai de révolution popu-
laire de 19Û0 a été une illustration de cette loi. Fidèle, l'armée
a maté le peuple et l'a rendu impuissant. En 89, c'est, au
67â REVUE DES DÉUi MONDÉS.)
contraire, la grande vague populaire qui a submergé l'armée.!
Depuis sa formation, le gouvernement provisoire n'a eu d'un
gouvernement que le nom. En réalité, le pouvoir appartient au
<( Conseil des délégués des ouvriers et des soldats. » Faut-il voir
dans la manifestation d'aujourd'hui la lutte ouverte entre les
deux pouvoirs?... La sagesse serait de mettre un terme à leur
antagonisme et de les réunir.
Avec des cris et des huées, cette masse en armes exige la
démission du ministre des Affaires étrangères. Les inscriptions
agressives des drapeaux soulignent leurs démonstrations ver-
bales d'une menace sanglante : « Doloï Milioukofî! » « A bas le
gouvernement provisoire ! »
Un soldat a harangué les troupes. La foule s'agite et mani-
feste. Le tumulte est à son comble. Nous nous sentons jetés, pan-
telans, au bord d'un abime d'angoisses. Le gouvernement pro-
visoire se soumcttra-t-il à la brutale injonction de l'armée? Le
Conseil des ouvriers et des soldats acceptera-t-il le lourd fardeau
du pouvoir à l'heure où la menace de la guerre civile passe en
tourbillon sur nus têtes?... Le tragique de la grande crise révo-
lutionnaire n'est pas encore épuisé !...
Mais voici que pareils au Deus ex machina des anciens,
Skobelefî, un des leaders du parti socialiste, accourt, prononce
des paroles de concorde et d'apaisement; Korniloff, héros jadis
adoré des soldats, fait à la sagesse de l'armée un émouvant
appel : « Soldats, citoyens, entre la flotte allemande et nous, i'
n'y a plus qu'une barrière chaque jour diminuée : les glaces de
la Baltique. Ne nous divisons pas, je vous en conjure, au moment
où nous allons avoir peut-être à fournir le plus prodigieux effort
de cette guerre pour sauver la patrie en danger. Soldats, rentrez
paisiblement dans vos casernes et attcndez-y les ordres du
Conseil des délégués des ouvriers et soldats et les miens! » On
applaudit; des casquettes et des bonnets de fourrure s'agitent,
les drapeaux frissonnent au-dessus des têtes, on crie : « Vive
Korniloff 1 »
Une autre scène se jouait sur la Perspective Newsky. Des
bureaux de la Rouska Volya un homme était sorti, élevant à
bout de bras un' drapeau modeste. A la hâte, sur l'étoffe rouge,
on avait écrit : « Vive Milioukolf ! Confiance au gouvernement
provisoire! » Par les allées du jardin qui s'arrondit devant
Notre-Dame de Kazan, le porte-drapeau va se placer au sommet
La RUSSIE AU BORD DE l'aBIME. 673
des escaliers qui occupent le centre de la colonnade berni-
nienne (1).
Une foule de gens le suivent. Officiers, soldats, marchands
qui ont fermé à la hâte leurs boutiques, ouvriers en rupture
d'usine, bateliers de la Neva, étudians et étudiantes, tout ce qui
passe, circule, ondoie à toute heure du jour et presque de
la nuit sur cette Newsky, frémissante et passionnée comme
un être vivant.
L'obligatoire discours entendu, la foule se forme en cortège,
arrêtée de temps à autre sur son parcours par un orateur juché
sur une voiture de place ou qui a escaladé les marches d'un
padiezde (2)... On traverse le canal de la Fontanka, après s'être
donné comme objectif le ministère des Affaires étrangères, sur
la place du Palais-d'Hiver.
Mais voici qu'à l'intersection de la Newsky et de la Morskaia,
les deux manifestations, — pour et contre le gouvernement
provisoire, — se rencontrent. Une bousculade rapide se produit.
Le drapeau de la manifestation promilioukovienne est enlevé
au bout des baïonnettes et lacéré. Un autre le remplace, bientôt
lacéré à son tour. Cris dans la foule. Fuite dans toutes les
directions... La milice parait... Des citoyens de bonne volonté
s'appliquent à rétablir l'ordre. On se donne rendez-vous, le soir,
à la place du palais Marie.
Et, dans la clarté prolongée des nuits blanches commen-
çantes, puis plus tard, à la lueur indécise des globes électriques,
devant les fenêtres éclairées du palais où le gouvernement
provisoire a repris ses séances, la grandiose manifestation
recommence. Mais les régimens ne sont pas revenus. Du palais
Marie à la cathédrale d'Isaac, majestueusement silhouettée sur
le ciel, l'immense place retentit des cris, des appels, des hourrahs
échappés à plus de cent mille poitrines. Plus de manifestations
de haine ou de colère : rien qu'une attente anxieuse et une
vibrante espérance. Des fenêtres de l'hôtel Astoria orientées
vers le palais Marie, le spectacle est extraordinaire. Le décor,
la foule, la montée des voix, les effluves émanés de ces
masses en ébullition, sont plus grisans que les fumées de
l'alcool. On croit assister à quelque formidable poussée du
(1) Notre-Dame de Kazan est une copie de Saint-Pierre de Rome dont la
double colonnade est due au Bernin.
(2) Escalier extérieur, souvent protégé par une sorte de véranda.
TOME XL. — 1917. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
peuple dans les soirs tumultueux de Ninive ou de BabyloneI...i
L'un après l'autre, afin de calmer cette attente qui s'angoisse,
les ministres paraissent au balcon. GoutchkolY, malade, la main
appuyée sur son cœur pour en comprimer les battemens, jette
en paroles ardentes son âme à la multitude... Et tout à coup,
un hourrah formidable retentit, pareil à une tempête qui passe
sur les grands chênes; dans la foule un mouvement se produit,
analogue à celui des vagues au temps des grandes mare'es : c'est
MilioukofF que la foule acclame et veut voir, et veut entendre.
Le ministre proteste de la bonne foi du gouvernement provi-
soire, de sa propre fidélité' a la cause de la Révolution...
Le poids tombe qui oppressait encore les poitrines; l'apai-
sement se fait. On éprouve l'impression d'avoir échappé par
miracle à un terrible danger. Longtemps encore, même lorsque
le silence s'est fait sur les balcons, la foule s'attarde, allégée
et murmurante, heureuse de prolonger en elle le sentiment des
heures inoubliables qu'elle a vécues.
LA GARDE ROUGE
Malgré la rectification à la note du 20 avril, publiée par le
ministre des Affaires étrangères et transmise aux gouvernemens
alliés, les ouvriers restent dans un grand état d'effervescence.
Les usines de la Baltique, les quartiers populeux de Pétrograd-
skaïa-Stérana et de Viborg fermentent comme aux premières
heures de la révolution. Les « camarades » se montrent mécontens
non seulement du gouvernement provisoire, dont ils traitent
les membres de « droitiers » et de « bourgeois, » mais même
du Conseil, qu'ils ne trouvent pas assez disposé à les suivre dans
leurs exagérations. Pourvus des fusils volés à l'Arsenal, recon-
naissables à leur brassard, à la couleur révolutionnaire, ils se
sont constitués en Garde rouge, moins pour protéger la popu-
lation que pour la terroriser. En vain le Conseil a décliné leurs
offres d'assistance, et répondu que la milice suffisait au maintien
de l'ordre dans la cité; en vain leur a-t-il enjoint de venir
déposer leurs armes, ils continuent à se dresser, menaçans.
Des armes, et surtout des grenades à mains, disparaissent
presque journellement de l'Arsenal ou des autres usines de
munitions. Récemment, les 20 000 hommes de la Garde rouge
ont défilé en armes dans plusieurs quartiers de Pétrograd, afin
LA RUSSIE AU BORD T)E L ABIME.
675
d'en imposer à la ville par un déploiement inattendu de leurs
forces. Le bruit court qu'ils se sont fabrique' une auto blindée
avec un camion automobile. On a peur d'eux. De vagues rumeurs
annoncent qu'ils feront une démonstration aujourd'hui.
Journée enfiévrée. La réconfortante impression produite
par la déclaration des ministres au palais Marie s'efface déjà.
Je reçois quelques visites. Presque toutes sont porteuses de
nouvelles alarmantes : un général a été assassiné; des coups
de feu ont été tirés ce matin à Pétrogradskaïa-Stérana; le
Conseil même n'est plus écouté; la Garde rouge parcourt les
quartiers qui avoisinent la Sadovaïa... Plusieurs personnes
auraient été tuées...
Je n'ai garde de tomber dans le piège de ce pessimisme.
La Russie révolutionnaire traverse une crise : elle en sortira.
Milioukoff saura se retirer s'il le faut...
Vers quatre heures M. Michel arrive. Je n'attendais que lui
pour me mêlera la foule qui, malgré les menaces de fusillade,
s'est remise à parcourir les rues. J'ai quitté le lointain quartier
où j'ai vécu les premiers jours de la révolution, pour m'établir
dans une rue perpendiculaire à la Newsky et où je sens? battre de
plus près le cœur de la grande et orageuse cité. En trois minutes,
nous atteignons la Perspective. Moins les drapeaux, elle présente
le même spectacle que la veille. Les orateurs y continuent leur
propagande. Et je songe à ce qu'écrivait le marquis de Custine
dans son livre, trop peu lu, La Russie en 1S39 : « Les nations
ne sont muettes qu'un temps ; tôt ou tard le jour de la discussion
se lève : la religion, la politique, tout parle, tout s'explique à
la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé,
on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira
revenu à la confusion de Babel. » Paroles prophétiques! Dès
qu'il a touché le pavé de la rue, tout homme, ici, se mue en
orateur. Ce qui me surprend, c'est que la masse sait écouter.
Point d'interruption brusque, de controverses désordonnées où
chacun n'entend et n'écoute que soi. Ces meetings improvisés
sont à la fois ardens et calmes, comme le caractère même de
ce peuple façonné depuis des siècles par la double influence du
climat et de l'obéissance.
De groupe en groupe, nous atteignons Gostiny-Dvor. Soudain,
aussi inattendue qu'un coup de tonnerre dans un beau ciel d'été,
une fusillade éclate : la Garde rouge débouche de la Sadovaïa;
676
REVUE DES DEUX MONDES.
la Garde rouge est devant nous!... La détonation a e'té si proche
que nous avons vu briller l'éclair I A côté de M.Michel, un soldat
tombe, foudroyé. Débandade folle. Avant que j'aie eu le temps
de me reconnaître, je suis prise sous le bras, emportée presque...
Conscient du danger que nous courons, M. Michel m'a saisie,
et m'entraîne, et m'emporte hors de cette fournaise avec toute
la force de ses robustes vingt ans! La seconde salvire me trouve
à l'abri, dans un cinéma tout proche. Mon secrétaire est reparti.
Mais je ne suis pas seule. En un instant, le hall est rempli.
Les grandes glaces des murs reflètent des visages épouvantés
d'hommes, de femmes et d'enfans. On entend :
— Tirer sur une foule paisible et sans armes I Quel crime ! . . .
En effet, depuis les perquisitions de la Grande Semaine,
rares sont ceux qui possèdent encore un revolver.
Une petite fille que la foule bousculante a séparée de sa
mère pleure dans un coin.
Deux, trois salves encore, puis le silence... Silence gros
d'inquiétude... La porte se rouvre : on apporte les blessés et
les morts. M. Michel est parmi les porteurs. 11 tient à pleins
bras le corps abandonné d'un soldat. Les cheveux grisonnent
sur les tempes, les bras pendent lamentablement... Un peu de
sang macule la joue... Cinq, six, puis sept corps ont été apportés
ainsi... Est-ce le bilan de la journée? Y a-t-il ailleurs d'autres
victimes?
— Rentrez chez vous, madame, exige M. Michel. La Garde
rouge est encore là et l'on dit qu'un régiment accourt à sa ren-
contre. Dieu sait ce qui va se passer ici ce soir!
— Savez-vous, lui dis-je, que vous venez peut-être de me
sauver la vie?...
Michel hausse les épaules et :
— Penh! dit-il, n'exagérez pas mon mérite... ni le vôtrel
Puis tandis qu'il m'emmène, très vite, il raconte :
— Ce sont ceux de Poutiloff, de Lessner et de Troubatchni
qui ont fait le coup. Lorsque je vous ai quittée, j'étais comme
fou; j'y voyais rouge; j'aurais voulu tuer ces brutes..., et j'étais
sans armes. Revenu à mon point de départ, j'ai essuyé une
seconde salve, et tout à coup je vois ceci : un soldat, revolver au
poing, s'élance sous le feu vers les' plus proches assaillans et
crie : « Vous êtes des brutes, des brutes! On ne tire pas sur une
foule sans armes! » Autant que j'ai pu en juger, il en a blessé
LA RUSSIE AU BORD DE L ABIME.
617
deux et en a fait reculer un grand nombre. On l'a entouré et
décoré sur place de la croix de Saint-Georges. Alors j'ai ramassé
un malheureux soldat mort, et je suis venu vous rejoindre.
Et, comme nous arrivons devant ma porte :
— Ne sortez pas, madame, je reviendrai ou je vous télépho-
nerai selon les événemens. Ça va chauffer, tout à l'heure...
En vain j'insiste pour le retenir :
— Non, non, ma place est là-bas. Je suis milicien; je dois
aider au rétablissement de l'ordre. D'ailleurs, vous savez bien
que les balles ne peuvent pas m'atteindre...
Car, outre qu'il est courageux, Michel a foi en son étoile I...1
ON DÉSERTE... ON FRATERNISE...
Les pires nouvelles nous arrivent du front. Pendant les
premières semaines de la Révolution, les officiers ou soldats
qui en venaient, délégués par leurs camarades, vantaient le
patriotisme, la fermeté de résolution des troupes. Ils faisaient
entendre des paroles de sagesse, des appels à l'ordre et au tra-
vail. Les divergences politiques, les querelles des partis les
remplissaient de crainte et d'étonnement. Peu à peu, de la capi-
tale, la désagrégation s'est infiltrée dans les villes de l'arrière
et a gagné le front. Certains journaux, comme la dangereuse
Pravda, répandus dans l'armée par centaines de mille, y ont
semé des fermens de révolte et de dissolution. La discipline s'est
relâchée; on a commencé à organiser des meetings, à parler
politique, à discuter les ordres des chefs...
Puis est venue la question du partage des terres. Se faire
tuer, c'est perdre sa part! Alors, la nuit, en tapinois, on sort
de sa tranchée pour se reporter un peu à l'arrière, de crainte
d'une surprise. Au matin, si la tranchée est libre, on la réoc-
cupe, tranquillement.
Les Allemands ont habilement profité de cet état d'esprit.
Après leur attaque sur le Stokhod, ils ont compris que mieux
valait laisser les Russes en paix. La Pravda et le Diélo Naroda tra-
vaillaient pour eux. Aussitôt les désertions ont commencé. Pen-
dant quelques semaines, les trains revenaient chaque jour bondés
de soldats qui s'en retournaient au village. Les toits, les wagons
s'effondraient sous le poids de ceux qui n'avaient pu trouver
place à l'intérieur. Des hommes ont été tués ou projetés sur la
67S BEVTE DES DEUX MONDES-
voie au passage des ponts. A l'heure actuelle, la moyenne des
soldats présens sur le front varie entre 2 et 30 pour 100!... Le
nombre des déserteurs s'élève à plusieurs millions.
Puis les fraternisations sont venues. Après V Appel à tous
les socialistes, les soldats russes ont cru à la pacification univer-
selle. Et, certes, ils ne demandaient qu'à y croire! Ils étaient
las de la guerre, las comme des enfans auxquels on a imposé
un trop grand effort. Depuis trois ans, c'est par millions qu'on
les jetait dans la gueule du Moloch allemand! Certains d'entre
eux, venus de quelque tranquille province delà Russie centrale,
poussés sur les champs de bataille, ignorans et étonnés, ont
fait successivement tous les fronts. Ils n'ont quitté les neiges
des Karpathes où l'on enfonce jusqu'aux épaules que pour aller
patauger dans les marais de Pinsk et de Riga, ou pour gravir,
le ventre vide, les infranchissables montagnes d'Erzeroum. Qui
dira les imméritées souffrances du soldat russe? C'est à pleurer
de pitié et à s'agenouiller de douleur! Pendant la retraite de
Galicie, faute de cartouches et d'obus, ils répondaient au ton-
nerre formidable des canons par des attaques a la baïonnette;
pendant celle de Pologne, n'ayant même plus de fusils, ils ra-
massaient des pierres pour les jeter aux Allemands. Lors de la
brillante offensive de Radko Dmitrieff (décembre 1916), des
compagnies entières se sont noyées, la nuit, dans la boue glacée
des marécages. Il y a quelques mois encore, en Russie, le
soldat n'était pas un homme, mais un matériel de guerre. A
l'assaut des positions fortifiées on le jetait par masses sur les
fils de fer barbelés : le terrain nivelé, les armées suivantes
passaient sur les corps! O sainte et héroïque soumission des
armées russes!... Mourir avec de telles aggravations de dou-
leurs, n'est-ce pas mourir plusieurs fois?...
Et voici que tout à coup, à ces hommes, à ces grands enfans
qui ont tant souffert, — et sans savoir pourquoi, — on annonce
la liberté et la paix!... D'abord, c'est la surprise, le doute; puis
une sorte de délire s'empare d'eux; ils oublient les maux passés,
leur cœur déborde d'amour et de mansuétude. Subjectifs, ils
prêtent leurs propres sentimens à leurs ennemis. « Comme
nous, sans doute, ils se battaient à contre-cœur et par obéis-
sance. Allégeons-les vite de ce fardeau; déclarons-leur que
désormais tous les hommes sont frères!... » Hélas! c'est, re-
tournée, la fable du Coq et du Renard.
LA RUSSIE AU BORD DE l'aCÎME. 679
Les Allemands n'ont eu garde de laisser tomber cette avance
naïve. En liàte ils constituent des régimens de fraternisation,
forme's d'hommes parlant plus ou moins le russe. On se visite
de tranche'e à tranchée ; on se promène au milieu des réserves
de l'arrière : « Entrez, messieurs, vous êtes chez vous! » On
échange de l'eau-de-vie contre du pain, de la viande ou du
savon. L'Allemand ou l'Autrichien arrive, pourvu de petits
couteaux, de chaînes de montre, toute une bimbeloterie sem-
blable à celle dont nos explorateurs se servent pour s'attirer
l'amour et la confiance des peuplades nègres du Centre africain 1
Mais, tout en offrant ses petits cadeaux, le bon Teuton jette
autour de lui des regards attentifs.
« Pendant que les régimens russes fraternisent sur le front
avec les Allemands, écrit un artilleur à un journal de Pétrograd,
ceux-ci s'avancent jusqu'à 25 et 30 verstes en arrière, relèvent
les plans de nos fortifications et l'emplacement de notre artil-
lerie. Au cours d'une bataille récente, toutes les batteries du
secteur, si bien dissimulées que les avions allemands n'avaient
jamais réussi à les repérer, ont été atteiiltes par les canons
ennemis. Tei est le résultat de ces hypocrites embrassades. »
— En elîot, raconte un soldat de Galicie, sur notre front
on fraternise. Le soir, nous nous rencontrons avec les Autri-
chiens et nous causons en buvant le thé.
— On ne tire donc plus là-bas ?
— Mais si ! tous les jours. Comment ne pas tirer lorsqu'on
est deux armées, face à face?
— Alors, pendant la journéû vous vous tuez de part et
d'autre une dizaine d'hommes, puis, le soir, vous vous embras-
sez et vous buvez le thé ?
— Des hommes? Non, non, nous n'en tuons pas I Nous
tirons contre une montagne, les Autrichiens contre une autre,
et, le soir, on boit le thé ensemble... Mais comment ne pas tirer
quand on est là pour ça?
Une sœur de charité sort de chez moi. Elle arrive des envi-
rons de Cernowiez.
— Eh bien ! lui ai-je demandé, que se passe-t-il dans ce
secteur que j'ai vu jadis si actif?
— Comme ailleurs, on déserte, on fraternise. Il y a
quelques jours, j'ai demandé à un soldat : « Est-ce vrai que, toi
aussi, tu veux retourner au village? — Pourquoi ne pas y
68Ô hEVUE t)ES UËUX MONDÉS.
retourner puisqu'on ne se battra plus? — Mais il faut se battre,
sans quoi les Allemands prendront toutes nos terres. — Oh !
pas les nôtres, elles sont trop loin : je suis du gouvernement de
Riazan. — Tu penses à toi... Mais les autres... Ceux qui sont
des gouvernemens voisins, des Kitcliineff, de la Petite-Russie?...
— Ah! ceux-là, a répondu le soldat, je ne les empêche pas de
se battre I »
Altruiste et fraternel, le soldat russe n'a cependant pas la
notion de la solidarité patriotique., Sous la férule du tsarisme,
les idées simples et claires que tout homme normal porte en soi
se sont atrophiées dans l'âme russe. En considérant comme un
délit politique toute tentative de groupement des masses popu-
laires, dans un pays oii le climat, la constitution géologique,
l'énormité des distances, font de l'éparpillement et de l'isole-
ment de l'individu comme les conditions naturelles de la vie,
les gouvernans ont réduit le peuple à une sorte de poussière
humaine, à un système mécanique d'individus juxtaposés mais
sans cohésion. Il est plus facile de critiquer le peuple russe
que de le comprendre. Qui le comprend l'excuse... Pour
un paysan russe d'avant la guerre, la patrie ce n'était pas
l'ensemble de ces villes lointaines, — paradis inaccessibles
dont souvent il ne connaissait pas même les noms, — de
ces beautés ou de ces richesses du sol dont sa vie entière suffi-
sait à peine à lui faire découvrir une parcelle, de ce trésor de
productions intellectuelles, de traditions dont il ignorait jus-
qu'à l'existence ; la patrie, c'était son isba, son mir (commune)
et par delà, son tsar. Le tsar tombé, la Russie apparaît comme
un grand corps sans âme prêt pour la décomposition. Si la
Révolution ne lui rend pas cette âme dont le tsarisme l'a dépos-
sédée peu à peu, s'il ne se rencontre pas un être assez puissant,
assez inspiré pour lui insuffler le sentiment du devoir commun,
pour lui forger une âme collective, rien ne peut plus la sauver
désormais. Vouée à l'anarchie et à l'incohérence, elle complétera
de ses propres mains, par le morcellement géographique,
l'émiettement moral réalisé par ses tsars. C'est le cas pour elle^
de faire sienne l'invocation passionnée de notre Musset :
Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ?
LA RUSSIE AU BORD DE l'aBÎME. 681
L'APOGÉE DE LA CRISE
iMilioukolT a donné sa démission. Le gouvernement ne tar-
dera pas à le suivre. Les journaux publient une lettre du
ministre de la justice, Kérensky, et une déclaration du gouver-
nement provisoire. Les uns et les autres demandent au peuple
de se prononcer, décidés qu'ils sont à se retirer s'ils n'ont pas
toute sa confiance.
La situation politique extérieure, qui a commencé à être
inquiétante il y a quelques jours, avec les articles de Tchernoiï
dans le Diélo Naroda (18 avril/1" mai et suivans) s'assombrit
encore. La question de la divulgation des traités passionne
l'opinion publique. Les journaux de l'extrême gauche russe
impriment que les socialistes anglais et français sont venus
apporter en Russie la formule impérialiste : « La guerre jusqu'à
la victoire. » La proposition du Conseil des ouvriers et soldats
d'une conférence internationale à Stockholm prend de plus en
plus corps et, pour ou contre, passionne tous les esprits. On
suit avec une émotion fébrile tout ce que les journaux français
ou allemands publient à ce sujet.
Le mercredi 26 avril/9 mai, j'ai une entrevue à THôtel de
l'Europe avec un de nos socialistes, M. Lafont, qui revient de
visiter les troupes du front. Je le trouve fort attristé. Cependant,
il espère que la démocratie russe se reprendra. Tout ce qui
pense ou agit à Pétrograd doit aider le peuple à surmonter la
crise.
''27 avriljlO mai. — Séance solennelle au palais de Tauride.
Sur la proposition de M. Rodzianko, les membres vivans des
quatre Doumas ont commémoré le onzième anniversaire de leur
réunion en Assemblée législative. Tous les représentans des
Alliés étaient présens dans la loge diplomatique. MM. Kérensky,
Tsérételli, d'autres encore ont prononcé de vibrans et patrio-
tiques discours. M. Skobeleff a déclaré que la Douma « a fait
son devoir » et M. Goutchkoff, après avoir tracé un sombre
tableau de la situation actuelle, jette cette inquiétante apos-
trophe : « La Russie est au bord de l'abîme et en péril de
mortl »
Cette séance sera probablement la dernière avant la réunion
de l'Assemblée constituante.
682
REVUE DES DEUX MONDES.
Jeudi, vendredi et samedi on agite la question du change-
ment de ministère. Le Conseil des délégués des ouvriers et
soldats ainsi que les extrêmes gauches s'opposent à la forma-
tien d'un ministère coalisé. La tension extérieure augmente, à
propos du torpillage du Zara, qui transportait les socialistes
russes. Les îsvestia, organe du Conseil, écrivent qu'il faut
exiger des explications de l'Angleterre... L'anarchie règne dans
les provinces ; on pille, on tue ; le partage des terres a com-
mencé sur plusieurs points...
Le 29 avril/13 mai, la Rouskia-Volya publie en vitrine un
télégramme de son correspondant de Paris, sur un article paru
dans un grand journal du soir à propos du Congrès des offi-
ciers et soldats du front : « Que penseraient les Russes, si
2 000 officiers et soldats réunis à Paris y discutaient la cessa-
tion ou la continuation de la guerre? » Grande émotion qui,
des abords de \di Rouskia-Volya, sa répand aussitôt dans la ville :
« La France ne veut pas nous comprendre ! Elle en est encore
à cette crainte de paix séparée dont nous n'avons jamais eu
l'idée. Ce n'est pas la cessation de la guerre que l'on discute à
Pétrograd : c'est la possibilité d'une paix juste et équitable pour
tous, faute de quoi nous continuerons la guerre. Comment les
journaux français sont-ils si mal renseignés ou si peu compré-
hensifs? » Tels sont les propos que l'on entend jusqu'à une
heure avancée de la nuit.
Le lendemain, je me rends au Congrès des officiers et sol-
dats du front, qui siège au Palais de Tauride, dans la salle des
séances de la Douma.
Comme le palais s'est démocratisé ! Quelle ne serait pas la
surprise de son ancien possesseur, le prince Putemkine, favori
de Catherine II, s'il y revenait! Les tableaux qui ornaient le
grand vestibule, le portrait du tsar, bref tout ce qui rappelait
l'ancien régime a disparu. Sous la rotonde où trône encore le
buste du prince, sont placées des tables, d'apparence très démo-
cratique. Derrière, un soldat siège et vend au public les pros-
pectus, les brochures, les journaux de propagande dont elles
sont chargées. Des affiches collées aux colonnes, des pancartes
laquées aux murs, rompent très peu harmonieusement l'ordon-
nance des lignes architecturales. Pourquoi le souci de l'art et
de la beauté meurt-il toujours avec l'avènement des démocra-
ties? Oui, je sais, les démocraties sont houleuses, mouvantes
LA RUSSIE AU BORD DE l'abÎME.i 683
comme la vie, et pour qui sait voir, cela est de l'art aussi ; mais
c'est de l'art incohérent, de l'art inachevé, sans forme, sans
ordre, sans harmonie, c'est moins de l'art que de la matière
d'art. Pour que cet art s'organise il faut une longue initiation.
L'initiation achevée, la démocratie bouillante de jadis s'est
assagie, est devenue une bourgeoisie forcément conservatrice...
et tout est à recommencer!...
J'entre dans la salle des séances au moment précis oii le
ministre de la Guerre et de la Marine, Goutchkoff, annonce sa
démission : « Camarades, officiers et soldats, ce n'est plus en
ministre que je viens à vous! » Minute pathétique! La vaste
érudition militaire de M. Goutchkoff, ses efforts persévérans
pour moderniser l'armée, son activité parlementaire, consacrée
dès le début de la guerre aux besoins de la défense nationale,
sont bien connus. Son départ apparaît comme une catastrophe
à la majorité des citoyens. Le déjà ex-ministre de la Guerre
parle, le visage un peu pâle sous la barbe grisonnante. Il parle
de son œuvre et de ce qu'il croit être le devoir actuel de l'armée.
De la tribune des journalistes où je suis, on entend fort mal. Je
sors de la sa-lle pour aller occuper une place au haut de l'hémi-
cycle. Déjà la nouvelle de la démission de Goutchkoff s'est
répandue dans les couloirs. Des soldats groupés la commentent
d'un air consterné. Un « poilu » dont les boites et les habits
sont encore maculés de la boue des tranchées et qui porte sous
le bras un énorme paquet de feuilles de propagande en faveur
de l'action patriotique, hoche tristement la tête en gémissant ;
— Quel malheur ! Quel malheur !
Un gradé, entouré d'une dizaine de soldats, donne des témoi
gnages d'une violente colère. Je m'approche. Les soldats s'écar-
tent. Je me trouve face à face ave€ le gradé. A quelques mots
que j'ai prononcés, il a reconnu ma nationalité.
— Vous êtes Française, madame? Eh ! bien, vous pouvez dire
en France que nous sommes rudement malheureux... Notre
ministre de la Guerre ! Comprenez-vous ? Ils l'ont obligé à partir.
C'est du propre! Dieu saitoù nous allons!... Douraki! Doiiraki!
Douraki! (Imbéciles)... Et voilà les Léninistes à présent.
Le partisan et ami de Lénine, Zinovieff, qui a traversé l'Alle-
magne avec lui, dans le fameux wagon plombé, vient d'entrer
au palais de Tauride. Il doit y prendre la parole au lieu et place
de son chef de file, retenu ailleurs. Je me hâte de regagner
6S4 REVUE DES DEUX MONDES.
riiémicycle, suivie par mon « poilu » qui fixe sur moi de
pauvres bons yeux de cliien battu et continue à porter sous le
bras son énorme paquet de « proclamations. »
GoutchkofT a quitté la salle, qui est encore tout émue de son
départ. Visage rasé, cheveux noirs en boucles, un homme s'agite
à la tribune, cette mémorable tribune de la Douma où les voix
de Radzianko, de Milioukoff, de Choulguine, de Kérensky ont
fait entendre, du début de la guerre à la Révolution, de si ter-
ribles vérités et ont jeté de si vibrans appels.
Pendant près d'une heure, aux applaudissemens nourris de
l'assistance^, Zinovieff tonne contre le capitalisme, le milita-
risme, l'impérialisme... des Alliés. Ce sont toujours les mêmes
sophismes, cent fois entendus et habilement mêlés à quelques
vérités fondamentales destinées à les faire accepter. Seuls les
Allemands sortent blancs comme neige de ce terrible réqui-
sitoire.
— Comment pouvez-vous applaudir ce faux pacifiste? ai-je
demandé à un officier assis près de moi.
— Parce qu'il parle bien, mais on retient de son discours
ce que l'on veut!
Et ils le croient! Ils s'illusionnent assez pour se croire
capables d'échapper à ces pernicieuses influences, eux si faibles
au fond, si malléables, nés pour devenir la proie du premier
hortime qui se sentirait de taille à leur imposer sa volonté!...
Brisée d'émotions je n'ai pas le courage de rentrer chez moi.
Je monte chez une amie, la princesse Guévolanié, — veuve du
député géorgien mort récemment sur le front du Caucase. Les
fenêtres de son appartement, tout proche, s'ouvrent sur les
fenêtres des jardins encore dépouillés du palais de Tauride. La
neige tombe en rafales, tandis que chez nous, dans les jardins
de France, tous les lilas doivent être en fleurs!...
Un des neveux de la princesse, élève d'une école militaire
de Pskoff, annonce que les Russes évacuent cette ville et trans-
portent tout à Novgorod. Les mêmes mesures ont déjà été prises
pour Réval. Allons-nous voir se lever les jours annoncés par le
général Korniloff"?
La princesse, qui fut avec son mari une révolutionnaire
d'avant la Révolution, m'exprime ses craintes sur la situation
intérieure et extérieure. Et surtout elle me parle de son pays.
Placée par la confiance de ses compatriotes à la tête du Comité
LA RUSSIE AU BORD DE L ABIME.
68î>
géorgien, elle est en communication constante avec tout ce qu'il
y a d'actif dans ce pays d'ancienne civilisation en qui la poli-
tique tsariste de russification à outrance n'a pas réussi à étouffer
le patriotisme et l'amour de la liberté.
— Jamais la situation n'a été pire pour la Géorgie, me dit
la princesse. La censure, supprimée dans les autres villes de la
Russie, sévit encore plus sévèrement qu'autrefois à Tiflis. Jamais
la vie n'y a été aussi pénible et la répression du moindre délit
aussi rude. Le gouvernement, qui s'est appuyé sur nous jadis,
redoute maintenant nos tendances séparatistes...
Ne m'a-t-on pas cité quelque part ces paroles attribuées au
député géorgien Tchkhéidzé, président du Conseil des ouvriers
et des soldats : « Qu'ai-je à faire de la Géorgie? Je suis citoyen
du monde ! » Car déjà l'Europe ne lui suffit plus I
ijii mai. — La démission de Goutchkoff est officiellement
confirmée. Kérensky y faisant allusion, dans une réunion tenue
au (( Comité exécutif des ouvriers et soldats, » a dit que
>( M. Goutchkoff joue dans le gouvernement le rôle du premier
rat qui, au moment du naufrage, abandonne le navire! »
Les démissions se succèdent : après celle de Goutchkoff,
voici celle du général Korniloff; d'autres, dit-on, aussi graves,
se préparent.
Le Conseil des ouvriers et soldats, épouvanté par la rapidité
avec laquelle les tendances extrémistes se propagent dans le
peuple, semble revenir à plus de sagesse. Après une entente
avec le gouvernement provisoire, il vient d'adresser un appel
aux officiers et soldats du front en leur enjoignant de prendre
l'offensive. Mais cet ordre vient trop tard; le mal est fait. Les
soldats refusent l'obéissance, même au Conseil 1
^//5 mai. — La situation s'aggrave d'heure en heure. Les
généraux Rouszky, Broussiloff et Gourko ont déniissionné
à cause de l'indiscipline des troupes. Un drapeau sur lequel on
pouvait lire « Vive l'Allemagne >» a osé faire son apparition dans
la rue. Le ministère n'est pas formé : Goutchkoff continue
à expédier les affaires courantes. Kérensky, dans un discours
prononcé au Congrès des officiers et soldats du front, a fait
cet aveu navrant : « Que ne suis-je mort pendant les belles
journées du début de la révolution? Au moins j'aurais emporté
l'illusion de laisser après moi « un peuple libre, » tandis que je
me trouve en face a d'un troupeau d'esclaves révoltés. » Cette.
686
REVUE DES DEUX MONDES.
impression du grand tribun révolutionnaire est commune à
beaucoup d'autres. Tout ce qui a du bon sens, même parmi le
simple peuple, proteste contre les tendances extrémistes. Des
révolutionnaires, des intellectuels, des gens qui ont souffert
pour le triomphe des idées libérales en sont aujourd'hui à dire :
— Que ne sommes-nous morts en exil ou au bagne? Au
moins nous aurions pu croire jusqu'au bout que notre sacrifice
avait servi la cause de la liberté. Or voici que la liberté est
venue, mais elle n'a abouti qu'à l'anarchie annonciatrice de
la réaction.
Depuis deux ou trois semaines, on n'écoule plus la voix de
ceux qui furent les grands apôtres de l'idée révolutionnaire.
Impérialistes, Rodzianko, Milioukoff, Maklakoff, les libéraux de
la première heure qui forment aujourd'hui l'extrême droite de
la Révolution ! Bourgeois, l^lékhanoff, Kropotkine, tous ceux qui
ayant passé leur exil dans des pays libres comme la Suisse, la
France ou l'Angleterre, en ont rapporté une saine conception
de la liberté 1
Le ministre socialiste belge M. Vandervelde, arrivé depuis
quelques jours à Pétrograd, a prononcé dans la grande salle
de la Douma de la ville un éloquent et émouvant discours
qui fait le contrepoids aux dangereuses paroles du léniniste
Zinovieff. Le surlendemain, suivi des Belges résidant à Pétro-
grad, il est allé au Champ de Mars rendre hommage aux vic-
times de la Révolution russe. D'autres manifestans avec leurs
drapeaux se sont joints à lui.
Comme à l'ordinaire, des meetings isolés se forment autour
des tombes, des conversations s'engagent. Un officier et un
voyenni-tchinovnik (fonctionnaire militaire) s'appliquent à faire
comprendre à des soldats la nécessité d'une offensive :
. — Au nom du ciel, frères, comprenez : si vous faites main-
tenant une offensive, avant trois mois la guerre sera finie; avant
trois mois, certainement.
Et ils reprennent les argumens connus : disette allemande,
manque de soldats, actuellement si peu nombreux sur le front
russe, et que grâce à l'offensive franco-anglaise on ne peut faire
revenir du front occidental.
— Une offensive? Pour quoi faire? répondent les soldats,
puisque nous aurons la paix quand même. Si les Allemands
nous attaquent, nous ne los laisserons pas entrer, mais nous
LA RUSSIE AU BORD DE l'aBÎME. 687
ne pouvons pas prendre l'initiative, après avoir déclare' que
nous ne consentirions à aucune annexion. Non, non, nous ne
le pouvons pas.
Ailleurs un ouvrier s'e'puise en reproches sur les fraterni-
sations.
— Eh! comment ne pas fraterniser avec les Allemands
quand ils nous crient : « Plus de guerre, Russes, plus de
guerre ! »
Ailleurs un soldat proclame :
— Maintenant que nous avons la révolution, ce n'est plus le
moment de s'occuper de la guerre. Les affaires intérieures,
voilà ce qui est intéressant pour nous, camarades. Pourquoi
marcherions-nous contre le militarisme allemand et pas contre
l'impérialisme anglais et français?
Quelqu'un n'a-t-il pas répondu l'autre jour k un marin de
la mer Noire :
— Pourquoi prendre l'offensive sur le front allemand, au
lieu de la prendre sur notre propre sol?
Car de plus en plus s'affirme l'antagonisme entre le travail
et le capital.
L'ANARCHIE DANS LES VILLES. — LA JACQUERIE
DANS LES CAMPAGNES
Las d'avoir parlé sans convaincre, les anarchistes commen-
cent à agir. Revenus d'exil, légers d'argent et de scrupules, ils
ont jugé que le plus pressant pour eux était de s'assurer un
gîte. Lénine leur a donné l'exemple, en s'emparant, comme
l'on sait, du palaie de M"'^ Ktchétinskaïa. En vain la célèbre
danseuse a fait appel à la justice. J'ignore s'il y a encore « des
juges à Berlin, » mais, à voir ce qui se passe, on se sent dis-
posé a croire que la race en est disparue à Pétrograd.
Encouragés par ce résultat, messieurs les anarchistes;
auxquels se sont joints quelques bandits avérés ont pris posses-
sion du palais du comte de Leuchtenberg. Je tiens de la bouche
d'une des proches parentes du comte le récit de ce glorieux
fait d'armes.
— Cela fut si rapide, qu'à peine avons-nous eu le temps de
nous rendre compte de ce qui arrivait. Les anarchistes envahis-
saient toutes les pièces et aussitôt chacun s'emparait de ce qui
688 REVUE DES DEUX MONDES.
flattait le plus son regard, et en estimait le prix. Nous n'avons
pas cherché à opposer une résistance inutile. Nous avons seule-
ment supplié quelques-uns de nos aimables visiteurs de nous
revendre ceux des souvenirs auxquels nous tenions le plus. Ils
refusèrent. Peut-être notre probité leur a-t-elle paru suspecte,
et nous qnt-ils jugés capables d'évaluer ces objets au-dessous de
leur valeur... Tout ce qu'il nous a été permis d'emporter, c'est
un. petit sac à main... Encore nous sommes-nous estimés
heureux de nous en tirer ainsi!...
M. Kharitonoff, commissaire du rayon de Kholomensky où
se trouve le palais, est un bolchéviste, ami de Lénine. Lors-
qu'on lui annonça que les anarchistes avaient pris possession du
palais Leuchtenberg, il se hâta d'aller, se réfugier auprès du
chef de son parti afin de n'avoir pas à sévir contre eux.
Il y a quelques jours, à Lesnoï (1), j'ai assisté à un étrange
spectacle. Dans le jardin d'une villa, des sièges du plus pur
Louis XV, recouverts de Beauvais ou d'Aubusson, étaient dis-
persés à travers les allées ou dans les massifs encore encombrés
de neige. Sur l'un des fauteuils, — habitué à de plus délicats
contacts, — un tonneau était placé. Debout sur ce tonneau,
un homme en haranguait d'autres!... Cette scène de vandalisme
se passait dans le jardin de la villa Dournovo que les anar-
chistes avaient daigné trouver à leur convenance. Quelques
jours plus tard, la villa du général Dournovo ainsi occupée est
devenue un second « fort Chabrol » autour duquel se sont livres
de véritables combats.
M. Sakhanowsky, chef avéré du parti anarchiste, possède
deux villas en Finlande. J'ignore s'il se les est acquises par les
mêmes procédés délicats...
Le district deSchusselbourg, avec sa forteresse, dans une île
du Ladoga, a essayé de se constituer en république. La tentative
a heureusement été réprimée. A Orianenbaiim, les pillages
succèdent aux incendies; l'autorité locale est impuissante à
rétablir l'ordre. A Nijni Novgorod, des bandes attaquent les
hôpitaux de guerre, brisent les vitres des maisons, détériorent
les cheminées. Elles exigent la fermeture des cinémas ouverts
pour l'instruction du peuple. « Nous n'avons pas besoin d'ins-
truction, disent ces forcenés, nous vivrons bien sans cela I » A
(1) Faubourg de Pétrograd.
LA RUSSIE AU BORD DE l'aBÎME. 689
Kitchineff des troubles agraires ont éclate. Les paysans se sont
empare's de deux plantations de tabac et ont blesse' les gardiens
à coups de pied. De Sibérie on signale des troubles sur plusieurs
points. Les propriétaires de Krasnoïarsk, par exemple, reçoi-
vent de nombreuses lettres anonymes où on les menace de
brûler leurs maisons. Les pillages provoquent la panique. La
population n'ose pas dormir la nuit dans la crainte des
incendies.
(( Les derniers momens sont arrivés! » disent les paysans.
Partout des incendies s'allument, l'anarchie règne... Les
rumeurs les plus invraisemblables trouvent des oreilles pour les
accueillir... La campagne est littéralement « assommée » par la
soudaineté et l'importance démesurée de cette révolution qui
dépasse son entendement. On est terrifié... Là-bas, dans la
capitale dont bien peu se font une idée exacte, quelque chose
d'effroyable s'est passé qui a balayé les fondemens séculaires de
la vie russe. On en veut à cette force et on la redoute. Elle
apparaît comme une puissance ténébreuse contre laquelle on
est désarmé. Même l'arrivée possible de l'Allemand n'effraie
plus. On va jusqu'à dire que (( peut-être ce sera mieux avec lui
parce qu'il mettra de l'ordre. » Car on a conscience du chaos
dans lequel on se débat. Les soupçons se développent jusqu'à en
^tre maladifs...
Un beau matin, un village s'agite, comme une ruche
inquiète. Le peuple court vers les granges, on entend des voix
animées, des cris... Que se passe-t-il?... Ceci : Derrière les
granges il y a un groupe d'individus. Personne ne les connaît.
Ils interrogent les femmes; ils demandent à chacun compte de
ce qu'il possède. Ils ne ressemblent pas à des Russes... Certai-
nement ce sont des étrangers venus pour s'approprier le blé...
Des voix crient : « Où sont donc les moujiksi... Vite! qu'ils
prennent des haches et des bâtons! » Et voilà le village en
rumeur. Or, le plus souvent, les malheureux contre lesquels le
paysan s'ameute sont ou des ouvriers chargés de quelque mis-
sion technique, ou des envoyés du gouvernement pour négocier
l'achat du blé! Il est vrai que certains accapareurs sans scru-
pules ont plus d'une fois spéculé sur l'ignorance ou la timidité
native du paysan!... Et maintenant l'on se méfie.
Le paysan refuse de vendre son blé, car il a peur de manquer
de pain. La grange lourde lui fait l'âme légère. Plus à l'aise
TOME XL. — 1917. 44
C90
REVUE DES DEUX MONDES.
depuis qu'il ri cessé de boire de l'alcool, il consomme volontiers
ses produits au lieu de les vendre. Il y gagne de ne pas fatiguer
son cheval et de ne pas perdre lui-même deux ou trois journées
pour porter son blé à telle ou telle gare, distante parfois de
60 à 100 verstes. Il ne tient pas à recevoir de l'argent dont il ne
sait que faire. Depuis la guerre, *il ne trouve à acheter aucun
des objets qui lui sont le plus indispensables, tels que des
clous, des fers à cheval, des ustensiles de ménage, des inslru-
mens agricoles... Jadis, c'était surtout l'Allemagne qui les lui
envoyait... Un matin, on voyait arriver dans le village une
britchka, attelée d'un vigoureux cheval. Un homme en descen-
dait, lourd, affable et loquace. C'était le commis voyageur alle-
mand ! Il avait de tout dans sa britchka : des vis et des essieux
pour les charrettes ; des fils, des aiguilles, de la poterie ou de la
ferblanterie pour les ménagères; des foulards et des rubans
pour les jeunes filles, et jusqu'à des journaux de Pétrograd ou
de Moscou pour le staroste (l'ancien du village.) Et tout le
monde d'accourir!... L'Allemand n'était pas aimé, maison avait
besoin de lui... L'arrivée de la britchka, que rien n'a remplacée,
manque au village. — Cela est une des mille leçons de la
guerre dont nous devrons savoir profiter aussi.
Dans certaines contrées éloignées de la Russie, la guerre a
fait rétrograder de cent ans la civilisation. Ne trouvant plus
d'étoffes à un prix raisonnable, les paysannes se sont remises à
filer la toile et à tisser les habits. Les vieux métiers ont revu le
jour et l'on entend de nouveau au fond des isbas leur ronron-
nement monotone. Faute de pétrole, dont l'expédition dans les
villages est presque arrêtée par suite de la crise des transports,
on est revenu au mode d'éclairage contemporain d'Ivan le
Terrible : un bout de bois, fiché entre deux des rondins qui
forment les murs de la chaumière, et que l'on remplace toutes
les cinq minutes. Ne pouvant plus se procurer de souliers
confectionnés, on s'est remis aux chaussures à semelles de bois
que l'on fabrique soi-même, et l'on revient aux (( laptis » en
écorce de bouleau tressée, dont l'usage commençait à se perdre
dans de nombreux villages. La difficulté qu'il éprouve à se
procurer du sucre fait aussi que le paysan refuse de vendre
son miel dont il a besoin pour sa boisson indispensable : le
thé.
Le niveau moral qui commençait à s'élever parmi les pay-
LA RUSSIE AU BORD DE L ABIME.
G91
sans depuis la suppression de i'alcool (1), subit de nouveau de
terribles flucluations. On délaisse le travail ; la jeunesse villa-
geoise s'adonne au jeu, chante des chansons obscènes et emploie
toutes les ruses pour se procurer de l'alcool. Les déserteurs qui
rentrent au village y apportent des fermens de désordre et de
démoralisation. La« houliganerie » (2) qui avait presque disparu
refleurit sous le prétexte de « partage des terres. » On saccage
les foins, on brûle les jeunes pousses, parfois les habitans de
deux villages voisins se jettent sur le même morceau de terre
et finissent par en venir aux mains.
Près de Mlsensk, dans la Russie centrale, des soldats accom-
pagnés de sous-officiers se présentèrent à la propriété de
M""^ Chérémétieff sous prétexte de rechercher les armes. Le
personnel du domaine n'osa pas leur opposer de résistance et
ils visitèrent la maison de fond en comble. Ayant trouvé du vin
dans les caves, ils s'enivrèrent, et aussitôt le pillage commença.
Les paysans des villages les plus proches accoururent pour se
joindre à eux. La garnison de Mtsensk arriva aussi à la res-
cousse et prit part à la curée. L'ensemble des vols ou des dégâts
s'éleva à 1 millions et demi de roubles (15 millions de francs).
Son œuvre achevée, la troupe avinée se rendit à la distillerie
de Selesnieff, située à trois verstes de Mtsensk. Une foule de
5 00€ personnes composée de soldats, de bandits et de paysans
s'y trouvait déjà et se préparait à en faire le siège. Voyant que
tout était perdu, quelqu'un dont on n'a pas su le nom, mais
qui appartenait sans doute à la distillerie, mit le feu à i'alcool.
Cette mesure farouche, à la Rostopchine, sauva en partie la
propriété. Soldats et paysans se jetèrent alors sur une autre
distillerie des environs. Il fallut un régiment d'artillerie à
cheval venu de la ville d'Orel pour limiter ces redoutables
troubles agraires.
De véritables scènes de sauvagerie se sont déroulées dans
les environs de Moscou. Une troupe de « houligans » ayant
envahi un village pendant la nuit et voulant s'emparer d'une
maison, les moujiks s'assemblèrent et il y eut un échange de
coups de feu. La milice de Moscou, arrivée en hâte, poursuivit
les malfaiteurs et réussit à en arrêter quatre. La foule surexcitée
demanda qu'on lui livrât les prisonniers. Le commissaire essaya
(1) Voyez la Revue des Deux Mondes du 1" janvier 1917.
(2) Ibid.
692 REVUE DES DEUX MONDES.)
vainement de calmer l'effervescence. Entouré, presque menacé
à son tour, il ne put obtenir qu'un vote à main levée pour
décider si les prisonniers devaient être livrés à la foule ou
laissés entre ses mains. Le premier parti l'emporta. Aussitôt,
les paysans, froidement féroces, se jetèrent sur les prisonniers
et les battirent jusqu'à ce que, couverts de sang, étendus par
terre, ils ne donnassent plus signe de vie.
Puis on prit les corps et on les jeta sous un hangar. Un de
ces malheureux ayant repris ses sens, la foule s'empara d'eux
de nouveau, les battit et les piétina. Enfin, un soldat s'élança
vers le groupe des misérables aux trois quarts assommés et,
debout sur le tas de chairs tuméfiées, se mit à le larder de coups
de baïonnette.
L'esprit s'arrête, confondu, devant de telles horreurs. Et
cependant le peuple russe est bon. Mais une fois l'ère des vio-
lences et des représailles ouvertes, qui pourra en fixer les
limites? Et, jusque dans les campagnes, c'est presque toujours
l'arfnée qui entraîne le peuple.
Les vols sont devenus si fréquens qu'on n'éprouve plus
aucun étonnement à lire des annonces dans le genre de celle-
ci, cueillie dans le journal La Reitch, du 14 mai 1917 : « Je
prie la personne ayant volé, le il mai, à la gare Nicolas, dans
un compartiment de wagons-lits, un sac de voyage contenant des
choses précieuses, de renvoyer les papiers indispensables à
C adresse suivante : Hôtel de l'Europe, n° 27. » Le cas de retour
des papiers, même sans avis dans les journaux, est assez fré-
quent lorsque l'adresse du volé tombe sous les yeux du
voleur!...
L'esprit de désordre et d'insubordination a franchi même
les murs des cloîtres. Dans certains couvens de femmes, les
religieuses se sont révoltées contre les règlemens et ont
demandé une modification profonde des statuts. Les popes, mal
payés, en contact journalier avec le peuple, se sont, en général,
montrés favorables à la Révolution. Il n'en va pas de même
dans les monastères pourvus de riches prébendes par le gou-
vernement impérial. A Novgorod, par exemple, les religieuses
ont excité la population contre une institutrice envoyée par les
zemstvos pour expliquer la Révolution aux paysans.
Celles de Kazan, qui étaient jadis sous la protection de la
grande-duchesse Elisabeth, sœur de la tsarine, ont écrit au
LA RUSSIE AU BORD DE L ABIME.
693
Comité exécutif du Conseil des ouvriers et soldats pour lui
faire savoir qu'elles étaient affreusement mal nourries et dans
la plus grande misère.
Chez les hommes, même désarroi, compliqué parfois d'une
fâcheuse démoralisation. Au monastère Daniloff, qui dépend de
l'archevêché de Moscou, le supérieur a refusé de lire le texte
de l'abdication du tsar. Les moines se sont révoltés et ont
invité les étudians et les ouvriers à organiser chez eux un
meeting. On y a accusé le supérieur d'avoir été l'homme de
Kaspoutine, et l'assemblée a voté son remplacement. Mais le
nouveau supérieur nommé, les moines ont refusé de reconnaître
son autorité.
Meetings également au couvent de Daniel, de Moscou, et
pour des raisons analogues.
Tumulte au grand couvent de Troïtska, à la suite d'une
perquisition entreprise contre la littérature excitatrice des
•pogroms (meurtres de juifs en masse).
Il convient de ne pas généraliser. Comme les popes, les
couvens ont donné leur adhésion à la Révolution et au gouver-
nement provisoire, et il est encore trop tôt pour affirmer ou
infirmer leur sincérité. Malheureusement, l'alcool joue actuel-
lement son rôle dans ces monastères russes qui ne furent pas
toujours l'asile de la piété et du travail 1...
LA LETTRE DE M. POURISHKIÉVITCH — UNE ÉCLA.IRGIE
Le député libéral de la droite, M. Pourishkiévitch, vient de
publier, sous la forme du fameux J'accuse de Zola, une lettre
ouverte « aux bolchéwiki du Conseil des délégués des ouvriers
et des soldats de Pétrograd. » Aucun journal n'en a donné la
reproduction. Elle circule secrètement, sous forme de feuilles
imprimées à la machine à écrire, et, vite devenue rare, cer-
tains de ses exemplaires ont été payés jusqu'à cent roubles. J'ai
eu la rare bonne fortune d'en avoir un pour quelques heures
entre les mains (1). Cette lettre, ou plutôt ce réquisitoire, a
(1) J'ai pu également me procurer le texte du Pn'caz n" 1 dont il a été parlé
dans mon article : Lendemnin de révolulion, et i[ui fut la cause déterminante du
mouvement de révolte et d'indiscipline contre lequel le ministre de la guerre,
M. Kérensky, a si heureusement réagi. Ce l'ricaz est tombé presque mystérieuse-
ment entre mes mains. Enlevé au ministère de la guerre par un olDcier, il a été
6t*4 REVUE DES DEUX MONDES.)
pour titre : « Sans visière ! » Entre autres chefs d'accusation,
on y relève ceux-ci :
« Je vous accuse, dit le libelle, de ce que vous osez ruiner
le prestige du gouvernement provisoire aux yeux du peuple.
Ayant établi une surveillance et un contrôle par des membres
de votre milieu qui ne sont reconnus par personne et qui n'ont
pas reçu des pouvoirs de tout le peuple, vous créez l'anarchie
en Russie en faisant germer dans une foule ignorante l'idée
que notre patrie est gouvernée par deux pouvoirs dont l'un, le
gouvernement provisoire, doit être soupçonné quant a la
pureté de ses intentions et la sincérité de ses projets, et dont
l'autre, serviteur désintéressé du peuple, le conduira vers des
envoyé à M"" Marylie Markovitch, et porte encore la déchirure faite par le clou
qui le retenait :
1" mars 1917.
A la garnison de la région militaire de Pétrograd, à tous les soldats de la
garde, de l'armée, de l'artillerie, de la flotte pour exécution immédiate et précise,
et aux ouvriers de Pétrograd à titre d'information.
Le Conseil des délégués des ouvriers et des soldats a décidé :
1» Dans les compagnies, bataillons, régimens, parcs d'artillerie, batteries et
sur les navires de la flotte de guerre, élire immédiatement des Comités de repré-
sentans choisis parmi les militaires de grade inférieur des corps d'armée précités.
2" Dans toutes les unités militaires qui n'ont pas encore élu leurs représen-
tans au Conseil des délégués ouvriers, choisir un représentant par chaque com-
pagnie qui doit se présenter avec des certificats éci-its, à la Douma d'État, à dix
heures du matin, le 2 courant.
'.]" Dans toutes les démarches politiques, l'unité militaire se soumet à l'auto-
rité du Conseil des ouvriers et délégués soldats el à leur Comité.
4° Les ordres de la Commission militaire de la Douma d'Etat ne doivent être
exécutés que dans les cas où ils ne sont pas en contradiction avec les ordres et
les décisions du Conseil des délégués, ouvriers et soldats.
5* Toutes sortes d'armes, telles que fusils, mitrailleuses, automobiles blindées,
etc.^ doivent être à la disposition et sous le contrôle des comités de compagnies
et de bataillons et, dans aucun cas, ne doivent être remises aux officiers, même
sur leurs ordres.
6" Dcms les ranqs et dans les sei'vices comtnandés, les soldats soiit obligés d'ob-
server la plus rigoureuse discipline militaire, rnais, hors du rang et du service, les
soldats dans leur vie politique civile et privée ne peuvent en rien être amoindris
dans l'exercice des droits dont jouissent tous les citoyens. Le » garde à vous, » le
salut militaire obligatoire hors du se)'vice sonl abolis (1).
1° Également, sont supprimés les titres à l'adresse des officiers : Votre Ex-
cellence, Votre Haute Noblesse, etc., qui sont remplacés par l'appellation M. le
général, M. le colonel, etc. Tout traitement grossier envers les soldats de la part
de n'importe quel gradé, et en particulier le tutoiement, est interdit. En cas de
transgression à cet ordre et de malentendu entre officiers et soldats, ces derniers
doivent en référer au Comité des compagnies.
Le Conseil des députés,
des ouviiers et des soldats de Pétrograd.
(l) Souligné daos le texte.
LA RUSSIE AU BORD DE L'aBÎME. 695
fleuves de lait, ayant des rives de kissel (1), — et que ce pouvoir
c'est le vôtre...
« Je vous accuse de ce que, n'étant rien autre que les pléni-
potentiaires d'un groupe d'ouvriers de Pétrograd, vous vous
permettez de parler au nom de la Russie...
« Je vous accuse de pervertir coupablement l'armée à l'heure
même où, animée par la conscience de la grandeur du fait
accompli, elle pourrait, si vous n'aviez pas ébranlé sa disci-
pline, offrir au monde le spectacle d'une grandeur d'àme inouïe
et de la valeur militaire du peuple russe, — ce qui aurait
accéléré la fin de la guerre par la victoire du peuple russe...
« Je vous accuse de saper la confiance que les Alliés ont en
nous par vos discours malintentionnés et d'appeler le peuple
à une paix prématurée au nom des idéaux abstraits et de l'union
universelle du prolétariat, provoquant ainsi une réponse iro-
nique de nos ennemis d'outre-frontière qui vivent avec la seule
pensée qu'ils sont d'abord une nation et seulement ensuite les
membres de la grande famille du prolétariat international...
« Je vous accuse de ce que, poursuivant ces buts, vous dimi-
nuez la force combative de l'armée russe en donnant à chacun
de ses membres le droit de s'ériger en juge compétent dans les
problèmes de la lutte historique du peuple russe et d'accentuer
ainsi la diversité d'opinions dans les rangs de l'armtte qui ne
doit avoir qu'un but : la victoire, laquelle ne peut être obtenue
au milieu des tentatives des diverses unités militaires de discus-
sion des ordres venus d'en haut ou du degré de leur opportunité
au point de vue de l'offensive ou de la défensive. »
Une détente commence à se faire. Sous l'impression du
spectre du danger, il y a partout réveil. Il semble que l'ivresse
commence un peu à se dissiper. Les comités de régimens et
toutes sortes de réunions de soldats adoptent des ordres du jour
blâmant les fraternisations sur le front et appelant les soldats à
la discipline. Les pourparlers pour la reconstitution du gouver-
nement sont sur le point d'aboutir. Les entrevues entre le Comité
exécutif des ouvriers et soldats ont amené un accord sur la
question de principe. Même l'entente s'est faite sur les noms.
(1) Mets favori du peuple russe.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Albert Thomas suit de très près ce qui se passe et prend
part aux pourparlers. Il s'est concilié beaucoup de sympathies
à Pétrograd et y jouit d'une grande autorité morale.
Le projet de conférence de Stockholm vient d'entrer dans une
phase nouvelle plus apaisante. M. Tchkhéidzé, président du
Conseil des ouvriers et des soldats, a reçu une lettre de
M. Mœring, un des vieux chefs du socialisme allemand. L'ancien
leader déclare qu'il ne participera pas au Congrès. Il croit pou-
voir faire la même déclaration au nom de l'aile gauche interna-
tionaliste des socialistes allemands et pense que ses amis incar-
cérés, Liebknecht et Rosa Luxembourg, se seraient abstenus
également s'ils avaient été libres. M. Mœring considère M. Schci-
demann, qui doit se trouver à la tète de la délégation allemande,
et son groupe comme des agens du gouvernement allemand,
et cela justifie et motive son abstention.
Cette lettre, reçue quelques jours plus tôt à Pétrograd, y
aurait fait sensation et aurait probablement déterminé les socia-
listes russes à s'abstenir. Mais elle arrive en même temps que
l'annonce d'un changement de programme qui doit, parait-il,
modifier considérablement l'aspect du Congrès : cette nouvelle
orientation de la conférence n'est pas encore connue.
M. Moutet revient du front et se prépare à rentrer à Paris.
Je vais le voir. MM. Cachin, Claude Anet, Soldatenko sont auprès
de lui. Tout en disposant chemises et faux cols dans sa valise,
le député socialiste nous fait part de ses dernières impressions.
Politiquement, elles sont plutôt bonnes. La délégation française
a eu de longs entretiens avec le Conseil et doit se rencontrer
de nouveau avec lui cette nuit. Déjà on est d'accord sur presque
tous les points... La Russie n'est pas si profondément atteinte
quo les apparences le font craindre. Elle possède des hommes
qui ont une compréhension profonde de la situation. Il faut
espérer en eux.
On attend pour demain la solution de la crise gouvernemen-
tale. Nous saluons avec un grand élan d'espérance cette éclaircie
dans le ciel si sombre de ces derniers jours.
Marylie Markovitch.
I
REVUE LITTÉRAIRE
NOUVEAUX ESSAIS DE THÉODORE DE BANVILLE (1)
C'est une pieuse et charmante idée qu'a eue M. Victor Barru-
cand d'aller chercher dans la collection de vieux journaux, — le
National, le Dix Décembre, le Pouvoir, le Paris, V Artiste, le Nain
jaune, — les articles qu'y donnait, jetait et perdait le poète des
Exilés. Sans doute faudra-t-il qu'un service pareil soit rendu à la
renommée de quelques autres écrivains qui, de même que Banville
et plus que lui, ont subi l'obligation de gaspiller ainsi leur génie ou
leur talent. Génie ou talent gaspillé, dira t-on, ce n'est rien ? C'est au
moins une pathétique aventure ; et l'occasion de rêver assez triste-
ment sur les conditions nouvelles de la littérature et de la poésie. Le
« métier de faire un hvre » devient, pour beaucoup d'écrivains, le
passe-temps, les vacances, la récompense d'un lourd labeur quoti-
dien, depuis que les arts divers ont à payer de maintes servitudes la
lierté de leur indépendance. Le protecteur des lettres aujourd'hui, le
mécène, le grand seigneur opulent et capricieux, — le public, — a de
l'exigence ; et Ion ne s'acquitte pas, auprès de lui, avec une flatteuse
dédicace : il veut de la copie, et tous les jours.
Les conditions nouvelles delà littérature ont eu, comme tous
changemens humains, des conséquences bonnes ou non, des consé-
quences de vertus et de vices. Laissons les vices; on ne les voit que
trop : jamais un grand seigneur d'ancien régime n'a été (lagorné à la
première page d'un livre au point où l'est maintenant le public, et tout
(1) Critiquer, par Théodore de Banville, choix et préface de Victor Barru-
cand (Bibliothèque-Charpentier): du môme auteur, Mes Souvenirs, Lettres cliimé-
riques, l'aria vécu, — « Petites études, » — (même éditeur).
698
REVUE DES DEUX MONDES.
au long de certaines œuvres complètes. Quant aux vertus de la pro-
fession, que l'on veuille relire, dans les Pages de critique et de doc-
trine, le poignant chapitre que Bourget consacre à Théophile Gautier.
Celui-là, « Celhni de la prose et des vers, » a porté un lourd fardeau;
et, par les mémoires, — le Collier des jours, de M""" Judith Gautier,
les Souvenirs de M. Emile Bergerat, — l'on sait qu'il a dû geindre de
fatigue. Assez tard dans sa vie, et quand il était l'auteur de la Comé-
die de la mort et d'Fspnna, d'Émaux et Camées, de Mademoiselle de
Maupin, de la Morte amoureuse , — « autant de merveilles, et ce n'est
qu'une très petite partie de son œuvre, » — il accomplissait encore,
et n'y pouvait manquer, sa tâche de feuilletoniste et de salonnier, sa
tâche depubliciste. Poète et l'un des plus parfaits, il assistait, et ne
pouvait s'y refuser, à tout le vain trémoussement du théâtre ; et il a
risqué cette confidence, un jour : « C'est un art si abject, le théâtre,
si grossier ! » Il disait : « L'odeur de l'encre de l'imprimerie, il n'y a
plus que cela qui me fasse marcher; » et il disait encore : « Je ne
travaille qu-'oM Moniteur, et à l'imprimerie. On mïmprime à mesure...
Et ça m'ennuie ; ça m'a toujours ennuyé, d'écrire !... » Évidemment,
on l'engageait à se reposer. En 186S, à citiquaule-sept ans, il répon-
dait : '( J'ai trois louis sur moi et il y a cent quarante francs à la
maison... Si j'avais le malheur d'être malade quinze jours, ça irait
encore, en déménageant. Si la maladie durait si.\ semaines, il faudrait
que j'aille à l'hospice Dubois, comme les autres... » Il ajoutait, et
voici tout son chagrin : « C'est peut-être le pain sur la planche qui
m'a manqué pour être l'un des quatre grands noms du siècle. Mais, la
pâtée !... » Ces aveux-là ne sont pas dans son œuvre. On a bien fait,
d'ailleurs, de les noter : ils donnent à son œuvre, où il ne daigne pas
se plaindre, une signification de souffrance, de courage et de bel
orgueil. Ce qu'il a enduré, s'il en admet le souvenir en son poème,
tourne à un badinage de sourire momentané :
Mes colonnes sont alignées
Au portique du feuilleton.
Elles supportent, résignées,
Du journal le pesant fronton...
« Jusqu'à lundi je suis mon maître... » Il ne songe plus qu'à s'enivrer
« du vin de sa propre pensée, » du vin que « répand la grappe de son
cœur, » écrasée par la vie. Les petits vers du poème intitulé Après le
feuilleton dansent avec une' allégresse blessée et menacée.
Théodore de Banville a été feuilletoniste dès la vingt-cinquième
REVUE LITTÉRAIRE. 6ÎHf
année jusqu'à la soixantième à peu près. Ce ne sont pas tous ses
feuilletons qua recueillis M. Victor Barrucand : seulement quelques-
uns d'entre eux et des passages, très bien choisis, de beaucoup
d'autres. Tout d'abord, le lecteur éprouvera de l'impatience, il me
semble, à ne guère savoir ce qui fut l'occasion de ces pages. Home,
quatorze tableaux, par Ferdinand Laloue et Fabrice Labrousse ;
Richelieu, drame en cinq actes et en vers, de Félix PeClon ; et même
la Sapho de Philoxène Boyer : tout cela est tombé dans Toubli à tout
jamais. Pareillement, plusieurs célébrités du jour, ou de la nuit, que
Banville saluait ou vilipendait. Pareillement, la quantité des anec-
dotes qui furent le scandale ou bien l'enthousiasme d'un instant et
qui servirent de prétexte au chroniqueur. Peut-être fallait-il ajouter
à la chronique de Banville un commentaire et, à coup sûr, délicieux
si on l'eût fait, comme celui des Odes funamfmlesques , si job, drôle et
cependant funèbre. Il y a plaisir et petite revanche, à disputer à
l'oubli un peu de ce qu'il réclame et prend vite, à voler ce voleur et
à lui arracher ne fût-ce que « Néraut, Tassin et Grédelu, » comédiens
honnêtes et qui jouaient les seconds rôles à la Porte-Saint- Martin
« du temps de la féerie et des frères Cogniard ; » leurs noms étaient
au bout de, l'affiche tous les soirs et, comme « le triolet venait de
renaître, » leurs noms que le hasard avait rythmés passèrent à de
légers poèmes qui ne sont pas encore anéantis et qui préservent leur
fragile gloire. Peut-être aussi, en laissant morts et mystérieux les
cinq actes et envers de FéUx Peillon,les quatorze tableaux et romains
de Fabrice Labrousse et Ferdinand Laloue, accuse-t-on la futihté de
ces travaux terriblement forcés auxquels avait à consentir le poète.
Lui pourtant ne se lamente ou ne s'indigne pas. 11 n'est point en
colère et plutôt rirait, et ne se venge pas sans gaieté, si le Palais-
Royal, le 3 août 1869, l'a convoqué pour On demande des ingéyiues,
comédie de Bernard et Grange, mais qu'il intitule, au feuilleton du
National, « comédie par M""* X..., couturière. M"" Blanche d'Antigny,
MM. Eugène Grange et Victor Bernard. » Il commence : « La robe
est une merveille!... » Il insiste et la compare, cette robe, pour la
couleur, aux vagues de la mer et au vêtement que le grand Ingres a
donné à son Odyssée, et pour la forme aux « draperies que fait
frémir et bouffer en petits flots l'amoureuse fantaisie de Glodion : »
voilà pour l'auteur principal de cette comédie, la couturière. Puis,
deuxième auteur, M^'" d'Antigny : « une femme de Rubens; et c'est,
en effet, dans ce goût que le maître d'Anvers pétrissait de hs et
d'écarlate ses grandes Nymphes et les Néréides aux robustes poi-
700 REVUE DES DEUX MONDBS.i
trines auxquelles il confiait le soin de conduire le navire où vof^ue
Marie de Médicis. » Magnifiquement belle, sous la robe qu'on eût dite
peinte par Ingres et modelée par Clodion ; plus belle encore sans la
robe et seulement vêtue, l'acte suivant, d'un peignoir « qui semble
une nuée tramée, — déchevelée, les épaules nues, aimable, souriante,
ayant tout promis et tenant plus qu'elle n'a promis... » Enfin, les
auteurs, MM. Bernard et Grange : « La belle fille sourit du regard,
les flammes de la rampe se reflètent dans ses dents blanches ; ou
applaudit à tout rompre MM. Eugène Grange et Victor Bernard. Quoi !
cela aussi, ils l'ont fait? La robe, les diamans, le chapeau, je le voulais
bien ; mais tout cela, tout ce que montre à présent Blanche d'Ântigny,
se peut-il que ce soit aussi eux qui l'aient fait? Dans ce cas, on
aurait bien manqué de prévision en ne leur confiant pas l'exécution
des groupes du nouvel Opéra! » Banville est un excellent critique dra-
matique : il sait raconter une pièce et la juger.
Regrette-t-il le temps qu'il perd ainsi? Je ne sais. Il a tant de grâce
aimable et d'enjouement ! Presque toujours, il a bien l'air de
s'amuser, avec indulgence ou avec politesse. En outre, sans pédan-
tisme aucun, sans morgue magistrale et sans la dérisoire brutalité de
nos doctrinaires ou partisans, ce poète dévoue aux Muses tout son
efîort très attentif et scrupuleux. Il veille autour d'elles. Il est là pour
empêcher que l'on n'aille à confondre avec la littérature les séduc-
tions d'une autre sorte qui valent à MM. Bernard et Grange la faveur
publique et pour empêcher que l'on n'appelle poésie les vers de
M. Scribe, sa bête noire. Le pauvre poète des Huguenots, comme il le
taquine, dans le Petit traité de Poésie firmcaise ! « M. Scribe avait reçu
le don de ne pas rimer; il le posséda jusqu'au miracle... » Et Ban-
ville ne voit qu'un autre poète à lui comparer, pour ce don mira-
culeux : c'est Voltaire. Il y a de plus fâcheuses compagnies ! Dès
■1849, Banville examinait l'art de M. Scribe, son art et sa pensée.
Mais, la pensée de M. Scribe, il ne la comparait point à celle de
Voltaire. Il comptait qu'avec une seule de ses idées, — et que voici :
« Mon Dieu, si c'est un songe, faites que je ne m'éveille pas! » —
M. Scribe avait gagné plus de dix mille francs. Non pas d'un seul coup,
certes; mais, sa phrase du songe et du réveil refusé, M. Scribe l'a
écrite « au moins trois cents fois, » dans ses opéras, dans ses comé-
dies. Banville, un jour, \àt son opulente victime. Et « le prince des
librettistes » lui parut, mieux que beau, superbe; ah! quel homme!
Vous croyez le connaître ; vous avez vu ses bustes , ses portraits. . . Vous
ne le connaissez pas : les sculpteurs, les peintres, les dessinateurs, le§
REVUE LITTERAIRE.
701
graveurs, les lithographes, et voire les photographes, n'ont rien
compris à M. Scribe. Son visage, d'après ces calomniateurs, serait
une chose « d'une platitude et d'une vulgarité odieuse. » Pas du
tout! Il est magnifique « de force, de puissance, de volonté, d'impla-
cable héroïsme. » En vérité? Les traits, mesquins; les yeux, petits;
le front petit. Qu'importe? le front petit, les yeux petits, les traits
mesquins marquent, on ne sait trop comment, une audace, une
patience, une fermeté résolue et telle que le bonhomme en est
subhme. M. Scribe n'était aucunement l'homme de son œuvre : et
tant pis pour son œuvre, mais tant mieux pour lui! Son œuvre, une
subtile niaiserie; mais lui, « vaillant, clairvoyant, prime-sautier, in-
ventif : et, s'il eût appliqué ses étonnantes facultés à toute autre
chose qu'à la poésie, il fût devenu général, ministre, conducteur
d'hommes, cardinal et pape s'il l'avait voulu. » Banville a causé avec
M. Scribe, ou, du moins, M. Scribe parlait : « Je ne lui répondis pas
un seul mot et il n'a jamais entendu le son de ma voix... » Le silence
de Prométhée, dans Eschyle, est il plus tragique? et les bourreaux de
Prométhée sont-ils plus acharnés à leur victime que le bavard
M, Scribe à la sienne?...
Il avait attrapé Banville au bouton de la redingote. Et il parlait,
parlait, avec entrain, fougue, emportement, volubilité. Cependant, il
« tordait, tortillait, torturait» ce bouton, l'arrachait, l'emportait : «il
me le doit toujours ! » Et il disait... Toute la scène, Banville l'a inscrite
dans ses Souvenirs, où il a mis sa jeunesse, sa rêverie, ses dates pré-
cieuses ; et, comme les enfans de Sicos, dans VAveugle d'André
Chénier, promettent de consacrerpar des jeux et des fêtes le jour qu'ils
ont reçu le grand Homère, il n'oubliera jamais le jour que M. Scribe
l'entretint... M. Scribe disait : «Lorsque j'eus trouvé la scène, devenue
célèbre, où Alice supplie Robert... » Il sentit alors qu'une scène
pareille voulait des rimes admirables, des mots splendides, enfin des
vers étonnans. « J'allai trouver le plus grand des poètes... » Victor
Hugo! songe Banville; et il frissonne... Mais, non : Casimir Dela-
vigne!... « Casimir écrivit un morceau sublime, terrifiant, admirable,
du Corneille !... » Oui ; et Meyerbeer n'en put rien faire, ne put rien
faire de ce Corneille livré par Delavigne. Ça n'allait point. Or,
Meyerbeer précisément partait pour la campagne, la tête pleine de
musique, et la musique de xMeyerbeer avait envie de se poser sur des
paroles. Vite, des paroles! M. Scribe n'a pas une minute à perdre;
Meyerbeer déjà monte en voiture. Un bout de papier ; ces quatre vers
s'y écrivent tout seuls ; « Robert, toi que j'aime, et qui reçus ma foi,
702 REVUE DES DEUX MONDES.i
Grâce pour toi-même, Et grâce pour moi ! » Meyerbeer est enchanté,
Meyerbeer s'écrie : « Je tiens mon air! » Il le tenait. Et M. Scribe do
conclure, avec autorité : « Vous voyez, monsieur^ que, dans certains
cas, un peu de bon sens et une idée juste valent mieux que la
poésie. » Là-dessus, ni l'univers ne s'écroula, ni le nouveau Pro-
méthée ne consentit à exhaler même une plainte.
M. Scribe ne pouvait dire un mot qui ne fût, aux idées de Banville,
une offense. Quelque chose qui vaut mieux que la poésie: une offense^
Et, quoi? le bon sens; oui, lorsque Banville a toujours prétendu que
la poésie dût être et ne pût être qu'un délire. « Saisi du désir vérita-
blement démoniaque de me faire renier ma foi, il s'efforçait de me
prouver à quel point la poésie est un art frivole et comme elle devient
inutile et nuisible lorsqu'il s'agit de convaincre les esprits et d'émou-
voir lésâmes. Certainement j'aurais pu rétorquer cette assertion en
citant l'exemple du roi Orphée ; mais je m'en gardai bien, par pudeur,
car il est odieux d'avoir trop facile ment raison. » Bref, entre M. Scribe
et Théodore de BanvOle, ce qu'il y a, c'est plus qu'un malentendu,
c'est Orphée. Une querelle de ce genre est une haine qui vient d'assez
loin pour qu'on n'essaye pas de l'apaiser jamais. C'est la rancune des
siècles. Et, sans doute, avec Orphée, l'on a trop facilement raison. Le
fils d'Œagre et de la muse Galliope ou, selon d'autres généalogies, le
fils de Clio et d'Apollon déroule nos certitudes. Son œuvre nous
échappe ; et son histoire, également. Je crois qu'au seul nom d'Orphée
M. Scribe se fût égayé, se fût enorgueilli peut-être, sentant que
Meyerbeer eût éconduit ce collaborateur aussi promptement que
Delavigne. Banville a refusé à M. Scribe une occasion de se pavaner
ou de rire. Et lui ne souril même pas; et les malheurs d'Orphée ne
l'avertissent pas de redouter un sort funeste. Orphée, pour Banville,
c'est le romantisme : autant dire, sa religion; et lui-même dit, son
idolâtrie. Crémieux donne au théâtre cette impiété d'Orphée aux
Enfers : sacrilège ! Et, ce jour-là, BanvUle ne plaisante pas : « Orphée
attendrissait les lions, les rochers et les tigres; mais, après qu'il fut
déchiré par les bacchantes et que, roulée par les flots de l'Èbre, sa
tête sanglante fut pieusement recueUbe par une jeune fille, il n'a pu
attendrir les IsraéUtes. La farce de M. Crémieux est une œuvre de
haine reUgieuse... » Il va le démontrer. Pour le démontrer plus har-
diment, il a consulté Louis Ménard, « le savant mythologue, » et su
par lui que la religion des hébreux était seule inconciliable avec « les
croyances héroïques des Hellènes; » voilà pourquoi Crémieux et les
amis de Crémieux ne se tiennent pas d'insulter « tout ce qui est la
REVUE LITTÉRAIRE. 703
tradition des races latines, les origines de notre poésie, les dieux
d'Homère et d'Eschyle, dont ils font des paillasses costumés pour
suivre le bœuf gras du carnaval. » Non, Banville ne plaisante pas !
Orphée et le romantisme? Orphée est le symbole du romantisme;
et premièrement par ceci, que le divin poète de Thrace obéit à
l'unique impulsion du génie. Poète inspiré, poète sans étude et sans
habileté... L'habileté est, en ce monde perverti, ce que Banville a
détesté le plus vivement. L'habileté? mais il en accorde l'honneur
abominable à M. Scribe. Et, pour glorifier le grand Eschyle par-dessus
tous les dramaturges, il lui dénie l'habileté, cette misère dégradante
et qu'il a le désespoir de remarquer dans l'œuvre de Sophocle déjà,
dans l'œuvre d'Euripide, plus maligne encore. L'habileté : négation
de la poésie. De la part de Banville, auteur des Odes funamfjulesques,
où l'habileté prodigue ses plus extraordinaires prouesses, et de la part
de Banville, auteur du Petit traité, ce trésor de toutes habiletés poé-
tiques, mi tel mépris des stratagèmes déconcerte. Il répondra : — Je
ne suis point Orphée; mais Orphée est mon dieu, Orphée que j'ap-
pelle aussi Hugo. Et ce n'est pas à l'intention d'Orphée ni d'Hugo,
certes, que j'ai voulu rédiger les recettes d'écrire en vers !... Puis,
l'habileté de Banville, on a grand tort si l'on ne voit qu'elle et si l'on
n'accepte aucunement ces hgnes de Mallarmé que cite avec raison
M. Victor BaiTucand: « Aux heures où l'àme rythmique veut des vers
et aspire à l'antique délire du chant, mon poète, c'est le divin Théo-
dore de Banville, qui n'est pas un homme, mais la voix même de la
lyre. Âv^ec lui, je sens la poésie ra'enivrer, — ce que tous les peuples
ont appelé la poésie, — et, souriant, je bois le nectar dans l'Olympe
du lyrisme... » Enfin, modeste avec la plus johe élégance, avec autant
d'esprit que d'élégance, le poète des Exilés avoue qu'il étudie et pro-
pose d'enseigner les règles de l'art sublime; ce n'est pas qu'il omette
un instant la principale vérité, que toute poésie est fille du génie,
dernier mystère.
En 1843, Banville avait vingt ans et il était le poète des Cariatides.
Il habitait, avec son père et sa mère, la maison de Jean Goujon, rue
Monsieur-le-Prince. Dans sa chambre, décorée de dessins, d'estampes,
et qu'un divan de soie bleue embellissait, il recevait souvent deux
poètes à peine un peu plus âgés que lui : l'un qu'il admire sans nous
étonner, Charles Baudelaire ; l'autre qu'il admire, et non pas sans
nous étonner, Pierre Dupont. Un jeune Pierre Dupont qui, d'ailleurs,
ne ressemble guère à l'image que nous avons de lui : l'air quasi
anglais, de beaux cheveux châtain clair et d'une coupe savante, de
704 RÈVUfe DES DEUX MONDES.)
minces favoris droits, une tenue de gentleman « la plus correcte qui se
pût voir, » de belles mains longues et blanches, « aux ongles bombés
et roses; » mais, quand il chantait sa poésie, on ne voyait pas ses
belles mains, alors gantées paille ou gris perle. Un dandy! et qui dé-
barquait de son village, mais tiré à quatre épingles. Un curé de
campagne, son parrain, l'avait élevé, très dévotement. Et le jeune
Dupont gardait de son enfance une ferveur assez mystique. En même
temps, il avait un remarquable appétit et vous dévorait deux gigots,
avec simplicité, comme un garçon que les problèmes de Dieu et de
l'âme ne tourmentent plus. Banville, un citadin pâle, admirait qu'on
mangeât si bien : Dupont lui parut un héros. Et Dupont, lisant les
Cariatides, admirait qu'on écrivît ainsi, admirait l'habileté du poète :
il en était, — et ne le dissimulait pas, — épouvanté. Il supplia Banville
de lui donner des leçons. Beaucoup plus tard, et après la mort de
Pierre Dupont, Banville adore cette '< naïve humilité » de son ami. La
naïve humilité de Banville est charmante. Son ami n'était pas habile :
et il a cru que son ami avait du génie. Entendons-nous : ce qu'il
appelle génie, c'est à peu près la spontanéité. Pierre Dupont est un
Orphée. Poète et musicien, n'ayant pas, comme ce Meyerbeer, besoin
d'un Scribe, ou ce Scribe d'un Meyerbeer, unissant les deux arts que
les premiers enfansde la muse ne séparaient pas; et, par les chemins,
les villes, les campagnes, allant comme un aède, familier partout, sur
la route, dans la chaumière et dans le cabaret, chantant les Bœufs, la
Musette neuve, les Sapins, le Chant de l'ouvrier, chantant pour les
passans qu'assemblait sa voix, qu'elle animait, qu'elle entraînait à le
suivre : c'est Orphée, n'est-ce pas?... Banville ne s'est jamais corrigé
de croire au génie de Pierre Dupont.
Génie ou spontanéité : romantisme. Ban\dlle, entre ces mots, ne
fait pas de difîérence. En 1877, il célèbre Laferrière, qui vient de
mourir, et il écrit : « Laferrière fut le dernier comédien appartenant
à cette époque de 1830, où tout le monde désira d'avoir du génie et
où presque tous les artistes, créateurs ou virtuoses, eurent quelque
chose qui ressemblait au génie... » Il écrit, à propos d'un critique très
peu analogue à Orphée : « La vérité, c'est que Jules Janin fut un
romantique, un homme de 1830 et, tranchons le mot, un poète! »
Il ajoute, au surplus : « Toute cette époque de 1830, à vrai dire, fut
un poète; elle n'eut pas d'autre rôle que de rendre à la poésie tous
les genres littéraires qui lui avaient été enlevés, la tragédie, la comé-
die, le roman et, grâce à Jules Janin, le feuilleton lui-même ! » C'est
assez justement définir le romantisme, le glorifier ou, si l'on veut
tlÈVÛE LITTERAIRE.
105
aussi, îe condamner : au moins noter l'usage et l'abus qu'il a fait de
la poésie, d'une certaine poésie et conçue un peu comme un délire.
Abondante à merveille, la poésie déborde, envahit ce qui n'est pas
son domaine, la critique peut-être, et en tout cas la politique ou la
sociologie. La glorification sera de Banville; mais non le reproche. Il
ne tolère pas qu'on assigne un domaine à la poésie, qu'on l'enferme
dans des bornes, et qu'on loge ou qu'on emprisonne dans un palais le
grand Orphée, maître du monde, ciel et terre.
Il y a, pour la comparaison d'Orphée et du romantisme, encore
un trait dont Banville est touché. Laissons, pour le moment, les
Bacchantes et le traitement qu'elles ont infligé au poète. Avant cela.
Orphée traîne après lui, et plus même que Pierre Dupont, les foules :
tigres et rochers, ce sont les foules, tantôt furieuses, parfois inertes.
Fh 1 bien, en 1830, on a vu les foules eûmes par la poésie, moins
dociles certainement que les rochers et les tigres à la chanson
d'Orphée, alarmées pourtant et qui cèdent à une impulsion qui vient
des poètes. Hugo et Lamartine ne sont point Isolés, souverains
artisans du verbe, dans leur travaU : leurs poèmes s'adressent à leur
époque tout entière et gouvernent des esprits ; Musset gouverne des
cœurs. Ni les esprits n'auraient et la même fougue et la même ten-
dance, ni les cœurs n'auraient cette mélancolie ou cette ardeur, si les
Hugo, les Lamartine et les Musset ne les avaient excités ou alanguis,
et dirigés. Le romantisme, avec tous ses penseurs, qui sont — phi-
losophes ou orateurs — des poètes, modifie le désir universel, mo-
difie la notion de rindi\idu, celle de l'État et, en d'autres termes,
crée de la révolution. Banville, à ce sujet, ne discute pas : il
approuve. Et il n'approuve pas seulement, mais il chante : « L'art est
toujours, par sa nature même, révolutionnaire... Le poète n'a pas
d'autre mission que d'exalter la passion, l'héroïsme et l'efTort de
l'àme humaine luttant au nom d'un idéal de beauté ou de devoir
contre les nécessités sociales... » Comme il chante, on ne va point le
chicaner, l'inviter à ne pas confondre avec un idéal de devoir un
idéal de beauté, l'engager à considérer les « nécessités sociales « ainsi
que des nécessités ; non, car il chante : « La grandeur, la nature
divine de l'individu a le droit de se souvenir de son origine céleste et
par conséquent... » il chante... « par conséquent d'être héroïque,
tandis que la société, n'obéissant qu'à des intérêts, est nécessaire
ment implacable et mesquine... Et toujours les initiateurs de Ihuma-
nité, les voyans, les poètes... les Thésées, les Hercules... la Liberté,
la condamnation définitive de toutes les tyrannies... Et, Molière,... qui
TOMB XL. — 1917. 4a
706 REVUE DES DEUX MONDES.i
ne sent que Scapin est son personnage préféré, le fils chéri de ses
entrailles? Oui, d'un côté, l'or, la vieillesse, la ruse des Argans et des
Giérontes, de l'autre le seul enthousiasme de Scapin, de Triboulet, de
Figaro, car c'est tout un, et toujours la société sera tenue en échec
par ces parias qui combattent pour la jeunesse, pour la Uberté, pour
l'amour!...» Banville est-il révolutionnaire ? Il n'est pas réaction-
naire, assurément; et, conservateur, ce titre ne l'eût pas flatté. Du
reste, la pohtique le dégoûte : il le dit, et plus d'une fois. Qu'est-ce
donc que cet hymne à la Liberté, à la révolution? C'est, pour ainsi
parler, du romantisme intégral.
Et retournons à la poésie. Le talent se cantonne volontiers dans
la sécurité d'une chambre ou, comme on disait, dans la tour d'ivoire.
Non le génie, et non le génie romantique : il veut le grand air, il
veut chanter dehors ; et il réclame les foules.
Seulement, les foules ne sont pas toujours prêtes. Il arrive que
manque le poète; il arrive que manquent les foules, si vous les ap-
pelez à l'inquiétude et si elles ont, pour un temps, le goût du repos.
Alors, les poètes romantiques sont bien dépourvus : les foules ne
leur demandent que des feuilletons. « Bien que né le 14 mars 1823 et
ayant publié les cinq mille vers de mon premier recueil en 1842, j'ai
tout à fait appartenu par mes sympathies et par mes idolâtries à la
race de 1830. J'ai été et je suis encore de ceux pour qui l'Art est une
religion intolérante et jalouse, » écrit Banville, en 1873. Et il avait
le sentiment de survivre. C'est' la grâce de toute son œuvre et, en
particulier, de ces pages qu'on vient de recueillir, que le ton n'en
soit ni désabusé ni amer. Il n'a rien renoncé du rêve de sa jeunesse
et garde ses chimères : il ne consent pas qu'elles soient des chimères,
et dangereuses. Il est parfaitement clairvoyant, malgré tout, et ne
cache pas à lui-même que l'Art subit de rudes tribulations. Le jeune
contemporain de Gautier, qu'il admire et qu'il voit succomber à la
tâche quotidienne, peut-il douter que le temps d'Orphée est passé ?
Il ne se décourage pas et tient haute sa lyre sans cesse accordée pour
l'ode ou l'odelette.
Il ne croit pas que les poètes soient défaillans. Mais il cherche la
foule, et non pour lui, mais pour la seule poésie. La question qui,
dans ses Critiques, domine toutes les autres c'est en fin de compte
celle-ci : la hltérature, poésie vraie, et celle que les artistes appellent
poésie, a-t-elle encore et peut -elle espérer d'avoir demain, d'avoir plus
tard, un pubhc? M. Scribe a un public ; et les sieurs Bernard et
Grange, collaborateurs de la couturière et d'une belle fille, ont un
REVUE LITTÉRAIRE. 707
public: mais la littérature?... Dans sa façon d'examiner ce pro-
blème, si angoissant et qui n'a pas fini de l'être, Banville suit son
idée romantique. Et d'abord il daube le bourgeois. « Je partage avec
les hommes de 1880 la haine invétérée et irréconcihable de ce qu'on
appelait alors les bourgeois... «Ce n'est pas le tiers-état, remarque-
t-il ; et on le sait bien. « Aussi ne devra-t-on pas s'étonner que j'aie
traité comme des scélérats des hommes, fort honnêtes d'ailleurs, qui
n'avaient que le tort — et il suffit ! — d'exécrer le génie et d'appar-
tenir à ce qu'Henri Monnier a justement nommé la religion des im-
béciles. » Cette profession de foi est du Commentaire aux Odes funam-
bulesques : on la retrouvera, et tant qu'on voudra, dans les Critiques,
où il raconte la « liaison » de M. Scribe et de la Bourgeoisie, où
Daumier l'aide à peindre le bourgeois, « sa sottise, sa banalité déme-
surée, son nez au vent, ses chapeaux tuyau de poêle, ses ventres
pointus, ses jambes grêles et quelque chose de surnaturel et de divin,
marqué dans chaque pli du vêtement, dans chaque ligne du visage
et qui est : la haine du Beau ! » Tranquille, ce bourgeois, sûr de ses
doctrines, sûr de ses appétits? Que non! Le bourgeois de Ban^dlle
et de Daumier sort des révolutions et frissonne : « Ce que Corot fit
pour les arbres, pour le chêne, pour le mélèze et pour le peuplier
qui tremble, Daumier l'a fait pour ses bourgeois... » Et Banville a
grand soin de répéter que le bourgeois qu'il abomine, ce n'est pas
le laborieux bonhomme qui, depuis des siècles, « travaille pour la
liberté; » c'est le h,ideux personnage à qui l'on a dit : « Enrichissez-
vous! » et qui n'a pas d'autre souci. Bien entendu ! Seulement, il est
malaisé de trier les bourgeois et d'y choisir pour amis excellens les
amis des beaux-arts. Très malaisé; si malaisé qu'en définitive Ban-
^dlle, sur le point de convoquer' un public autour des poètes,
s'adresse au peuple. En définitive, c'est au peuple qu'il accorde sa
confiance. Et pourquoi? c'est que le peuple n'a pas encore trahi la
confiance des poètes. Vraiment, c'est qu'U n'a guère été en relations
avec les poètes, depuis les temps si reculés où il nous plaît d'imagi-
ner la ^ie à notre guise. C'est aussi que « le peuple » est une façon
de dire assez vague et, en tout état de cause, le peuple une multi-
tude assez vaste et amplement inconnue, pour que nulle hypothèse à
lui relative soit fausse.
Bamdlle compte sur le peuple. Pierre Dupont, s'il a compté sur le
peuple, ce n'était pas la peine de se ganter paille ou gris perle.
D'ailleurs, on l'a connu, chansonnier célèbre, qui portait la barbf
longue, et longs ses cheveux épars « et le vêtement fièrement dé-
708 REVUE DES DEUX MONDES.
braillé. » Mais lui, Banville ? Ce ne sont pourtant pas ses Cariatides,
qu'il offrait au peuple, ni ses Améthystes, ni ses Occidentales, je sup-
pose, ni ses Princesses! Un jour, sur le tard de son existence, il
songe aux subtiles délicatesses de notre poétique, à ses fines diffi-
cultés, sur lesquelles il a lui-même renchéri: et il se demande si. les
poèmes de nos savans artistes ne sont pas à tout jamais « lettre
close » pour le peuple. Et, un autre jour, il écrit — c'est à propos
de M"* Croizette ; mais ne serait-ce également juste à propos de l'art
en général et de tous les arts? — « l'ingénuité est ce qu'il y a de plus
long à apprendre... » Ce jour-là, ne songe-t-il pas qu'entre la multi-
tude et les artistes la sincère amitié n'est pas commode? Il a donné à
son plus beau livre ce douloureux nom, Les Exilés. Parmi les exilés
dont il plaint la solitude, il a rangé <i les passans épris du Beau, » et
qui parfois, « rencontrent leurs frères si rares, comme eux exilés,
échangent avec eux un signe de main et un triste sourire... »
Est-ce la conclusion, la seule et inévitable ? Peut-être. Et peut-être
aussi ne vaut-elle que pour la littérature et la poésie romantiques?
Et fallait-il épiloguer ainsi sur les bourgeois et le peuple? Et tous les
torts sont-ils du côté des bourgeois et du peuple ? Ne voulons-nous
admettre nullement les torts de la poésie, de la littérature et des
arts?... Et, ces mots, les bourgeois et le peuple, n'essayera-t-on de
les remplacer par un autre et qui serait, peut-être, la nation?... La
nation qui a souffert, agi et péniblement triomphé tout entière,
peuple, bourgeois, poètes et les artistes, n'aura-t-elle prochainement
une âme réunie, une âme toule consacrée au même souvenir, à la
même pensée? Je n'en sais rien. Nos lendemains sont douteux autant
que nos devoirs sont clairs. Si la Beauté est reléguée loin de la multi-
tude et loin de la nouvelle activité, puisse-t-elle avoir en tout cas ses
Banville, qui maintiennent son culte fidèle et qui la préservent d'être
avihe !
André Beaunier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Si nous n'avions pas eu, sur le front russe, faisant suite aux opéra-
tions de BroussilofT autour de Brzezany, l'ofTensive de Korniloff au
Nord-Ouest de Stanislau, la quinzaine, du 10 au 25 juillet, appartien-
drait militairement et politiquement à l'Allemagne. L'histoire poli-
tique et militaire, ou, pour rester dans les proportions, la chronique
de cette quinzaine se ramènerait presque toute, comme à son point
central, à l'action et à la situation de l'Empipe allemand. Mais on ne
saurait négliger de mettre en leur juste valeur les événemens de
Galicie. L'élan de Korniloff avait, en deux bonds, porté son armée
sur la Lomnitza jusqu'à Ilalicz et à Kalusz. Contre-attaquée violem-
ment, cette armée, deux fois victorieuse, a dû évacuer Kalusz, et
se retirer sur la rive droite de la rivière. Le prince Léopold de
Bavière menace Tarnopol. Les Russes n'en ont pas moins, en treize
jours, fait plus de 36 000 prisonniers et enlevé près de cent canons.
Ici ou là, ils peuvent bien être battus, mais ils se battent.
Certaines gazettes des deux Aile magnes, de l'Allemagne prussienne
et de l'Allemagne autrichienne, n'en reviennent pas de leur étonne-
ment et crient à l'ingratitude. Eh ! quoi, les Impériaux ont eu la ma-
gnanimité de ne pas profiter de l'anarchie des mois passés pour
écraser dans l'œuf la révolution russe, de traiter cet ennemi en ami
et en frère, de le ménager, de le caresser presque, et, au lieu de Tacca-
bler, de le flatter afin de se le réconcilier, et voilà en quelle monnaie
ils en sont payés! Ce désespoir serait du plus profond comique, si
l'hypocrisie, même conduisant au ridicule, n'était pas toujours
odieuse et si, tandis qu'elle suspendait son offensive militaire, l'Alle-
magne n'avait pas poussé à fond, de toutes ses ressources, par tous
ses moyens, et d'abord par ceux qui lui ont à jamais valu la réproba-
tion du monde, son offensive diplomatique. Mais il faudrait que la
710 REVUE DES DEUX MONDES.
jeune Russie fût bien jeune, et plus jeune encore qu'elle ne l'est en
effet, pour n'avoir pas vu que ce qu'il y avait dans les calculs de Ber-
lin, dans ces intentions déguisées en attentions, c'était de venir à
bout d'elle sans coup férir, et, par elle, mise hors de cause, de venir
à bout de ses alUés. Surtout il faudrait qu'elle fût par trop jeune pour
s'en émouvoir, car c'est double plaisir de tromper un trompeur, et le
plaisir est pur de tout mélange, exempt de tout remords, quand on
ne le trompe qu'à force de loyauté.
Pareillement, les Russes ne seront pas surpris que maintenant
•l'Allemagne change de jeu. Hindenburg recommence à faire sa grosse
voix, à rouler ses gros yeux, à montrer son gros poing, à gonfler
toute sa grosse personne. Il est possible, comme on l'annonce, que,
revenant à sa vieille idée, en entêté qui y tient d'autant plus que
longtemps il n'en a eu qu'une, il essaye de percer par Riga vers Pélro.
grad, pour y refaire un État stockprcussisch, puisqu'aussi bien, la
Révolution se gagnant, c'est prudence pour les voisins que d'écarter
d'eux les risques de contagion. Mais le souffle irrité du colosse
n'éteindra pas, il ne fera qu'exciter la flamme qui brûle dans le corps
débile et maladif de Kérensky. Déjà le dictateur a entrepris dans
le secteur septentrional l'œuvre de résurrection qu'il a si merveil-
leusement menée à bien sur le Dniester. La Russie a beau être
grande et composée de peuples divers : une même âme peut lui
être inspirée, et ce peut être l'âme d'un seul homme. Néanmoins,
qu'elle y prenne garde : ce n'est pas l'heure de dépenser ou de dis-
perser en luttes intestines si peu que ce soit de son pouvoir. L'essen-
tiel, pour un pays qui vient de faire une révolution et qui continue de
faire la guerre, n'est pas d'avoir tel ou tel gouvernement, le gouver-
nement de tel ou tel parti, mais de ne pas cesser une minute d'en
avoir un et de ne pas souffrir une minute d'en avoir plusieurs, ce
qui revient à n'en avoir pas. Le pire des gouvernemens, en temps de
guerre plus qu'en tout autre temps (et la Révolution y expose dou-
blement), est, répétons le mot de Garlyle, « le Gouvernement du Pas-
de-Gouvernement. » Si le gouvernement est défaillant, ou incertain,
ou faible, ou flasque, eût-on d'ailleurs toutes les chances de vaincre,
il y a dans la nation une fissure par où la ruine peut entrer. Non
plus que des querelles civiles, et bien moins encore, la guerre n'est
l'heure des « autonomies » : elle doit tendre les ressorts, unifier les
efforts, elle coordonne et subordonne, elle concentre et ne décen-
tralise pas. Autrement, on se met soi-même hors ses lois, on abolit
* en soi les conditions de la victoire, et, dans le vain espoir de faire
REVUE.
cnnoMQUS* 711
vivre ou revivre des nationalités, on tue la nation. « Une et indivi-
sible, >) dit la Révolution française.
Tout à fait à l'extrémité du front occidental, à l'endroit justement
où il \ient s'appuyer à la mer du Nord, au point terminus, il y eut, le
10 juillet, une alerte. Ce ne fut qu'une alerte; ce n'a pas été « la
bataille des Dunes. » Par l'étroite bande de sable qui forme comme
une chaussée et pour ainsi dire comme un isthme, entre la mer et
l'étrange lacis de canaux, l'inextricable filet d'eau, la lagune fla-
mande, l'Allemagne ne pouvait guère s'ouvrir le chemin de Dun-
kerque. Elle le savait déjà, le sait mieux encore à présent, et ne
l'a probablement pas voulu. L'attaque qu'elle a prononcée là, si ce
n'était un simple sondage, était comme une parade préventive, une
sorte d'offensive défensive; elle a attaqué pour rompre les préparatifs
d'attaque. On avait beaucoup parlé, les dernières semaines, peut-
être trop, en tout cas trop tôt et trop haut, d'un grand dessein du
commandement anglais. L'état-major ennemi n'avait pas été le der-
nier à en recueilUr les bruits. D'où le coup de main sur Nieuport.
Mais le coup a été tout de suite arrêté et la main tout de suite immo-
bilisée. Les Allemands ont atteint la rive droite de l'Yser, ils ne
l'ont pas dépassée ; si, par hasard, il leur prend la fantaisie de se
mirer dans son flot trouble, ils n'y verront sans doute que de tristes
figures qu'assombrit un cruel souvenir, et que n'éclaire plus aucune
illusion.
De même pour la partie du front tenue par l'armée française. Le
Kronprinz impérial, ou son précepteur Ilindenburg, ou le conseiller
du maffister, Ludendorff, qui pourrait bien être l'Esprit de cette
trinité, ont multiplié les assauts, de trois côtés simultanément : à
notre gauche, au-dessus de l'Aisne, sur le Chemin des Dames, entre
Froidmont et le Panthéon, entre Gerny-en-Laonnois et Ailles, entre
la ferme Heurtebise et Craonne; à notre centre, dans le massif de
Moronvilliers, sur le Mont-Haut et le Téton ; à notre droite, sous
"Verdun, sur les deux rives de la Meuse, à la cote 30i, entre le bois
d'Avocourt et le Mort-Homme, au bord de la route d'Esnes à Malan-
court, comme à Bezonvaux. Ou ces assauts, pour acharnés et répétés
qu'ils aient été, n'ont rien donné à l'ennemi, ou ce qu'ils ont donné
lui a été aussitôt repris. Celui du plateau de Californie, magnifique-
ment soutenu par nos troupes, tourne pour le kronprinz au plus san-
glant échec. Mais, sous réserve des chances à courir, cette combati-
^ité, cette « agressivité » allemande, est avant tout de la défensive
préalable. L'état-major allemand nous tâte, moins pour savoir ce
712 ftÈVÙË DES DEUX MONDÉS.
qu'il peut faire contre nous que pour apprendre ce que nous voulons
faire contre lui. Il ne parvient pas à se persuader qu'après avoir
inutilement attendu tout le printemps l'heureuse coïncidence d'une
offensive russe, nous laissions, cet été, passer, sans la saisir, l'occa-
sion que nous offre la marche de Broussiloff et de Korniloff ; qu'après
avoir tant proclamé la coopération des Alliés, nous n'y servions pas
et ne nous en servions pas.
Peut-être aussi, à cet égard, quelqu'un chez nous qui, plus que
tous, a le devoir de mesurer ses paroles a-t-il un peu inconsidérément
enfreint la loi du bienfaisant et puissant silence ; des mots se sont en
pubUc envolés de la tribune, qu'il eût mieux valu retenir. A la guerre,
il ne faut pas plus dire : « Nous ne ferons pas cela » que dire : « Nous
ferons cela. » Combien de fois la Chambre n'a-t-elle pas, en France,
invité le gouvernement à avoir et à pratiquer « une politique de
guerre! » Et il est parfaitement vrai que la guerre a sa politique, dont
un des premiers élémens est à tirer de la psychologie même du
peuple, du caractère, du tempérament national. Le premier devoir, la
première règle, est par conséquent d'adopter une politique de guerre
qui soit conforme, non pas contraire à cette psychologie, et ne
puisse devenir déprimante par son inertie seule. Il y aurait plus
d'une réflexion à faire sur cette observation du major Moraht : « Le
Français privé d'espérances est, comme déjà le Gaulois, un na^dreaux
voiles déchirées que la vague emporte à l'aventure ; » observation
qui ne fait du reste que reproduire un trait des Ritratti délie cose di
Francia, ou quelque autre trait, d'un plus âpre accent, du Ubelle Délia
ndtura de' Francesi; lesquels, au surplus, ne faisaient, il y a quatre
siècles, que rajeunir des traits semblables de Tite-Live et de César.
Certes, les Français d'aujourd'hui ne sont pas « privés d'espérances ; »
la troisième année de guerre qui, en s'achevant, les laisse avec le droit
d'inscrire sur leurs drapeaux les noms radieux de la Marne, de l'Yser,
de l'Artois, de la Champagne, de Verdun, les laisse fermes en leur
vaillance, inébranlables en leur confiance. Mais ce ne sont point des
taciturnes, ou ils ne sont point comme le Taciturne. Ils ont besoin
d'espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer ; d'espérer
plus que de raison, de rêver un peu. Ils n'accomplissent tout le pos-
sible qu'en s'élançant vers l'impossible. On a dit de nos fantassins
qu'ils gagnaient les batailles avec leurs jambes. Ils les gagnent bien
plus sûrement encore avec des ailes.
Mais qu'est-ce que « gagner une bataille ? » L'avance et le recul sur
le terrain, dans une pareille guerre, sont souvent si minimes, si im-
feÈVUÈ. — CËRÔMQUÉ. 143
perceptibles, se réduisent si souvent à l'occupation ou à l'abandon
momentané d'un bout de tranchée derrière laquelle U y a des kilo-
mètres de tranchées, que ce mince avantage et ce mince désavantage
ne peuvent pas être l'enjeu d'une telle partie, le prix de tels sacri-
fices. Ils l'ont été, tant qu'il a été permis de croire qu'ils seraient déci-
sifs, en août 1914, dans la guerre de mouvement; Us ne le sont plus,
et le sont de moins en moins, dans la guerre d'usure. Le véritable
enjeu, depuis que la guerre s'est fixée et figée sur l'Aisne, après la
Marne, est moins miUtaire que moral. C'est-à-dire que Hindenburg,
chaque fois que nous l'avons attaqué ou repoussé, s'opiniâtre en
ses ripostes, non pas en réahté pour reprendre le petit carré de sol
français que nous lui avons arraché, et dont la possession ne lui pro-
met, il le sait, ni Paris, ni Calais, ni même Verdun, mais pour
garder à ses soldats la foi dans leur supériorité, et à l'Allemagne sa
foi dans la supériorité de ses soldats, pour maintenir ou relever
« le moral » allemand, à l'armée et dans le pays, au front et à l'ar-
rière, pour nourrir l'orgueil allemand et la volonté allemande des
communiqués de Ludendorff. Du même coup, il se propose d'abaisser,
de faire fléchir, de briser notre moral à nous, et il ne s'en cache pas :
il estime que « la force de résistance de la population civile de l'En-
tente est très inférieure à sa puissance mihtaire. « De là, le redou-
blement d'acti^ité, l'emploi intensif de toute ruse et de toute astuce
germaniques, l'espèce de frénésie d'intrigue, dont l'Empire, en se
débattant sous l'étreinte, donne le scandaleux spectacle. Mais le
moral d'un peuple ne se redresse pas ou ne se soutient pas long-
temps par des procédés immoraux, ni même simplement amoraux.
Le succès en est bref, et, parce qu'il ne dure pas, U prépare toujours,
pour peu que l'on attende, la revanche de la morale. On ne l'offense,
en fin de compte, que sans profit et à son propre détriment.
L'Allemagne a déjà commencé à en faire l'expérience, au dedans et
au dehors. Au dehors, premièrement : « Tout Allemand, avouait la
Gazette de Voss du26juin, est considéré en Norvège comme un espion,
comme un être méprisable. » Sentant, malgré son inconscience et son
infatuation, qu'elle se noie dans ce « mépris, » l'Allemagne a re-
couru à l'expédient ordinaire : « Ce n'est pas moil C'est lui ! » Ni ses
hommes d'État, ni sa presse, n'en sont, après trois ans de mensonge,
à une impudence près. — Grimm était un agent de l'Entente, qui a
attiré dans un piège le candide Hoffmann. En sa qualité de « Zimmer-
waldien, » il ne pouvait travailler pour l'Allemagne, puisqu'il est
avéré que c'est l'Entente qui avait monté le coup de Zimmerwald.
714 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien n'est plus évident, si ce n'est que c'est encore l'Entente qui a
monté le coup manqué de Stockholm. — L'innocente Allemagne, la
vierge blanche et bleue, l'Iphigénie des nations, est la triste victime
d'un infernal complot. Mais cela n'a pris surpersonne, et il semble, à
divers indices, que cela ne prenne plus sur elle-même. L'effet de cette
poUtique à l'esbroufe s'est renversé. Ce qui paraissait être et ce qui
vraiment était si difficile est fait : la carapace de crédulité, de vanité,
de superbe du peuple allemand a craqué.
Nous en avons des témoignages de tout ordre et de toute marque.
L'illustre professeur Harnack, conseiller privé. Excellence, et théolo-
gien de l'Empereur, écrivait, ces jours-ci, à l'une de ses confidentes :
« Le plus grand danger vient de ces Allemands qui croient encore
à la victoire. » Et le socialiste majoritaire Lensch imprimait dans le
Tag de Berlin : « L'Angleterre, depuis trois ans, a fait, en Asie et
en Afrique, des conquêtes d'une telle valeur poUtique et militaire
que celles des Puissances centrales, même la Belgique, sont peu
de chose à côté d'elles, si l'on en juge d'un point de vue universel et
non européen. » De sorte que tout se résume en ceci: « Si l'Angleterre
ne gagne pas la guerre, elle l'a perdue; si l'Allemagne ne perd pas
la guerre, elle l'a gagnée. » Dans ce cas, comme il arrive, la lettre qui
devait rester secrète , et où l'auteur ne se donne pas une attitude, est peut-
être encore plus significative que le journal. Mais, les tenant l'un et
l'autre pour ce qu'ils sont, n'y trouve-t-on pas l'explication de la crise,
qui mêla si étrangement tous les pouvoirs publics de droit et de fait,
toutes les influences, tous les rôles, toutes les initiatives dans l'Em-
pire allemand et dans le royaume de Prusse, qui y fit apparaître tant
de désordre sous l'ordre, tant de faiblesse en un gouvernement fort,
et qui, comme nous ne nous en représentions assez clairement ni
les causes profondes ni les circonstances actuelles, nous demeura,
toute une semaine, obscure, confuse et inexplicable? Or, cette expli-
cation, la voici en deux mots : l'Allemagne s'est sentie malade, et
M. de Bethmann-Hollvveg en est mort.
Cette crise de l'opinion allemande, pour ne pas dire de l'âme
allemande, il serait intéressant de pouvoir en tracer la courbe. Chose
curieuse : à l'origine, ou plutôt au début, il y a Scheidemann, la
conférence de Stockholm, la secousse de la révolution russe, et c'est
bien encore une sorte de revanche de la morale. On ne sait d'une
manière juridiquement certaine, avec preuves écrites à l'appui, qui
avait eu l'idée de la Conférence, qui en avait provoqué la réunion, ni
si Scheidemann et ses socialistes d'Empire y avaient été envoyés en
REVUE. — CHRONIQUE.
715
mission officielle ou officieuse, ni jusqu'à quel point les déclarations
qu'ils devaient y porter étaient autorisées, avaient été concertées,
eussent été ratifiées. Mais le fait est que c'est au retour de Stockholm
que Scheidemann a fait connaître qu'il ne serait possible de parler
de paix, là-bas, entre socialistes, que si l'on s'était mis d'accord pour
ne parler que d'une paix sans annexions ni contributions, selon la
formule du Soviet, et que d'ailleurs la conversation serait rendue
beaucoup plus facile par une réforme, dans le sens^4ibéral, des insti-
tutions allemandes. L'enseigne n'était pas engageante; si l'on voulait
attirer le client, il fallait la repeindre et blanchir la façade de la
maison. Telle était la lumière que rapportaient du Nord les socialistes
éblouis. Peu à peu, et de proche en proche, elle se répanda t
d'abord sur ce qu'on appelle, d'un terme un peu vague, les partis de
gauche, et qui correspondrait chez nous aux radicaux-socialistes et
anciens radicaux. Puis il y eut plus fort : le rayon toucha le Centre,
et, dans le Centre, baigna, inonda le visage satisfait de M. Mathias
Erzberger.
Le Centre est un parti catholique, mais n'est pas spécifiquement
un parti conservateur; il a une tendance socialiste ou socialisante
par laquelle s'établit 'le contact entre sa fraction la moins timide et
le socialisme orthodoxe. De cette fraction la moins timorée, M. Erz-
berger est le plus hardi représentant. Jeune encore, il est venu au
Centre, après avoir traversé vite d'autres milieux, avec toutes les cer-
titudes d'un primaire et toutes les audaces d'un aventurier. C'est un
homme que la vie ne semblait pas devoir gâter, qui l'a forcée, et qui
veut la vivre large et pleine, et qui veut du tapage autour de s(;s
jouissances. C'est un ambitieux, non du genre tenace, mais du
genre pressé, marqué par sa passion comme par ses besoins pour los
besognes que ne font pas la politique en habit noir et la diplomatie
en habit doré ; c'est un vibrion qui, depuis le commencement de la
guerre, tourbillonne. Depuis trois ans, on n'a pas pu le voir sans
qu'il arrivât de quelque part. Il arrivait de Rome, où il était allé en
février 1895 doubler le baron de Stockhammer, première doublure
du prince de Bûlow, et le prince lui-même avait été plus ou moins
heureux de sa présence, ne sachant trop si on le lui avait dépêche';
pour l'assister ou pour le surveiller, et si le chancelier, en lui don-
nant un auxiliaire de cette qualité, ne songeait pas, autant qu'à aider
son ambassadeur, à « handicaper, » en lui, un rival. Ensuite,
M. Erzberger arrivait de Suisse, de Lucerne ou de Lugano, et l'on
disait, et il disait que ce que le socialisme international n'avait
716
REVUE DES DEUX MONDES.
pu faire, cette autre i)iiissance internationale, l'Ëglise catholique,
avait pour devoir d'y travailler. Probablement sans en avoir obtenu
la permission, peut-être sans l'avoir demandée, il allait de l'avant,
persuadé que l'on n'est, dans ces manigances, désavoué que lors-
qu'on échoue, et trop content de lui pour douter qu'il réussirait.
Enfin, il arrivait de Vienne, et avec une grosse joie, tout rouge
encore de cet honneur, s'étendant complaisamment sur les
détails de l'audience qu'il avait eue de Sa Majesté l'Empereur et Roi,
sur le temps qu'elle avait duré, sur les choses, — des choses ! — qui
lui avaient été confiées, ne gardant du secret que ce qu'il convient
de mystère pour augmenter l'importance de l'entretien et du per-
sonnage, n'avançant pas qu'on l'en avait prié, ne le démentant pas,
il lançait tout à coup la motion, inattendue de lui plus que de qui-
conque, en laveur « d'une paix de conciliation. »
Parallèlement ou par opposition, les pangermanistes, les impé-
rialistes, les agrariens, les nationaux-libéraux, les conservateurs, se
déclaraient pour la guerre à outrance, pour une paix à dividendes,
pour Hindenburg et pour Tirpitz, contre Bethmann-Hollweg, qu'ils
prétendaient apercevoir sous le masque de ces Scheidemann et de
ces Erzberger;espritmédiocre, faible cœur, trempe molle de bureau-
crate, pour qui l'Empire n'est qu'un cercle administratif, bon tout au
plus à faire le chancelier d'une Petite-Allemagne, et, à ce titre, par
son infériorité à sa tâche, espèce de péril national et de criminel
d'Élat. Ace moment, qui est le premier de la crise, l'Extréme-Gauche.
et le Centre, ayant opéré leur conjonction, espèrent pousser le gou-
vernement à entrer, à l'intérieur, dans la voie des réformes démocra-
tiques, et à rompre, à l'extérieur, avec le programme annexionniste
des pangermanistes. En face de ces partis qui se font, ou qui ont l'air de
se faire exigeans, M. de Bethmann-Hollweg, certainement, et vrai-
semblablement Guillaume II, cèdent sur l'un des points, filent de Is
corde sur l'autre, manœuvrent en apparence pour détourner la
crise, la limiter, la résoudre ou la différer par quelques concessions
où, non pas même l'Allemagne, mais la Prusse seule, soit engagée.
Pour ce qui est de lui, le chancelier affirme que le poste n'est point
si agréable qu'il « s'y cramponne; » mais qu'il ne doit ni ne peut ni
ne veut faire du tort à la patrie ; et que, puisqu'il y est, il y restera
donc, jusqu'à ce que l'Empereur l'en relève. Quant à l'Empereur, il
ne relève pas son chancelier, et il ne le contredit pas. Sa personnalité
numéro un s'efface, et il découvre sa personnalité numéro deux. On
l'a interpellé comme Empereur allemand ; il répond comme roi de
REVUE. — CHRONIQUE. 717
Prusse, par un message où il annonce la mise à l'étude d'une réforme
luture du système électoral pour la Chambre des députés du Landtag
prussien. C'est-à-dire que la question est mal posée, ou qu'il n'y est
pas répondu. On a dit: Allemagne, Guillaume II a entendu : Prusse.
Du côté de l'Empire, était sa mauvaise oreille.
Cependant, le Centre, les groupes de gauche, acceptent, remer-
cient, se congratulent, pour le premier point, et, pour le second, ils
demandent un supplément d'informations. C'est le deuxième moment
de la crise, et c'est le moment où elle se corse, où le conflit se noue.
Jusqu'alors, elle a paru s'orienter, à l'intérieur, vers une solution
libérale,»et, sur le reste on temporise, on feint de se désintéresser. Mais
les pangermanistes sont en éveil. Ils craignent qu'une concession
n'emporte l'autre, et que l'inclination vers la réforme ne soit un glis-
sement vers la paix. Ils tirent alors toutes les courroies de la méca-
nique fédérale, bandent tous les muscles de la caste féodale et de la
caste militaire, appellent au secours les princes qu'effraient les
répercussions possibles dans leurs États héréditaires, les royaumes
qui ne sont pas la Prusse et qui, avec la Prusse, forment l'Empire, la
Bavière, la Saxe, le Wurtemberg; ils appellent leurs amis, leurs
favoris, les hommes de leur sang et de leur chair, en qui sont leurs
remparts et leurs forteresses, le Kronprinz, Hindenburg, Ludendorff.
Une fois de plus, ils jettent le fils en travers des desseins du père.
Celui-là, c'est le complice sur qui l'on a la main ; U ne peut ni s'évader,
ni se dérober, ni s'enfuir : U n'est pas las, mais avide de régner. Dès
qu'il est à Berlin, l'Empereur disparaît dans son ombre dégingandée.
Lui, si théâtral, il ne se montre plus; lui qui a prononcé, dans la
foudre et dans les éclairs, tant de « Je » et de « Moi, » il se tait, et
presque il se terre ; lui qui se piquait d'associer sur le trône Frédéric
et Napoléon, Charlemagne et Louis XIV, il n'a plus de commun avec
le soleil que l'éclipsé. Il reviendra, quand U n'y aura plus à présider
que des thés à baisers Lamourette. Pour les affaires graves, c'est
Ludendorff qui confère avec les chefs de partis, Hindenburg opinant
du bonnet et de la moustache, et c'est le Kronprinz qui préside le
colloque. Cet héritier prend une avance d'hoirie. Sous son impulsion,
le mouvement oblique et dévie. Le ministre de la Guerre, général von
Stein, donne sa démission, suivi de plusieurs ministres prussiens, et
l'on pronostique retraite sur retraite, chute sur chute : M. Zimraer-
mann, M. Helfferich, M. de Lœbell, M. Beseler, M. Soif, M. de Sydow.
Soudain, c'est M. de Bethmann-Hollweg qui s'en va, et, sans délai,
c'est M. Michaelis qui le remplace. Troisième moment et qua-
718
REVUE DES DEUX MONDES.
trième moment de la crise. Re\drement, dénouement provisoire.
M. Michaelis est peu connu. On se rappelle qu'il est docteur en
quelque chose d'une ({uelconque Université; qu'il fut professeur de
droit au Japon; puis, rentré en Allemagne, tour à tour magistrat,
sous-préfet, préfet; qu'il était, en dernier lieu, commissaire aux
vivres pour la Prusse; qu'en cette qualité il eut maille à partir avec
le Ministre de l'Agriculture, lui-même agrarien, M. de Schorlemer, et
que c'est lui, M. Michaelis, qui eut la meilleure poigne et fit partir la
maille. Si la fortune voulait qu'il fût un nouveau Bismarck! L'Alle-
magne attendit avec anxiété l'homme nouveau à son premier dis-
cours. Ce fut une déception. Elle ignore encore ce qu'il est, mais
elle sait déjà que ce n'est ni un Bismarck tout fait, ni de quoi le
faire.
Lisons ce discours avec nos propres yeux, et non avec des lunettes
allemandes. Il est si peu original qu'il suff.t de le parcourir. Dédai-
gnant la fastidieuse et inutile controverse sur « les responsabilités de
la guerre, » au sujet desquelles ni la justice ni l'histoire ne sauraient
admettre une discussion, nous avons noté cinq ou six passages :
celui où M. Michaelis apostrophe indirectement M. von Tirpitz et
l'amiral von Capelle, ces gens qui, en prédisant la fin de la guerre
à date fixe par le triomphe du sous-marin, « n'ont pas rendu service à
la patrie; » celui où il jure que l'Empire, fidèle à ses alliances,
observera, repentir méritoire, ses contrats et ses traités ; celui où il est
contraint de faire « la pénible constatation que, par suite de l'écono-
mie de la guerre, les relations des villes et des campagnes « ont été
troublées. » Gela regarde spécialement l'Allemagne, mais ceci nous
regarde pour notre part. L'Allemagne, « qui n'a pas voulu la guerre, »
ne voudra la paix que comme une nation « qui s'est battue victo-
rieusement, » sur la base, toujours, de la carte de guerre. « Tout le
territoire de la patrie est sacré. Nous ne pouvons négocier avec un
adversaire qui réclame une partie du territoire de l'Empire (l'Alsace-
Lorraine). Nous devons obtenir que les frontières de l'Empire soient
garanti 'S à jamais (la Belgique, le bassin de Briey). Nous devons,
par voie d'entente et de compromis, garantir les nécessités vitales
de l'Empire allemand sur terre et sur mer. La paix doit constituer
une base pour la réconciliation durable des peuples, empêcher
leur hostilité lointaine exprimée par des boycottages économiques,
nous protéger contre la transformation de la ligue militaire de nos
ennemis en une ligue économique. »
C'est là que perce le bout de l'oreille, c'est là que le bât blesse
REVUE. CHRONIQUE.! T19
le peuple allemand; aussi M. Micliaelis est-il pour le moins maladroit
de railler lourdement « l'impuissance américaine, )> comme si la
guerre ne contenait pas, ne commandait pas et ne conditionnait pas
l'après-guerre. La grande terreur de l'Allemagne industrielle et com-
merçante, sa blessure mortelle, on la voit bien. Elle ne lui permet
point de sourire d'une quatorzième ou quinzième déclaration de
guerre, non pas des États-Unis, mais du Siam. Les contradictions qui
embrouillent la harangue du Chancelier tiennent à ce qu'il était obligé
de faire parler dans la même phrase Hindenburg, Ludendorff, et les
Stumm, les Thyssen, les Siemens, les Ballin; la Prusse et la Hanse,
la gloire et la marchandise! Mais ce langage, qu'est-ce en somme?
Est-ce la motion Scheidemann-Erzberger? la motion de la majo-
rité? Pas absolument. Est-ce le contraire? Pas davantage. Ce n'est
pas elle dans la forme, et, au fond, c'est elle. Ce n'est pas elle dans
le ton, et c'est elle en son essence. C'est la guerre, et ce n'est pas
la guerre. Ce n'est pas la paix, et c'est la paix. « Nous ne pouvons
pas offrir la paix encore une fois. Mais avec le peuple entier, avec
l'armée allemande et ses chefs, qui sont d'accord sur cette décla-
ration (qu'on ne s'y trompe pas : cette incidente est la propo-
sition principale de tout le discours), avec l'armée allemande et
ses chefs, — avec le Kronprinz, avec Hindenburg, avec Ludendorff,
eux-mêmes, — le gouvernement estime que, si les ennemis veulent
revenir de leurs idées de conquêtes, de leurs projets d'anéantisse-
ment, nous écouterons loyalement et prêts à la paix ce qu'ils ont à
nous dire. » En d'autres termes : « Nous ne demandons pas la paix,
nous ne l'offrons pas; mais nous demandons qu'on nous l'offre. »
Faut-il serrer les mots de plus près, en mettre au jour le sens caché ?
Hindenburg ne croit plus à la victoire du sous-marin, Tirpitz ne croit
plus à la victoire de l'armée, le gouvernement ne croit plus à la vic-
toire de l'un ni de l'autre. Le peuple n'y croit désormais que par
habitude de croire. L'Allemagne v^ut peut-être encore la guerre,
mais l'instant approche où elle ne pourra plus que la paix. Mais ses
attaques réitérées, ses coups de bélier à l'Est et à l'Ouest? Oui, mili-
tairement, dans le présent, elle peut encore la guerre ; mais politi-
quement, économiquement, pour srn avenir, elle ne pourra bientôt
plus que la paix. C'est pourquoi elle nous invite à parler; et c'est
pourquoi il faut nous taire. C'est sous ce signe et sous ces auspiceg
que doit s'ouvrir la Conférence des Alliés.
Pendant que l'Empire allemand avait sa crise, la Révolution russe
a eu ses Journées de Juin. Les ministres prussiens, qui devaient partir.
^20 REVUE DÈS DEUX MONDÉS.
ne partent pas, et les membres du gouvernement provisoire, qui ne
devaient pas partir, sont partis. Le prince Lvoff lui-même s'est retiré.
M. Kerensky, président du Conseil, ministre du Salut public, n'est plus
seulement la voix, il est la tête de la Russie. Elle n'en a pas de
rechange; qu'U la garde bien au milieu des défections, des trahisons,
des attentats dont il va être la cible, de toute cette folie anonyme et
de toutes ces conspirations pseudonymes où les Lénine ne s'ap-
pellent pas Lénine, où les Zinov-ietî s'appellent Apfelbaum, les
Kameneff, Rosenfeld,et à qui l'argent vient de Berlin par Stockholm.
Peut-être l'heure et l'œuvre réclamaient-elles sa jeune et farouche
énergie. Après tout, la Montagne sauva la France par des moyens
que la Gironde n'eût pas employés. Si Kerensky est tout ensemble
Danton et Carnot, comme on le dit, ce n'est pas trop pour animer
et pour organiser tout ce qui, dans la Russie en désarroi, doit être
réanimé et réorganisé.
En Angleterre, M. Winston Churchill est rentré dans le cabinet.
Quelques changemens ont été introduits, qui n'ont rien changé à la
politique. M. Lloyd George a répliqué, comme il aime à le faire, au
maiden speech de M. Michaelis. D'une chiquenaude, il a réduit en
poudre l'édifice branlant de cette logomachie. Si le Chancelier alle-
mand désirait avoir, sur la guerre navale, sur les disponibilités et les
dispositions de la Grande-Bretagne, des faits et des chiffres, il les a.
— En Espagne, à Barcelone, le 19 juillet s'est passé mieux qu'on ne
l'aurait cru, dans le calme relatif de la rue et des esprits. Une seule
barricade, un seul mort; un manifeste courtoisement remis au gou-
verneur, et la séance levée. Manana, on verra demain. — En Chine,
l'infortuné Pou-Yi est détrôné aussitôt que restauré. 11 aura connu,
dès sa petite enfance, les vicissitudes humaines. GetEmpereur de huit
ans, pour son second essai, aura régné huit jours. Mais nous, appre-
nons, par cet exemple, à ne pas philosopher sur les empires et les
révolutions, avant que les révolutions se soient rassibes et que les
empires se soient consolidés.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant.
René Doumic.
L'ÉNIGME DE CHARLEROI
I. — LA MANŒUVRE DE BELGIQUE
LES COMBATS DE LA SAMBRE
16 AOUT-25 AOUT 1914
I. — CE QUE l'on sut DE LA « BATAILLE DE CHARLEROI »
Les premières semaines de la guerre avaient paru favo-
rables. La double invasion de l'Alsace méridionale par Mulhouse,
les premiers incidens de l'offensive française en Lorraine, les
succès des Russes en Prusse orientale, les victoires serbes, tout
donnait confiance. Jusqu'au 20 août, on était resté dans l'igno-
rance au sujet de l'emplacement des armées et des desseins des
deux adversaires ; mais on savait que la mobilisation et la
concentration françaises s'étaient accomplies à merveille et que
nos troupes occupaient, sur la frontière, les places assignées
par les plans de l'état-major.
Le communiqué du 19 avait confirmé la nouvelle que
l'armée française, prenant l'offensive, avait atteint Delme et
Morhange, en territoire annexé.
De Belgique, depuis la prise de Liège, les nouvelles étaient
rares. L'affaire de Dinant, le 15, heureuse pour nos armes,
n'avait pas eu de suite ; rien ne s'était dessiné jusqu'au 18.
TOME XL. — 1917. 46
722 REVUE DES DEUX MONDÈS.i
Soudain, le 19 et le 20, on apprend, coup sur coup, la
marche en avant des armées allemandes, le passage de puis-
santes colonnes de toutes armes sur les routes du territoire
belge, une invasion formidable s'e'lendant comme une nappe
sur le pays. La résolution prise par le gouvernement belge
de ramener son armée à l'abri du camp retranché d'Anvers
éclata comme un aveu d'impuissance et le plus impressionnant
des présages.
Le 21, on eut la nouvelle de l'échec de nos armées de l'Est
en Lorraine. Le communiqué du 21, à minuit, reconnaissait que
« nos troupes avaient été ramenées en arrière...; » il ajoutait :
« L importance des forces engagées ne nous eût permis de nous
maintenir en Lorraine qu'au prix d'une imprudence inutile. »
Eh quoi! Il y avait donc une puissante offensive allemande
sur la frontière lorraine, outre celle qui se produisait par la
Belgique 1 L'anxiété redoubla. La Belgique était-elle aban-
donnée?
Le 22 août, l'opinion était saisie de l'intention du gouverne-
ment français de venir en aide militairement à la Belgique :
La France est résolue à faire tout pour libérer le territoire de son
alliée. Elle considère que son devoir n'aura été entièrement accompli
que lorsqu'il ne restera plus un soldat allemand en Belgique.
Sous la rhétorique du texte officiel, on entrevoit une espèce
de programme militaire :
Il n'a pas été possible, en raison des nécessités stratégiques, de
participer plus tôt avec l'armée belge à la défense du pays; mais les
engagemens que nous avons pris n'en sont que plus solennels; notre
coopération n'en sera que plus étroite ; elle se poursuivra avec une
extrême énergie. La situation en Belgique reste sensiblement la
même ; le mouvement des forces allemandes continue vers l'Ouest,
précédé par des forces de cavalerie éclairant dans les directions de
Gand d'une part, de la frontière française d'autre part. L'armée belge
est prête dans le camp retranché d'Anvers.
La retraite de l'armée belge sous le canon d'Anvers est une opéra-
tion prévue qui ne porte aucune atteinte à sa valeur ni à son incon-
testable puissance. Lorsque le moment en sera venu, l'armée belge
se trouvera aux côtés de l'armée française, à laquelle les circonstances
l'ont étroitement et fraternellement unie.
Ces lignes répondent au mouvement de l'opinion qui ne
L ENIGME DE CH ARLEROI.
723
pouvait se faire à l'idée que la lîelgique ne serait pas défendue.
L'occupation de Bruxelles par les Allemands avait été une sur-
prise pour le public français qui en était resté à la- belle résis-
tance de Liège : l'arrivée des premières populatians belges en
fuite l'émut; il s'inquiéta quand il apprit que l'armée belge
s'était repliée sous le canon d'Anvers. A la question que l'on se
posait universellement de savoir ce que devenaient les armées
alliées, le « communiqué » répond. Et, en même temps, il indique
les faits nouveaux, bien diffcrens de ce que le public attend :
non seulement la Belgique est envahie, mais la région de Gand
et la frontière française sont insultées par la cavalerie ennemie.
Où sont donc nos troupes? Que fait notre propre armée?
Dès le 22, le bruit s'était répandu dans Paris, — et Paris-
Midi le confirmait, — qu'une formidable bataille était engagée
entre Mons et Charleroi. Bientôt la rumeur circule « que nos
armées n'ont pu enrayer la marche des armées allemandes et
que notre aile gauche, c'est-à-dire l'armée anglaise, est débordée
et enveloppée (1). »
Le 23, on apprend par de vagues rumeurs que les journées du 21
et du 22 n'ont pas été bonnes sur la Sambre. Le communiqué
du 23 août parait et s'applique à préparer les esprits :
En Belgique. — A Namur, les Allemands font un grand effort
contre les forts qui résistent énergiquement. Les forts de Liège
tiennent toujours. L'armée belge est tout entière concentrée dans le
camp retranché d'Anvers. Mais c'est sur ta vaste ligne allant de Mons à
la frontière luxembourgeoise que se joue la grosse partie.
Nos troupes ont pris partout l'offensive. Leur action se poursuit
régulièrement en liaison avec l'armée anglaise. Nous trouvons en
face de nous, dans ce mouvement offensif, la presque totalité de
Vannée allemande, formations actives et formations de réserve. Le
terrain des opérations, surtout à notre droite (il s'agit des Ardennes),
est boisé et difficile. Il est à présumer que la bataille durera plu-
sieurs jours. L'énorme extension du front et l'importance des effec-
tifs engagés empêchent de suivre pas à pas le mouvement de chacune
de nos armées. Il convient, en effet, pour apprécier cette situation,
d'attendre un résultat qui serve de conclusion à la première phase
du combat..., etc., etc.
Ce n'est pas la « victoire en coup de vent » dont on avait
(1) Ant. Délécraz, Paris pendant la mobilisation, p. 324.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
conçu si imprudemment l'espoir aux heures de l'enthousiasme...
Le 24, les éve'nemens militaires sont déjà accomplis. Les
communique's du 24 et du 25 contiennent tout ce que le
Public connut officiellement de la « bataille de Charleroi. » Il
faut les citer in extenso :
D'abord, le communiqué du 24, au matin, qui donne comme
dne sorte d'exposé des opérations.
La grande bataille entre le gros des forces françaises et anglaises
et le gros des forces allemandes continue. Pendant que cette action
se poursuit, dans laquelle nous avons l'importante mission de retenir
la presque totalité des armées ennemies, nos alliés de l'Est (les Russes)
obtiennent de gros succès dont les conséquences doivent être considé-
rables...
^5 hewes. — Nos armées, placées face à leurs objectifs, se sont
ébranlées avant-hier, prenant résolument l'offensive. Entre la
Moselle et Mons, la bataille générale est maintenant engagée, et la
parole n'est plus qu'aux combattans eux-mêmes. (Suit un rappel des
batailles de Lorraine et des Ardennes.) Une troisième armée, de la
région de Chimay, s'est portée à l'attaque de la droite allemande entre
Sambre et Meuse. Elle est appuyée par l'armée anglaise, partie de la
région de Mons.
Le mouvement des Allemands qui avaient cherché à déborder noire
aile gauche a été suivi pas à pas, et leur droite se trouve donc atta-
quée maintenant par notre armée d'aile gauche, en liaison avec
l'armée anglaise. De ce côté, la bataille se continue vivement depuis
plus d'une journée. Sur tout le reste du front, elle est aussi engagée
avec le plus grand acharnement et déjà les pertes sont sérieuses de
part et d'autre. A notre extrême gauche, un groupement a été constitué
dans le Nord pour parer à tout événement de ce côté.
Il y a bien, dans ces derniers mots, l'idée d'une conception
stratégique qui, jusqu'à un certain point, s'oppose à celle de
l'ennemi. Mais elle n'est indiquée qu'en passant et à peu près
indiscernable pour ceux qui ne sont pas initiés.
Le coup de massue est donné par le communiqué du
24 août, 23 heures :
La situation en Belgique. — A l'Ouest de la Meuse, l'armée
anglaise, qui se trouvait à notre gauche, a été attaquée par les Alle-
mands. Admirable sous le feu, elle a résisté à l'ennemi avec son
impassibilité ordinaire. L'armée française, qui opérait dans cette
région, s'est portée ^ l'atta(^ue. Deux corps d'armée, dont les troupes
l'énigme de charleroi. 725
d'Afrique, qui se trouvaient en première ligne, entraînés par leur élan
ont été reçus par un feu très meurtrier; ils n'ont pas cédé, mais,
contre-altaquéspar la Garde prussienne, ils ont dû ensuite se replier.
Ils ne l'ont fait qu'après avoir infligé à leur adversaire des pertes
énormes. Le corps d'élite de la Garde a été très éprouvé.
Sur un ton plus solennel, le communiqué ajoute :
Du fait des ordres donnés, la lutte va changer d'aspect pendant
plusieurs jours; l'armée française restera pour un temps sur la
défensive; au moment venu, choisi par le commandement en chef,
elle reprendra une vigoureuse offensive. Nos pertes sont impor-
tantes ; il serait prématuré de les chifl'rer ; il ne le serait pas moins
de chiffrer celles de l'armée allemande qui a souffert au point de
devoir s'arrêter dans ses mouvemens de contre-attaque pour s'établir
sur de nouvelles positions.
Et immédiatement, un Aperçu d'ensemble :
D'une manière générale, nous avons conservé la pleine liberté
d'utiliser notre réseau ferré, et toutes les mers nous sont ouvertes
pour nous approvisionner. Nos opérations ont permis à la Russie
d'entrer en action et de pénétrer jusqu'au cœur de la Prusse Orientale.
On doit évidemment regretter que le plan offensif, par suite de
difficultés impossibles à prévoir, n'ait pas atteint son but : cela eût
abrégé la guerre : mais notre situation df^fensive demeure entière, empré-
sence d'un ennemi déjà affaibli... Certaines parties du territoire national
sou/friront malheureusement des e'vénemens dont elles seront le théâtre;
épreuve inévitable, mais provisoire. C'est ainsi que des élémens de
cavalerie allemande, appartenant à une division indépendante opé-
rant à l'extrême droite, ont pénétré dans la région de Roubaix-Tour-
coing, qui n'est défendue que par des élémens territoriaux.
Le courage de notre vaillanie population saura supporter cette
épreuve avec une foi inébranlable dans le succès final, qui n'est pas
douteux. En disant au pays la vérité tout entière, le gouvernement et
les autorités militaires lui donnent la plus forte preuve de leur abso-
lue confiance dans la victoire qui ne dépend que de notre persévé-
rance et de notre ténacité.
Et le communiqué continue sur le même ton, le 25 août,
t5 heures :
Dans le Nord. — Des partis de cavalerie qui s'étaient montrés
avant-hier dans la région de Lille, Roubaix, Tourcoing, ont apparu
hier dans la région de Douai. Cette cavalerie ne peut s'avancer
t26
REVUE DES DEUX MONDES.)
davantage qu'en s'exposant à tomber dans les lignes anglaises ren-
forcées hier par des troupes françaises.
Situation générale. — Malgré les énormes fatigues imposées par
trois jours consécutifs de combats, et malgré les pertes subies, le
moral des troupes est excellent et elles ne demandent qu'à combattre.
Dans la journée d'avant-hier, le fait saillant a été la rencontre formi-
dable des tirailleurs algériens et sénégalais avec la troupe réputée, la
Garde prussienne. Sur cette troupe solide, nos soldats africains se
sont jetés avec une inexprimable furie : la Garde a été éprouvée dans
un combat qui dégénérait en corps à corps. L'oncle de l'Empereur (?),
le général prince Adalbert, a été tué ; son corps a été transporté à
Charleroi. Notre armée, calme et résolue, continuera aujourd'hui son
magnifique effort ; elle sait le prix de cet effort; elle combat pour la
civilisation; la France tout entière la suit des yeux, elle aussi calme
et forte, et sachant que tous ses fils supportent seuls, pour le
moment, avec l'héroïque armée belge qui, hier, a repris Malines, et
la vigoureuse armée anglaise, le poids d'un combat sans précédent
par l'acharnement réciproque et par la durée...
Voilà tout ce que l'on apprend au public. De beaux faits
d'armes, des combats héroïques, une retraite vigoureuse, des
troupes harassées dont le moral est excellent, la Belgique éva-
cuée, le territoire national envahi.
Le sens réel des événemens n'apparait pas. Sous les for-
mules péniblement emphatiques on devine une vérité cruelle.
L'obscurité redouble l'angoisse. On sent planer un malheur,
terrible et inavoué.
Peu à peu l'idée se répand d'une bataille mystérieuse où
des choses imprévues et extraordinaires se sont produites. On
retend, par la pensée, sur tout le front occidental, depuis
Tournai jusqu'à Metz. Des masses énormes ont été engagées:
une retraite inexplicable et inexpliquée s'en est suivie. De
cette bataille terrible le public ne saisit ni les précisions
tactiques ni le sens stratégique. Il se trouve, ainsi, anxieux ei
désorienté, au moment où la u manœuvre morale » allemande,
pénétrant par les neutres, va produire sur lui ses redoutables
effets.
En Allemagne. — Dans le camp allemand, après un
moment d'hésitation, ce n'est qu'un cri : « Victoire! »
Le premier communiqué visant les opérations à l'Ouest de
la Meuse est du 23 :
727
A l'Ouest de la Meuse, les troupes allemandes s'avancent ver g
Maubeuge; une brigade de cavalerie s'étant portée vers leur front
a été battue (il s'agit, sans doute, du combat d'Anderlues).
L'objectif donne', à savoir Maubeuge, vise déjà, une pro-
chaine invasion du territoire français.
Le communiqué du 2,j août annonce la prise de Namur et
de cinq forts ; la chute de quatre autres paraît imminente.i
Le 27, c'est le chant de triomphe :
Les années allemandes victorieuses en France. — L'armée allemande
de l'Ouest a pénétré victorieusement, neuf jours après sa concentra-
tion, sur le territoire français de Cambrai jusqu'aux Vosges méridio-
nales. L'ennemi a été battu sur toute la ligne et se trouve en pleine
retraite. Vu l'étendue énorme du champ de bataille, dans une région
boisée et en partie montagneuse, il n'est pas possible de donner des
cliifTres exacts sur ses pertes en tués, blessés, prisonniers et éten-
dards pris. L'armée du général von Kluck a culbuté l'armée anglaise
près de Maubeuge. Elle a repris l'attaque aujourd'hui, au Sud-Ouest
de Maubeuge, par un mouvement tournant. Les armées des généraux
von Biilow et von Hausen ont battu coîup/èfemenf environ huit corps
d'armée fraûçais et belges, entre la Sambre, Namur et la Meuse (en
réalité, deux corps d'armée, au plus quatre, ceux de l'armée Lanrezac,
f", 10% 3* et 18* ; il n'y a aucun corps belge; aucun autre corps n'a
été engagé et n'a même figuré sur le front.) Gea combats ont duré
plusieurs jours. Nos armées poursuivent l'ennemi à l'Ouest de Mau-
beuge (on prétend imposer l'idée que les armées alliées sont
tournées, et ce trait suffit pour révéler les desseins du grand état-
major). Namur est tombé en notre possession après deux jours de
bombardement.
L'attaque se dirige maintenant contre Maubeuge.
La nouvelle d'une magnifique victoire, presque sans coup
férir, dans l'Ouest, complétant et achevant les succès des
Ardennes et de l'Est, se répand dans le monde allemand, chez
les alliés de l'Allemagne, chez les neutres.
Elle tombe comme une pluie bienfaisante sur les régimens
progressant sous la chaleur accablante, dans l'épuisement des
combats : le 23 août, l'officier Kietzmann écrit sur son carnet
de routé :
« (Au sud de Ninove) : On nous apprend la nouvelle d'une grand©
victoire de nos armes, près de Metz. »
728 Revue dès deux mondes.
« Le 24 : Bientôt, on nous apprend que la cavalerie anglaise est
anéantie et que six divisions anglaises ont été exterminées à leur
débarquement du train. »
« Puis, le 23 : Nous prenons connaissance d'un télégramme de
l'Empereur qui exprime sa joie sur les marches fabuleuses accom-
plies par le II* corps. Les trois derniers jours, nous avons fait environ
130 kilomètres. L'adversaire s'éloigne toujours en arrière; nous ne
le rejoignons pas. On dit qu'une grande victoire vient encore d'être
remportée devant nous. On parle de 20 000 prisonniers, de 150 canons
pris à l'ennemi. »
Sous la date du vendredi 28, le carnet de route d'un officier
d'artillerie qui appartient à l'armée von Kluck, témoigne de
l'allégresse générale dans le camp allemand. Alors, s'élèvent ces
chants de victoire que l'on entendait du camp français :
« Vers le soir, nous eûmes connaissance des victoires de la
II® armée Biilow : quels sentimens nous prenaient l'âme quand, à la
clarté de la lune et des feux de bivouac, toutes les musiques militaires
entonnaient l'hymne de reconnaissance répété par plusieurs milliers
de voix! C'était une joie, une allégresse générale, et quand, le lende-
main, on se remit en marche, nous croyions presque que nous
pourrions fêter Sedan devant Paris... »
On faisait contresigner, en quelque sorte, ces bulletins de
la nouvelle « grande armée » par le vieil empereur François-
Joseph, adressant à l'empereur Guillaume ce télégramme de
félicitations :
« Victoire sur victoire ! Dieu est avec vous et sera aussi avec nous !
Je t'envoie mes plus chaleureuses félicitations, eher ami, à ton cher
fils, le kronprinz, le jeune héros, ainsi qu'au kronprinz Rupprecht de
Bavière et à l'incomparable vaillante armée allemande. Les mots
me manquent pour exprimer ce que mon armée ressent avec moi
dans ces jours historiques. Je serre cordialement ta main puissante
« François-Joseph. »
Ainsi, par toutes les voies, se répand et s'impose l'idée de
l'importance décisive des combats de la Sambre et de la supé-
riorité absolue des armes allemandes. La presse allemande
exulte. Par ses récits enflammés, elle répand, jusqu'aux derniers
rangs du peuple et de l'armée, la certitude d'une victoire prompte
l'énigme de charleroi. 129
et l'ivresse d'une gloire que Dieu lui-même offre comme un
hommage et une re'compense au peuple élu. Pour les respon-
sables de la guerre, l'ivresse tourne au délire.^
Ils n'admettront plus, et le soldat vainqueur pas davantage,
la pensée qu'un revirement quelconque dans le cours des événe-
mens puisse se produire.
« Chaque jour, c'est une nouvelle victoire : Liège, Namur, Dinant,
Morhange, Charleroi. Après chaque dépêche officielle, le bourgeois
allemand repérait les noms sur sa carte et accrochait un drapeau à
sa fenêtre. Dans les campagnes, on sonnait les cloches pour convo-
quer les paysans à la lecture du bulletin. A Berlin, un dimanche
soir, les agens de police du district du centre se chargèrent de com-
muniquer au public une glorieuse dépêche survenue après la lecture
des journaux. Dans une automobile militaire, un officier remonta
l'avenue des Tilleuls en criant la nouvelle à la foule. Les sergens de
ville de garde, auprès des stations de tramways, l'annoncèrent dans
toutes les voitures qui remontaient pesamment chargées vers les
faubourgs populeux. En peu de temps, tout Berlin la connut et,
malgré l'heure tardive, illumina et pavoisa.
« Ce furent des journées folles. Les Allemands les plus présomp-
tueux n'avaient jamais osé penser que leur patrie était aussi puis-
sante (t)... »
Donc, toute l'Allemagne répète : « Gloire au peuple allemand,
gloire aux armées allemandes qui sont le peuple en armes et
en marche ! Quand elles tombent sur le monde, elles le frappent
d'épouvante et il n'a qu'à ramper à leurs pieds... »
Cette conviction de la supériorité fatidique des armes alle-
mandes est telle qu'elle se glisse jusque chez l'adversaire, et le
professeur E.-H. Baïer, chargé de l'apologétique de la guerre
dans son Volkerkneg, emprunte au Times ce tableau dee pha-
langes allemandes se jetant, irrésistibles, au combat :
« Les commandans allemands portaient leurs troupes en avant,
comme si elles avaient une inépuisable provision de bravoure. Les
soldats vont au combat en sections profondes fortement ramassées,
en rangs serrés; ils ne se préoccupent pas de chercher des abris; ils
marchent droit devant eux à l'assaut, dès que l'artillerie a ouvert le
feu. Que les ennemis soient à découvert ou dans une région val-
(1) '** L'esprit public en Allemagne. Les Victoires d'août, Ad.ns le Correspondant
du 25 février 1915, p. 566.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
îonnée ou boisée, peu importe. Ils n'ont qu'un mot d'ordre : En
avant, toujours en avant! L'artillerie ennemie fauche des lignes
entières; souvent, il ne reste plus que des cadres. Bientôt, les brèches
sont comblées, le corps est reconstitué et il avance sur des tas de
eadavres. La semaine dernière (bataille de Mons), leur puissance
numérique était telle qu'on ne pouvait pas plus les arrêter que les
flots de la mer. »
Chez les neutres. — Si l'impression est telle chez l'ennemi,
que sera-t-elle chez les neutres?
Les meilleurs sont ébranlés : ils cherchent les raisons de
ces succès incontestables, analysent, comparent la qualité des
armées, le mérite des chefs. Ainsi ils sèment, sans le vouloir,
un doute de plus dans l'esprit des peuples alliés, au moment où
ceux-ci auraient besoin de tout leur sang-froid, de toute leur
confiance.
Les observations principales que l'on peut déjà tirer de la
bataille, écrit un Italien, le sage Angelo Gatti, sont les suivantes :
1" Les Allemands ont, au point de vue stratégique, atteint leur
but. Ils ont pénétré entre les trois alliés, les ont en partie battus, en
partie séparés, de sorte que, au jour de la bataille, ils se sont trouvés
en ordre compact, alors que les adversaires étaient divisés. Toute-
fois, les différentes armées allemandes ne sont peut-être pas encore
suffisamment fortes pour accomplir la tâche qui leur incombe,
puisque, malgré une excellente impulsion, elles n'ont nullement
réussi à écraser l'ennemi et ont même failli être arrêtées par lui.
(C'est la seule restriction que sa sympathie se permette.)
2° Les Belges, les Anglais et les Français n'ont pas pu, après
vingt-cinq jours de guerre, réunir les diff"érens commandemens en un
commandement unique et coordonner entre eux les mouvemens.
Chacun a combattu vaillamment, mais pour son propre compte; les
Belges d'abord et seuls; les Anglais, à l'endroit où ils s'étaient portés
après le débarquement ; les Français, en des endroits imprévus imposés
par la nécessité du moment.
3° Les Français n'ont pas cru, jusqu'à il y a très peu de jours, à la
gravité de la menace allemande en Belgique... Il est difficile de
penser que l'action, plutôt décousue et limitée, confiée aux armées
françaises, samedi et dimanche, ait été le fruit d'une étude longue et
réfléchie.
4° La valeur déployée par les troupes alliées dans faction tactique
a, d'une façon ou d'une autre, diminué les défauts de la conception
stratégique.
l'énigme de charleroi. 731
Nous allons voir qu'un jugement tout différent et, jusqu'à
un certain point, inverse, eût dû se dégager d'une appréciation
renseignée sur les combats de la Sambre. Mais l'impression
générale est telle que ce serait une sorte de paradoxe de discuter
et d'analyser les circonstances et les modalités du succès. L'Alle-
magne s'est fait, de ce jour, une certitude de la victoire finale
qui a rayonné d'elle sur le monde.
De cette conviction elle vivra, en quelque sorte, pendant des
mois et des années. Tant les débuts importent et tant la victoire
matérielle a ses prolotigemens infinis et efficaces dans la
manœuvre morale I
Il est permis cependant, à la lumière des faits, d'évoquer
maintenant le verdict prononcé trop hâtivement. En exposant la
(( Bataille de Charleroi » non telle qu'on l'imagina de part et
d'autre, mais telle quelle fut, on peut essayer de la ramener à
ses proportions exactes et la considérer dans ses rapports avec
l'ensemble de la guerre de manœuvres et avec la Bataille des
Frontières.
II. — LA VERITE SUR LA « BATAILLE LE CHARLEROI. »
PLAN DES ALLEMANDS. — LE GRAND MOUVEMENT TOURNANT.
Les EFFECTIFS ALLEMANDS
Les combats de la Sambre résultent du choc de deux
conceptions militaires se portant à la rencontre l'une de
l'autre.
Disons, d'abord, la conception allemande.
L'invasion de la Belgique fait partie du plan général établi
par le grand état-major allemand conformément aux doctrines
de von Schlieffen. Suivant ces doctrines, exposées notamment
dans l'article Cannœ et dans la brochure Krieg der Gegenwart,
le haut commandement allemand, décidé à « en finir vite »
avec la France afin de se retourner contre la Russie, aurait
conçu le dessein d'anéantir, d'un seul coup, l'armée française,
non par un unique mouvement tournant de l'aile droite,
— comme on l'a cru d'après les exposés plus ou moins sincères
de Bern hardi, — mais par l'enveloppement des deux ailes, c'est-
à-dire par la manœuvre de la « tenaille n aboutissant à
l'étreinte et l'écrasement.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
Rappelons le texte de l'historien Heinecke, dans son article
« Le Rythme de la Guerre mondiale, » paru en 1916 :
« Nous avons commencé la guerre comme une guerre d'écrasement,
au sens militaire du mot. Préparés par les expériences des guerres
de Napoléon et de Moltke et par les enseignemens de Clausewitz,
nous avons tout fondé sur un brusque rassemblement de nos forces ;
elles devaient fondre toutes ensemble sur l'adversaire, se précipiter en
avant dans un bi^usque mouvement concentrique, aller chercher et
anéantir, en rase campagne, le gros des forces ennemies. Le premier
but était d'écraser tout de suite la France et de la contraindre à traiter.
Si cela réussissait, nous pouvions nous retourner immédiatement et,
avec les meilleures chances de succès, poursuivre le même plan
militaire contre la Russie. »
Stegemann, critique militaire du Bund, auteur à demi
officieux d'une histoire de la guerre qui paraît en Allemagne,
fait à peu près le même exposé du plan général allemand :
« Prenant pour exemple la bataille de Cannes, le maréchal de
Schlieffen a brillamment étudié et fixé le type d'une bataille de des-
truction procédant par double enveloppement. En réalité, dans
l'histoire, la plupart des batailles furent décidées par un enveloppe-
ment ou un mouvement tournant; à vrai dire, la manœuvre enve-
loppante est beaucoup plus périlleuse dans l'offensive que dans la
défensive. Il semble que l'armée assaillie, prise dans une manœuvre
enveloppante, n'ait plus qu'un moyen de salut : c'est de se retirer
précipitamment avant que l'enveloppement ne soit accompli ; si elle
n'est enveloppée que d'un côté, les deux tiers de cette armée peuvent
être sauvés... Il n'y a de « bataille de Cannes » que dans les condi-
tions suivantes : l'assaillant subit la loi de la plupart des offensives,
« il marche à tâtons dans l'inconnu, » comme dit Clausewitz ; mais,
à un moment donné, il se voit engagé en un combat de front où son
centre présente encore une force suffisante, et il n'attaque la ma-
nœuvre par les deux ailes que quand l'ennemi attaque de toutes ses
forces sur le centre. »
Le critique militaire à qui nous empruntons ce texte a bien
senti (après coup) le risque d une telle conception qui, trans-
portant dans la stratégie les méthodes de la tactique, met
l'assaillant dans une situation inférieure, non seulement parce
qu'il <( marche à tâtons dans l'inconnu, » mais aussi parce qu'en
raison de l'ampleur de la manœuvre, l'armée assaillie « peut se
retirer précipitamment avant que l'enveloppement ne soit
l'énigme de CHARLEROI.i 733
accompli. » C'est ce qui se produira dans la manœuvre de la
Marne et il est utile de le rappeler dès maintenant.
Malgré la force de ces objections, — qui, encore une fois, se
sont produites après coup, — l'autorité des idées de SchliefFen
s'imposa incontestablement au commandement allemand. Les
faits sont là : puisque les Allemands ont attaqué à la fois en
Lorraine et en Belgique, il faut bien admettre que le mouve-
ment se faisait simultanément par les deux ailes, le centre
(armée du 'Kronprinz et du duc de Wurtemberg), étant tenu
en réserve pour assener le coup décisif.
Le mouvement tournant par la Belgique est donc fonction
de ce grand dessein militaire : l'aile droite de l'armée alle-
mande représente une des branches de la tenaille, de même
que les armées du prince de Bavière et de von Heeringen repré-
sentent l'autre branche dans l'Est; elles vont simultanément
au-devant l'une de l'autre, avec cette différence toutefois que
l'armée de l'Ouest devant déboucher dans le voisinage de Paris
et ayant pour mission de couper l'armée française, d'abord de
la mer, puis.de la capitale, on l'organise avec un soin spécial,
on la comble en quelque sorte de tous les réconforts matériels
et moraux, on prend toutes les précautions stratégiques et
tactiques pour assurer, autant qu'il est humainement possible,
le succès de son importante mission.
Comment les Allemands conçoivent-ils ce mouvement d'enve-
loppement par l'aile droite?
Ici encore, nous avons des documens formels. Une brochure
qui semble avoir été écrite sous l'inspiration de l'ancien géné-
ralissime von Moltke, intitulée La Bataille de la Marne, expose,
en ces termes, le caractère et l'objet du mouvement tournant
dont l'aile droite était chargée :
Le gouvernement allemand avait prévu qu'il n'avait pas à se fier
à la Belgique et, en effet, les pièces trouvées à Bruxelles après l'occu-
pation allemande (1) ont prouvé combien les cercles militaires
(1) On connaît la fable que la propagande allemande a tenté d'accréditer au
sujet des pièces établissant un soi-disant accord militaire entre l'Angleterre et la
Belgique. C'est une de ces mirifiques inventions comme la « garnison française
à Liège, » les « avions de Nuremberg » qui ne tiennent pas debout mais qui ont
servi à tromper et à entraîner l'opinion allemande. Voir, à ce sujet, Histoire de
la guerre de 1914, II, 173.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
allemands ont eu raison de demander pour les troupes allemandes
le passage libre en Belgique, afin que les Belges ne paissent tomber
sur le dos des armées allemandes quand celles-ci seraient entièrement
occupées en France.
Le grand état-major allemand avait résolu de jeter tout d'abord
la plus grande partie des troupes disponibles vers l'Ouest et de
confier à quelques corps d'armée seulement la garde des frontières
orientales... Entre Thionville et Aix-la-Chapelle, on comptait faire
passer la masse principale des troupes disponibles et attaquer la
France par la Belgique et le Luxembourg, tout en s'efforçant d'étendre
toujours davantage Vaile droite vers la mer.
Par cette conversion géniale de la droite, on espérait, au moyen
d'une grande courbe passant par Bruxelles-Valenciennes-Compiègne-
Meaux, à lest de Paris, pouvoir rejeter l'armée française au delà de
la Meuse, de l'Aisne, de la Marne, peut-être même au delà de la
Seine, pour déborder au sud de Fontainebleau et envelopper ainsi la
ligne française. D'autres parties de l'armée, particulièrement des
corps de réserve et de landwehr, devaient alors pousser en avant de
Dunkerque et Calais jusqu'à la côte pour empêcher de nouveaux débar-
quemens anglais...
Voici maintenant l'exposé de Stegemann :
Le plan de campagne allemand s'appuyait sur cette considération
que c'était une mesure de conservation personnelle pour l'Allemagne
d'atteindre le territoire français aussi rapidement et aussi sûre-
ment que possible, de l'envahir définitivement par un point faible
et d'imposer ainsi sa loi à l'adversaire. Comme une entreprise
conduite entre Meuse et Moselle eût été très incertaine et qu'elle eût
produit, en même temps, une sursaturation de troupes, serrées les
unes contre ks autres, dans cet étroit espace, l'offensive par la
Belgique devint la pensée maîtresse de toute la manœuvre. Sur cette
donnée, la marche en avant déterminait un mouvement énorme
depuis l'aile droite, qui, en cas de succès, devait aboutir à un débor-
dement et à un écrasement de l'adversaire par étreinte.
... L'offensive stratégique des Allemands s'était mise en branle
d'un seul coup. Pour ce mouvement d'encerclement, les forces de
J '-extrême- gauche devaient, pour le moment, rester fixées sur la ligne
générale, tandis que celles de l'aile droite accomplissaient des
jcnarich^s énormes formant le mo-uiVÊin^ent tournant vers l'Ouest, avec
Metz pour pivot.
Un autre historien, Kircheisen, détermine, avec beaucoup
de netteté, le premier objectif de la manœuvre par l'aile droite :
l'énigme de charleroi. 735
C'était, sans nul doute, l'intention de von Kluck de couper French
du côté de la côte et de rejeter ses troupes sur Maubeugc...
Tel est le caractère du mouvement tournant en tant qu'il
fait partie du plan général allemand : envelopper les armées
alliées par la côte, occuper la côte elle-même jusqu'à Dunkerque
et Calais pour empêcher les débarquemens anglais, rabattre
l'aile gauche des armées alliées sur Maubeuge et la bousculer
par une poursuite vigoureuse jusqu'à l'étreinte et l'écrasement
entre les deux pinces de la tenaille sur l'Aisne, la Marne ou
la Seine.
Nous avons exposé les conditions dans lesquelles ce pla«.
s'est développé à l'Est et au Centre; nous allons suivre son
exécution à l'Ouest : la Bataille de la Trouée de Charmes, la
Bataille des Ardennes, les combats de la Sambre (improprement
nommés Bataille de Charleroi) sont les trois scènes d'un acte,
constituant lui-même la première partie de la Bataille des
Frontières.
L'armée provisoire de la Meuse (von Emmich), composée
surtout de troupes de couverture, s'était emparée des ponts de
Liège le 7 août.
Or, les armées allemandes, chargées d'opérer sur le front
occidental, ne se mettent en mouvement pour la manœuvre en
Belgique que le 19. Dans l'intervalle, un seul incident notable :
la tentative sur Dinant, le 15. Elle est repoussée, et c'est tout-
Le dessein des Allemands reste obscur jusqu'au jour où ils
se décident à s'avancer au delà de la ligne de la Cette, à forcer
les ponts d'Huy et d'Ombret-Rosa sur la INleuse pour se porter sur
la rive gauche, et à saillir de la forêt des Ardennes en masses
énormes qui, toutes, se mettent en marche d'Est en Ouest,
C'est un formidable débordement qui, à travers la Belgique,
menace la France.
Cette marche commence le 19. Le 20, Bruxelles est occupé;
le 21, les Allemands débouchent avec leur- corps de gauche sur
la Sambre et, ce même jour, les rencontres des gros se produisent..
En un mot, les Allemands se précipitent tout d'un coup à la
rencontre des armées ennemies. Contraste frappant entre une
si longue immobilité et une hâte si soudaine!
Sur la longueur du délai d'attente, le haut commandement
736
REVUE DES DEUX MONDES.)
allemand a cru devoir s'expliquer par un communiqué daté
du 18 août et intitulé : « Le cas de Liège. »
Communiqué allemand du 1 8 août, — Le cas de Liège. Le quartier
général dit que le secret de Liège peut maintenant être dévoilé. Les
Allemands avaient reçu, avant la déclaration de guerre, l'assurance
que des officiers français, et peut-être aussi des troupes, avaient été
envoyés à Liège avec la mission d'instruire les troupes belges sur le
service des forts. Avant l'ouverture des hostilités nous n'avions rien
à dire de cela. (Vous voyez le raffinement de mensonge et d'hypo-
crisie; mais il est nécessaire pour en arriver aux explications qui
suivent.) Dès le début de la guerre, cela constituait une violation de
la neutralité de la France vis-à-vis de la Belgique. Les Allemands
devaient agir rapidement. (Donc « le cas de Liège » n'est nullement
prémédité ; c'est tout à fait à l'improviste et pour parer à un danger,
d'ailleurs inventé à plaisir, que l'Allemagne croit devoir se jeter
sur cette place, Liège étant remplie de Français.) Des régimens non
mobilisés furent jetés à la frontière et mis en marche sur Liège. Six
faibles brigades avec un peu de cavalerie et d'artillerie prirent la
ville. Deux autres régimens, qui venaient de terminer leur mobilisa-
tion, purent aussi être envoyés. (N'insistons pas sur ces révélations
et ces explications aussi fausses qu'embarrassées.) Nos adversaires
annoncèrent que, devant Liège, se trouvaient 120 000 Allemands ne
pouvant continuer leur marche en avant, en raison des difficultés du
ravitaillement. Ils se trompaient; car cette pause eut d'autres raiso7is.
C est seulement alors que commence la marche en avant des Allemands.
Nos adA^ersaires auront la preuve que nous ne l'avons entreprise que
bien soignés et bien équipés. L'Empereur a tenu sa parole de ne pas
sacrifier inutilement une goutte du sang allemand (Cela pour répon-
dre à l'émotion causée en Allemagne par les pertes devant Liège,
42 000 hommes.) L'ennemi ignorait nos puissans moyens d'attaque;
c'est pour cela qu'il se croyait en sûreté dans les forts... La forteresse
de Liège ne servira plus les plans primitifs de nos adversaires, mais
sera un point d'appui pour l'armée allemande.
Nous ne sommes pas obligés de prendre pour argent
comptant ces explications alambiquées. Le haut commandement
voudrait faire croire (surtout au public allemand) qu'il s'est
jeté en hâte sur Liège et qu'il s'est emparé de la ville, au prix
d'une cruelle effusion de sang, pour y capturer une garnison fran-
çaise. Fait extraordinaire : une fois la ville prise, cette garnison
s'est évanouie. Non, la prise de Liège a un autre sens : cette place
est la clef de toute la campagne. On s'empare des ponts tout
l'énigme de CHARLEROI.i 737
de suite, et par surprise, pour pouvoir déboucher en Belgique.
Mais, tout d'un coup, stop : le grand mouvement s'est arrêté !
Pourquoi? Le communiqué allemand fait allusion aux néces-
sités de la concentration ; puis il indique que les faits parleront
d'eux-mêmes. Les nécessités de la concentration ne motivent
pas un tel retard : les Allemands se sont vantés de la rapidité
foudroyante avec laquelle elle s'était achv?.vée, grâce à leur
réseau de chemins de fer aux approches de l'a Belgique et dans
l'Eifel. Quant aux faits ultérieurs, ils n'o'ut rien révélé du
tout : on en est donc réduit aux conjectures.
Il faut admettre que le haut commandement, en violant la
neutralité belge, entendait commencer la manœuvre probable-
ment par un piège, mais certainement par lane surprise. Les
deux explications d'ailleurs ne sont pas incon^ciliables.
Jusqu'au 18, les armées allemandes qui se sont massées sur
le territoire belge sont, en quelque sorte, à l'affût, dans l'ordre
suivant : l'armée du Kronprinz (Luxembourg et Luxembourg
belge), armée du duc de Wurtemberg (Luxembourg belge), armée
von Hausen (région de Laroche), armée von Bulow (Sud de la
Meuse, Andenne, Huy), armée von Kluck (derrière la Gette.)
Il est probable que, par cette disposition en demi cercle, le
grand état-major allemand se préparait à profiter, comme il a été
dit déjà (1), d'une faute de ses adversaires. N'ignorantpas que le
gouvernement belge avait fait appel au gouverruement français
et qu'il avait demandé d'urgence l'envoi d'une armée en Bel-
gique, les Allemands avaient, sans doute, conçu le projet de
laisser cette armée s'avancer jusque sur la plaine de Bruxelles-
Waterloo, pour l'écraser entre les cinq armées tombant simul-
tanément sur elle.
Le raid de cavalerie du général Sordet qui pénétra en
Belgique jusqu'aux portes de Liège, dut accréditer, dans l'esprit
de l'état-major allemand, l'opinion que l'armée française sui-
vait et que le commandement français, cédant à l'entraînement
d'une impétueuse générosité, jetait, en quelque sorte, une armée
de délivrance dans la gueule du loup. Mais, en fait, malgré des
instances réitérés et des sollicitations émouvantes, le haut com-
mandement français ne céda ni aux appels, ni aux conseils.
Son plan était tout autre et il s'y tint fermement.
(1) V. de Souza, La défaite allemande.
TOME XL. — 1917. 47
738
REVUE DES DEUX MONDES*
CARTE GÉNÉRALE POUR ItA. « BATAILLE DE CHARLEROI »
l'énigme de charleroi. 739
A partir du 18, les Allemands apprennent par des actes
publics et les communiqués officiels que le gouvernement belge
a pris le parti de ramener son armée dans le camp retranché
d'Anvers; dès lors, l'attente est inutile et aussitôt le Kaiser
ordonne le déclenchement du grand mouvement tournant.
Le piège n'a pas joué : reste la surprise.
Le souci angoissant du commandement français, durant les
premières semaines de la guerre fut celui-ci : par où débou-
cherait la principale offensive allemande?
Lui-même avait son plan; il attaquait par l'Alsace et la
Lorraine et manœuvrait pour pénétrer en Allemagne, sa droite
au Rhin. Mais l'exécution d'un tel projet ne pouvait pas ne pas
être influencée par le parti que prendraient les Allemands.
Nous verrons tout à l'heure par quelle suite de remaniemens et
de mises au point le haut commandement français dut parer
aux initiatives ennemies : on comprend de quel intérêt il était
pour les chefs allemands de ne dévoiler leurs desseins que le
plus tard possible. Deux lutteurs, avant de s'étreindre, multi-
plient les feintes.
Tant que les armées allemandes étaient immobiles dans le
Luxembourg et le Luxembourg belge, installées qu'elles étaient
au carrefour des routes conduisant soit en Belgique, soit en
France, on pouvait leur attribuer divers projets : soit une
contre-attaque de flanc contre notre propre offensive en Lor-
raine annexée, soit une attaque frontale sur Verdun, soit une
offensive de grand style par la vallée de l'Alzette débouchant en
France par Rocroi et Mézières, coupant nos armées de l'Est de
Reims et de Paris. Les forces opérant en Belgique eussent tout
simplement, dans ce dernier cas, fait fonction de flanc-garde ou
tout au plus, eussent coopéré à la manœuvre en prenant le
chemin de Paris par l'Oise, comme les alliés l'avaient fait
en 1814.
En présence de ces diverses éventualités, le haut comman-
dement français, tout en engageant son aile droite dans l'offen-
sive lorraine, se tenait ramassé sur son centre, prêta se porter
partout où les Allemands apparaîtraient.
Pour les raisons que nous avons dites, les Allemands atten-
dirent jusqu'au 18, au soir. C'est le 18, que l'empereur Guillaume
quitte Berlin pour venir donner lui-même l'ordre déclenchant
la manœuvre qui doit lui assurer le monde : il lance sa procla-
740 REVUE DES DEUX MONDES.
mation aux Berlinois. Ce n'est plus seulement l'Empereur,
c'est le chef de guerre qui parle à ses armées et à son peuple :
« Le cours des opérations de guerre a transféré le Grand Quar-
tier Général hors de Berlin. Je me fie fermement à l'aide de
Dieu, à la bravoure de l'armée et de la marine, et à l'inébran-
lable unité du peuple allemand dans ces heures de danger. La
victoire ne désertera pas notre cause. »
Voici donc la conception allemande en voie de réalisation.
Le chancelier Bethmann-HoUweg l'a dit et répété : « L'offensive
par la Belgique, c'est, pour nous, une question de vie ou de
mort. » Les états-majors ont médité leur coup : attendre, sur-
prendre, tromper, frapper. Ils ont massé dans l'ombre les
énormes effectifs armés et entraînés qu'une volonté sans précé-
dent emporte dans le vertige du grand mouvement tournant.
Quels étaient ces effectifs?
L'art des Allemands fut de développer, dès l'abord, sur la
Belgique, un réseau de troupes de couverture, cavalerie, artil-
lerie, infanterie extrêmement mobile, et ayant pour mission
de voiler les emplacemens des gros, tout en donnant, par leur
tactique, l'impression d'une démonstration et, si j'ose dire,
d'un b lu /f plutôt que d'une action à fond et décisive. « Couvrir
et découvrir, » terroriser le pays et tromper l'adversaire, tel
était l'objet de cette première invasion militaire confiée aux
corps de cavalerie Bichthofen et von Marwitz. La mission fut
accomplie avec une remarquable énergie et un grand savoir-
faire technique : elle contribua à créer la « surprise » sur la-
quelle comptait le grand état-major.
Derrière ce rideau mouvant, les gr.os se mirent en branle h
partir du 19. Que l'on tire, sur la carte, une ligne Nord-Sud
passant par Diest, Tirlemont, Hannut, Andenne, Giney,
Rochefort, en un mot une ligne se développant en arrière de
la Gette et de la M'euse : c'est à l'Est de cette ligne que les
gros allemands sont arrêtés, tandis que les troupes de couver-
ture sont lancées sur le territoire belge.
Le 19, l'alignement est rompu et les gros se mettent en
branle d'un formidable et unique mouvement d'Est en Ouest.
Trois armées y prennent part : au Sud, en liaison avec
l'armée du duc de Wurtemberg qui reste dans les Ardennes,
la 3^ armée (armée von Hausen)s" porte du Luxembourg (envi-
L ENIGME DE CHARLEROI.
741
rons de Laroche et de Marche), dans la direction de la Meuse
qu'elle abordera d'Yvoir à Fumay. Elle se compose du
XIX« corps (von Laffert), du XIP corps (von Eisa), du XII^ corps
de re'serve (von Kirchbach). Jusqu'au 18, elle était couverte par
la cavalerie de la Garde qu'elle céda, à partir de cette date, à
l'armée von Bûlow. Elle compte 120 000 hommes.
Plus au Nord, la 2^ armée (armée von Biilow) se compose,
de gauche à droite, du VII® corps de réserve (von Zwehl), de
la Garde (von Plattenberg), du X^ corps (von Emmich), du
X® corps de réserve (19® division de réserve et 2® division de la
Garde) (von Hùlsen), du VII® corps (von Einem), et d'un corps
de cavalerie composé de la 5® division de cavalerie et de la
division de cavalerie de la Garde (von Richthofen). Cette armée
est la véritable armée d'opérations en Belgique proprement dite.
Elle comprend un total de 210 000 hommes.
L'armée von Bûlow a pour mission de tourner autour de la
place de Namur, de masquer ou de prendre cette place et, en
longeant la Sambre où elle appuie sa gauche, de traverser la
Belgique en direction générale de Mons et Valenciennes, pour
déboucher ainsi sur le territoire français.
Plus au Nord encore, débouche la l'® armée (armée von
Kluck) : elle comprend les IX® corps (von Quast), III® corps
(von Lochow), IV' corps (von Arnim), IV® corps de réserve
(7® et 22"^ divisions de réserve) (Schwerin), II® corps (von
Linsingen) et, en couverture, un corps de cavalerie (2®, 4®,
9® divisions de cavalerie) (von Marwitz), soit une masse de
213000 hommes.
Ces trois armées, qui s'étalent soudain sur la Belgique et
qui, dans deux jours, prendront part, toutes les trois, aux
combats de la Sambre, donnent, comme effectifs, les chiffres
su i van s :
3® armée 120 000 hommes
2® armée 210 000 —
1^® armée 215 000 —
545 000 hommes
Trois corps, il est vrai, sont maintenus en arrière; ce sont
les XIX® et II® corps actifs et le IV® corps de réserve, soit
environ 120000 hommes. Mais ils sont là; et leur présence suffit
pour soutenir la retraite ou exploiter le succès. 545 000 hommes
'742 REVUE DES DEUX MONDES.)
à la disposition des chefs, 42S 000 hommes en ligne, telle est la
masse combattante dont dispose le commandement.
Chaque corps d'armée allemand compte 144 pièces d'artil-
lerie dont un quart en obusiers légers ; le reste est en batteries
monte'es avec un bataillon d'artillerie à pied; cependant, les
corps de réserve n'ont, chacun, que 72 pièces, soit moitié de
l'artillerie du corps actif.
La 1'"^ armée allemande (vbn Kluck) est la pointe extrême
du dispositif de ce côté; elle marche h une certaine distance
<le la mer, droit sur Audenarde-Gourtrai, son extrême droite
devant accomplir le mouvement tournant jusqu'à Dunkerque
et Calais, de façon à balayer tout le Nord, au moins jusqu'à la
Somme, avant de se rabattre sur Paris.
Von Kluck est parti de la Gelte, le 19, pour sa grande ran-
donnée. Précédés, comme nous l'avons dit, par la cavalerie von
Marwitz, ses gros progressent, la droite en avant, avec une rapi-
dité extrême et couvrent, au sud de la Demer, une large bande
de terrain qui s'aligne en son milieu par Tirlemont, Louvain,
Bruxelles, Sotteghem, Audenarde, Courtrai. Son corps de flèche
est le IP corps commandé par un des généraux allemands les
plus réputés, vonLinsingen. C'est lui qui tient l'aile marchante.;
Il n'est pas question de se porter, pour le moment, sur Charleroi
et Mons ; l'objectif est plus au nord et droit à l'ouest. Si les
arméesvon Bûlowetvon Kluck longent la Sambre, la Sambre
n'est pas leur but ; elles vont au delà et ne doivent marquer leur
mouvement de conversion au sud que quand elles auront
atteint l'Escaut, de manière à se rabattre par Lille, Arras,
Amiens, sur la Seine, peut-être même à l'ouest de Paris qui se
trouverait ainsi coupé de Calais, de Dunkerque, de Rouen et
du Havre. On attaquera l'ennemi si on le rencontre. Mais le
but principal est de l'envelopper complètement et, pour cela,
d'atteindre la mer.
Rappelons toute l'importance du mouvement tournant dans
la doctrine allemande et surtout dans le système de Schlieffen :
un adversaire tourné est un adversaire battu, parce qu'il est
attaqué de deux côtés à la fois et que la convergence des feux
l'assomme au moment même où il craint pour ses communica-
tions. Le mouvement tournant est donc la condition ind spm-
sablede la victoire. Il ne s'agit pas d'un mouvement d'ai.'e plus
ou moins adroitement exécuté et caressant, pour ainsi dire.
l'énigme de charleroi. 743
l'armée ennemie : il s'agit du round brutal dans les côtes qui
lui fait perdre à la fois l'équilibre et le souffle; l'armée battue
ne doit plus respirer après ce coup.
La doctrine de Schlieffen multiplie la puissance des mouve-
mens d'aile en les assenant de deux côtés à la fois et en les
faisant converger l'un vers l'autre. Une raison de plus pour que
la manœuvre soit achevée, complète, sans repentir et sans
bavure. L'enveloppement de l'armée ennemie est la condition
de r « étreinte » et de 1' « écrasement. » Les armées allemandes
de droite sont parties pour accomplir cette besogne audacieuse
et brutale.
Et c'est pourquoi on a donné à ces armées à la fois le poids
et la souplesse par la masse des effectifs et leur incomparable
organisation : tout ce qu'une savante préparation et une longue
sélection peuvent obtenir comme entraînement et comme
choix, elles l'ont : le meilleur personnel, le meilleur maté-
riel, les soldats, les chefs. Ce sont ces troupes incomparables
dont l'apparition en Belgique causa, à la fois, l'éblouissement
et la stupeur : ordre, discipline, éclat, splendeur. Cuivres asti-
qués, buffleteries fraîches, uniformes neufs, troupes de couver-
tare s'abattant sur le pays comme dos nuées de sauterelles;
gros se mouvant en rangs serrés avec le maximum d'accéléra-
tion; automobiles, bicyclettes, canons, obusiers, mitrailleuses,
cuisines roulantes, hommes et machines, foules militaires
roulant leurs flots pressés toujours, toujours. Musiques, trom-
pettes et fifres, sonnant et sifflant, voix rauque du commande-
ment, pas de parade martelant le pavé des villes : peuple casqué,
tribus en armes dressées se précipitant à la mort, machine
prodigieuse comme le monde n'en avait jamais vu et n'en
reverra jamais I
m. — PLAN, EFFECTIFS ET POSITIONS DE l'aRMÉE FRANÇAISE
Le premier dispositif français avait tourné la plus grande
partie de nos forces vers la frontière de l'Est. Nous avons dit
que le projet du haut commandement français était d'attaquer
par l'Alsace et la Lorraine en s'appuyant à droite sur le Rhin
pour porter, le plus tôt possible, la guerre en Allemagne.
Décidé à respecter la neutralité belge, il n'avait pas d'autre
débouché. Mais il avait aussi pour intention positive, dès le
744 REVUE DES DEUX MONDES.
début, d'appuyer ce mouvement d'aile droite par une attaque
frontale qui, dans la région du Luxembourg, prendrait à partie
les armées allemandes occupant la Belgique.
Dans quelle mesure le commandement français s'attendait-
il à la violation de la neutralité belge et quelles précautions
avait-il prises en vue d'une telle éventualité ? Il est impossible
de reprendre ici tout le débat. Mais, ce qui parait exact, c'e.st
que le commandement français, tout en ayant la conviction que
le territoire belge serait violé, n'allait pas jusqu'à penser que le
haut commandement allemand prendrait le parti de déboucher
sur la rive gauche de la Meuse et d'envahir la Belgique entière.
Les conséquences d'une pareille détermination étaient si
graves pour l'Allemagne que notre état-major avait peine à
admettre que ses généraux assumeraient, de propos délibéré,
une telle responsabilité. On avait, en effet, les raisons les plus
sérieuses de penser que si la neutralité belge n'était pas atteinte
au Nord de la Meuse, le gouvernement belge et le gouvernement
britannique réfléchiraient avant de se lancer immédiatement
dans la guerre. Gomment croire que l'Allemagne, pour un
avantage stratégique douteux, romprait brutalement avec ces
puissances et déchaînerait, par leur hostilité actuelle, la vindicte
prochaine de l'univers? En vérité, on ne pouvait fonder tout un
système militaire sur une éventualité aussi incertaine et sur l'aléa
d'une décision aussi absurde ; l'intérêt de l'Allemagne n'éclairait-
il pas ses intentions et desseins?
Le choix que fit l'Allemagne — avertie comme elle l'était
des conséquences — ne peut s'expliquer que par la détermina-
tion arrêtée, dès lors, dans la pensée du gouvernement alle-
mand, de considérer l'Angleterre comme son principal ennemi
et de viser à l'anéantissement de cette puissance tandis qu'elle
était encore désarmée. Cette raison peut seule expliquer le projet
de marche des armées allemandes à travers la Belgique du Nord,
droit sur l'Ouest et la mer, avec Dunkerque et Calais pour
objectif immédiat.
Le commandement français, qui se plaçait surtout à un point
de vue national et qui raisonnait d'après les données ordinaires
du bon sens, se croyait donc suffisamment protégé en disposant
ses troupes depuis Rocroi et même Vervins jusqu'aux Vosges,
puisque la plus grande partie de nos corps d'armée se trouvaient
ainsi placés face à la Belgique et au Luxembourg.,
L*ÉMGMË DE CHARLERÔÏ. *743
Il avait, d'ailleurs, d'autres devoirs : c'était de veiller à la
défense du territoire français sur toute l'étendue de la frontière.
Pouvait-il négliger la région de l'Est? Etait-il en droit d'atfai-
blir, outre mesure, les armées qui protégeaient Nancy et Verdun?
Le plan général allemand embrassait, comme les faits le
prouvèrent, non seulement une attaque par la vallée de l'Es-
caut, mais aussi une offensive sur la Trouée de Charmes. Donc,
il fallait être prêt partout. Tant pour l'offensive en Alsace et en
Lorraine annexée que pour la défensive en Lorraine fran-
çaise, notre (( force de l'Est » ne devait, à aucun prix, être
sacrifiée.
Tout en montant sa propre manœuvre, le commandement
français n'en surveille pas moins celle de l'ennemi. Il recueille
les moindres indices qui peuvent lui révéler les projets du
commandement allemand à l'Ouest. Celui-ci les cache avec un
soin jaloux jusqu'au 19.
Le corps de cavalerie Sordet, qui a battu toute la Belgique,
n'a apporté aucune donnée précise : on croit plutôt au bluff.
Les armées allemandes sont toujours immobiles, voilées par le
rideau mouvant et impénétrable de leur nombreuse cavalerie.
Cependant, un fait précis apporte, le 15, quelque lumière.
Les troupes de couverture de l'armée von Hausen tentent de
forcer la Meuse à Dinant : ce coup de sonde donne à penser que
les arhiées allemandes n'ont pas pour objectif seulement la
vallée française de la Meuse et qu'elles chercheront à déboucher
plus au Nord, peut-être dans la direction de Maubeuge.
Immédiatement les précautions sont prises. Elles consistent,
— pour parer à une éventualité encore incertaine, mais qui se
précise, — à constituer, dans cette région, une puissante armée
capable de faire tête à la manœuvre allemande si elle se mani-
feste dans cette direction. Une fois les mesures prises pour
l'offensive à l'Est, l'attention du haut commandement français
se porte presque uniquement vers le problème de l'Ouest.
Jusqu'à la date du 15, l'armée Lanrezac gardait le débouché
des Ardennes, avec mission éventuelle de foncer sur les armées
cachées dans cette région.
C'est le 15 que cette armée reçoit l'ordre de s'élever sur le
territoire belge dans la direction de Namur; c'est également
le 15 que le 18^ corps, rattaché jusque là aux armées de l'Est
et en réserve vers Tout, reçoit l'ordre de s'embarquer pour se
746
REVUE DES DEUX MONDES.^
l'énigme de charleroi. 747
porter sur la Sambre ; c'est du 13 au 16 que les divisions d'Al-
gérie, antérieurement dirigées vers l'Est, sont acheminées vers
la région de Ghimay où elles débarquent; c'est le 16 que le
général d'Amade reçoit l'ordre de quitter le commandement de
la région de Lyon pour se rendre à Arras et y constituer une^
armée nouvelle.
Dès lors, aussi, l'armée britannique, débarquée en Thié-
rache, combine son mouvement avec celui des armées fran-
çaises et se prépare à rejoindre la Sambre; le groupe des divi-
sions de réserve, commandées par le général Valabrègue, qui a
organisé, pour la défensive, la région de Vervins, va se porter
dans cette même direction.
Ainsi se trouve prévu et créé un front compact, s'étendant^
de Dunkerque à Dinant.
Mais l'on ne sait rien encore de certain sur les projets du
commandement allemand : celui-ci couve son piège et sa sur-
prise. Dans le doute qui subsiste, le commandement français se
tient prêt en vue de deux hypothèses.
De deux choses l'une : ou les armées allemandes débouche-
ront sur la Meuse moyenne ou plus au Sud encore^ et, alors,
les armées françaises du Centre, secondant l'offensive déjà
déclenchée dans l'Est, les attaqueront par les Ardennes et, en
même temps, les armées de l'Ouest (armée Lanrezac, armée
britannique, etcOentreprendrontdetournerl'ennemiparNamur,
Charleroi, Mons ; ou bien les Allemands déboucheront au Nord
de la Meuse sur Bruxelles et les places du Nord de la France :
alors l'armée Lanrezac, l'armée britannique, etc., arrivées sur
la Sambre, tenteront de les prendre de flanc pendant leur
marche, tandis que nos armées du Centre (3^ et 4^ armées)
fonceront droit au Nord pour les couper de Metz et du terri-
toire allemand. En un mot, notre bataille étant une fois
accrochée vers l'Est, toutes les forces disponibles se jetteront
sur les armées allemandes pour les prendre de flanc dans l'Ouest,
en plein mouvement tournant.
La preuve que cette volonté est celle du haut commandement
français ressort à la fois des documens et des faits (1) : sa préoc-
cupation principale, celle qui se manifeste par des ordres réitérés,
est de garder ses armées bien ramassées et unies autour de la
(1) Voir l'ensemble des preuves et les dispositions détaillées des corps alle-
mands et français dans {'Histoire de la Guerre de 19U, t. V, p. 263 et sq.
748 REVUE DES DEUX MONDES.:
Meuse, de ne pas les laisser s'aventurer ni trop au Nord, ni trop
à l'Ouest, de les maintenir à l'état de bloc offensif qu'on jettera
sur la masse allemande en mouvement pour essayer de la briser.
Attaquer le Rhin et surveiller la Meuse : ainsi, dans la
mesure du possible on protège la Belgique et le Nord, mais,
pour rien au monde, on n'obéirait à la manœuvre allemande
qui voudrait nous forcer à dégarnir la région de l'Est ; pour
rien au monde on n'abandonnerait la liaison de toutes nos
armées soit de l'Est, soit de l'Ouest avec leur principal point
d'appui au centre, Verdun.
Le 20 août, le front des armées alliées se présente en
Belgique occidentale dans les conditions suivantes :
A droite, la place de Namur, avec ses neuf forts, protège la
région d'entre Meuse et Sambre. La 4^ division belge (général
Michel) est affectée à la défense de cette place; elle a reçu, en
plus, la 8* brigade qui, primitivement, occupait Huy.
Le 22, cette garnison sera encore renforcée par la 8^ brigade
française (généralMangin). On pensait que Namur, ainsidéfendu,
pouvait tenir aussi longtemps que Liège : la place était, pour
ainsi dire, le pivot de la bataille à droite et appuyait l'offensive
française qui avait, d'ailleurs, pour mission de la dégager.
Vient ensuite la 5^ armée (général Lanrezac), qui va porter
son quartier général à Ghimay le 21 à 10 heures; les corps de
cette armée sont échelonnés au Sud de la Sambre dans l'ordre
suivant, de droite à gauche :
1° Le 1" corps (général Franchet d'Espérey) quartier général
Anthée, auquel est rattachée la 8« brigade (général Mangin).
Il garde les passages de la Meuse au Nord de Revin. Il attend
la SI*' division de réserve (général Bouttegourd) qui doit le
relever de la garde des ponts du fleuve. Alors, il se porters
plus au Nord, dans l'angle de la Sambre et de la Meuse, pour
déboucher à l'abri des forts ouest de Namur.
2° A gauche, le 10^ corps (général Defforges) quartier général
Florennes, ses avant-gardes à Fosse, avec ordre de s'opposer
au débouché des colonnes ennemies, au Sud de la Sambre; est
adjointe à ce corps la 37® division d'Afrique (général Gomby)
occupant, plus au Sud, la zone Florennes-Philippeville,
3° Toujours k gauche, le 3® corps (général Sauret); quartier
général àWalcourt; il occupe le front Villers-Poterie-Loverval
L ENIGME DE CHARLEROI.
749
d'où il domine Charleroi sur la rive Sud. Ce corps reçoit comme
renfort la 38^ division d'Afrique (général Muteau) qui occupe
la région Somzée, Gourdinne, Berzée.
4<» Plus à gauche, le 18^ corps (général de Mas-Latrie); venu
de Toul, il opère son débarquement dans la région d'Avesnes,
prêt à se porter sur laSambre. Son quartier général esta Solre-
le-Château le 20, à Beaumont le 21. Il est en liaison avec le
3^ corps par Ham-sur-Heure.
5° Le corps de cavalerie (général Sordet) était, le 20 au soir,
en train de se replier vers l'Ouest; épuisé à la suite de la rude
randonnée qu'il avait fournie dans toute la Belgique, il avait été
très éprouvé, le 19, à Perwez dans des engagemens au Nord de
la Sambre; il occupait sur le canal de Charleroi à Bruxelles,
la région de Gosselies, Fontaine-l'Évêque, avec la mission de
protéger les débarquemens de l'armée anglaise.
5° A l'Ouest, le terrain était encore vide de troupes, à cette
date du 20 août. Mais le 4^ groupe de divisions de réserve
(53^ et 69") commandé parle général Valabrègue, après avoir
organisé défensivement la région de Vervins, reçoit l'ordre de
se porter vers le Nord dans la direction de Maubeuge, pour
combler ce vide. La place de Maubeuge, avec sa puissante
garnison et ses forts, dont plusieurs modernes, joue, à gauche,
le rôle de point d'appui, comme Namur le joue à droite. Le
groupe des divisions de réserve arrivera, le 22 au soir, pour
se loger, à gauche du 18"' corps, dans la zone Avesnes-Ferrière-
la-Petite-Solre-le-Ghâteau.
6° On comptait que l'armée britannique viendrait prendre
sa place sur le terrain, le 20. Mais elle n'arriva que le 22.
Le 20, elle est encore très en arrière dans la région du Nouvion-
Wassigny-Le-Cateau. Si elle eût été en place le 20, l'armée
alliée se fût trouvée constituée au moment même où les Alle-
mands entraient à Bruxelles. Le rôle réservé à l'armée britan-
nique était d'exécuter un mouvement tournant d'aile gauche
en se portant au Nord de la Sambre vers Mons, direction de
Soignies-Nivelles; on pensait qu'elle y serait avant von Kluck.
Malheureusement, ainsi que le reconnaît l'Exposé de six mois
de guerre, elle n'arrive pas le 20 comme y comptait le com-
mandement français. Le maréchal French écrit dans son
rapport officiel : <( La concentration était pratiquement achevée
le 21 août (jour où les Allemands attaquent, sur la Sambre);
730
REVUE DES DEUX MONDES^
je pus dès le ^^, prendre mes dispositions pour envoyer les
troupes sur les positions que je trouvais les plus favorables. »
En fait, il ne fut en ligne que le 23.
Le 22 août, le 1" corps anglais aura son quartier général
à Maubeuge et cherchera sa liaison avec le 18^ corps français
par Peissant-Thuin. Le 2^ corps (général Smith Dorrien) s'éche-
lonne de Maubeuge à l'Escaut. C'est dans cette direction que les
deux mouvemens tournans, celui de l'armée allemande etcelui
de l'armée alliée, marchaient en quelque sorte à la rencontre
l'un de l'autre et devaient se heurter.
7° Heureusement, l'armée britannique ne forme pas k elle
seule l'extrême aile gauche de l'armée alliée. Une armée de
formation toute récente, l'armée d'Amade, est en train de
débarquer à Arras, avec mission de constituer d'urgence un
barrage de Maubeuge à la mer. C'est l'exécution d'une volonté
du général Joffre remontant à la date du 15 : on sent toute
l'importance de cette création. A la manœuvre d'enveloppe-
ment, le commandement français oppose une manœuvre de
contre-enveloppement tout à fait imprévue pour l'ennemi.
L'armée d'Amade crée, rien que par sa présence, un obstacle à
la mission qu'a reçue l'armée von Kluck. Il est vrai que la
nouvelle armée ne comporte que des troupes territoriales
insuffisamment armées et encadrées. Mais les 3 et bientôt
4 divisions qui la composent, chacune à 4 régimens d'infanterie
à 3 bataillons, n'en présentent pas moins un effectif imposant
de près de 60 000 hommes. En outre, elle s'appuie sur la
place de Lille dont le général Herment organise la défense et
qui comptera bientôt une garnison de près de 18000 hommes
avec 340 bouches à feu. L'armée d'Amade recevra, en outre, à
bref délai, l'appoint de deux autres divisions : la 6i^ et la
62^ divisions de réserve, soit 36 000 hommes.,
Récapitulons l'ensemble de ces effectifs, qui composent
l'armée des Alliés sur le front occidental à la veille des combats
de la Sambre.
D'abord, les forces françaises de la cinquième armée
(général Lanrezac).
5/® division de réserve (Bouttegourd), 8^ hrigade (Mangin),
/" corps (Franchet d'Espérey), — 10^ corps (Defforges), avec la
S7^ division d'Afrique (Comby); — 3^ corps (Sauret), avec la
38^ division d Afrique (Muteau) ; — 18^ corps (de Mas-Latrie),
L ENIGME DE CHARLEROI.
751
— deux divisio7is de réserve (Valabrègue), — le corps de cavale-
rie (Sordet) à 3 divisions, l""**, 3^et 5^: soit une armée d'au
moins 280 000 hommes, 800 canons, plus de iOOOOO chevaux
et 20 000 voitures.
Outre les 280000 hommes du général Lanrezac, il faut tenir
compte des 25000 hommes du général Michel à Namur, et des
35000 hommes du général Fournier à Maubeuge.
A ces forces, il faut ajouter :
L'armée britannique (maréchal French), comptant :
le 1" corps (général Haig), le 2" corps (général Smith Dorrien),
la division de cavalerie (général Allenby) ; et. à partir du 24,
les 15 000 hommes de la 4^ division (général Snow), formant
un total de 85000 hommes.
L'armée d'Amade, avec ses 4 divisions territoriales, et la
garnison de Lille, soit un total de 75 000 hommes et, à partir
du 25, les 3G000 hommes des 61® et 62'^ divisions de réserve, le
tout donnant un total de 111000 hommes.
Les armées alliées opposent donc, du 22 au 25, aux
545000 hommes des armées allemandes, un chiffre global de
536 000 hommes.
Il est vrai que l'armée française n'est pas toute en place
le 22, et que les divisions territoriales sont dans des conditions
d'armement et d'encadrement assez médiocres. Mais les corps
allemands ne sont pas tous sur le front, ainsi que nous l'avons
établi ci-dessus, et les trois forteresses de Namur, Maubeuge et
Lille donnent de la consistance au front français et paraissent
pouvoir offrir à l'armée alliée de solides points d'appui, soit
pour l'offensive, soit pour la défensive.
Le général Joffre est donc en droit de penser que, si le pre-
mier devoir d'un chef est d'opposer des troupes au moins égales
en nombre à celles de l'adversaire, ses précautions sont prises,
et que, malgré le retard de l'armée britannique, les forces
allemandes trouveraient, sur la Sambre, des forces alliées suf-
fisantes pour garder la maîtrise des opérations.
Et telle est sa pensée et sa volonté ; en effet, si le mouvement
très aventureux des armées allemandes se poursuit d'Est en
Ouest, son intention est de les attaquer au moment même où
la 3^ et la ¥ armées procèdent à l'offensive des Ardennes, de
façon à les prendre de ilanc, à les rejeter dans le Nord, et à les
séparer, vers Namur, de l'armée de von Hausen et des deux
752 REVUE DES DEUX MONDÉS.)
autres armées opérant dans le Luxembourg. A la manœuvré
allemande, il oppose une manœuvre inspirée par sa volonté
constante de briser l'armée allemande de l'Ouest allongée
outre mesure, en l'arrêtant à gauche et en l'attaquant sur un
point faible de son immense développement.
Ainsi, à la date du 20 août au soir, deux grandes armées,
de forces égales, — dépassant chacune 500 000 hommes, —
s'avancent l'une vers l'autre, sur le territoire belge, avec une
même volonté d'offensive.
Nous avons dit l'impulsion prodigieuse donnée à l'armée
allemande et sa direction droit à l'Ouest; mais nous n'avons pas
assez dit l'effort imposé aux troupes de ces armées et les marches
surhumaines qui leur sont ordonnées.
Les étapes de l'infanterie sont, chaque jour, de 35 à 50 kilo-
mètres. Partis tard, il faut que les gros arrivent au but d'un
bond. Tous les moyens mécaniques, voies ferrées, automobiles,
bicyclettes, sont employés et multipliés à l'infini. Ces premières
journées de la campagne, sous les ardeurs de la canicule,
offrent le spectacle d'une course terrible, haletante, dont le
soldat allemand accomplit le tour de force, voulu par ses chefs
mais qu'il payera plus tard.
L'armée des alliés se présente dans des conditions diffé-
rentes. Formée un peu tardivement, elle aussi a subi de dures
fatigues ; mais surtout elle souffre du défaut de coordination
dans le haut commandement. Chacune des armées, française,
anglaise, belge, a ses chefs propres; ils ont peu de rapports entre
eux et ces rapports sont mal définis. Les plans ne sont ni déli-
bérés, ni coordonnés. Il est permis de dire aujourd'hui que le
commandement belge, en prenant le parti de retirer son armée
dans le camp retraxiché d'Anvers, obéit à une conception poli-
tique et militaire qui n'était déjà plus conforme aux nécessités
du moment. De même, l'armée britannique n'apparut dans la
région que le 23, tandis que la bataille était engagée depuis
■leux jours et déjà compromise entre Namur et Gharleroi. Le
rôle d'aile tournante que l'armée anglaise devait remplir fut
ainsi manqué à l'heure décisive.
L'armée Lanrezac était puissante; elle était rendue sur le
terrain. (Cependant, certaines divisions de réserve, envoyées
en renfort, n'étaient pas en place, notamment la 51® division
l'énigme de charleroi. 753
de réserve, dont Je retard tint le l^'" corps immobilisé à la
défense des ponts de la Meuse.
En général, une sorte de lourdeur dans les mouvemens
présente un contraste frappant avec l'étonnante vélocité des
armées allemandes. Du 19 au 21, trois jours sont perdus d'un
côté et combien avantageusement employés de l'autre 1 C'est
pendant ces journées que les chefs allemands voient se réaliser
leur grand dessein.
En marche le 19, s'élançant le 20, débouchant le 21, les
armées allemandes prenaient, à l'heure même de la bataille,
l'avantage principal, V initiative.
Cette initiative ils l'ont gagnée par la résolution initiale de
violer la neutralité belge, par le plan prémédité, et si longtemps
dissimulé, qui les porte sur la rive gauche de la Meuse ; ils
l'obtiennent surtout par la rapidité extraordinaire de leur action.)
Du 19 au 21, les résultats sont les suivans : la Belgique
couverte de la (c galopade des uhlans » jusqu'à Tournai ;
Namur entourée, assiégée; l'armée von Biilow, après avoir
bousculé notre cavalerie, se mouvant d'un seul bloc, sa gauche
à la Sambre dans la direction de Mons; l'armée von Kluck,
projetée plus loin encore, abordant par sa gauche la région de
Nivelle, que l'armée anglaise cherche à atteindre, la croyant libre
^k'ennemis; dan ■; le Luxembourg, ^ von Hausen se mettant en
marche pour venir surprendre, entre Fumay et Dinant, les
communications de la 5^ armée.
En un mot, les armées allemandes ont envahi la Belgique et
arrivent les premières sur le terrain quand les armées alliées
sont encore en train de se masser. Ainsi, l'initiative du com-
mandement allemand pèse sur la manœuvre des armées alliées.
Observons toutefois que les dispositions stratégiques prises
par le général Jofîre n'ont pas encore rendu tout leur effet.
Sa force principale, abritée derrière la Sambre, appuyée sur
les places de Namur et de Maubeuge, menace les armées alle-
mandes qui défilent devant elle et une force moindre, mais non
négligeable, fait barrage pour s'opposer à leur mouvement tour-
nant et empêcher leur débouché vers la mer. Si le commande-
ment allemand est prêt à attaquer, le commandement français
est prêt à attaquer aussi et il garde la volonté et les moyens
de reprendre, à son tour, l'initiative.
Ainsi, s'engagent, le 21 août, les combats de la Sambre,
TOME XL. — 1917. 48
754 REVUE DES DEBX MONDES.,
c'est-à-dire l'ensemble des événemens militaires connus sous le
nom de « Bataille de Gharleroi. »
IV. mS COMBATS DE LA SAMBRE. — LA MANŒUVRE EN RETRAITE
Le 21 août, les deux armées se trouvent à proximité l'une
de l'autre, mais non pas exactement affrontées. L'armée alle-
mande glisse entre la Sambre et la mer, la droite en avant avec
une direction générale obliquée vers l'Ouest et le Sud-Ouest,
direction de Valenciennes. L'armée française garde la Sambre, se
préparant à déboucher au Nord de la rivière, mais avec une incli-
naison légèrement obliquée au Nord-Est, direction de Namur.
La Sambre sépare les deux armées.
Cette séparation que fait la Sambre n'a pas, en réalité,
une portée stratégique considérable. Quoique l'histoire militaire
compte, dans cette région, des lieux illustres (Mons, Jemmapes,
Fleurus), les proportions et les ressources de la guerre moderne
n'y trouvent ni des facilités ni des obstacles pouvant aider
ou arrêter sérieusement des opérations de grande envergure.
Surtout la nature des lieux s'est si profondément modifiée
en raison du développement de l'industrie du charbonnage et
des industries annexes que rien ne ressemble moins à un champ
de bataille propice aux évolutions de puissantes armées.
Trois régions très différentes se partagent le bassin de la
Sambre, si l'on remonte son cours, à partir de Namur, en se
dirigeant vers l'Ouest jusqu'à Valenciennes et la vallée de
l'Escaut. Ce sont : la région industrielle dont Gharleroi est la capi-
tale; le Borinage, ou région minière, groupée autour de Mons;
au delà, vers l'Ouest, la région agricole ou des grandes fermes.
La Sambre est une rivière d'une très modeste largeur, même
à Gharleroi, qui, prenant sa source parmi les pâturages de la
Thiérache, vient, par une courbe dont Maubeuge est le point
culminant, se jeter dans la Meuse à Namur. Née dans les
verdures et les bois, elle coule au fond d'une étroite vallée
longée, de part et d'autre, par des collines pittoresques et gracieu-
sement meublées; mais, à partir de son entrée dans le Borinage,
son canal fait un dur couloir où les eaux noires coulent comme
une traînée de lave entre deux murs de charbon : la mine
salit tout, même les eaux vives. Le reflet de l'usine est une
tristesse de plus dans un paysage jadis agreste que le tra-
L ENIGME DE CHARLEROl.
755
vail et l'industrie humaine ont si profondément transformé.
M. Du mont-Wilden adonné, de la région de Gharleroi, quelque
temps avant la guerre, une description qu'on croirait faite
exprès pour expliquer le drame militaire qui allait s'y dérouler :
Quand, du haut du plateau, qui, au jNcrd, domine la Sambre et
qui a conservé le caractère agreste que toute cette partie du Hainaut
avait avant l'envahissement de l'industrie, on découvre tout à coup le
pays de Gharleroi, on ne voit d'abord qu'une immense agglomération ;
on se croirait aux abords d'une ville gigantesque, d'une ville presque
aussi grande que Londres. Des multitudes de fabriques envoient dans
le ciel, par leurs hautes cheminées, des nuages fuligineux; les
maisons succèdent aux maisons, les rues aux rues, et c'est à peine si,
çà et là, le parc d'un directeur d'usine, un champ ou un bois oublié
piquent une note verdoyante dans cet horizon noirâtre. Ce pays de
Gharleroi n'est, en effet, qu'une agglomération de faubourgs ouvriers.
Jumet, Gilly, Lodelinsart, Gourcelles, Montignies, Gouillet, Roux,
Marchiennes-au-Pont, Marcinelle, Gosselies, Fontaine-l'Évêque qui
n'étaient, il y a cinquante ans, que de modestes villages sont aujour-
d'hui peuplés comme des villes. Ils étendent au loin leurs maisons
basses se touchant l'une l'autre à tel point que l'étranger qui parcourt
le pays se figurerait aisément, après l'avoir traversé tout entier,
qu'il n'a pas quitté le faubourg de Gharleroi.
Ce sont donc de Iqngs faubourgs industriels se développant
sur les bords de la Sambre et du canal, du côté qui regarde
Namur et, à gauche, le long de la route qui gagne Mons. Sauf
quelques coupures verdoyantes, la région est barrée, en quelque
sorte, par la succession fastidieuse des corons et des maisons
ouvrières, tassés aux pieds des usines et dont l'horizon est
encombré par la forme géométrique des « terrils. »
Au-dessus de cet océan de maisons, d'ateliers et d'usines,
toujours couvert d'une atmosphère de fumée, s'élèvent, de part
et d'autre, en pentes assez rapides, les deux lignes de collines
parallèles à la rivière. Elles sont ravinées par le cours de petits
ruisseaux descendant vers la Sambre et déterminant, ainsi,
des redans dont les avancées forment les défenses naturelles de
la vallée.
Les pentes et les crêtes se surveillent de part et d'autre et
forment des observatoires d'où les artilleries peuvent se canon-
ner entre elles, mais sans atteindre les fonds que par des tirs
courts et plongeans.
756
REVUE DES DEUX MONDES.;
Dans ces fonds, la Sambre et le canal forment à peine deS
obstacles : quelques mètres à franchir sous la protection des
maisons qui, parfois, trempent leurs pieds dans les eaux; au
bout de chaque rue transversale un peu importante, un pont;
le cours d'eau franchi, des quais étroits et le réseau des rues
et des ruelles qui dévalent des collines ou y grimpent en se
contournant et s'achèvent par des sentes bordées de maigres
jardins de banlieues, de guinguettes, de cabarets et de villas.
Des murs, des palissades, des haies, des clôtures en fils de fer,
tout signale le morcellement, l'émiettement de la petite pro-
priété ouvrière. Pour l'assaut, ce sont de parfaits défilemens.
C'est dans cet étroit couloir sans accès et sans vues, sans
plaine et sans horizon, que se heurtent les deux puissantes
armées lancées l'une pour envahir la France et l'autre pour
lui barrer la route. Assurément, si les commandemens avaient
voulu cette bataille, ce n'est pas ce terrain qu'ils eussent choisi.
On trouvera dans notre Histoire de la Guerre de 1914 un exposé
détaillé des combats de la Sambre; il suffit de mentionner ici
les faits militaires principaux affirmant les caractères de ces
combats avec leurs conséquences tactiques et stratégiques.
L'avantage que le commandement allemand avait pris par
l'initiative stratégique résultant du plan général d'opérations
par la Belgique et la rive gauche de la Meuse se traduit ainsi
qu'il suit :
Dans l'espèce de mouvement en éventail que les armées
allemandes commencent en tournant autour de Namur comme
pivot, elles arrivent les premières dans la plaine de Nivelle et
elles entreprennent aussitôt la marche vers l'Ouest, qui s'a{)-
puie à gauche sur la Sambre et à droite sur la Demer. Mais
la cavalerie et les avions apprennent au grand élat-major
allemand que d'importantes forces françaises sont massées au
Sud de la Sambre. Des contacts ont été pris entre les deux cava-
leries, le 19, à Perwez. Sur la rivière les ponts sont occupés.
Dans cette situation des deux armées, la place de Namur
prend une importance considérable. Peut-être le projet ori-
ginaire du commandement allemand était-il simplement de
la masquer. Mais, dans la nuit du 20 au 21, la résolution
est prise de balayer la Sambre, et le canon tonne sur
Namur, le 21 août, à dix heures. On peut dire que la bataille
vient chercher la rivière : en effet, le même jour, et presque à
L ENIGME DE CHARLEROI.
757
la même heure, un effectif de 1 500 cavaliers allemands appa-
raît, d'abord, sur les collines qui dominent la rivière sur la
rive gauche, à Saint-Martin; puis c'est l'artillerie qui prend
position à Saint-Martin-sur- Velaine (cote 183); puis ce sont des
masses de l'infanterie descendant vers la rivière par Gembloux-
Fleurus. Bientôt, les avant-gardes françaises qui surveillent
la rive droite sont avise'es que Tongrinne et Fleurus sont
encombre'es de troupes ennemies : les gens du pays disent
100 000 hommes. C'est donc une armée qui se hâte dans la dire«-
lion de Gharleroi. Les batteries allemandes s'approchent et
s'installent au Bois du Curé, sur un redan qui domine la
Sambre : la canonnade tonne de ces hauteurs vers midi. La
bataille est commencée.
Que faisait-on, au même moment, dans le camp français?
Pour la journée du 21, le général Lanrezac a donné des
instructions offensives-défensives, par conséquent un peu
obscures : les corps d'armée se disposeront à attaquer entre
Namur et Nivelle, mais ils n'attaqueront pas. Le 1**^ corps
(Franchet d'Espérey) restera sur la Meuse à attendre la relève
de la 51^ division; le 10* corps (Defforges) se tiendra sur les
hauteurs au Sud de la Sambre (Fosse-Vitrival), et gardera aussi
les ponts ; le 3° corps (Sauret) s'opposera au débouché de l'en-
nemi sur Chàtelet (1)J
Le 18® corps (Mas-Latrie), les divisions de réserve, l'armée
britannique sont encore en arrière, loin de l'ennemi, et font
une ligne oblique Sud-Ouest de Charleroi au Nouvion.
Les corps de l'armée alliée forment ainsi, au moment où la
lutte va s'engager, une sorte de pyramide dont la pointe est le
3® corps appuyé par le 10® corps.
Soit pour l'offensive, soit pour la défensive, ce dispositif est
très dangereux. D'ailleurs, la pensée du général Lanrezac
est de n'attaquer que le lendemain. Il prend ses mesures en
conséquence : il compte qu'il aura le temps de porter son
1" corps en avant dès que la division de relève sera arrivée, et
que ce corps mènera l'atfcaque dass l'encoignure de la Sambre
et de la Meuse, sous le feu de la place de Namur.
(1) Ces instructions sont les suivantes pour le 3» corps : <■ Se tenir prêt à
l'offensive; être en mesure de s'opposer éventuellement à un débouché de
forces ennemies au Sud de la Sambre ; se préparer à appuyer et à flanquer le
10' corps à sa droite et le 18« corps à sa gauche; veiller et arrêter les incursions
de la cavalerie ennemie sur les ponts de la Sambre. »
758
REVUE DES DEUX MONDES.;
Mais le commandant de la S® armée n'est plus maître deg
événemens. Pendant qu'il élabore ses instructions, les Alle-
mands ont attaqué, le 21, à dosze heures quarante-cinq, et ils
ont attaqué précisément les deux corps de flèche, en les pre-
nant de flanc par le côté que couvre insuffisamment le 10® corps,
échelonné depuis les hauteurs du sud de la Sambre jusqu'au
pont d'Auvelais.
Les Allemands se sont insinués peu à peu dans les faubourgs
de la rive gauche; ils ont gagné de jardins en jardins, de mai'
sons en maisons, de ruelles en ruelles, jusqu'au moment où ils
ont été arrêtés par le canal qui borde la Sambre. Ayant ainsi
filtré, ils se trouvent en présence des avant-postes du 10® corps
qui gardent les ponts de Tamines et d'Auvelais. Luigi Barzini,
qui se trouvait sur les lieux, a parfaitement décrit ces prélimi-
naires de la bataille auxquels il assista, sans qu'il ait pu, sur
le moment, en prévoir les suites :
Entre les maisons et la place de la Gare passe un canal navigable
dérivé de la Sambre qui traverse la ville plus au Nord ; sur le canal,
deux ponts tournans qui donnent accès à la ville étaient barrés par
des chaînes. Au bord du canal, des soldats construisaient en hâte une
barricade faite de pierres prises à un chantier. La ville avait l'air de
s'intéresser intensément à ces préparatifs. Aux fenêtres apparaissent
des visages curieux, et le long des trottoirs encombrés de tables de
café, des passans s'attardaient à regarder. Rien de plus étrange que
le contraste entre la tranquillité de la ville et ces fébriles apprêts de
bataille. Le silence se prolongeait. Il y avait des momens d'alarme;
les sous-officiers prenaient leurs revolvers en criant des ordres;
c'était alors une fuite précipitée des passans ; puis, l'on revenait à
une attende plus calme. Les trottoirs se vidaient et se repeuplaient
tour à tour. Voilà ce qui se passait : des patrouilles de uhlans
venant de Gosselies entraient à Charleroi, et, au passage des ponts,
étaient arrêtés parles avant-postes français. La bataille de Charleroi
a commencé par cette chasse à l'affût. A la gare se trouvait la dernière
embuscade.
L'après-midi du 21 est marqué par trois séries d'événemens
militaires : bombardement de Namur, combats du 10® corps à
Auvelais-Arsimont, combats du 3° corps de Ghàtelet à Charleroi.
Le 10® corps perd le pont d'Auvelais et, après des contre-
attaques magnifiques mais vaines, notamment à Arsimont, il
est refoulé par la Garde prussienne sur Aisemont-Gortil-Mazet,
l'énigme de charleroi. 759
c'est-à-dire sur les hauteurs au Sud de la Sambre ; le 3^ corps
est coupe' du 10^ corps h sa droite par les troupes ennemies se
glissant par le pont d'Auvelais. Ainsi, on perd successivement
les ponts de Pont-de-Loup, ïamines, Roselies. Ghàlelet est
occupé par l'ennemi qui s'y barricade.
Les contre-attaques du 3° corps sur Aiseau-Roselies ne sont
pas plus heureuses que celles du 10^ corps ; dans la nuit du 21,
l'ennemi (X^ corps) est maître de la Sambre. Un combat k
Anderlues, contre notre corps de cavalerie e'puisd, rejette celui-ci
au delà de la rivière et menace d'envelopper le 3*" corps. Les
choses sont gravement compromises pour le général Lanrezac,
au moment même oii il donnait les ordres pour attaquer le
lendemain 22 : tels sont les avantages de l'initiative !
Et cette journée du 21 n'est qu'une épreuve préliminaire.,
La journée du 22 fut la bataille proprement dite. Bien entendu,
le projet du général Lanrezac de déboucher, ce jour-là, au Nord
de la Sambre, n'a plus lieu, en raison des événemens; les ordres
qu'il a communiqués aux corps, le 21 au soir, sont périmés.;
L'ennemi a pris l'initiative et il la garde.
Le 22 est, en somme, une sorte de répétition de la journée
du 21. Le 1" corps reste toujours immobile; les deux corps
de tlèche, le 10° corps et le S*" corps, portent encore tout le poids
de la lutte à laquelle Je 18® corps cependant commence à parti-
ciper ; nos forces sont jetées à la bataille, comme l'on dit, bûche
à bûche. Le reste des forces alliées jusqu'à la gauche n'est pas
encore en ligne.
Le matin, le 10® corps attaque avec fureur ; préparation
d'artillerie insuffisante; charges téméraires; le corps est
ramené à partir de 11 heures du matin; contre-attaque nou-
velle des troupes algériennes. Même tactique, même échec.i
La Garde prussienne subit des pertes énormes ; l'ennemi est
contenu; mais la retraite s'impose et s'accomplit sur une ligne
oblique de la Sambre à Mettet.
La journée est toute semblable, mais plus mauvaise encore,
au 3® corps. Contre-attaque sur Aiseau-Roselies; les Allemands
(X® corps de réserve) débouchant de Charleroi, se développent
en masses serrées sur l'Ouest et menacent de cerner le 3® corps.
Echec de la 6® division. Contre-attaque de la 38® division (troupes
algériennes). Corps à corps terribles. A trois heures, le 3® corps
est en pleine retraite. Cependant l'ennemi a été très éprouvé;.
760 ^ REVUE DES DEUX MONDES.;
ici encore, il hésite. Nos batteries contiennent sa poursuite.
A gauche, le 18^ corps est entré en ligne un peu tard dans
la journée et n'a pu qu'empêcher, par sa présence et ses loin-
taines canonnades, le mouvement du VIl^ corps qui menaçait
d'envelopper le 3*^ corps à l'Ouest.
Telle est la « bataille de Gharleroi » proprement dite.
Quatre corps allemands, Vll^ actif, X® de réserve, X^ actif et la
Garde ont attaqué deux et, au plus, trois corps français. « La
.^^ armée est sortie ébranlée de la bataille du 22, mais elle n'est
pas dissociée ; si elle a reçu de rudes coups, elle en a porté à
l'ennemi d'aussi rudes. » Le moral du soldat reste excellent;
il ne se considère pas comme battu. C'est à reprendre. Et le
commandement français se dispose à le faire.
La journée du 23 août voit la ruine de cette dernière espé-
rance. Tant est fort l'avantage de l'initiative et tant il est vrai
qu'on ne guérit pas un grand mal par des palliatifs, en pleine
crise ; mieux vaut trancher et chercher un noviis ordo.
Le front français a étayé et consolidé successivement les
corps en llèche en les calant par les corps voisins. Or, voici que
tout l'édifice chancelle : Namur, qui soutenait notre droite,
succombe; le l®'' corps qui, enfin libéré par l'arrivée de la
51® division, se prépare à prendre de flanc l'armée allemande
débouchant de la Sambre sur les hauteurs, est soudainement
obligé de se retourner pour faire face aux premiers élémens
(XIP corps) de l'armée von Hausen qui ont passé la Meuse
à Hastière; le 10^ corps tient tête, il est vrai, devant les attaques
assez molles de la Garde, et se replie seulement en fin de journée,
prêt à contre-attaquer le lendemain; mais l'elîondrement se
produit au S** corps et surtout à la 6® division. Le découra-
gement, la désorganisation, l'embarras des convois refluant, le
trouble des choses et des âmes s'exagèrent dans la nuit. La
retraite sur Walcourt-Silenrieux est un des épisodes tragiques
de cette campagne.
A l'Ouest, le 18® corps est fortement éprouvé dans un enga-
gement qui dure toute la journée. Le groupe des divisions de
réserve est venu occuper la position Thirimont-Gousolre.
Il est vrai que l'armée britannique survient juste à temp&
pour menacer le flanc de l'armée von Kluck. Celle-ci, arrêtée
dans son mouvement, se rabat, division par division, sur
l'armée de French. Si on les détruisait l'une après l'autre, ce
l'énigme de charleroi. 764
serait le salut ; mais French, se sentant isolé par l'échec de la
S^arme'e, se met en retraite après trois heures de contact avec
l'ennemi. Le bref combat de Mons, suivi de ce prompt recul,
met le comble à la crise,... mais commence peut-être aussi la
guérison. La résolution prise par French de ne pas insister
confirme une résolution semblable chez Lanrezac. Celui-ci
ordonne la retraite générale de la 5^ armée, le 23 à 9 heures du
soir.
Les armées alliées se « décrochent, » mais face h. l'ennemi.,
Et comme cette rupture du combat s'accomplit non par
panique, déroute ni même défaite, mais par une volonté du
commandement, comme il n'y a pas poursuite de l'ennemi, la
retraite prend tout de même le caractère et offre les avantages
d'une décision. Les choses vont prendre une face nouvelle.
L'initiative change de camp.
Le 25 août au soir, les armées alliées sont ramenées sur le
territoire français; la 5^ armée occupe la ligne Maroilles-
Avesnes-Fourmies-Regniowez. L'armée britannique occupe la
ligne Gambrai-Le Gateau-Landrecies.
Elles son^t battues : telle est la conséquence, pour ainsi dire
fatale, de l'initiative stratégique et tactique prise par l'armée
allemande du 19 au 21 août. Mais elles ne sont p,as rompues :
telle est la récompense des initiatives stratégiques combinées
par le commandement français et sur lesquelles nous allons
''evenir. Un retard de deux jours a causé la surprise et la perte
de deux journées; mais la sagesse des dispositions demeure et
c'est elle qui va sauver ce qui peut être sauvé.
Que les Allemands célèbrent la victoire de « Sambre et
Meuse, » comme ils l'appellent : ce n'en est pas moins pour
eux une victoire incomplète et qui renferme le germe d'une
prochaine défaite. G'est ce qu'il était impossible de discerner
dans le trouble des premières émotions, mais c'est ce qu'il est
possible de déterminer, maintenant.
G. Hanotaux.
{A suivrCs)
LE CARDINAL MERCIER
De la tombe où l'Allemagne se flattait d'avoir mis la Belgique,
l'univers écoute s'élever, depuis trois ans, la voix du cardinal
Mercier. Elle représente, tout à la fois, l'héroïque faiblesse du
peuple belge, qui s'offrit en victime pour le droit des gens, et
l'invincible force de l'idée de justice, vengeresse d'une telle
victime; elle apporte à cette faiblesse le secours do cette force.
Messagère d'un peuple opprimé, la parole du cardinal n'est pas
une parole qui intercède, mais une parole qui proteste; elle ne
plaide point, elle attaque. Elle ne courbe pas la Belgique devant
ses vainqueurs en attitude de suppliante, mais elle leur intime,
à eux, de se courber devant quelque chose de plus haut; elle
n'est pas, à proprement parler, l'avocate des Belges; elle e.-l
l'avocate générale du droit lésé. Jadis, au temps des premiers
Barbares, on vit des évêques s'improviser c défenseurs dos
cités : » ils demandaient que le vainqueur fût pitoyable au
vaincu, et ils l'obtenaient. Le peuple belge, qui n'aspira jamais
à être un belligérant, n'a point à accepter une posture de
vaincu : au point de départ de ses glorieuses infortunes, il y
eut une neutralité cyniquement violée; et son chef spirituel,
auguste interprète de son âme, n'invoque jamais la pitié, mais
revendique sans cesse la justice. De ce fait, ce ne sont pas
seulement toutes les compassions humaines, mais toutes les
consciences humaines, qui font écho à la voix du cardinal
Mercier, Il fut en avance sur tous les hommes d'Etat et sur tous
LE CARDINAL MERCIER. 763
les penseurs des pays neutres, pour oser proclamer, sous le joug
même de l'Allemagne, que ce joug était une iniquité. L'opinion
civilisée prit acte du verdict, et constata que chacune des mons-
truosités qui souillaient l'Allemagne d'une tache nouvelle
parait le cardinal d'un prestige nouveau, puisque aussitôt sa pro-
testation, s'attachant au crime, continuait de révéler au monde
ce qu'était l'Allemagne et ce qu'était l'archevêque de Malines.
Les cercles cultivés, dans l'Europe de l'avant-guerre, esti-
maient en lui un intellectuel, un philosophe, un savant; mais
les cercles cultivés ne le connaissaient encore qu'à demi. Car
ils ignoraient que cet intellectuel mettait au-dessus de tout la
charité; que ce dialecticien, s'évadant volontiers de son propre
génie, quittait avec allégresse la mêlée des raisonnemens pour
le recueillement de la contemplation; que ce scolastique aspirait
vers l'élan mystique qui, soulevant l'âme vers Dieu, permet de
le connaître un peu et de l'aimer beaucoup; que ce professeur
de carrière se plaisait, d'une âme ardente, aux improvisations
. et aux soubresauts de l'action; que ce savant, enfin, si épris
qu'il fût de la science pure, ne lui attachait tout son prix que
si elle se tournait à aimer. S'arrêter à l'écorce de ses livres
sans chercher plus au delà, plus au fond, la sève de son âme,
c'était assurément faire honneur à l'auteur, mais c'était ignorer
l'homme. La Grande Guerre est venue, et la Grande Guerre a
dévoilé l'homme; elle a, si l'on peut ainsi dire, achevé de
dessiner sa physionomie.
L'auteur intéressait une élite pensante; c'est sur l'homme,
aujourd'hui, que les regards de l'humanité sont attachés.
Gomme autrefois son Maitre, cet homme est, pour les belligé-
rans,un(( signe de contradiction; «et tandis que ses démarches
sont un objet de scandale pour la race dévoyée qui veut que
devant la force la dignité de l'âme capitule, il est devenu,
pour tous les membres de la famille humaine qui ne se sont pas
excommuniés eux-mêmes de cette famille, un maitre de justice.:
La splendeur d'un tel rôle éveille nos curiosités : elle est la
suite d'un passé, l'eftlorescence d'un caractère, l'épanouissement
i'un certain nombre de traits qui préalablement existaient :
on voudrait les saisir, les fixer. Le cardinal nous dirait assu-
rément, si nous l'interrogions, que tout ce qu'en lui nous
admirons est l'œuvre de Dieu et l'apport d'une grâce; et sa
réponse presserait nos regards de ne pas s'attarder sur lui même
764 REVUE DES DEUX MONDES.i
et de s'élever vers ce Christ qui, dans la toile éloquente dâ
M. Albert Besnard, le domine et le pousse en avant. Mais sans
nous refuser à croire que la vaillance de sa parole et de son geste
fut un don, et que ce don vint d'en haut, nous l'amènerions à
convenir avec nous — et avec la théologie — que la grâce ne
supprime pas la nature, mais qu'elle la parachève, et que la
lumière humaine dont on essaie d'éclairer une physionomie
humaine n'oiïusque ni n'efface, en elle, le rayonnement souve-
rain de Dieu.
I
Voilà deux cents ans à peu près que les Mercier sont des
Belgee^; auparavant, ils, étaient Français. Après quelques étapes
dans le Ssd de la Belgique, on les trouve installés, dans la
première moitié du xviii^ siècle, h Braine-l'AIleud, bourgade du
Brabant wallon. Il y a là de bonnes terres, grasses de culture,
riches d'élevage; ils y menaient une vie de fermiers. Peu à peu,
l'industrie les tenta : le grand-père du cardinal, qui pendant
de longues années fut maire de Braine — le vieux maire ,
comme on l'appelait — exploitait une tannerie. La famille alors
connut des heures prospères, dans une belle bâtisse rurale qui
se nommait le « château du Bastangier. »
Si le vieux maire eût laissé faire, son fils Pierre-Léon s'en
fût allé vers Paris, pour être artiste; et la peinture, peut-être,
lui eût rapporté un peu de gloire. Mais la notoriété de son
talent, qui était réel, ne dépassa pas le cadre de la famille.
L'obéissance filiale qui l'enracinait en Brabant n'enchaîna
pourtant pas les vagabondages de son esprit : il s'occupait de
mathématiques, de ponts et chaussées, de littérature; à défaut
d'autre émigration, c'était encore une façon discrète d'échapper
aux lisières de Braine. Les journées révolutionnaires de 1830 le
sollicitèrent vers un autre genre d'évasion : avec trois autres
Mercier, ses parens, il courut à Bruxelles faire le coup de feu
pour les libertés belges. Le nom des Mercier figure quatre fois
parmi ceux des Brainois qui risquèrent leur vie pour faire
naître la Belgique moderne. Les Mercier, même au temps où
ils avaient « du bien, » n'étaient pas captifs de leur aisance :
l'idée de droit, l'idée de liberté, pouvaient les émanciper de
leur bien-être familial et les entraîner loin de chez eux.
LE CARDINAL MERCIER. 765
Au demeurant, s'il est des coins de terre où les imaginations
s'assoupissent, Braine, tout au contraire, les invite à prendre
essor et dans le temps et dans l'espace : au-dessus des herbages
planent certains souvenirs qui n'ont rien de bucolique, sou-
venirs d'épopée, souvenirs de Waterloo. La suprême bataille
napoléonienne — celle où l'Aigle se cassa les ailes — s'acheva
dans ces parages; et deux fermes voisines en gardèrent long-
temps les stigmates : l'une, la Papelotte, occupée dans ces
heures décisives par le prince de Saxe-Weimar (1), appartenait
à un membre de la famille Mercier; l'autre était la propriété de
la famille Gharlier, où Pierre-Léon Mercier devait un jour
prendre femme. La première guerre européenne laissait ainsi
des traces profondes dans l'histoire familiale des Mercier, et
dans celle des Gharlier. Il était réservé à un enfant de Braine
de graver, cent ans après, son verbe et son nom dans l'histoire
d'une autre guerre, européenne d'abord et bientôt universelle :
cet enfant devait être un Mercier, fils d'une Gharlier.
Il naquit le 21 novembre 1831, succédant à quatre fillettes :
après lui, deux enfans survinrent encore; et la mort préma-
turée du père fit de Barbe Mercier, sa veuve, la gardienne de
sept orphelins. Une distillerie, sur laquelle avait compté Pierre-
Léon pour nourrir cette famille, dut être vendue : on vendit
aussi la maison familiale, et l'on se retira, tous les huit, dans
une maisonnette proche de l'église, à Braine. Il semblait à ces
infortunes qu'elles échappassent au délaissement, en venant
s'adosser à l'église, qui console. Il y avait à Bruxelles de loin-
tains cousins — l'un même fut un instant ministre — qui
paraissaient tout prêts à illuminer d'un beau rayon l'avenir du
petit Désiré Mercier : qu'il se préparât à entrer dans l'admi-
nistration, et ils seraient ses protecteurs; ils l'exalteraient peut-
être, le temps aidant, jusqu'à un fauteuil de chef de division,
dans un important ministère.
Barbe Mercier n'égarait pas ses rêves vers de semblables
cimes. Elle les attachait aux degrés de l'autel, où chaque jour
s'agenouillait son veuvage : ils étaient la seule altitude avec qui
son infortune se sentît de plain-pied, et la seule dont pour son
fils elle souhaitât l'ascension, comme on souhaite une grâce.:
Et les quatre grandes filles, blotties contre la mère, inauguraient
(1) Henry Houssaye, iSl5. Waterloo, p. 306.
766 REVUE DES DEUX MONDES.!
une vie de privations afin d'obtenir cette grâce, afin d'amasser
aussi, tout doucement, les ressources nécessaires pour faire
e'tudier l'enfant. Un frère de Barbe, l'abbé Antoine Cbarlier,
était doyen de Virginal; elle avait un demi-frère, l'abbé Cro-
quet, d'abord vicaire à Braine,qui s'en fut, quarante ans durant,
évangéliser les Peaux-Rouges, et que les indigènes appelaient
le saint de l'Orégon. Ces exemples, sans doute, allaient séduire
le petit Désiré; et la famille qui avait cessé d'être heureuse
n'attendait plus de la vie qu'une seule joie, cette joie-là.
Désiré Mercier fut tour à tour élève du collège épiscopal de
Saint-Rombaut, à Malines, et du petit séminaire de cette ville;
et ses aspirations répondaient à celles des siens. Il aura présente
à la mémoire cette orientation très fixe et très haute de son
adolescence, lorsque plus tard, devant un auditoire de jeunes, il
s'épanchera dans une causerie, libre et grave, sur l'Idéal et
i Illusion. Il ne permettra pas que l'on calomnie ou que l'on
bafoue l'idéal en l'assimilant à un rêve mal défini, mal précisé,
et que, sous prétexte d'en reviser la valeur, on se décharge des
devoirs onéreux que souvent l'idéal impose. « L'idéal, déclarera-
t-il, c'est quelque chose de très précis, de très net; c'est une
conception claire de notre devoir. Nous devons y rester fidèles
et ne l'abandonner jamais. » A l'âge où d'autres font des rêves,
il avait donc un programme, sanction d'une vocation : il vou-
lait être quelqu'un qui aime Dieu, et qui le fait aimer. Et dans
cette famille où l'on avait des peines et où l'on peinait, tous les
élans et toutes les souffrances, toutes les exaltations et tous les
accablemens, toutes les espérances et toutes les détresses deve-
naient activement complices de cette vocation, qui fut ainsi
comme la fleur de toute une vie chrétienne collective, et qui
mûrissait, discrète, dans la ville épiscopale de Malines, entre-
tenue sans cesse et comme réchauffée par les lointaines prières
de la petite maison de Draine.
Trois de ses premiers maîtres laissent au cardinal un sou-
venir ému : M. Robert, qui lui apprit à obéir; M. La Force, qui
lui apprit à travailler et à vouloir; M. Pieraerts, qui lui apprit
à oser (1). Les Allemands ont pu mesurer la valeur de ce pro-
fesseur d'initiative qu'était M. Pieraerts. Les vacances rame-
naient à Draine Désiré Mercier ; et là, d'autres maîtres
(1) Œuvres pastorales, I, p. 81.
LE CARDINAL MERCIER.i 767
s'offraient, et conquéraient à jamais son cœur : c'étaient les
ouvriers catholiques. Sans le savoir, eux, ils lui donnaient des
leçons de psychologie. « Il y a souvent profit, dira-t-il dans la
suite, à prendre à l'école du peuple de telles leçons. L'ouvrier
pense très haut. Son langage prime-sautier ignore l'artifice.
Nul ne vous aide mieux à lire dans l'intimité de l'âme (1). »
Avec ces grands camarades brainois, le jeune Mercier fut
« Mamelouk ; » ainsi débuta sa vie publique. Mamelouk, c'était
le sobriquet dont les libéraux affublaient les Xavériens qui,
sous le patronage de saint François-Xavier, groupaient les
forces catholiques de la bourgade. On relevait ce sobriquet
comme un titre de gloire; et chaque dimanche, tous les
mamelouks ensemble, ouvriers et patrons, clercs et laïcs, des-
cendaient le chemin de l'Estrée et s'en allaient boire quelques
chopes ou « lutter, en de grands concours, au piquet ou au
jeu de quilles pour gagner le prix, tantôt un lapin, tantôt un
couple de pigeons (2), » Désiré Mercier, très simplement, très
gaiement, se mêlait à ces joutes : il disputait le lapin, parfois
il le gagnait; et la soirée se terminait en longues causeries avec
ceux qu'après un demi-siècle ses lèvres cardinalices appelleront
encore « nos chers ouvriers brainois. » Un jour survinrent les
délégués bruxellois de l'Internationale : en deux meetings, les
Xavériens restèrent maîtres du terrain. Désiré Mercier se sentait
devenir un lutteur, à l'école de ces vainqueurs.
Dans ce même « local » des Xavériens, oii s'aiguisait son
tempérament combatif, il voyait l'idée religieuse amortir le&
antagonismes sociaux et faire taire toutes les catégories de
vanités, aussi bien celles qui eussent pu devenir insolentes que
celles qui eussent pu se sentir humiliées : tous ensemble, on
était des catholiques, une compagnie dans l'armée catholique
qui, périodiquement, aux élections, arborait le programme
catholique. Désiré Mercier, conscrit dans cette armée, s'habi-
tuait à associer à la pratique du zèle religieux l'idée de frater-
nité sociale ; et la conception qu'il se fera plus tard de l'attitude
sociale du chrétien s'inspirera de celte camaraderie d'apôtres
qui entraînait^ aux jeux, aux meetings, aux salles de scrutin,
les mamelouks du pays natal.
Le collégien de Matines, le Mamelouk de Braine n'avait
(1, Œuvres pastorales, III, p. 109.
(2) Ibid., I, p. 292-294.
768 REVUE DES DEUX MONDES.,
pas la gaieté des enfans autour (lesquels s'e'chafaude, comme
un fragile décor de théâtre, une façnde de bonheur. Il sentait
auprès de lui des fardeaux qui pesaient, des souffrances qui
s'offraient. Et tout au fond de son âme le contre-coup de ces
souffrances se répercutait assez profondément pour qu'il eût en
partage, dès le début de sa vie, cet art et ce besoin de cjpmpa-
tir, qui sont l'attachant bénéfice des enfances assombries. Mais
la souffrance qui se prodigue en compassion ne devient jamais
une langueur; et dans le cadre austère, endeuillé, où le jeune
Kollégien passait ses vacances et enracinait son cœur, se déve-
loppaient en lui certaines vertus d'élan prime-sautier, d'initia-
tive conquérante, d'activé générosité, où malgré tout il entrait
de l'allégresse, et qui jetaient dans l'atmosphère du foyer quel-
ques notes de joie. Désiré Mercier partait avec entrain pour une
vie grave et sévère, pour laquelle il n'avait d'autres maximes
que de se mettre à la disposition de Dieu et de ceux qui devant
sa conscience représentaient Dieu. Les curiosités intellectuelles,
très diverses, très éparses, qui se jouaient en lui comme des
survivances du tempérament paternel, étaient disciplinées et
fécondées grâce à cette fixité du but, qui parachevait toutes
les richesses de son être par la richesse souveraine de l'unité.
II
Deux années de philosophie au petit séminaire de Malines
l'enchantèrent médiocrement : cette intelligence vivante demeu-
rait mal satisfaite d'une philosophie qui manquait de vie, et
qui n'était qu'un éclectisme intimidé, tant bien que mal habillé
d'une livrée scolastique, et trop peu confiant en lui-même pour
inspirer la confiance. Les jouissances que lui avait refusées
cette indigente philosophie lui furent apportées, au grand
séminaire, par la théologie. Là du moins, il trouvait une vraie
synthèse, sûre d'elle-même, harmoniquement construite; il
lisait la Somme, et l'aimait. Mais en philosophie aussi, saint
Thomas avait fait acte d'architecte; qu'avait-on gagné, dans
certaines écoles catholiques, à substituer à l'édifice philoso-
phique du thomisme ces bâtisses composites dans lesquelles
chaque faiseur de systèmes reconnaissait quelque pierre por-
tant son estampille, et qui, s'ouvrant alternativement à tous
les couraus d'air, vacillaient sous leur chaotique tourbillon? Le
LE CARDINAL MERCIER.
769
jeune clerc se posait cette question, etre'servait la re'ponse pour
l'avenir. Chaque chose en son temps : il avait d'abord à devenir
un prêtre, et c'est à quoi, sur l'heure, visait son travail-
11 briguait quelque chose de mieux qu'une maîtrise intellec-
tuelle dans les sciences the'ologiques : son contact fréquent avec
les e'crits des Pères, sa familiarité quotidienne avec saint Paul,
tendaient à former en lui, non point un spécialiste en sciences
sacrées, mais un apôtre de Jésus-Christ. S'il apprenait par cœur
les Epures, s'il inaugurait sur ses cahiers cette façon de les
traduire qui lui est si personnelle et qui leur fait rendre tout
leur suc, ce n'était pas à des fins d'exégèse, mais c'était pour
imprégner son âme « des plus grandes pensées dont se composa
ia primitive atmosphère morale du christianisme (1). » Il se
cultivait pour les âmes qu'il aurait un jour à cultiver, et
concevait l'étude comme un apprentissage de l'action, non
comme une jouissance cérébrale. Sa vocation gouvernait son
travail intellectuel : les intuitions, non moins profondes que
soudaines, qui lui découvraient d'amples horizons d'études,
étaient systématiquement ajournées ; il mortifiait toutes les
aspirations qui ne tendaient pas uniquement, en lui, à l'éduca-
tion du futur prêtre. Il consacra trois ans de séminaire à pré-
parer cette demi-heure matinale du 6 avril 1874, où, pour la
première fois, i\ consacra l'hostie. « Vers le Dieu qui réjouit ma
jeunesse, » inscrivait-il sur le Mémento de son ordination, et
sa jeunesse réjouie ne désirait rien de plus qu'un poste de pa-
roisiîe, dans lequel il pourrait distribuer la parole et la vie de
Dieu, et quotidiennement réaliser « ce moment unique de l'his-
toire du monde (2), » le sacrifice eucharistique.
Mais déjà ses supérieurs avaient disposé de lui : ils l'expé-
diaient à l'Université de Louvain. L'obéissance lui fut d'autant
plus facile, qu'elle lui intimait d'ouvrir les fenêtres, toutes
grandes, sur le mondede la pensée, touten rentrantfréquemment
dans cette cellule de l'àme, où le silence fait parler Dieu (3).
Les études philosophiques qu'on faisait alors à Louvain ne
mettaient pas les élèves en possession d'une philosophie ; tout
au plus leur suggéraient-elles le besoin d'en avoir une, et ce
besoin s'accompagnait et se tempérait d'une certaine crainte.
(1) Œuvres pastorales, I, p. 102.
(2) Ibid., III, p. 253.
(3) A mes séminaristes, p. 40 et suiv.
TOME XL. — lftl7. •E'O
770 REVUE DES DEUX MONDES.i
Car Louvain, vers le milieu du xix® siècle, avait possédé une
école de philosophie, autheiitiquement indigène et subtilement
originale, et Louvain s'en était mal trouvé; cette école ayait
connu des ennuis. Le professeur Ubaghs, très grave et très saint
homme, en était le chef (1). Soucieux des assauts que le rationa-
lisme livrait à la foi, il avait éprouvé quelque plaisir — un
plaisir de revanche — à voir les Lamennais, les Bonald, les
Bautain, humilier la raison et faire de la tradition la source
unique ou principale des vérités morales et métaphysiques. Mais
il déplaisait à Rome que la raison humaine se méprisât à
l'excès : impartialement, généreusement, Rome, en dépit du
péril rationaliste, avait vengé la raison humaine des attaques
dutraditionalisme. Ubaghs alors, plus discrètement, avait repris
la campagne : il maintenait l'idée de Bonald, d'après laquelle la
raison individuelle, physiquement dépendante de la Société et
de la Révélation, leur emprunte nécessairement ses premières
certitudes sur Dieu, sur l'âme, sur l'obligation morale; mais il
ajoutait — c'était la concession qu'il faisait au Saint-Siège —
qu'une fois munie, par voie d'emprunt, de cette connaissance
initiale, la raison était capable de se démontrer à elle-même la
légitimité de la foi qu'elle professait. La concession n'avait pas
satisfait Rome : un avertissement en 1843, puis en 1864 une
condamnation, avaient coupé court aux espérances suscitées
par l'école d'Ubaghs. Louvain s'était flatté d'otîrir k Rome des
armes contre la raison ; Rome les avait brisées. Et comme il
advient après ces catastrophes de la pensée, une génération de
philosophes avait succédé, qui redoutaient un peu d'avoir un
système et même une réputation : c'étaient de bons techniciens
de la discussion, mais nullement des constructeurs.
Le jeune abb'é Mercier, un jour convié par l'un d'entre eux
à réfuter le positivisme, connut un de ces soubresauts qui sou-
vent amènent l'élève à dépasser le professeur, et conclut à part
lui, non point seulement à la nécessité de notions transcen-
dantes, mais à l'urgence d'une construction métaphysique
vraiment ordonnée, ^^raiment synthétique : sa ferveur pour
saint Thomas, pour le livre capital du jésuite Kleutgen sur le
thomisme, alla croissant. Et ce tête-à-tête avec le vieux docteur
fut fidèlement poursuivi lorsque l'abbé Mercier, en octobre
(1) Mercier, Critériologie générale^ p. 127,
LE CARDINAL MERCIER.
771
1877, fut devenu directeur des philosophes au petit se'minaire
de Malines. Il ne songeait pas d'ailleurs, à cette date, à devenir
le metteur en branle d'un vaste mouvement thomiste : il était
tout aussi modeste que ses maîtres de Louvain. Il se faisait une
loi — il se la fera toujours — de ne point devancer par une
pétulance personnelle l'instant où ses énergies seraient assez
mûres pour être cueillies par Dieu : il était trop l'homme d'un
devoir, pour être l'homme d'un rêve.
Le devoir, pour lui, c'était, à Louvain, de cumuler avec ses
études la surveillance amicale et cordiale des étudians laïcs du
collège du Pape, futurs juristes, futurs médecins, dont malgré
son jeune âge on l'avait nommé sous-régent; et c'était, à
Malines, de cumuler avec son professorat la direction spiri-
tuelle de beaucoup de ces séminaristes dont il voulait obtenir
qu'une fois pour toutes, par un de ces actes décisifs sur lesquels
on ne revient plus, ils donnassent leur vie à Jésus-Christ. Nom-
breux sont les prêtres belges qui lui savent à jamais gré de. leur
avoir arraché ce don. Ce qu'il leur demandait, à l'aurore de
leur jeunesse, ce n'était rien de moins que ce que le xvii^ siècle
appelait une conversion : c'était une désaffectation, une désap-
propriatiôn de leur être, en vue du service divin. Et cette tâche
quotidienne, émouvante et joyeuse, s'intercalait activement
parmi les préoccupations du savant; elle les eût, s'il en eût été
besoin, désencombrées et purifiées de tout souci d'ambition, de
toute fébrile inquiétude d'avenir; elle absorbait certainement
pour elle-même le meilleur de son âme.
III
Mais l'heure approchait où le devoir, pour lui, serait d'être
un chef d'école, un initiateur intellectuel, et d'accepter que
cette ambition, commandée d'en haut, commandât au jour le
jour son travail : cette heure fut sonnée par Léon XIII.
De longue date, Léon XIII avait considéré saint Thomas
comme le docteur le mieux qualifié pour « aplanir les voies à
la Révélation. » L'encyclique Aeterni Patris, dès 1879, réclama
que la philosophie thomiste fût restaurée dans l'enseignement
catholique. Elle provoqua tout de suite, dans les écoles de Rome,
un branlo-bas assez confus d'hésitations et d'obéissances : elle
finit par prévaloir, car on savait le Pape tenace en ses desseins.
772 REVUE DES DEUX MONDES.i
Mais à Rome, en ce temps-là, la pensée catholique visait moins
à s'e'panouir qu'à se barricader : ses attitudes étaient moins
conquérantes que défensives. Le thomisme, tel que l'ensei-
gnaient avec leur fraîche bonne volonté ces premiers docteurs
romains, aimait mieux négliger les sciences récentes que se
les assimiler, et que s'en laisser vivifier, et que les vivifier
elles-mêmes : il exhibait une demi-arrogance qui masquait
peut-être, encore, une demi-timidité (1).
Léon XIII ne concevait pas, lui, que l'Eglise de Dieu pût être
timide. Pas de tiniidilés vis-à-vis de l'histoire, et sous l'œil
apeuré des custodes les archives du Vatican s'ouvraient; pas de
timidités vis-à-vis des démocraties, et leurs pèlerinages entraient
dans Saint-Pierre par la porte même qui dans le passé ne livrait
accès qu'aux rois; pas de timidités vis-à-vis des problèmes
sociaux, et le Pape recommençait, en un siècle de laïcisme, à
se mêler des choses de ce monde en légiférant sur elles; pas de
timidités, enfin, vis-à-vis des sciences, et Léon XIII, à la Noël
de 1880, invitait le cardinal Dechamps, archevêque de Matines,
à installer dans ce grand foyer de sciences qu'était l'Université
de Louvain une chaire de philosophie thomiste.
Le souvenir d'un David de Dinant, d'un Henri de Gand,
d'un Siger de Brabant, d'un Gilles de Lessines, témoignait
que l'esprit belge pouvait se familiariser avec les complexités
de la scolastique; et le passé de Louvain, qui avait en face de
la Réforme représenté la culture catholique, permettait d'es-
pérer pour un renouveau de cette culture l'abri de l'Université.
Léon XIII ne voulait pas d'un enseignement ésotérique, mur-
murant à l'oreille de quelques séminaristes bien défendus
l'exposé de quelques vérités anciennes, précieuses et fragiles;
il voulait un thomisme de plein air, un thomisme rayonnant,
un thomisme pour laïcs, qui « sculpterait profondément la
philosophie chrétienne dans les esprits » des étudians de Lou-
vain, futurs députés et futurs ministres.
A la suite des infortunes d'Ubaghs, Louvain, nous l'avons
dit, était fatigué de philosopher. Le droit social de l'Église, les
divergences entre 1' « hypothèse » et la « thèse, » la compati-
bilité des principes du Syllabus avec la constitution belge,
avaient suscité entre l'économiste Charles Perin et les catho-
(1) Voir C. Besse, Deux centres du mouvement thomiste, Rome et Louvain.
(Revue du Clergé français, janvier et février 1902.)
LE CARDINAL MERCIER.
•773
liques libéraux des diseussions assez âpres, qui avaient achevé
d'effaroucher la hiérarchie épiscopale. On avait mieux à faire,
pensait-elle, que de perdre le temps en bagarres spéculatives,
au moment où les entreprises scolaires du ministère Frère-
Orban mettaieni, en péril 1 ame des petits enfans. On avait
à créer des écoles primaires; c'était plus urgent que la philo-
sophie... Mais Léon XIII avait parlé : il exigeait cette entrée du
thomisme à Louvain, et cette irradiation de la vie publique
belge par une instruction philosophique nouvelle. Les évêques,
dociles et surpris, méditaient son désir, et leurs méditations,
trop hésitantes ou trop profondes, s'attardaient longuement.
Elles s'attardaient encore lorsque soudainement ils apprirent
que Léon XIII allait leur envoyer, après l'avoir mitre, un reli-
gieux d'Italie, grand clerc en thomisme, et qu'ils n'auraient plus
à lui donner, à Louvain, qu'une salle et des élèves. Patience,
Très Saint Père ! supplièrent-ils aussitôt, et leur étude des
suggestions pontificales devint subitement impatiente d'aboutir.i
(( Prenons l'abbé Mercier, directeur de vos philosophes, » dit
au cardinal Dechamps Mgr Durousseau, évêque de Tournai, qui
naguère, comme supérieur du séminaire de Matines, avait eu
le jeune prêtre sous ses ordres. — « Sera-ce bien? » questionna
le cardinal. — (c Tellement bien, répliqua l'évêque, que si j'étais
Votre Eminence, je ne me réjouirais pas de le perdre. » —
<( Eh bien, nommons-le, conclut le cardinal résigné; le Pape sera
content. » Et Léon XIII en effet fut content (1).
Le « grand abbé » — comme depuis son ordination l'appe-
laient ses'élèves — s'en fut à Rome, aux vacances de 1882, voir
le grand Pape; et leurs deux imaginations s'accordèrent. Les
coups d'œil de Léon XIII traçaient une route à l'abbé Mercier;
ils étaient le signe qu'il devait « aller de l'avant : » le car-
dinal aime ce mot-là. Le Pape ne voulait pas seulement « qu'on
appliquât les principes de la philosophie catholique pour faire
produire aux sciences physiques et naturelles tous les fruits
dont elles sont susceptibles; » mais il constatait, d'autre part,
que les anciens scolastiques s'étaient préparés, par l'étude des
sciences physiques et naturelles, à l'œuvre propre de la philo-
sophie. Un quart de siècle avant que les admirables travaux
(1) Pour cette histoire de l'œuvre de Mgr Mercier à Louvain, nous devons
beaucoup au cours récemment professé par M. le chanoine Noël, un de ses plus
distingués disciples, dans une chaire de l'Institut catholique de Paris,
774 REVUE DES DEUX MONDES.
historiques du regretté physicien Duhem n'eussent vengé la
culture scientifique des scolastiques du mépris où la tenait
l'ignorant xviii* siècle (1), Léon XIII rendait à cette culture un
hommage. Le professeur iMercier, appelé brusquement à l'héri-
tage de ces vieux maîtres, trouvait dans cet hommage une leçon
pour lui-même, et concluait, sans ambages ni délais, ^à la né-
cessité d'élargir constamment ses connaissances scientifiques,
Gharcot, vers cette époque, compta quelque temps parmi ses
étudians un docteur Mercier : il n'était autre que le futur
cardinal. On le retrouvait bientôt à Louvain : libéré de la
barbe qu'à Paris il avait laissé pousser, il emprisonnait pour
toujours dans un tiroir les deux aigles qui lui servaient d'épingle
de cravate au temps où il suivait Gharcot; il redevenait le grand
abbé; et sous cet habit, le seul qu'il aimât, il était alternative-
ment professeur et étudiant. Etre professeur, et professeur
par le vouloir d'un Pape, c'était flatteur; mais allait-il avoir
des élèves? Les étudians entendaient dire « que le nouvel
enseignement serait quelque chose comme un cours d'archéo-
logie, l'exhumation, respectueuse d'ailleurs, de théories, inté-
ressantes peut-être, mais si vieilles, et qui d'aventure plaisaient
au Pape régnant (2). » Ils eurent la curiosité d'aller voir, et
puis ils revinrent et restèrent; et le futur cardinal déroulait,
devant un auditoire composé surtout de laïcs, une psychologie,
une logique, une critériologie, une ontologie, qui devaient plus
tard paraître en volumes. <( Ge qui frappait et nous séduisait en
lui, expliquait naguère un de ses meilleurs élèves,
...c'étaitl'intense vérité personnelle de ce qu'il faisait et de ce qu'il
disait. Rien de conventionnel, rien d'apprêté, rien de guindé, m^is la
communication, toujours libre et spontanée, de sa vie la plus intime,
de ses sentimens les plus vrais, de ses pensées les plus sincères, telle
était la méthode constante de son enseignement et de sa direction.
Pour se livrer sans voiles, il faut être, sinon parfait, du moins exempt
de ces faiblesses qui déconsidèrent et qui ruinent toute autorité ; il
faut avoir la pensée scrupuleusement droite, il faut être exempt de
toute servitude et de tout amour-propre, il faut avoir l'âme jeune et
fraîche, dévouée sans réserve, prête à s'oublier toujours et à se donner
sans compter. Il avait en lui cette, jeunesse, ce dévouement, cette
(1) Voir dans la Revue du 15 juillet 1913 l'article de M. Albert Dufourcq.
(2j Toast de S. Deploige au banquet de consécration épiscopale de Mgr Mer-
cier, p. 7.
LE CARDINAL MERCIER. 775
droiture d'es[ rit, ce zèle de l'idéal, et c'est pourquoi nos âmes de
vingt ans s'attachaient à la sienne (1).
La spontanéité de l'entrain, les merveilleuses vertus d'en-
traînement survivaient h la leçon, et poussaient le professeur,
ensuite, vers les ateliers de recherches où ses collègues défri-
chaient, chacun à part des autres, un petit coin du terrain
scientifique; il s'attardait avec une prédilection spéciale chez le
neurologiste Van Gehuchten ; et tout humblement, dans ces
studieuses promenades, il prenait posture d'apprenti, en descen-
dant de la chaire où il avait fait la besogne d'un maître.
De loin, Léon XIII l'observait : il lui donnait en 1886 une
prélature romaine. Il contemplait avec amour le magnifique
labeur de ce pionnier, qui, là-bas, d'un geste audacieusement
solitaire, jetait le pont entre les spéculations du Moyen-âge et
les méthodes d'observation les plus modernes. Et peu à peu le
Pape réfléchissait que, pour faire de la philosophie la synthèse
des sciences, il fallait plus qu'un homme, — cet homme fût-il
Mercier, — et qu'il fallait plus qu'une chaire : qu'il fallait un
Institut, pourvu de chaires spéciales où l'on s'appliquerait à
(( façonner des jeunes gens d'élite à la science haute et désinté-
ressée. » Deux brefs pontificaux, en 1888 et 1889, développaient
ces perspectives, et ces perspectives étaient des ordres.
IV
En 1891, dans son rapport au Congrès de Malines,Mgr Mer-
cier les commentait. Il y montrait le champ de la science, le
recul constant de ses limites, l'urgente nécessité d'une main-
d'œuvre catholique. « Vous vous résignez trop facilement, signi-
fiait-il aux catholiques, au rôle secondaire d'adeptes de la
science, et trop peu parmi vous ont l'ambition de travailler à
ce que l'on a nommé la science à faire; trop peu parmi vous
visent à rassembler et à façonner les matériaux qui doivent
servir à former dans l'avenir la synthèse rajeunie de la science
et de la philosophie chrétienne (2). » Il voulait les entraîner
vers la science pure, cultivée pour elle-même, sans but profes-
sionnel, sans but apologétique direct; il voulait qu'ils fussent
les chercheurs, dont ensuite la philosophie ordonnancerait les
(1) Miles, Correspondant, 10 février 1916, p. 418-419.
(2) Mercier, Rapport sur les études supérieures de philosophie, p. 76.
776 REVUE DES DEUX MONDES.,
découvertes, qu'ils fussent les patiens analystes, dont ensuite
la philosophie compléterait l'œuvre par un élan de synthèse.
Un Comte, un Taine avaient ainsi rêvé, chacun à sa façon,
d'une philosophie où tout le savoir s'unifierait : on allait, à
Louvain, créer l'outillage ; et dans l'Institut supérieur de phi-
losophie, que présidait Mgr Mercier, se groupaient autour de
sa chaire d'autres chaires dans lesquelles certains de ses collè-
gues des diverses Facultés préparaient, chacun en son domaine,
la convergence des sciences vers l'unité.
Puis' un jour vint, — ce fut en 1893, — où les propres
élèves de Mgr Mercier, les fils immédiats de sa pensée, furent
assez nombreux, assez experts, pour pouvoir occuper eux-
mêmes, autour du maître, les chaires de l'Institut. M. Nys
professait la cosmologie ; M. de Wulf, l'histoire de la scolas-
tique; M. Thiéry, la physique; M. Deploige, la sociologie :
c'étaient quatre laïcs, dont plus tard deux devinrent prêtres.
L'Institut prenait ainsi l'aspect d'une famille spirituelle ; un
même esprit planait sur leurs enseignemens, qui donnaient
désormais l'impression d'être coordonnés, et non point simple-
ment juxtaposés ; ce labeur collectif trouvait son organe dans
la Revue néo-scolastiqite, et son cadre, — un cadre digne de
lui, — dans une belle construction gothique dont les plans
étaient dus au futur ministre Helleputte, ami personnel du
futur cardinal; le séminaire Léon XIII s'ouvrait, pour accueillir
les jeunes prêtres qui viendraient coudoyer les laïcs au pied
des chaires de l'Institut; et un bref pontifical de 4894 marquait
la place de l'Institut dans l'ensemble du corps universitaire.
Mais il manquait à cette œuvre une suprême consécration :
la souffrance de l'homme qui Tavait créée. L'Institut de Lou-
vain était issu d'une impulsion romaine; il était, à proprement
parler, une pensée de Rome, épanouie sur le sol belge par un
réalisateur, qui avait su la mûrir et la féconder. Et dans le
haut clergé belge, tous ou presque tous avaient bien vite
accepté, avec une nuance de respectueuse curiosité, la création
nouvelle. Mais la réserve même qui donnait à cette curiosité
quelque chose d'expectant laissait l'Institut un peu désarmé
vis-à-vis d'une coalition de jalousies. Le thomisme, murmu-
raient quelques-uns, est vraiment coûteux pour la charité belge ;
et tout l'argent qui se dépense pour ces nouveautés, nous ne
l'aurons plus pour les élections. Et d'autres survenaient, sç
LE CARDINAL MÈRClÉIi.
m
demandant si le thomisme, tel qu'il s'exhibait à Louvain, était
bien, en définitive, un thomisme authentique : on observait
que, parlant français, il employait une langue qui n'était pas
celle de saint Thomas ; et la suite prouva que l'observation
portait loin, et qu'elle visait haut.
Les efforts convergèrent pour ébranler la confiance de Rome
en Mgr Mercier : un formidable assaut fut livré. Un jour
de 1896, Mgr Mercier s'en fut à Rome, soudainement, pour
parer les coups. Des ennemis l'y devancèrent, l'y suivirent,
occupèrent les avenues et tinrent pour certain qu'il s'en retour-
nait découragé. Il n'en fut rien. Il eût pu sortir élégamment
des difficultés en acceptant un poste honorifique dans une
grande paroisse de Bruxelles : il refusa. Abdiquer, c'est bon
pour des sceptiques : il croyait en son œuvre. Il traversa des
heures tragiques, mais ne désespéra jamais. Sur le linteau de
sa cheminée, une inscription portait ces mots : Labora sicut
bonus miles Christi, travaille comme un bon soldat du Christ ;
il la montrait à ses étudians, il y obéissait lui-même et pour-
suivait, sans trêve, humblement, son travail menacé.
Léon XIII continuait d'observer : au delà des dénonciations
locales qui avaient desservi le prélat, il regardait l'Ecole de
Louvain s'essaimer, de petits centres de renouveau thomiste se
fonder sous de lointaines latitudes, les élèves de Mgr Mercier
multiplier en de nombreuses langues les traductions de ses
livres, la Revue néo-scolastique se propager (1). Et ces succès
étaient dus à l'esprit dont s'animait l'Ecole de Louvain, à la
langue aussi qu'elle parlait, et qui lui permettait d'être, parmi
les laïcs, une efficace missionnaire du thomisme. L'année 1898
rendit à l'Institut de Louvain, sous la forme d'une lettre du
cardinal Satolli, un témoignage de l'approbation romaine et la
permission de faire largement usage du français ; et lorsque, à
la fin de 1900, Léon XIII reçut en audience les pèlerins de
l'Institut, il leur dit avec fierté :
Je suis heureux de voir à votre tête les professeurs de l'Institut
supérieur de philosophie fondé par moi. Non seulement les études
supérieures que Mgr Mercier dirige servent aux clercs, mais elles
servent aussi aux laïques qui sont venus étudier la philosophie, même
après avoir déjà pris d'autres grades : tel, De Lantsheere, qui vient
(1) Pelzer, L'Institut supérieur de philosophie à l'Université catholique de
Louvain (189C-1904), p. 20 et suiv.
778
REVUE DES DEUX MONDES.!
d'entrer à la Chambre belge. Voilà pourquoi, tout en tenant à ce que
la philosophie de saint Thomas soit étudiée en latin, nous avons
établi que les leçons y seraient données en français. Je veux et sou-
haite la prospérité de mon Institut (1).
L'Institut fondé par moi; mon Institut : ainsi Léon XIII
qualifiait-il cette œuvre, dont les ennemis prétendaient, quatre
ans plus tôt, qu'elle était d'ores et déjà désavouée. Définitive-
ment ils avaient échoué. Ils avaient cru nuire au professeur
Mercier; et sans le savoir, sans le vouloir, ils avaient achevé
de modeler en lui l'homme d'énergie patiente, indomptable,
égale à toutes les souffrances, qui plus tard étonnera d'autres
ennemis et saura mettre à la gêne leur orgueil de vainqueurs.
L'Institut supérieur avait échappé à la crise qui risquait de
lui être mortelle ; et sur l'horizon des intelligences, saint
Thomas continuait de monter. Ce n'est pas que Mgr Mercier
fût homme à jurer systématiquement sur les j)aroles d'un
maitre ; et volontiers il rappelait que saint Thomas, tout le
premier, eût condamné ceux qui eussent asservi leur pensée à
la sienne, et qu'il nous avertit, au début de la Sojnme, de ne
pas exagérer la valeur de l'argument d'autorité (2). A l'instant
même où Mgr Mercier venait d'exprimer son admiration pour
la psychologie thomiste, il se hâtait d'ajouter :
Est-ce à dii-e que nous regardions la psychologie de l'École comme
le monument achevé de la science, devant lequel l'esprit devrait
s'arrêter dans une contemplation stérile ? Évidemment non : la
psychologie est une science vivante : elle doit évoluer avec les
sciences biologiques et anthropologiques qui sont ses tributaires (3).
Il admettait qu'employée à contretemps, la méthode scolas-
tique pouvait avoir des inconvéniens ; et il reconnaissait,
inversement, que la philosophie moderne peut être utile au néo-
thomisme, d'abord en posant le problème de la valeur de la con-
naissance, puis en favorisant le développement de l'observation
scientifique et de l'expérience en psychologie (4). En définitive,
il ne tenait pas la philosophie thomiste « pour un idéal qu'il fût
interdit de surpasser, ni pour une barrière traçant des limites à
(1) Revue néo-scolastique, février 1901, p. 84-85.
(2) Mercier, Logique, S* éd. (1909), p. 48, n. 1.
(3) Ibid., Psychologie, 6" éd. (1903), I, p. 1.
(4) Ibid., Logique, 5* éd., p. 349-351. — Les origines de la psychologie con-
temporaine, 2" éd., p. 468 et buiv.
I
LE CARDINAL MERCIER.
779
l'activité de l'esprit; » mais il maintenait, « après examen, qu'il
y a sagesse autant que modestie à la prendre au moins pour
point de départ et pour point d'appui (1). » Il confrontait avec
elle le vieux spiritualisme classique, celui dont Descartes fut le
père: il y relevait un «préjugé antiscientifique, » qui opposait la
psychologie à la physique, et qui étudiait à part l'àme elle corps
sans jamais envisager leur union; et il montrait comment cette
erreur primordiale voila toujours aux spiritualistes du xix® siècle
les problèmes soulevés par les progrès de la biologie, et comment
les hommes de laboratoire furent ainsi conduits, tout douce-
ment, à une interprétation matérialiste de la vie psychique (2).
La scolastique, au contraire, possédait à la fois un corps de
doctrines systématisé et des cadres assez larges pour accueillir
et synthétiser les résultats croissans des sciences d'observation.
Louvain convoquait ces sciences, les outillait; et Mgr Mer-
cier, s'adressant aux jeunes chercheurs, leur disait :
Ne soyons pas de ceux qui, à propos de ces mille et un petit faits
bien précis dont l'étude patiente et minutieuse fait la force et
l'honneur de la science contemporaine, ne songent jamais qu'à se
demander avec un dédain mal dissimulé : A quoi cela sert-il ? Rien
de plus antiscientifique que cette préoccupation intéressée. Les faits
sont des faits ; et il suffit qu'ils soient, pour qu'ils méritent d'être
étudiés. D'ailleurs, s'ils ne servent pas aujourd'hui, ils serviront
demain : ce sont des matériaux destinés à entrer dans les synthèses
plus compréhensives de l'avenir (3).
»
Ainsi faisait-on provision de résultats : les petits-neveux,
plus tard, devraient à notre époque cette richesse, et s'en ser-
viraient pour la synthèse, — d'accord avec l'aïeul, saint Thomas.
Les laboratoires s'enrichissaient, créaient leur outillage, par-
fois, en même temps que leur science : celui de psychophysio-
logie devenait célèbre (4)... Plus tard la Kultur est survenue,
détruisant par les flammes une partie de ces œuvres de science.
L'Université de Louvain, qui avait été la première à condamner
(1) Mercier, Logique, 5» éd., p. 48, n. 1. Comparer le livre capital de son élève
M. de Wulf, dont les malheurs de Louvain ont fait un professeur à l'Université
de Poitiers : Introduction à la philosophie néo-scolastique, 190 i.
(2) Ibid., Psychologie, 6* éd., I, p. 1 et 6-7, et H, p. 271.
Ci)ltjid., Psychologie, 6° éd., I, p. 2.
(4) La notice de M. le chanoine Noël dans la Chronique de l'Institut de philoso-
phie, ia^nvier 1914, sur « le bilan de 1 école de Louvain, » donne un lumineux
résumé de tout ce que fit l'Institut jusqu'à la veille de l'attentat germanique.
780 REVUE DES DEUX MONDES.
Luther (1), avait ainsi, jadis, péché contre l'Allemagne : elle
fut punie. Mais les flammes de la Kultiir s'éteignent ; celle de
l'esprit subsiste. L'œuvre entreprise par Mgr Mercier était une
œuvre à longue échéance : par la pensée, il y attelait des généra-
tions. Les élans qu'il avait donnés doivent survivre è la guerre,
comme ils survivaient en 4906 à son éloignement de Louvain.
C'est la marque des grands initiateurs de pouvoir s'effacer
de leur œuvre sans qu'elle périclite : elle vit d'une vie propre,
par eux,-^mais en dehors d'eux; l'ayant servie sans nvoir voulu
la confisquer, ils peuvent, le jour venu, la déiacher d'eux-
mêmes, comme le fruit mûr se détache de l'arbre; et lorsque
leur âme est elle-même une âme détachée, ils trouvent dans
l'àpreté du geste un parfum de sacrifice. Pie X, en 1906, pro-
posa ce geste à Mgr Mercier : il le fit archevêque de Matines,
cardinal. Il fallut laisser inachevé son cours de philosophie, où
sa plume projetait, après tant d'étapes, d'aborder enfin Dieu; il
fallut prendre congé de ces jeunes gens qui depuis un quart
de siècle étaient l'entourage de son âme. Mais leur appar-
tenir, c'était encore s'appartenir à lui-même : il les aimait tantl
La volonté papale lui rappelait qu'il n'appartenait qu'à Dieu.
Il accepta son nouveau terrain d'action, et d'emblée s'y installa.
Comme il se mettait tout entier dans son œuvre nouvelle,
tout de suite, dans l'archevêque de Malines, le professeur se
retrouva. Prenant congé de ses étudians,il leur parlait des res-
ponsabilités de l'épiscopat : « Chers étudians, continuait-il, je
ne veux pas avoir peur ; » et il leur rappelait le petit livre du
psychologue italien Mosso, d'après lequel, dans une lutte à
armes égales, celui qui a peur est le vaincu (2). Dans son pre-
mier mandement, un autre psychologue faisait son apparition,
William James : il le citait pour montrer par quelle force
mystérieuse l'âme du croyant triomphe de la souffrance, et il
ajoutait : « Il ne vous aura pas déplu d'entendre les affirma-
tions de notre Évangile et notre expérience chrétienne confir-
mées par l'observation scientifique la plus désintéressée (3). »
1) Delannoy, VUniversilé de Louvain, p. 104. — Noël, Louvain, p. 110.
(2) Mercier, Œuvres pastorales, I, p, 22-23.
3) Ibid., 1, p. 60.
LE CARDINAL MERCIER.
781
Claude Bernard, dans un sermon de retraite, était à son tour
mobilisé, pour justifier, au nom de la physiologie, la parole de
Bossuet, d'après laquelle il ne suffit pas de dire que nous
moîirrons, puisque chaque jour nous mourons {i). Bossuet appa-
raît au cardinal comme « le plus grand penseur des temps mo-
dernes (2) » : il convoquait, cependant, pour lui faire écho, un
savant de laboratoire. Une conférence qu'il donnait en 1910 sur
la nécessité de la liturgie se déroulait comme un cours de
« psychologie des foules, » à l'issue duquel il fallait bien
conclure qu'étant donné la nature de la collectivité humaine,
l'Eglise devait nous faire prier comme elle nous fait prier (3).
D'autres fois, un axiome de scolastique commandait toute une
homélie « Les impressions coutumières cessent d'émouvoir,
ab assuetis non fit passio » : le cardinal s'abritait derrière ces
cinq mots pour signaler à ses prêtres qu'ils sont « trop familia-
risés avec le spectacle de la mort pour y appliquer souvent
avec intérêt leur pensée (4). » Il ne lui déplaisait pas, d'ail-
leurs, à son arrivée de Louvain, que ses prêtres fussent
un peu philosophes : publiant une lettre pastorale sur Dieu,
il y joignait, pour eux, une note en latin sur la théodicée ; et
leur prêchant sur l'orientation de la vie, il leur montrait, en
termes fort techniques, comment leur contingence même ren-
dait nécessaire que Dieu existât (5).
Il apportait ainsi de Louvain ses familiarités intellectuelles
coutumières, et ses habitudes de pensée, et son langage de pen-
seur; il apportait, surtout, une belle confiance dans l'intelligence
humaine. Catholicisme, pour lui, « est synonyme d'élargisse-
ment intellectuel... Ce n'est pas à un esclavage intellectuel que
le Christ convie l'humanité, mais à la liberté supérieure des
enfans de la lumière. » Belle confiance, aussi, dans la science;
comme archevêque, il tenait à l'affirmer à nouveau : « Quoi
qu'en disent certains esprits chagrins ou certains hommes de
peu de foi, la science enregistre journellement des succès
définitifs ; elle va de l'avant, n Confiance, encore, dans la
force éducatrice de la réflexion : « Comme la grâce, disait-il à
(1) Mercier, Retraite pastorale, p. 99.
(2) Ibid., 111, p. 180.
(3) Ibid., Œuvres pastorales, III, p. 55-65.
{i)Ibid., Retraite pastorale, p. 89.
(5) Œuvres pastorales, 1, p. 194; et Retraite pastorale, p. 72-73,
782 REVUE DES DEUX MONDES.)
ses séminaristes, ne se substitue pas à la nature, mais s'y
ajoute et se sert d'elle pour agir, votre perfection chrétienne
et conséquemment votre éducation sacerdotale sont solidaires
de votre pouvoir de réflexion (1). » Il proclamait sans relâche
la dignité, la valeur, l'efficacité de notre instrument pensant.
« Dans le royaume de la philosophie, l'unité est la loi, mais
le sceptre ne peut appartenir qu'à l'intelligence (2) : » ainsi
s'achève le discours : Vers l' unité, qu'il prononçait en 1913
comme président de l'Académie royale de Belgique.
Des intellectuels se rencontrent, pour qui l'intelligence se
résume tout entière en un pouvoir d'abstraction : tel n'est pas le
cardinal. Ce néo-scolastique redoute au contraire la prépondé-
rance des abstractions : il la redoute pour la vie intérieure, non
moins que pour la science. Car de même qu'il y a, pour le
savant, des faits naturels à observer, il y a, pour l'âme chré-
tienne, des faits surnaturels à contempler. A l'oratoire non plus
qu'au laboratoire, l'abstraction n'est de mise. En quelques pages
d'une merveilleuse finesse, le cardinal prémunit les clercs contre
une notion purement intellectuelle de la méditation, qui en
ferait une concentration intense de la pensée. « Mais non, leur
dit-il, la méditation n'est pas un exercice intellectuel solitaire,
mais un entretien de l'âme avec notre Dieu vivant ; et son
objet principal ne sera donc pas une vérité abstraite à mûrir
pour un intérêt mora! ; ce sera Notre-Seigneur, sa personne,
son enseignement, ses exemples, ses œuvres. » Le cardinal
recommande la méditation, ainsi conçue, comme un contrepoids
à ce que l'étude a de desséchant, et ses intimes savent que ces
conseils à ses clercs nous livrent le secret de sa propre vie (3).
Oui, son secret, son secret avec Dieu. Il y a quelques
années, le peintre Janssens, voulant faire son portrait, s'en
allait chaque dimanche l'observer à la cathédrale de Matines à
l'office des vêpres, ponctuellement présidé par le prélat : il le
regardait prier. Le rythme intérieur de la vie du cardinal
reposa toujours sur un parfait équilibre entçe l'étude et l'oraison,
— l'oraison rendant grâces pour l'étude, et l'étude à son tour
rendant grâces, en quelque mesure, pour les bienfaits de
l'oraison, et l'enthousiasme des heures contemplatives se pro-
({) Œuvres pastorales, I, p. 320; II, p. 12 et 275 ; A mes séminarisles, p. 63.
(3) Revue néo-scolaslique, août 1913, p. 2j3-218.
(3) A mes séminaristes, p. 123-142.
LE CARDINAL MERCIER. 783
pageant souvent tout au long des heures studieuses, sans jamais
se laisser comprimer par ces impressions d'aridité qui parfois
humilient d'une couronne d'épines la royauté intellectuelle du
savant. Certains moines du Moyen âge s'inquiétaient de l'anta-
gonisme entre la dialectique scolastique et l'intuition mystique,
entre la pensée et l'amour, entre l'intellectualisme et la charité :
dans une personnalité comme le cardinal Mercier, ret antago-
nisme se résout en unité. Et par ces deux livres d'instructions
qui s'appellent : A mes séminaristes, et Retraite pastorale, le
fondateur de la néo-scolastique rejoint ces grands docteurs qui
savaient être des maîtres de prière aussi bien que des maîtres de
pensée, un Thomas d'Aquin, un Bonaventure, un Duns Scot.
VI
Six ans après sa consécration épiscopale, le cardinal fit un
recueil de ses œuvres pastorales : elles occupèrent trois volumes,
où beaucoup de paroles sont, des actes. Chef de trois mille prêtres
et de 2300 000 fidèles, il est soucieux, surtout, d'imprimer des
directions, de dire une fois pour toutes, sur chaque question,
ce qui doit être dit. C'est aux prêtres, aux hommes d'oeuvres, de
concerter les détails d'application, les cadres secondaires de
l'action, et de faire , fructifier, comme une semence, le verbe
épiscopal. Le cardinal oriente, ce qui est déjà organiser à demi;
à eux d'achever. Il vise, lui, à propager un esprit.
Vivant en un pays oiî, tous les six ans, la victoire du parti
catholique est un succès temporel pour le clergé, il semble
qu'après avoir publiquement fait entendre, pour ces triomphes
électoraux, V Alléluia qui convient, il éprouve le besoin de
corriger, par d'austères conseils, la périlleuse griserie qui
pourrait s'emparer des vainqueurs. L'orgueil sacerdotal est un
sentiment qu'il ignore; les responsabilités du prêtre lui appa-
raissent comme si graves que la grandeur même du sacerdoce
devient une occasion de s'humilier. Le cardinal combat tout
esprit de caste. Il encourage les prêtres à souhaiter l'aide des
laïcs ; il annihile les objections qui les amèneraient à la
refuser. Il va même, parfois, jusqu'à leur suggérer l'imita-
tion des laïcs, et de quel laïc?... l'ouvrier. Parlant devant un
auditoire populaire, il raconte avoir connu dans sa jeunesse un
prêtre qui s'était proposé pour modèle de vie... « savez- vous
'Î84 REVUE DES DEUX MONDËSS.,
qui? vous ne devineriez jamais : l'ouvrier, partageant sa jour-
née entre le labeur aux champs ou à l'usine et ses sollicitudes
pour sa femme et ses enfans. » — « Les pauvres sont nos
maîtres, redit-il aux confrères de Saint- Vincent de Paul ; ils
nous apprennent à donner, à prier, à aimer le Christ (1). »
Car dans la vie chre'tienne telle que le cardinal la conçoit,
on se fait volontiers l'apprenti d'un plus petit que soi. Un jour
de 1907, déjà vêtu de la pourpre, il se plait à rappeler à des
étulians comment un étudiant l'éclaira jadis, lui professeur :
Ce jeune homme, à qui je recommandais la pratique quotidienne
de la piété, me fit observer que, s'il ne lui était pas toujours bien
possible d'aller chaque matin à la messe, cependant il ne manquait
jamais de visiter une famille ouvrière dans la gêne ou un malade
pauvre auquel il s'intéressait, et il ajoutait qu'il ne s'en trouvait pas
plus mal, religieusement parlant. Ce simple mot fut pour moi un trait
de lumière, — comme quoi il est avéré, chers étudians, que si nous
nous appelons vos maîtres, vous êtes souvent, en réalité, les nôtres;
mais nous ne vous l'avouons que sur le tard; il faut bien, n'est-ce
pas, sauvegarder le prestige professoral!
Et couvrant ainsi de son autorité l'attachante audace de cet
aveu, il rend grâces à l'étudiant, qui lui fit si bien « réaliser
cette maxime de la théologie morale, d'après laquelle les néces-
sités corporelles pressantes du prochain priment les pratiques,
même obligatoires, de la vie spirituelle (2). »
Il est de pieux cénacles, où parfois s'embusque l'esprit de
caste : le cardinal signale tout de suite le péril. Bénissant à
Bruxelles une confrérie de dames, il leur dit franchement :
Vous formez une élite; je voudrais vous voir vous habituer
à une pensée plus large, à un sentiment de vie chrétienne plus intense.
Ayez des ambitions de conquête. Intéressez-vous à toutes les âmes
de votre paroisse, aux âmes de vos compatriotes, à toutes les âmes
de la catholicité. Il ne faut pas que vous vous regardiez comme appar-
tenant à un groupe, à une sorte de caste dans la société chrétienne.
L'Église ne connaît point les castes, l'Église ne fait point d'acception
de personne, l'Église veut du bien à toute l'humanité (3).
Le cardinal est un grand docteur de fraternité : sa pourpre
(1) Mercier, Œuvres pastorales, 111, p. 487; II, p. 73; II, p. 381-384.
(2) Ibid., I, p. 327.
(3) Ibid., 1, pp. 271-272.
LE CARDINAL MERCIER.
788
cardinalice, représentante de l'Église maternelle, a des allures
fraternelles. Il réclame ces allures de tous les chrétiens :
Bien des personnes d'un certain rang social, qui volontiers
s'inclinent profondément devant un miséreux, seraient tentées de se
détourner à la rencontre d'un ouvrier aux mains calleuses, d'une
petite bourgeoise de modeste origine; elles rougiraient de leur
tendre la main, de leur prêter service. N'imitez pas cet exemple.
Les castes sont pour l'Inde, elles ne sont pas de l'Église de Dieu.
Dans l'Église, nous sommes tous frères et sœurs (1).
Il a pitié de ces foules ouvrières que les conditions maté-
rielles de leur existence éloignent de l'Eglise; et c'est pour les
« aider à sortir de leur état de dépression, à rendre leur àme plus
libre, » qu'il réclame le concours des catholiques pour l'orga-
nisation des métiers, et qu'il veut que les patronages soient des
centres d'éducation positive, de solidarité professionnelle (2).
Il y a une dernière forme de l'esprit de caste ; c'est un cer-
tain orgueil de l'orthodoxie : le cardinal, encore, s'insurge à
rencontre. La charité intellectuelle, la charité tout court, lui
paraissent être des -vertus dont on n'est pas dispensé par la
correction de la foi. A cette correction, nul ne tient plus que
lui : sur un signe de Pie X, il étudia le modernisme avec l'am-
pleur d'un philosophe, et l'exactitude d'un témoin sincère et pon-
déré. Il écrivait d'autre part, au début du présent pontificat :
Nous ne nierons pas qu'en certains pays catholiques, en Italie et
en France notamment, l'anti-modernisme avait lancé certains tem-
péramens impétueux, plus puissans d'ailleurs en paroles qu'en
œuvres, dans des polémiques âpres, insidieuses, personnelles. II
semblait que la profession de foi catholique ne suffît plus à ces che-
valiers improvisés de l'orthodoxie, et que, pour obéir plus humble-
ment au Pape, il fallût braver l'autorité des évéques. Brochuriers ou
journalistes sans mandat, ils excommuniaient tous ceux qui ne
passaient pas de bonne grâce sous les fourches caudines de leur
intégrisme. Le malaise cominençait à travailler les âmes droites;
les consciences les plus honnêtes souffraient en silence. D'un geste
d'autorité, Benoît XV remet les choses au point. Quelques lignes de
lui sont l'arrêt de mort de cet intégrisme brouillon (3).
(1) Mercier, Œuvres pastorales, I, p. 76.
(2) Ibid., I, p. 94 et III, p. 32-34.
(3) Mercier, Per crucem ad lucem, p. 70.
TOME XL. — 1917. 50
786
REVUE DES DEUX MONDES.
Tous les mots ici portent, et ils soulagent, comme une
revanche de la justice. Dans le diocèse du cardinal, cet inté-
grisme n'eut jamais qu'à se taire ; Mgr Mercier donna l'ordre
de célébrer le centenaire de Montalembert, il y présida, il y
parla, sans souci de ce que penseraient, où qu'ils se trou-
vassent, les chicaneurs de cette grande gloire.
Il prêche aux catholiques l'indulgence réciproque ; il leur
prêche, aussi, l'indulgence pour ceux qui ne sont pas de
l'Eglise. Explique-t-il que la libre pensée athée est incapable
de sauvegarder la moralité et qu'elle a perdu ses titres à la
répression du crime, il se hâte d'ajouter :
J'ai visé des doctrines, et me défends de juger ceux qui en sont
Imbus ou les préconisent. L'homme qui s'égare vaut toujours mieux
que ses principes, parce qu'il y a dans la conscience un frein naturel
qui empêche l'homme d'aller jusqu'au bout de la logique de son
erreur. Par contre, le disciple de la vérité est toujours inférieur à
son programme, parce qu'il y a dans le cœur de l'homme des convoi-
tises mauvaises qui, si elles ne sont combattues, paralysent la volonté
et la retiennent au-dessous de l'idéal auquel elle aspire (1).
Phrases riches de sens, qui sont contre le pharisaïsme un
antidote d'élite. Le cardinal sait être cordial pour les liommes
du dehors. N'aimant pour l'Eglise ni l'elîacement, ni la boude-
rie, il s'en va parler, en 1907, aux côtés de M. Paul Janson, le
tribun radical, dans une assemblée générale d'œuvres.
Quel charme, s'écrie t-il, dans le sentiment de confraternité que
me procure mon assistance à cette assemblée! Aujourd'hui que
l'unité des croyances chrétiennes est rompue, il est si rare de se
rencontrer avec ceux qui ne croient plus ou n'ont plus la même foi,
sur un terrain de cordiale entente ! Cette unité, j'ai confiance qu'elle
se reformera un jour : je ne sais quand ni comment; mais à en juger
par l'universalité de l'intérêt qui se manifeste pour les classes
ouvrières, il me paraît qu'elle prendra son point de départ dans un
sentiment de miséricorde pour les douleurs humaines et dans un
commun désir de les soulager (2).
Un an plus tard, donnant à Liège une conférence contre
l'alcoolisme, il supplie son auditoire très bigarré, catholiques et
non-catholiques, de « se laisser aller au moins une fois, sans
(1) Mercier, Œuvres pastorales, III, p. 343.
[2) Ibid., I, p. 274.
LE CARDINAL MERCIER. 787
contrainte, aux senti mens pacifiques, aux espérances d'accord,
aux de'sirs d'union, et de mettre en commun leurs dévouemens. »
Oubliez aujourd'hui, leur dit-il, vos préférences religieuses, poli-
tiques, sociales, professionnelles, pour vous souvenir que vous êtes
mes frères, que je suis le vôtre, que nous avons tous au cœur une
même flamme d'apostolat pour nos frères qui gisent sur la voie de
la souffrance, rongés par les morsures du breuvage alcoolique (1).
Il veut que rien de ce qui est humain ne demeure étranger
à l'Eglise; il salue, comme issues, sans parfois le savoir, de la
pensée chrétienne, toutes les initiatives sociales par lesquelles
s'organise l'amour du prochain. Et parce que notre époque
multiplie ces initiatives il a foi en elle, et il l'aime, et il se
demande si elle ne vaut pas toutes les autres ; car, en définitive,
« qu'est-ce qui compte ? Les actes de charité, ce qui se passe
invisiblement au dedans des âmes, la vie d'amour pour Dieu,
la vie d'union pour nos frères (2). » La dialectique même, —
cette dialectique qui fit sa première gloire, — est à ses yeux
dépassée par la force probante de l'amour :
Lisez l'Évangile, le récit des Actes des Apôtres, les lettres de saint
Paul, et vous serez, je crois, étonnés de la part minime faite par ces
grands convertisseurs à l'attaque directe du mal, à l'offensive contre
l'impiété. Leurs paroles sont presque toutes des paroles d'amour (3).
Et les œuvres pastorales du cardinal, à l'imitation de ces
écrits apostoliques, sont tout imprégnées d'amour.
VII
De Louvain à Malines, son inlluence allait croissant.
Il avait, à Louvain, formé toute une génération de catho-
liques, qui peu à peu, grâce à lui, apportaient sur la scène poli-
tique, non plus seulement des opinions héréditaires, mais une
doctrine et des faits, et non plus seulement des tendances, mais
une conception philosophique de l'Etat et un bagage d'expé-
riences sociales. Il avait ainsi vivifié d'une sève nouvelle le seul
gouvernement européen qui fût officiellement catholique.
(i) "Mercier, Œuvres pastorales, II, p. 144.
(2) Ibid., II, p. 10.
(3) Ibid., III, p. 69.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais tandis que les élèves prolongeaient ainsi dans la vie
publique l'ascendant du professeur, on avait senti s'étendre sur
la foule des consciences l'ascendant du pasteur; et lorsqu'on
assistait, en 1909, au jubilé de l'Université de Louvain et au
Congrès de Matines, on ne croyait pas que cet ascendant pût
jamais grandir. Son ascétique profil dominait ces assemblées.
Avec le temps, le grand abbé s'était voûté, — voûté, mais non
courbé, — mais le mouvement qui lentement projetait ses
épaules en avant ne visait point à les décharger d'un fardeau ;
il n'était point un fléchissement, mais comme un symbole, au
contraire, de l'orientation de cette âme, — toujours en avant.
La flamme du regard reflétait cette tenace allégresse d'enthou-
siasme qui récompense l'immolation d'une vie pour une
besogne. Et cette allégresse persuasive, conquérante, donnait à
la majesté cardinalice je ne sais quoi d'abordable : on se sen-
tait proche d'elle, par l'entraînement qu'elle communiquait;
le spectacle de ce chef était un appel, un aimant ; c'était l'idéal
en marche.
Ces quarante mille homrpes que, dans son Congrès de
Malines, le cardinal avait à manier représentaient un parti
vainqueur : les victoires politiques sont des préludes de défaite
lorsqu'elles ne sont pour les vainqueurs que des motifs de suf-
fisance. Le cardinal, par les exigences mêmes qu'il imposait à
la vie chrétienne, à l'action chrétienne, tenait ces vainqueurs
en haleine. Il avait, par une initiative de voyant, convoqué
toutes les reliques des saints de la Belgique, pour qu'elles
fussent au milieu d'eux; et ces saints régnaient avec lui, du
fond de leurs trente-six châsses, sur la vaste fourmilière des
fidèles, rassemblés à Malines de tous les coins de la terre belge.
Il faisait parler ces morts à ces vivans. Il se mettait à leur
suite; il était comme eux un témoin, comme eux un apôtre, —
un témoin, un apôtre qui venait après eux. Et les congres-
sistes emportaient la belle vision d'une antique Eglise de
Belgique planant sur la Belgique nouvelle, et d'une pourpre
cardinalice essayant, mais en vain, de s'efîacer derrière ces
gloires dont elle avait concerté la résurrection.
Le cardinal trouvait des mots, des gestes, auxquels tout
Belge était sensible, à quelque parti qu'il appartînt. La Bel-
gique, lorsqu'il parlait d'elle, cessait d'apparaître comme la
création la plus récente de la politique européenne : dans
LE CARDINAL MEUCIER. 789
l'histoire belge, il savait mettre du recul, et, dans la conscience
belge, mettre de la fierté. On l'entendait proclamer, à Malines,
dans le banquet de sa conse'cration épiscopale :
La petite Belgique a de grandes ambitions : si petite soit-elle,
elle a marché à pas de géant. Je me rappelle un souvenir de jeunesse
universitaire. Il y a trente ans, nos camarades anglais et américains
s"amusaient à nous suivre à la gare quand nous repartions pour chez
nous, et, d'un petit air malicieux, se plaisaient à nous faire cette
recommandation qu'ils prêtaient à nos mères inquiètes : « Surtout,
cher enfant, tenez les portières bien fermées. » Mais aujourd'hui,
les portières sont larges ouvertes : après l'expansion coloniale, c'est
l'expansion mondiale ; nos forces sont décuplées, notre activité
déborde, notre fierté nationale grandit et s'affirme (t^. »
Un autre jour, sa joie de patriote s'exaltait, en observant
que, « relativement à sa population, la Belgique tenait la tête
des nations des deux mondes dans la concurrence écono-
mique. » Dans une lettre que signaient avec lui ses collè-
gues de l'épiscopat, il parlait de h la fierté d'être Belge (2). »
D'épineux débats entre Wallons et Flamingans semblaient faire
brèche dans l'unité morale du jeune peuple : la personnalité
du cardinal visait à maintenir l'unité. II avait, jeune homme,
appris le flamand, en un temps où peu de Wallons l'appre-
naient; il considérait comme « antichréliens, antisociaux, anti-
nationaux, » les préjugés qui voulaient évincer la culture
flamande (3); il ouvrait à cette culture ses établissemens d'ins-
truction, avec un esprit de mesure qui garantissait la durée de
l'innovation. Mais tandis que, d'une Belgique, les malentendus
de races risquaient d'en faire deux, Léopold II, par l'annexion du
Congo, créait, lui, une « plus grande Belgique ; » et la voix de
Mgr Mercier, s'élevant avec opportunité pour demander que la
colonisation fût un acte collectif de charité fraternelle, rendait
hommage au souverain qui venait d'ouvrir un vaste continent
à la civilisation (4). « Ses initiatives civilisatrices, insistait
le cardinal, ont élevé la puissance et le renom de la patrie
belge à des hauteurs que seul le recul de l'histoire permettra
(1) Mercier, Œuvres pastorales, I, p. 42-13.
(2) Ibid., II, p. 272 et II, p. 118.
(3 Ibid., I, p. 156.
(4) Ibid., II, p. 119, 434-433 et 290,
790 REVUE DES DEUX MONDES.
aux générations futures de mesurer (I). » Ainsi notait-il, au
jour le jour, les prestiges de la patrie belge. Sa lettre pasto-
rale de 1910 avait pour objet la piété patriotique; et la parole
de ce prélat devenait l'une des forces directrices de son peuple.
Ni ce prélat ni ce peuple ne pressentaient pourtant la gloire
douloureuse qui les attendait l'un et l'autre, et qui devait les
unir, inséparablement, dans l'admiration du monde.
VIII
Le cardinal était à Rome pour le conclave, lorsqu'à la fin
d'août 1914 il apprit coup sur coup les dévastations incendiaires
de Louvain, les bombardemens destructeurs de Matines. Son
premier regard fut pour son crucifix, pour <( Jésus meurtri,
enveloppé de son sang comme d'une tunique. ««Il ne faut pas
que le serviteur soit mieux traité que son maître, » lisait-il dans
saint Mathieu. La Belgique, servante du Christ, devait donc
accepter « une place de choix sur la montagne du Calvaire. »
A chaque coup nouveau que l'Allemagne frappera sur la Belgique,
le cardinal, interpellant ses ouailles, leur redira que le Christ
aussi fut frappé. « N'est-ce pas, leur demandera-t-il, que vos
cœurs généreux eussent mal supporté que notre divin Jésus fùl
seul à la peine? » La vie même du Christ, — la Passion avant la
Résurrection, la mort pour arriver à la vie, la croix pour entrer
dans la gloire, — lui apparaît comme offrant en un raccourci la
solution fondamentale des problèmes essentiels de la vie des
individus et des nations (2).
Il fallait bien expier, d'ailleurs. Sous la plume du cardinal,
l'idée d'expiation, loin de s'acharner sur les péchés des autres,
devient humblement et profondément persuasive, en affectant
l'émouvante allure d'un mouvement de contrition.
Et nous, religieux, prêtres, évêque, nous surtout, dont la sublime
mission est de traduire dans notre vie, plus encore que dans nos dis-
cours, l'Évangile du Christ, nous donnions-nous assez le droit de
redire à noire peuple la parole de l'apôtre des nations : « Copiez votre
vie sur la mienne, comme la mienne est copiée sur celle du Christ? »
Nous travaillions, oui; nous priions, oui encore, mais c'est trop peu.
Nous sommes, par devoir d'état, les expiateurs publics des péchés du
(1) Mercier, Œuvres pastorales, II, p. 421.
(2) Mercier, Per crucein ad lucem, p. 26-27, 15u, 157, 237.
LE CARDINAL MERCIER. 791
monde. Or, qu'est-ce qui dominait, dans notre vie : le bien-être bour-
geois, ou l'expiation (1)?
Ainsi le primai de Belgique, pre'parant son retour parmi ses
ouailles opprimées, se disposait-il à leur demander que le prêtre
expiât pour le fidèle, et le fidèle pour le prêtre, et k revendiquer
sa part du fardeau, dans le commun portement de croix.
Peu après la mi-septembre 1914, il rentrait dans son diocèse,
voyait Anvers résister puis succomber; et parcourant les routes
mêmes où s'était engouffrée l'invasion, il s'en allait, de village
en village, visiter son peuple. Des paroisses entières avaient
disparu; ailleurs, les deux tiers, les neuf dixièmes des maisons
étaient rasées. Et ses ouailles, s'empressant, lui racontaient les
fusillades, les déportations, les incendies, les massacres des
prêtres, tout ce martyre belge dont Pierre Nothomb allait se
faire l'historien tragique. Le cardinal sentait, au fond des âmes
déchirées, certaines révoltes contre Dieu, qui permettait tout
cela : il voulait les apaiser, devenir, pour elles, un maître de
souffrance, un maître de pénitence. Il publia sa lettre : Patrio-
tisme et endurance, à la Noël de 1914.
Mais soXitïrir, était-ce se taire? était-ce abdiquer l'idée de
lutte? La lettre cardinalice prouvait le contraire; elle était un
acte de lutte, au nom du droit. Le gouvernement belge était au
Havre; l© Roi, près des armées. A Bruxelles, l'Allemagne
régnait; mais le cardinal était là, juge de l'Allemagne. Il redi-
sait en face d'elle l'absolutisme du droit; il déclarait qu'affir-
mer la nécessité de tout subordonner à la justice, à l'ordre,
à la vérité, c'était implicitement affirmer Dieu; et c'est au nom
de la religion même qu'il célébrait l'héroïsme des soldats
belges, vengeurs de l'Absolu. En Italie, en Hollande, certains
u habiles » avaient dit : (( Pourquoi la Belgique n'a-t-elle pas
fait un simulacre de résistance? — Gela eût été indigne, répli-
quait-il; les droits de la conscience sont souverains. »
Il précisait l'attitude séante à l'égard desu personnes qui par
la force militaire dominaient la Belgique » : respect pour leurs
règlemens, « aussi longtemps qu'ils ne lésaient ni la liberté de
conscience chrétienne ni la dignité patriotique. » Mais ce pou-
voir, insistait-il, « n'est pas une autorité légitime : dans l'intime
de votre âme, vous ne lui devez ni estime, ni attachement, ni
(Ij Mercier, Per ci^ucem ad lucem, p. 40.
792 REVUE DES DEUX MONDES.,
obéissance (1). » Le cardinal possédait cette force, d'êlre
à la fois l'écho et le guide des consciences : il parlait à l'Alle-
magne au nom de la Belgique, à toutes deux au nom de
Dieu.
Sa lettre fut saisie ; il y eut un cachot pour l'imprimeur, et
des cachots pour les curés qui persistèrent à la lire en chaire ;
et le gouverneur von Bissing convoqua le cardinal, pour
qu'il s'expliquât. Le cardinal resta chez lui, constata que
trois jours durant on le mettait aux arrêts ; il protesta publi-
quement au nom de ses droits de citoyen, au nom de ses préro-
gatives d'évêque, au nom de l'honneur dû à sa pourpre. L'Alle-
magne voulait qu'il se défendit, qu'il s'excusât : c'était lui qui
demandait des explications à l'Allemagne. Etonnée, l'Alle-
magne recula : elle rendit à ce vieillard sacré le droit de cir-
culer de nouveau parmi les ruines qui gisaient à terre, parmi
les âmes qui demeuraient debout. Quant à sa lettre — la lettre
délinquante, — elle circulait au delà des frontières. En vain
les policiers de Bissing avaient tenté de mettre sous le boisseau
l'angoissante lumière qu'elle projetait sur les horreurs alle-
mandes; en France, en Angleterre, en Italie, des réimpres-
sions de cette lettre mettaient la lumière sur le chandelier;
on les introduisait dans nos écoles de France, pour appren-
dre à lire aux petits Belges réfugiés (2); et le roi Albert,
digne souverain d'un tel citoyen, digne diocésain d'un tel
pasteur, écrivait au Pape Benoit XV que, « comparable aux
plus grands évèques du passé, l'archevêque de Malines n'avait
pas craint de proclamer le droit imprescriptible d'une juste
cause en face de la conscience universelle. »
Laissant les ennemis s'empêtrer dans leurs projets de pour-
suites, le cardinal reprit solennellement sa besogne de pasteur,
partageant son temps entre son oratoire, la préparation de ses
écrits épiscopaux, la visite à ses diocésains ruinés, et l'organi-
sation de comités de secours. Dans chacun de ses mandemens,
quelques lignes resplendissaient, pour maintenir à l'encontre
du joug prussien l'élan de l'énergie belge : c'étaient tantôt un
vœu pour la u répression des violences qui avaient troublé
l'ordre européen, » tantôt une évocation de la victoire de la
Marne, tantôt une invite à prier avec une prédilection spéciale
(1) Mercier, Per crucem ad lucem, p. 44-32.
(2) RocquaiQ, Bievue hebdomadaire, 21 avril 1917, p. 333.
LE CARDINAL MERCIER. 793
pour les âmes des soldats belges et allie's (1). Il était le seul
homme qui, dans la Belgique obligatoirement silencieuse, pût
libe'rer les âmes en libérant la sienne. Il en appelait à Dieu
des crimes allemands; il en appelait à l'épiscopat allemand des
« accusations impudentes du gouvernement impérial allemand >*
contre les prétendues cruautés belges; il les stigmatisait comme
des calomnies (2).
Conviés à une enquête qui vengerait l'honneur belge, les
évèques d'outre-Rhin se récusaient; mais, au début de 1916,
Mgr Mercier partait pour Rome. Le cardinal Hartmann, do
Cologne, jaloux de l'y devancer, avait, quelques semaines plus
tôt, fait là-bas un rapide voyage, que les circonstances avaient
contraint d'être furtif ; il n'en avait rien rapporté qui lui parût
digne d'être publié pour l'avantage de la cause allemande.
Mgr Mercier succéda' : de gare en gare l'Italie, patrie du droit
romain, patrie du droit canon, l'acclamait au nom du droit; il
recevait les hommages du Capitole, et publiquement les agréait,
comme « le salut adressé par la municipalité romaine à un
peuple martyr, à un roi d'un héroïsme indéfectible. » Il voyait
le Pape, les cardinaux, leur montrait ces documens dont les
évèques allemands — et pour cause — avaient évité de prendre
connaissance; et le cardinal, quittant Rome, rapportait, au bas
de son portrait, ces lignes du Pape : « Nous assurons notre
vénéré Frère que nous sommes toujours avec lui et que nous
prenons part à ses douleurs et à ses angoisses, puisque sa cause
est aussi notre cause. >> Une lettre pastorale parlait de son
voyage ; il commentait ces lignes pontificales, déclarait ancrée
dans son âme, plus profondément que jamais, la conviction
naturelle et surnaturelle de la victoire finale, et mettait en
lumière « un fait désormais acquis à la civilisation et à l'histoire,
le triomphe moral de la Belgique (3). »
Ce ne fut plus seulement l'imprimeur, mais le secrétaire
archiépiscopal, qui fut mis en prison; et von Bissing, écrivant t
Mgr Mercier, lui demanda des comptes, sur un ton de menace.
— Pourquoi mon secrétaire est-il arrêté? Pourquoi ma cor-
respondance violée? riposta hautement le cardinal. Et de nou-
veau l'arrogance allemande grinça, mais s'intimida, et le
(1) Mercier, Fer crucem ad luceni, p. 124,142,173,
(2) Ibid.,ç. 177-201.
(3) Ibid., p. 206 et 210.
794 REVUE DES DEUX MONDES.
<t triomphe moral de la Belgique » connut ainsi, grâce aux
lourdes maladresses de von Bissing, une glorieuse page de
plus.
La Belgique, elle n'est plus, ricanait la presse allemande.
— Elle est plus grande que jamais, insistait le cardinal du
haut de la chaire de Sainte-Gudule ; et lorsque, en 1930, elle
fêtera son centenaire, les années qu'à présent elle traverse
apparaîtront comme « les plus lumineuses et les plus majes-
tueuses de l'histoire nationale (1). » Mais elles n'étaient lumi-
neuses et majestueuses que parce que les martyres endurés
s'accompagnaient de toutes les protestations que la justice
requérait; et Mgr Mercier, témoin des mesures de déportation
prises, d'octobre à décembre 1916, contre 90000 civils belges,
traquait de ses réclamations les autorités allemandes, provo-
quait une démarche du Pape auprès de l'Empereur. Son esprit
de fraternité s'insurgeait, non seulement contre ces mesures,
mais contre l'arbitraire qui ne les faisait peser que sur la
classe ouvrière. Il demandait pour la bourgeoisie, pour son
clergé, « une part dans le sacrifice que l'occupant imposait à
la nation ; » toujours accueillant pour la souffrancs, mais tou-
jours insurgé contre l'injustice, ce n'était pas la cruauté du
sacrifice, mais c'était son illégalité, qui soulevait ses protesta-
tions ; il en appelait « à la réprobation du monde civilisé, au
jugement de l'histoire, au châtiment de Dieu (2). »
On saura plus tard, par le menu, comment ses rapports
personnels avec les autorités allemandes sanctionnaient ces
actes de sa plume; le livre : Per crucem ad lucem, où
Mgr Baudrillart a groupé ces lettres altières, donne un avant-
goùt de ce que nous révélera l'histoire. Chacun des attentats
de l'Allemagne, commenté par le cardinal, apparaissait à la
nation belge comme une raison nouvelle pour qu'à l'encontre
de l'Allemagne s'exerçât la vindicte publique, celte vindicte
dont le cardinal osait rappeler que « d'après saint Thomas elle
était une vertu, et qu'elle visait à sauver quelque chose qui ne
se pèse pas, ne se chiffre pas, ne s'accapare pas, le droit, l'hon-
neur, la paix, la liberté. »
Les catholiques d'Allemagne apprenaient avec stupeur, à la
fin de janvier 1917, que le cardinal adressait à ses doyens une
(1) Per crucem ad Lucem, p. 225.
(2) Ibid., p. 275.
LE CARDINAL MERCIER. 795
allocution solennelle sur la justice vindicative (1). On les vit
alors, d'un geste assez gauche, s'essayer à fonder une ligue
pour désarmer cette justice qu'ils commençaient de redouter, et
pour renouer avec leurs coreligionnaires belges les liens de la
« fraternité chrétienne. » Il y a des circonstances où l'usage de
certains mots est sacrilège... « Les Allemands, reprit le cardinal,
veulent nous faire oublier le passé abominable que nous leur
devons! Non, noire devoir est simplement d'insister pour le
rétablissement du droit violé, le châtiment du coupable et l'ac-
quisition de garanties pour l'avenir : une autre attitude ferait
de nous les complices de nos bourreaux Un crime commis
ouvertement contre notre nation ne peut pas être pardonné
simplement! » L'idée de droit, — d'un droit auquel des répa-
rations sont dues, — éclairait ainsi d'une franche et claire
lumière toutes les démarches du cardinal, et prévalait avec la
même sérénité sur les brutales menaces et sur les tentatives de
paix plâtrée.
Il avait suffi de quelques semaines, en août 1914, pour décon-
certer à jamais les illusions do la « conscience moderne. » On
avait cru à l'efficacité morale de la Science, et la Science, maniée
par l'astuce d'outre-Rhin, apparaissait comme un instrument
de crime. On s'était fiatlé de faire éclore, aux conférences de
La Haye, — à ces conférences d'où le Pape était absent, — une
morale intei^nationale; et ce droit des gens laïque, précaire
comme toutes les élaborations purement humaines, était sauva-
gement lésé par l'un des contractans, par celui qui momenta-
nément était le plus fort. On avait acclamé les audaces spécula-
tives de l'Allemagne intellectuelle, et l'Allemagne belligérante,
messagère du droit de la force, cherchait dans ses penseurs sa
propre apologie, et l'y trouvait. Mais la conscience moderne,
après tant de déboires, se sentit un instant soulagée, lorsqu'elle
vit ce cardinal se dresser devant le militarisme germanique au
nom de la transcendance de la morale et de son inviolable pré-
{)ondérance sur un droit issu de la force. L'arrogant hégélia-
nisme, représenté jusqu'au delà des Alpes par le philosophe
italien Benedetto Groce, accusait formellement Mgr Mercier de
(( sénilité mentale » (2), pour oser refaire un sort à d'aussi
(1) M. Julien de Narfon, dans le Figaro du 2 juillet 1917, a donné de celte allo-
cution de magniûques extraits.
(2) La Crilica, 1916, XIV, p. 81. Dans cet étrange article intitulé : L'État
796 REVUE DÈS t)ÉUX MONDES.
vieilles idées, gênantes d'ailleurs pour l'Allemagne. Mais ces
ve'rités séculaires, authentiquement traditionnelles, recommen-
çaient de se révéler comme le salut de l'humanité ; les prin-
cipes que naguère on avait crus caducs rendaient soudainement
aux protestations des âmes une invincible portée.
La conscience moderne — affaire d'habitude — regardait
encore, de temps à autre, vers son vieux maître Kant, vers ce
maitre dont elle avait cru pouvoir proposer la morale à la foule
des âmee : et soudainement il lui semblait que ce maître
s'effaçait, se dérobait, qu'il biaisait. Certes oui, il avait voulu
la paix éternelle, mais c'était « au point de vue du noimiène ; »
quant au monde des phénomènes, — et c'est dans ce monde-là
que travaille l'Allemagne de Guillaume II, — il estimait, ce
doux philosophe, que la guerre était le moyen à jamais indis-
pensable pour tendre vers cette fin transcendante : la paix. Il
parlait de la vie morale en un langage superbe ; mais il disait
aussi que « l'esprit ne peut rien pour modifier la matière, et que
cette matière, donc, était à jamais condamnée à demeurer pure-
ment matérielle, c'est-à-dire opposée à l'esprit : machine,
inertie, violence, source d'égoïsme et de méchanceté. » Ainsi
faisait-il « cheminer éternellement en dehors l'une de l'autre
la vie naturelle et l-a vie morale, » à la faveur d'un « dualisme
radical et absolu (1) ; » et sans le vouloir, ce maître altier d'une
morale pure — trop pure — donnait ainsi quittance à la vie
matérielle, à la matière, tout comme Luther, jadis, au terme
de sa doctrine sur la nature et la grâce, se trouvait avoir donné
quittance au péché. De ces deux grands éducateurs de la
conscience moderne, les bourreaux de la Belgique retenaient
surtout ces deux quittances-là.
Mais le cardinal Mercier, entretenant précisément de la
conscience moderne, en 1908, les membres du jeune barreau
d'Anvers, avait déjà montré comment le kantisme, avec ses
bifurcations factices et ses cloisons étanches, « menait l'huma-
nité dans une impasse ; » et comment on ne pouvait « protéger
le contenu intégral de la conscience morale qu'en renonçant à
comme puissance, M. Benedetto Croce partage ce reproche de sénilité mentale
erttre les « démocrates maçons » qui ont le culte de « la déesse Justice » et « les
scolastiques type cardinal Mercier. »
(1) Emile Boutroux, Morale kantienne et morale humaine. [Revue Bleue,
lû-n mars 1917, p. 165),
LE CARDINAL MERCIER. 797
l'interprétation kantienne du sentiment du devoir. » Ainsi
constatait-il les embarras du kantisme, pour lui opposer la
synthèse de la philosophie catholique (1)... Quelques années
passaient, et la morale kantienne apparaissait comme une
vaincue de la guerre : on sentait que l'Allemagne ouvrière de
violence, que l'Allemagne puissance de mal, pouvait, en épilo-
guant un peu, trouver en certains recoins de cette morale une
oblique absolution. Et la conscience moderne, s'avouant main-
tenant un peu déçue par cette morale qu'elle avait tant aimée,
voyait le cardinal en arborer une autre, plus impérieusement
exigeante pour l'ensemble des actes humains. Il en avait
naguère, comme professeur, posé les assises et défini les bien-
faits : aujourd'hui, pasteur et défenseur d'un peuple, il avait
l'àpre et douloureuse occasion de la mettre à l'épreuve, et d'éta-
ler tout ce qu'elle recelait de ressources pour le redressement
du faible et l'humiliation du violent. Ainsi semblait-il que ces
terribles heures eussent la vertu d'unifier les deux périodes
de sa vie. Dans son cher Louvain, il n'y avait plus que des
décombres ; mais dans les accens par lesquels ce philosophe
devenu chef d'Eglise savait venger la Belgique et l'honneur
humain, c'était encore un souffle de Louvain qui passait.
I VIII
En acceptant la primatie belge, Mgr Mercier avait dit :
Je ne veux ni gémir sur le passé qui n'est plus, ni rêver follement
de l'avenir qui n'est pas. Le devoir de l'homme se concentre sur un
point, l'action du moment présent. A quoi donc se réduit, pour cha-
cun de nous, le jeu des causes secondes dont la Providence tenait,
dans notre passé, les fils ? A une chose unique, à préparer le moment
présent. C'est ce moment, donc, c'est la disposition providentiellft
d'aujourd'hui, que nous voulons adorer, bénir, et, fût-ce avec des
serremens de cœur ou môme des frissons, intrépidement réaliser (j>).
Ces paroles, qui soulignaient un tournant décisif de sa car-
rière, résument la philosophie de son existence.
Il y a des grands hommes qui visent à gouverner les
circonstances ou même à les créer, et qui mettent tout leur art
et tout leur orgueil à fléchir, orienter, assujettir à leur volonté
(1) Mercier, Œuvres pastorales, II, p. 44 et 53.
(2) lbid.,'l, p. 23.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
les faits dans la trame desquels s'encadre leur vie; ils aiment à
faire régner sur leur temps les improvisations de leur vouloir;
ils se flattent, par un geste d'arbitraire souverain, d'insérer
eux-mêmes dans l'histoire, qui sous leurs yeux se déroule,
un certain nombre de feuilles blanches, et de les remplir de
leur personnalité, et d'apporter à la suite de l'histoire des
dérangemens imprévus; leur caprice, qui pour un Bossuet n'est
rien de plus qu'un esclave involontaire des conseils divins, se
fait l'efl'et à lui-même, d'être le dictateur superbe des évolu-
tions humaines; on dirait qu'ils s'érigent en concurrens de
Dieu, dont ils ne sont que les agens inconsciens.
Mais loin d'eux, très loin d'eux, dans une ombre que brus-
quement certaines heures d'histoire illuminent, voici surgir
d'autres grands hommes : ils ne sont point, ceux-ci, des orgueils
qui sans le vouloir se livi'ent à Dieu comme des jouets; ils sont
des dévouemens qui, de propos délibéré, se donnent à Dieu
comme des auxiliaires; ils aspirent à servir plutôt qu'à dominer;
ils font au jour le jour ce qui doit être fait, et leur devoir « se
concentre sur un point, l'action du moment présent. » Le
cardinal Mercier se dresse devant nous comme un exemplaire
magnifique de cette façon de grandeur. Se mettre à la hauteur
des circonstances est plus malaisé, parfois, que de les concerter.
Il y a une façon de leur obéir, qui est tout le contraire d'un
esclavage; il y a une façon de s'y prêter, et de s'y adapter, qui
implique à leur endroit je ne sais quelle gérance souveraine.
Et c'est là la façon du cardinal Mercier.
L'humanité se flatte, au jour le jour, de faire émerger cer-
tains hommes et de prendre leur mesure; mais la taille qu'elle
leur attribue n'est qu'une invention de son propre suffrage, et
des hommes sont réputés grands, que de grands événemens
eussent peut-être montrés fort petits. Mais ces événemens, lors-
qu'ils surviennent, se chargent eux-mêmes de reviser la mesure
des hommes, telle que croyaient l'avoir toisée les jugemens
humains ; et beaucoup se rapetissent, et quelques-uns gran-
dissent. Ceux qui se rapetissent n'avaient auparavant que des
façades de grandeur ; mais ceux qui grandissent n'avaient pas
attendu, pour être vraiment grands, l'instant d'histoire qui les
montre tels. Ils sont grands parce qu'ils l'étaient; ils paraissent
plus grands parce que le devoir est plus haut, d'une altitude à
laquelle sans effort leur grandeur s'élève;
LE CARDINAL MERCIER. 799
Supprimez un instant la personnalité bienfaisante de
Léon XIII et la personnalité malfaisante de Guillaume II; sup-
primez ce Pape qui sut donner au crépuscule du dix-neuvième
siècle de splendides lueurs d'aurore; supprimez cet Empereur
qui soudainement a fait trébucher notre vingtième siècle en
d'inexpiables mares de sang. Tous deux disparus, la carrière
de Mgr Mercier aurait eu le même point de départ : une chaire
de philosophie au séminaire de Malines. Et grâce à la noblesse
de sa physionomie sacerdotale, grâce à des qualités intellec-
tuelles qu'un petit cercle eût connues, elle aurait eu, vraisem-
blablement, le même couronnement : un siège épiscopal, qui
aurait bien pu être celui même de Malines. Et dans ce même
cadre où elle l'admire, l'humanité l'eût laissé vivre et mourir
sans se douter que cet homme était grand.
Mais parce qu'il y eut un Léon XIII et parce qu'il y eut,
hélas! un Guillaume de Hohenzollern, deux momens surgirent,
dans lesquels la simple impulsion du devoir présent, mobile
unique de ses actes, fît de ce jeune prêtre un initiateur scienti-
fique, et de ce vieillard opprimé un prophète de libération,
entendu d'un bout du monde à l'autre. L'Allemagne se trouble
de se sentir débile, en face de cette voix désarmée ; l'Allemagne
s'étonne, comme d'un paradoxe, de voir ce membre d'un peuple
subjugué parler et agir, devant l'univers attentif, comme le
véritable maître de l'heure. Cette maîtrise qu'il exerce sur la
vie morale de l'humanité civilisée n'est que l'épanouissement
d'une humble docilité : elle consacre son ponctuel souci de faire
à chaque moment ce qui doit être fait, et son acceptation fidèle
de la peine qui suffit à chaque jour; elle récompense d'une divine
allégresse sa sujétion constante au devoir quotidien, à ce devoir
qui depuis bientôt trois ans l'invite à faire courber le front des
vainqueurs — des vainqueurs qui passent — sous le souffle
incoercible d'un langage d'éternité.
Georges Goyau.
RÉCITS DE L'INVASION
m
m"
HISTOIRE
DE GOTTON CONNIXLOO
DEUXIEME PARTIE
Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis que Gotton avait
avoué au forgeron le chagrin dont elle avait le cœur lourd. Ils
n'en parlaient pas entre eux; mais Luc voyait que Gotton était
souvent absorbée, sa bouche avait pris un pli morne et le
rayonnement de la jeunesse commençait à se ternir sur son
visage. 11 ne l'aimait pas moins ardemment, mais de la sentir
insatisfaite le plongeait dans de sombres tristesses qu'elle per-
cevait à son tour et attribuait à un regret semblable au sien. Sa
peine et son inquiétude s'augmentaient d'autant.
L'hiver était venu et l'on approchait de la fête de Noël. Un
soir, Luc, en s'asseyant à table pour dîner, dit à Gotton :
<( Veux-tu que nous allions ensemble à Matines pour la nuit de
Noël? J'entends dire que ce sera une grande fête de carillons
et que toutes les cloches de la ville sonneront à la fois. >;
Gotton réfléchit un instant avant de répondre. Malines? Elle
n'y avait jamais été. Elle imagina une grande foule dans
(1) Copyright by Camille Mayran.
(2) Voyez la Revue des 15 juillet et 1" août.
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 801
laquelle elle serait pressée ; des gens qui lui parleraient sans
connaître son histoire, des e'glises où elle oserait entrer, s'age-
nouiller parmi le peuple chrétien. Avec reconnaissance, elle dit
à Luc qu'elle aimerait aller à cette fête. Pendant trois jours,
elle en rêva, goûtant à l'avance les heures où, confondue dans la
multitude étrangère, elle rejetterait le poids du mépris public.
Le moment venu, ils partirent ensemble et gagnèrent à pied la
station de chemin de fer la plus voisine. Un épais brouillard
enveloppait la terre de tiédeur. Gotton, le front appuyé à la
vitre de son compartiment de troisième classe, regarda fuir les
campagnes mouillées, voilées de blanc cotonneux, au milieu
desquelles les peupliers semblaient courir comme des spectres.
Au bout d'environ trois quarts d'heure, elle descendit avec Luc
en gare de Malines. Le brouillard était encore plus épais dans
la ville que sur les champs. On allumait les réverbères. Gotton
s'étonna de toutes ces sphères de lumière laiteuse enfilées le
long des avenues comme les perles d'un collier. Gela lui parut
merveilleusement beau. Luc l'emmena au hasard, par les rues*
dont les boutiques, bien que fermées, avaient pour la plupart
un brillant éclairage derrière les vitres de leurs devantures.
Dans une ruelle de traverse, ils s'arrêtèrent devant une
auberge de modeste apparence dont l'enseigne portait un panier
de légumes au-dessous duquel était inscrit en français et en fla-
mand : A la Jardinière de Riibens. Ils y entrèrent, y retinrent
une chambre pour la nuit et deux places à la table du réveillon.
Puis ils reprirent leur promenade sans but à travers les rues
inconnues où les passans surgissaient et s'effaçaient comme des
fantômes dans le brouillard. Ils coudoyaient des citadins de
Malines et des paysans venus du fond des Flandres, et de riches
étrangers, des Allemands à lunettes, des Américains glabres
accompagnés de maigres jeunes femmes dont la beauté agile et
hardie se rehaussait de bijoux. Gotton arrêtée un moment dans
un remous de foule, parmi ces étrangères, les considérait avec
une admiration infinie. Soudain, elle rougit d'étonnement et de
plaisir en s' apercevant que ces créatures splendides la regar-
daient aussi et l'admiraient. Avec une intuition rapide, elle
devina qu'on parlait d'elle, quoiqu'elle ne put comprendre
les propos qui s'échangeaient à son passage : « Beaiitiful
Flemish girl! — Ach mein LieVl sieKst du ivas fur ein schônes
Rùbens! »
TOME XL. — 1917. gj
802
REVUE DES DEUX MONDES.i
La nouveauté des circonstances lui donnait une sorte
d'ivresse. De longtemps, Luc ne l'avait pas vue si gaie. Ses
yeux brillans, dans le poudroiement humide du brouillard,
erraient sur les choses avec une expression d'enthousiasme, son
pas était vif; de temps à autre, elle se retournait à demi et
s'appuyait au bras de Luc avec un mouvement plein de tendresse
et de bonheur.
Vers sept heures, ils dînèrent, et Luc lui fit boire du vin.
A huit heures, les cloches commencèrent de tinter. D'abord,
ce furent des sons clairs, égaux, qui s'essoraient de seconde en
seconde, comme pour tàtcr l'espace avant que ne s'y déploie le
vol nombreux des carillons. Aux premiers tintemens, le silence
s'était fait dans la foule et toutes les tètes s'étaient levées
comme si l'on avait dû voir passer dans le brouillard des ailes
d'anges.
Puis, l'une après l'autre, les vénérables cloches de la cité
s'ébranlèrent, joignant leurs voix à la voix qui s'était élancée
d'abord, et tout le ciel fut bientôt animé d'un vaste frémisse-
ment. La ville entière chantait; elle emplissait l'espace de son
âme solennelle et joyeuse. Les ondes aériennes glissaient les
unes dans les autres comme les flots d'une rivière fluide et
bruissante. Il semblait que les écluses d'un fleuve mystique se
fussent ouvertes, fleuve d'allégresse et de bénédiction pour la
foule immense qu'effleurait son clair bouillonnement. De
chaque clocher, tour à tour, s'envolait un chant qui planait sur
les remous sonores, une mélodie qui faisait monter aux lèvres
flamandes les paroles anciennes de quelque noël national.
Gotton écoutait; les vibrations des cloches entraient en
elle, dominant toute son àme. Il lui semblait que quelque
chose d'elle volait et se balançait en plein ciel sur les ailes du
son, bien loin de ses peines et de ses joies quotidiennes. L'art
modeste du sonneur de Metsys l'avait préparée à comprendre
les maîtres de Malines. Par momens, elle pensait ce soir à son
père et à cette chambre du sonneur dans le clocher de Metsys
où, petite fille, elle était souvent montée avec lui pour le voir
tirer sur les cordes, suivant un rythme souple et long. Elle se
sentait pour lui un mouvement d'affection et imaginait com-
bien il serait lieureux de passer h Malines une telle nuit. Mais
ce n'était pas possible qu'il fût venu; il avait à sonner au
village la messe de minuit..,. Infatigable, Gotton entraînait Luc
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 803
à travers le brouillard opalescent, peuple' d'ombres et vibrant
de musique pour s'arrêter au pied de chaque tour chantante
et pénétrer dans chaque église. Dans les églises, la foule
s'amassait pour attendre la messe de minuit; les candélabres
étaient allumés; les vastes et légères harmonies d'un orgue,
caressé par des doigts rêveurs, se mêlaient parfois au chant
dés cloches. Gotton n'avait jamais vu tant de gens réunis;
jamais non plus elle n'avait éprouvé cette chaude exaltation
des grandes fêtes catholiques où l'on sent dans les sanctuaires
le brasillement des âmes pressées. Pourtant, elle ne s'arrêtait
pas dans la foule, elle n'essayait pas de prier, elle aussi. Quand
elle avait regardé un moment, dans une nef, les fidèles age-
nouillés, levant vers l'autel de pieux visages, puis les statues,
les luminaires, la crèche encore vide entre Joseph et Marie, les
bergers et les petits moutons, en attendant qu'on y déposât à
l'heure de minuit un enfant enveloppé de langes, — il lui fallait
repartir dans le brouillard blanchâtre, jusqu'à ce qu'elle trou-
vât une nouvelle église. On approchait de l'heure solennelle
où les prêtres allaient commencer la célébration de la messe
nocturne,, lorsque, dans les bas côtés d'une étroite et sombre
église où elle venait de pénétrer avec Luc, elle s'arrêta devant
un buisson de cierges qui brûlait et pleurait la cire, aux pieds
d'une image de Notre-Dame. Elle regarda la Vierge Marie^
délicate et souriante sous son haut diadème, appuyant contre
sa taille frêle et légèrement ployée les genoux de l'Enfant
qu'elle porte sur son bras. Soudain, Gotton pâlit comme sous
l'empire d'une émotion intense, et ses yeux s'élargirent. Au
premier rang des agenouillés, le visage éclairé en plein par les
longues flammes des cierges minces qui se consumaient trop
vite, elle reconnaissait son père. L'étonnement ne la fit pas
hésiter : c'était lui, avec ses cheveux noirs et plats, les quatre
ou cinq rides profondes qui répétaient exactement sur son front
l'arc double de ses orbites, ses tempes collées, ses yeux bruns,
trop rapprochés. Mais le visage était vieilli ; les minces narines
avaient pris un aspect de vieux parchemin, les sillons des joues
s'étaient creusés. Gonnixloo fixait son regard avec ferveur
sur la statue de la Vierge et ses lèvres rapides murmuraient
des prières. Dans ses yeux levés Gotton voyait jouer le reflet
des cierges, mais voilà que le reflet se brouille, que le miroir
des yeux devient tout entier brillant et que deux gouttes en
804 RËVUË DÈS DEUX MONDES.,
débordent sur la paupière jaune et plissée. Le vieux chantre
pleurait en priant la mère de toute pureté.
Gotton se détourna; elle chercha Luc : il était absorbé à
regarder un tableau dans une chapelle voisine et n'avait rien
vu. (( Allons-nous-en, » dit-elle. Il fut étonné de sa brusquerie
et la suivit avec inquiétude. Pour elle le charme était rompu,
l'ivresse épuisée ; en un instant, elle avait perdu l'illusion d'être
fondue dans le peuple chrétien.
— Je voudrais rentrer à l'auberge, dit-elle à Luc, dès qu'ils
furent dehors. Tu entends, les carillons cessent; je suis trop
fatiguée pour veiller davantage.
— Comment? dit Luc. Est-ce que tu ne veux pas rester pour
la messe de minuit?
— Oh! non, fit-elle. La tête me tourne de tant de choses que
j'ai vues!
Ils gagnèrent l'auberge où l'on dressait la table pour le
réveillon. Mais ils n'avaient plus envie de souper; ils se cou-
chèrent. Quand Luc se fut endormi près d'elle, Gotton ne retint
plus ses larmes. Longtemps elle pleura, tandis qu'en bas,
autour de l'oie rôtie, résonnaient les rires. Elle ne pouvait
distraire sa pensée de ce visage malheureux qui lui était
apparu dans la lumière des cierges ; ni de cette ardente prière
dont elle ne doutait pas qu'elle fût l'objet. Pour la première
fois depuis qu'elle vivait avec Luc, elle se sentit non plus
seulement déçue, non plus seulement méprisée, mais cou-
pable.
Gotton reprit sa vie à la forge de Meulebeke sans avoir dit
à Luc la rencontre qui l'avait troublée. Elle ne lui parla pas
davantage du chagrin qu'elle éprouvait de n'avoir pas d'enfans.
Elle l'aimait ; elle s'attachait à ne pas le faire souffrir et aussi à
retarder l'heure où naîtraient chez lui des regrets qui lui sem-
blaient presque inévitables. L'amour, le dévouement, l'obéis-
sance remplissaient au jour le jour une vie dont elle ne voulait
pas interroger l'horizon. Cependant, lorsqu'elle restait seule, il
arrivait parfois qu'une vague de tristesse lui débordât du
cœur.
Un après-midi de la fin d'avril où Luc, rentrant à la forge,
l'avait trouvée ainsi perdue dans ses rêves et tout en larmes, il
lui dit à voix basse, en lui baisant les cheveux : « Viens voir,
il fait beau comme au temps où tu m'es venue; viens un peu
HISTOIRE t)E GÔTTON CONMXLOO. 805
nous promener vers les bois. » Elle se laissa conduire. Ils sor-
tirent par le petit chemin qui passait derrière leur jardin, pour
éviter de traverser le village ; mais bientôt ils rejoignirent la
route. Luc, poussé par les souvenirs qu'évoquait cette journée
bleue de printemps, avait pris la direction du petit bois voisin
de Metsys oii, depuis trois ans qu'ils vivaient ensemble, ils
n'étaient encore jamais retournés. Gotton n'avait pas l'air de
s'en apercevoir, et elle se taisait. Tous deux regardaient leurs
ombres unies s'allonger sur la route, car le soleil s'inclinait
derrière eux, et l'ombre du boiteux se dérythmait bizarrement
à chaque pas, à côté de l'ombre harmonieuse de Gotton. Les
rayons obliques illuminaient toute la verte épaisseur de la
prairie, tachetée de pâquerettes et de boulons d'or. Des vergers
en fleur épanchaient dans l'air une odeur tendre et délicate, et,
par endroits, des pétales blancs volaient sur la brise. La trans-
figuration de cette terre, si platement laide encore quelques
semaines auparavant, — et qui pour l'ignorance de la pauvre
Gotton était toute la terre, — représentait à ses yeux les délices
st la mystérieuse béatitude de la fécondité dont elle était
exclue. Pourtant la chaude pâleur du ciel et les parfums qui
glissaient sur la campagne faisaient pénétrer jusque dans l'inti-
mité de sa peine une influence pacifique et voluptueuse. Luc
lui parlait maintenant de son travail, des prochaines com-
mandes à livrer, de sa clientèle qui s'étendait dans la région ;
et elle lui répondait avec calme et sagesse, comme une épouse
attentive à la prospérité du ménage. Cette causerie, où l'homme
se distrayait de son inquiète passion amoureuse et la fille de
son chagrin caché, leur donnait un sentiment doux et profond
de la communauté de leurs vies. Ils se reposaient ensemble
dans cet humble aspect de l'amour. Et voilà que le petit bois que
Luc avait voulu revoir se découvrait sur un renflement de la
plaine, et plus loin, — si aigu, si léger dans le bleu du soir ! — le
clocher de Metsys. Alors Luc étendit son bras autour de la taille
de Gotton et d'un même mouvement ils se hâtèrent. Ils arri-
vèrent à l'endroit précis qu'ils cherchaient comme le soleil
touchait l'horizon. Les sous-bois n'étaient qu'un fouillis vert;
mais, aux cimes des chênes encore trouées d'azur, les feuilles
petites et dorées ressemblaient à des flammes de cierges. Les
amans s'étaient arrêtés, lorsque soudain ils virent sortir du
bois une bande de cinq enfans qui se poursuivirent en criant
806
REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'à la route. Le plus petit, tout blond et tout ébouriffé, qui
restait en arrière, quoique courant éperdument, serrait entre
ses bras un gros bouquet d'orchis violets.
Lg forgeron tressaillit au son de ces jeunes voix. Le plus
grand garçon qui menait la bande, en arrivant au bord de la
route, s'arrêta tout net, dans une attitude de saisissement.
Alors, tout bas, Luc dit à Gotton : « Les reconnais-tu? » Et du
regard il compta ses enfans. Ils étaient bien là, tous : Jean-
Baptiste, Catherine, Jean, Bernard et le petit Louis; ils étaient
beaux; ils avaient les yeux étiocelans, le sang aux joues, le
souffle court comme celui des jeunes chiens après la course.
Ayant dévalé la pente, voilà que, sur le bord blanc de la route,
ils étaient en arrêt tous les cinq, et il semblait que les plus
petits même eussent compris.
Luc fut saisi d'un grand désir de parler avec ses enfans. Sur
un ton d'une douceur singulière, il appela l'aîné : « Tu es là,
Jean-Baptiste? » L'enfant ne répondit pas; ses yeux se fixaient
avec une sauvagerie hostile sur le couple qui se tenait à
quelques mètres de lui. Subitement il se baissa, ramassa une
pierre et la lança vers Gotton. Les cinq enfans aussitôt, sans
proférer un son, détalèrent sur la route comme des lutins noirs
dans le flamboiement rose de l'horizon.
Luc s'élançait après eux, mais Gotton s'abattit sur son
épaule avec un cri sourd, et son poids était tellement inerte
qu'il la crut blessée. Alors, tout en la soutenant, il se baissa
comme avait fait son fils; mais elle l'enferma entre ses deux
bras et lui cria : « Tu ne vas pas leur jeter des pierres, à tes
petits! » Luc la traîna, pour l'y étendre, sur ce pré où il était
venu respirer le souvenir des premiers baisers.
— Où as-tu mal? demandait-il. Où est-ce qu'il t'a
frappée ?
Elle cachait sa figure dans l'herbe et tout son corps était
agité de longs frissons et de sanglots. Et comme il répétait :
<( Où as-tu mal? » elle secouait la tête sans pouvoir répondre.
Il essaya de la caresser, mais elle le repoussa. Il comprit que
c'était d'une source solitaire et longuement creusée que débor-
dait ce flot de douleur; il se sentit seul à son tour et désemparé.;
Les gémissemens de la femme qu'il aimait et qu'il avait pu
croire unie et fondue à lui de tout son être lui arrivaient
comme de l'autre bord d'un abinie. Une fois de plus, il se
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO.
807
pencha sur elle et enfin il entendit les paroles qui jaillissaient
du plus profond du cœur :
— Oh ! Luc, tu les avais, ces enfans; tu les as quittés pour
moi, et je ne t'en ai pas donné d'autres!
Il l'entoura de ses bras, lui souleva la tête, la couvrit de
baisers furieux.
— Je t'aime, lui disait-il, je n'ai souci que de toi. Ne me
parle pas de cette vermine! Ne me parle jamais de cet enfant
maudit qui t'a frappée !
Elle répondit avec force :
— C'est nous les maudits!
Et un nouveau silence tomba sur eux. Puis Luc murmura
d'une voix étouffée :
— Gotton, tu ne m'as jamais dit cela. Est-ce que tu n'es plus
heureuse avec moi?
Gotton posa sa tête contre la poitrine de Luc comme en un
profond refuge. Le vent léger du soir passait sur sa joue, mais,
sous sa tête, elle sentait battre à grands coups le cœur du for-
geron. Elle éprouva que tout au monde lui était indifférent ou
étranger, hors ce battement-là et cette enclume de chair où
avait été forgé son propre destin. Sans relever son visage aux
paupières closes, à présent tout recueilli dans l'amour, elle dit :
— Luc, j'ai une peine que tu ne peux pas guérir. Mais je suis
toujours une chose à toi.
III
Il y avait trois semaines que le fléau de l'invasion progres-
sait d'une marche horrible, marquée de sang et de décombres
à travers les campagnes de Belgique. Et le tocsin sonnait h
Metsys, àMeulebeke, àlseghem parce qu'on savait que l'ennemi
était proche et que ce soir-là, probablement,' il entrerait dans le
canton. Quelques familles étaient parties. Après le départ des
jeunes gens appelés à l'armée au commencement d'août, on
avait vu s'ébranler de jour en jour les tristes charrettes où
les femmes et les enfans, en habits de dimanche, étaient assis
parmi les meubles entassés, et les hommes marchaient der-
rière, et le fils aîné tenait par la bride le cheval de labour qui
allait tirer jusqu'à Anvers, par l'interminable route pous-
siéreuse, les pauvres restes du foyer abandonné. Mais le plus
808
REVUE DES DEUX MONDES.;
grand nombre restait parce que c'était le temps d'engranger les
moissons.
— Veux-tu que nous partions? avait dit Luc à Gotton . Et
Gotton avait secoué la tête. Elle se disait : « Il a mis toutes ses
économies à acheter cette forge pour que nous puissions vivre
ensemble. Depuis trois ans, il n'en a guère fait de nouvelles.
Ailleurs, il faudrait bientôt mendier. » Et puis elle était devenue
sensible et craintive depuis un an : il lui semblait qu'elle aurait
honte de s'en aller toute seule avec son amant parmi ces foules
de gens qui fuyaient pour mettre à l'abri leurs petits enfans.
« Qu'avons-nous donc à sauver? » pensait-elle. Mais elle s'inquié-
tait des petits Heemskerque. Elle dit à Luc : « Il faut que tu
y ailles. » C'était un jour où Luc venait de rapporter de mau-
vaises nouvelles : l'ennemi avait incendié Louvain, Termonde,
massacré par centaines des paysans et des bourgeois sur le
seuil de leurs maisons. Le secours anglais n'arrivait toujours
pas. L'armée belge débordée se retirait sur Anvers et, c'était
sûr maintenant, le pays était abandonné — livré à l'ennemi,
on allait avoir les Bavarois. Ils étaient debout dans leur
chambre; tous deux se regardaient pâles, et le spectre du
remords s'était dressé entre eux.
— Il faut que tu y ailles, répétait Gotton, et sa bouche
contractée arrivait mal à prononcer les mots. Luc se mordait
les lèvres et tirait sur sa barbe rousse.
— Tu ne connais pas l'orgueil des Moorslede, avait-il
répondu; ni Gertrude, ni ses parens ne voudront seulement me
parler, ils me mettront dehors comme un chien, — je ne verrai
même pas les enfans.
— Vas-y tout de même ; il faut savoir s'ils sont restés.
— Je sais qu'ils sont restés.
— Ahl — une autre souffrance crispe le cœur de la pauvre
fille : il s'était informé tout seul, sans le lui dire 1 — Mais ils
peuvent peut-être partir aujourd'hui, tu n'en sais rien?
— Non.
— Luc, vas-y!
Luc avait tourné le dos et passé dans la forge. Il devait
encore, le lendemain, livrer du travail. Gotton entendit les
coups tomber sur 1 enclume. Elle avait le vertige. Les mains
pendantes, incapable de rien faire, elle regardait autour d'elle
la chambre où ils s'étaient aimés et qui était tout ornée des
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 809
présens qu'au hasard de ses courses Luc avait l'habitude de lui
rapporter : des rideaux d'andrinople pour la fenêtre, une lampe
de cuivre, des plats de faïence peints d'oiseaux et de feuillages,
des pots d'étain, — puis là-bas, pendues derrière un rideau,
des robes de toutes les couleurs, des jupes à raies, des fichus à
tleurs ; à côte, le coffre où était plié le beau linge blanc et qui
recelait aussi une petite boîte pleine de bijoux d'or. Gotton
considérait tout cela que Luc lui avait donné depuis trois ans.
Il l'ava'it traitée comme une maîtresse que l'on flatte, que l'on
gâte, pas comme une vraie femme avec qui l'on se réjouit des
économies. Elle en avait été attendrie souvent; aujourd'hui
cette pensée augmentait son trouble et l'horreur qu'elle avait
d'elle-même. Elle considéra encore un miroir pendu au mur,
au fond duquel, tandis qu'elle se peignait le soir sous la lampe
et que des cascades d'or ruisselaient sur sa nudité, elle avait si
souvent vu apparaître le visage ensorcelé de Luc. Elle se vit
elle-même dans le miroir, blanche jusqu'aux lèvres. Tout ce que
Luc lui avait donné, toutes ces choses imprégnées de souvenir
et d'amour lui parurent subitement lointaines comme si elle
les regardait de l'autre côté de la mort; son propre visage
l'observait comme un fantôme. Elle se sentait immensément
seule. Le bonheur s'était évanoui comme une rosée et combien il
lui semblait maintenant léger, pâle, fugitif en face de cette
terrible et persistante réalité de la faute, de cette honte d'un
père qui ne peut plus protéger ses enfans ! Les coups de marteau
qui résonnaient régulièrement dans la forge lui écrasaient le
cœur. (( Il n'ira pasl » se disait-elle. Et toute la vivante chaleur
des baisers dont il l'avait vêtue tant de nuits se dissipait au
souflle de la condamnation qu'elle sentait passer sur sa vie. Une.
voix criait du dedans : « Pour l'idolâtrie de mon corps, il a
quitté depuis trois ans la femme qu'il avait prise devant Dieu
et les petits qui avaient besoin de lui ! » Elle se sentait nue et
défaillante sous les fouets du remords.
A côté, Luc frappait toujours l'enclume et les coups ébran-
laient fortement l'espace où ne passait aucun autre bruit. Dans
son vertige il semblait à Gotton que le bras de Luc rivait autour
d'elle la chaîne de son péché.
Luc n'alla pas à Iseghem ce jour-là, ni le lendemain. Mais
seulement le troisième jour, qui fut celui où toutes les cloches
du canton sonnèrent à la fois le tocsin, poussé par sa propre
810 REVUE DES DEUX MONDES.
inquiétude plus que par les prières de Gotton, il se mit en route
pour aller savoir ce qu'on avait fait de ses enfans. Il offrirait
d'en ramener avec lui un ou deux, pour le temps de la crise,
si cela pouvait faciliter les choses. L'essentiel était qu'on les tint
enfermés. Des récits affreux circulaient de village en village sur
des petits enfans à qui les soldats allemands avaient coupé les
mains.
Quand Luc revint à Meulebeke, seul, vers six heures du soir,
le village semblait désert. Les habitans s'étaient retranchés
derrière leurs portes closes; les animaux étaient rentrés dans
l'étable ou la basse-cour. Sur les maisons silencieuses vibrait,
à de lents intervalles, la voix des cloches désolées. Gotton se
tenait toute seule, près de la fontaine, derrière l'église, pâle
comme une revenante. Quand elle vit Luc, elle fit quelques pas
vers lui, la bouche entr'ouverte, les yeux égarés.
— Qu'est-ce que tu fais là? demanda-t-il brusquement.
Elle montra le clocher où le tocsin sonnait toujours.
— Tu as passé en vue de Metsys, dit-elle lentement et comme
en rêve. Est-ce que là aussi?... Est-ce que tu as entendu?
— Oui, là aussi.
— Ah I
Elle revit son père, dans la chambre du sonneur tirant sur
les cordes.
— Et à Iseghem, qu'ont-ils fait pour les enfans? tu ne
ramènes personne?
Ils arrivaient devant la forge. Luc la poussa d'un geste
rude à l'intérieur. Puis il ajusta la porte, ferma la serrure
à double tour et fixa le barreau de fer. Se retournant, il dit
enfin :
— Ça s'est passé comme je te l'avais dit. Ils étaient tous
ensemble, à la cuisine, les Moorslede et toutes leurs filles, Ger-
trude avec, assis sans rien faire autour de la table. Los enfans
n'étaient pas là. Je les entendais qui faisaient du bruit au gre-
nier. Le père Moorslede a craché par terre quand il m'a vu
J'ai parlé tout de même; j'ai dit : « Faites excuse, malgré que
je vous ai offensés, je suis venu pour parler des enfans. » Ils
m'ont renvoyé avec des injures. Gertrude criait plus fort que
les autres: « Voyez-vous ça, le sacripant? Voudrait peut-être
les emmener chez sa gueuse? » Allons, ne pleure pas, Gotton.
C'est toi ma femme et mon enfant. Vois, le barreau est accroché..
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO,
8H
As-tu du pain pour plusieurs jours? Je ne te laisse plus mettre
le pied dans la rue. S'il faut que nous logions du monde, je te
cache au grenier. Tu as vu le barreau et l'anneau que j'ai forgés
pour mettre là-haut. Les Bavarois ne les feront pas sauter. Je
te garderai bien, mon agneau, mon trésor; n'aie pas peur.
Goltun n'avait pas peur des Bavarois et Luc déchiiï'rait mal
ce qu'exprimaient sa pâleur et la fixité obsédée de son regard.
Depuis que la guerre avait éclaté, ouvrant ses infinies perspec-
tives d'effroi, elle était possédée d'une terreur qui n'éiait pas
celle du meurtre ou de l'incendie, celle des jours sans pain, des
nuits sans abri, de l'avenir dévasté. La tragique secousse qui
ébranlait toutes les âmes avait résonné pour elle comme la
trompette du Jugement. Il lui semblait que la fin du monde
allait arriver et elle se voyait avec épouvante enchaînée hors de
la chrétienté dans les liens de l'amour coupable. Elle pensait
au malheur suspendu sur chaque toit comme à un ange justi-
cier et tremblait en écoutant la voix intérieure qui répétait :
Dans quel état nous sommes-nous trouvés? Elle se sentait
reprise tout entière par des impressions de crainte fervente,
solennelle "qu'avait connues son enfance et que la jeunesse et
l'amour avaient endormies dans leurs parfums de floraison.
Les fleurs du printemps charnel, elles étaient toutes tombées,
maintenant ; l'orage venait de secouer les dernières, dénudant
la monstruosité du péché dont la pauvre Gotton subissait la
vision fixe et accablante. Et pourtant elle se demandait com-
ment elle aurait pu se garder du mal. Quand elle revivait en
rêve les semaines de la fascination, quand elle se rappelait les
paroles de Luc et son regard et comme^nt elle s'était sentie
prise de jour en jour, si fortement, si sûrement, il lui sem-
blait qu'elle était entrée dans l'amour d'une manière aussi
mystérieuse et inévitable que l'on naît et que l'on meurt. A
cause de cela même et parce qu'elle avait conscience de n'avoir
pas voulu le mal, elle s'y croyait vouée. « Oh ! qui m'aidera? »
soupirait-elle et elle avait espéré passionnément que Luc lui
ramènerait un de ses petits, ou deux peut-être... Les plus petits
si c'était possible... Mais non, ce n'était pas possible I pourtant,
est-ce qu'on sait jamais?... Des enfans à garder, à soigner, à
qui donner de son propre pain. Dieu! qu'elle les eût aimés!
qu'elle se fût sacrifiée pour eux de bon cœur s'il l'avait fallu î
EL il lui avait toujours paru que les enfans qu'on a sous son
812 REVUE DES DEUX MONDES.-
toit devaient prote'ger contre la damnation. Mais Luc reve-
nait tout seul et voilà qu'elle serait seule avec lui, seule avec
cet homme pour qui elle s'était perdue, à qui elle se sentait
appartenir par toutes les fibres de son être, qu'elle n'aurait
jamais la force de quitter... seule, inutile et bien à l'abri,
derrière les barreaux qu'il avait forgés 1
Tous deux étaient assis en silence dans la chambre. Il n'y
avait plus rien à faire. Le tocsin s'était arrêté; un orage cou-
vait dans le ciel. Aux dernières nouvelles, l'ennemi était déjà
sur le canton.
Vers sept heures, on entendit sur la route le trot rapide
d'un détachement de cavalerie. Luc monta au grenier, mit la
tête à la lucarne : une cinquantaine de uhlans traversaient le
village, serrés et bien en ordre, épaule contre épaule, poitrail
contre poitrail, les hommes silencieux ne tournant la tête ni à
droite ni à gauche, les chevaux énormes et fougueux, lancés à
vive allure et cependant tenus en rang. A voir passer ces cava-
liers dont le groupe massif et rapide donnait une impression
singulière de force et de volonté, les villageois qui avaient mis
comme Luc la tête à la fenêtre éprouvèrent ce que c'est que le
joug étranger.
Le lourd silence de l'attente retomba sur Meulebeke.
Un peu plus tard, une compagnie de fantassins s'arrêta sur
la place. On vit le capitaine, un gros homme à barbe, entrer
chez le bourgmestre puis ressortir, au bout de dix minutes,
pour donner des ordres. Les soldats, sous la conduite de sous-
officiers, se dispersèrent en petits groupes : deux d'entre eux
vinrent frapper à la forge. Luc, ayant commandé à Gotton de
se cacher au grenier, souleva la barre de fer qui renforçait sa
porte et leur ouvrit. C'étaient deux jeunes garçons qui se res-
semblaient comme deux frères. Ils avaient l'air fruste et timide;
ils venaient de marcher dix heures, ils étaient couverts de
poussière et sentaient la bête. Leurs crânes étroits, leurs petits
yeux entre les bourrelets gras des paupières, leur grosses lèvres,
leurs larges épaules annonçaient une race étrangement primi-
tive ; ils ressemblaient à d'humbles et sauvages serfs venus du
fond de provinces barbares. Le regard dominateur de Luc leur
fit peur comme celui d'un chef. Luc leur montra la terre battue,
expliquant du geste qu'ils y dormiraient, puis il alla leur
chercher du pain, du lard et de la bière. A toute communica,-
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO., 813
tion, les deux soldats répondaient : « Banke. schôn! Danke
schôn! » Il était visible que la tète leur tournait de fatigue.
La nuit passa tranquille sur le village humilié. Une sonne-
rie de clairon, de grand matin, réunit les hommes sur la place
pour l'appel et l'exercice. Les gens de Meulebeke leur laissèrent
tout le jour la rue et le cabaret : nul ne mit le pied hors de
sa maison. Enfermés ensemble, Luc et Gotton étaient les plus
malheureux de tous, à cause de cette irrémédiable séparation
que leur vie coupable avait établie entre eux et toutes les
familles, tous les bons chrétiens de ce village. C'était bien dur
d'être seuls et comme exilés jusque dans l'épreuve publique
qu'ils partageaient cependant. Ils ne se disaient pas cette tris-
tesse, mais tous deux y puisaient un plus sombre et plus âpre
désir d'amour. Ils étaient inquiets aussi. On pensait qu'Iseghem
était occupé comme Meulebeke; et malgré le calme étrange des
longues heures qui s'écoulaient, Gotton tremblait pour les
enfans de Luc. Ce calme, c'était tellement inattendu, après tout
ce qu'on avait entendu raconter! Cela ne rassurait personne et
donnait simplement du temps pour méditer la menace indécise
suspendue, sur tout le pays.
Le soir se glissait dans la chambre où le forgeron et sa
maîtresse rêvaient en silence leurs rêves d'effroi. Soudain des
coups précipités retentirent à la porte de la forge.
« Nos Allemands viennent chercher leur diner, » pensa Luc
et il se leva pour ouvrir. Mais Gotton l'entendit parler en
flamand dans la forge ; elle comprit qu'on lui apportait des
nouvelles. Son cœur se mit à bondir dans sa poitrine. Quelques
minutes après, Luc rentra dans la chambre, pâle, la sueur lui
perlant au front. Il resta un moment immobile, les yeux fixés
dans le vide, sous le regard de Gotton qui n'osait l'interroger.
Puis il dit à voix basse :
— 11 s'est passé du vilain, à Iseghem. Gertrude a été tuée,
avec ses sœurs et ses parens. Et on dit qu'ils vont incendier
le village. Je m'en vais chercher les enfans.
Il sortit aussitôt,
Gotton, restée seule, joignit les mains, et branlant sa tête
blême, elle répéta plusieurs fois : « Les enfans vont périr
aussi ; — sûrement que les enfans vont périr aussi ! . . . » Elle sen-
tait que l'heure du châtiment était venue et il lui semblait tout
à coup inévitable que ce fût celui-là même dont la terreur la
814 REVUE DES DEUX MONDES.)
hantait mystérieusement depuis trois semaines. Rien ne lui
semblait pire; elle aurait mieux supporté que Luc lui-même
fût massacré, ou pris comme soldat et tué à la guerre. Elle
songeait qu'on peut toujours, quand le malheur vous chasse de
la vie, s'aller noyer dans un canal ou se pendre, la nuit, dans
la chambre où l'on est restée seule; mais, du remords qui ronge
le dedans, comment croire que l'eau ou la corde vous déli-
vreraient?
Par la route plate et poussiéreuse, Luc marchait à grands
pas entre les champs moissonnés. Il gardait les yeux fixés sur
les toits d'iseghem, encore distans de deux kilomètres. Le cré-
puscule était calme, nuageux, d'un bleu lourd et profond.
Aucun signe de détresse n'altérait cette quotidienne douceur du
soir et les fumées habituelles des cheminées montaient encore
en fines spirales dans l'air immobile. Luc avançait en grande
hâte, sachant que d'un instant à l'autre la flamme de l'incendie
allait jaillir de ces paisibles toits. Gomme il n'était plus qu'à
quelques centaines de mètres du village, il entendit des cris,
une confuse rumeur, et il vit venir vers Jui, sur la route rec-
tiligne, des femmes en fuite. Il passa au milieu d'elles, cher-
chant des yeux ses petits parmi les enfans qu'elles traînaient.
Elles allaient, d'une marche incohérente, appelant des êtres
perdus. Plusieurs avaient leurs vêtemens déchirés et por-
taient les marques des coups et des larmes sur leurs visages en
convulsion. Luc vit que ses enfans n'étaient pas là. Il ne s'ar-
rêta pas pour interroger, mais une des femmes le reconnut
subitement et le montrant du doigt, elle s'écria de sa bouche
hurlante :
— Ha! Celui-là! Il n'y aura donc que les mauvais qui en
réchapperont 1
Luc entra dans le village. Une odeur de pétrole infectait
l'air. La rue était pleine de soldats. C'était dans le crépuscule
une bruyante mêlée d'hommes en uniformes gris : les uns, ivres
de vin ou de sanglante luxure, marchaient en roulant des
épaules et en chantant; les autres, calmes et actifs, sous la
conduite de sous-officiers, maniaient des pompes d'arrosage
avec la précision méthodique du fantassin allemand à l'exercice.
On préparait l'incendie.
Luc remonta la rue. Là, sur la gauche, était le logis aux
volets verts et la forge où il avait vécu dix ans avec sa femme
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 815
et d'où il était parti un matin de printemps pour ne plus
revenir. Un peu plus loin, il arrivait devant la maison des
Moorslede où Gertrude était rentrée avec ses cinq enfans après
^u'il l'eut abandonnée.
La porte était grande ouverte : il entra. Dans la salle basse
où il avait été insulté la veille par l'orgueil d'une forte famille
paysanne, il respira l'odeur du sang. L'ombre était déjà trop
noire pour qu'il pût rien distinguer, mais à peine eut-il franctii
le seuil que des cris stridens s'élevèrent d'un coin de la chambre.
Les enfans étaient là, terrifiés dans ces ténèbres. Il appela leurs
noms : Jean-Baptiste ! Catherine I Jean ! Bernard ! Louis 1 Mais
ils ne firent que crier plus épcrdument. C'était comme le
tumulte affolé qu'on entend la nuit dans un nid de petits oiseaux
ensanglanté par le hibou.
A tâtons, il voulut marcher vers le coin où les petits s'étaient
blottis. Son pied buta contre un obstacle; il tomba, les mains
en avant, par-dessus un cadavre. Il se releva; de ses doigts où
collaient des caillots gluans, il chercha le visage de ce mort :
à la longue barbe dont il distinguait maintenant la blancheur
dans l'obscurité, il reconnut son beau-père, le vieux Moorslede,
un homme grand et gros qui, à soixante-dix ans, avait gardé
sous ses cheveux d'argent des joues fleuries ; un homme qui
avait été bon pour lui autrefois, pendant bien des années qu'il
l'avait appelé son fils. Il lui sembla que le goût du sang lui
remplissait la bouche, les cris des enfans faisaient monter à ses
yeux des larmes d'angoisse. Enfin, il apercevait dans le recoin,
à gauche de la cheminée, le petit groupe convulsif. Il s'approcha,
se mit à genoux, étendit ses bras autour d'eux indistinctement,
comme un oiseau étend ses ailes sur sa nichée, et il leur parla
si doucement qu'il les calma et qu'il sentit contre sa poitrine
leurs petits corps s'arrêter de trembler. (( Il faut venir avec
moi, leur dit-il, je suis votre papa. Personne ne vous fera de
mal. » Il s'était relevé. Son fils aîné le prit par la main et
l'entraîna vers la chambre voisine. Un reste de jour y entrait
par une fenêtre dont les petits carreaux glauques faisaient face
au couchant. Il distingua sur le plancher plusieurs formes
gisantes, et encore du sang étalé en nappes noires. Il comprit
qu'il allait voir Gertrude; il eût voulu détourner la tête et
s'enfuir. Mais l'enfant ne lâchait pas sa main et le dominait de
sa volonté passionnée.. Il le conduisit ainsi jusque devant la
816 RÉVUË DÉS DEUX MONDÉS.i
fenêtre : là, le cadavre de la mère était étendu, droit et rigide,
la face levée, les yeux grands ouverts, le ventre déchiré à coups
de sabre ou de baïonnette. Un petit fichu blanc encadrait le
cou ridé et répandait dans l'ombre une livide phosphorescence
sur le visage intact. L'expression de ce visage restait absolu-
ment étrangère à la hideuse blessure par où s'échappaient les
entrailles : elle était calme, et dure, empreinte d'une étrange,
d'une auguste dignité. Immobiles, le père et l'enfant regar-
daient. Soudain, une clameur s'éleva dans la rue et l'on entendit
le bruit d'une course nombreuse et rapide. Luc comprit que
l'incendie était déchaîné. 11 fallait fuir. Il mit sa main sur
l'épaule de l'enfant. Celui-ci se courba sur le visage de la morte
et baisa sa joue creuse.
Une minute plus tard, Luc, avec ses cinq enfans dont il
portait le plus petit entre ses bras, descendait la rue du village.
Déjà la fumée les piquait à la gorge, et derrière eux les flammes
montaient. Il y avait encore quelques soldats allemands qui
s'en allaient, par petits groupes, se bousculant, faisant sonner
leurs gros rires. Quelques-uns se montrèrent du doigt avec des
moqueries le boiteux qui fuyait entouré d'enfans, mais ils ne
leur firent pas de mal. Un autre qui se tenait tout seul à la
sortie du village, les regarda passer en pleurant.
Le reflet des flammes sur les nuages couvrait la plaine
d'une immense tente rouge, éclairant çà et là sur toutes les
routes les misérables petits troupeaux noirs des gens chassés de
leurs foyers, qui erraient entre les champs qu'ils avaient cul-
tivés de leurs mains, sur la terre où ils n'auraient plus de gîte.;
Quand les petits étaient trop fatigués, Luc s'asseyait avec eux
sur le bord de la route; ils appuyaient leurs têtes sur ses
épaules, sur ses genoux; de faibles sanglots les secouaient
encore par intervalles; s'ils voyaient passer un soldat allemand,
ils tremblaient et se cachaient le visage.
Quand, en pleine nuit, Gotton ouvrit la porte du côté du
jardin et vit entrer Luc avec les cinq enfans, des larmes de joie
lui coulèrent des yeux. « Ohl LucI cria-t-elle, ils n'ont pas
eu de mal? — Non, dit Luc : as-tu de quoi manger? » Pour
conjurer son pressentiment, elle avait tout préparé comme si
elle croyait que les petits allaient venir; elle avait fait cuire la
soupe, mis des draps frais au grand lit où elle allait les
coucher. Avec des serviettes blanches elle lava sur leurs mains
HISTOIRE DE GOTTON CÔNNlXLOÔ. SlT
et leurs visages des traces de sang, puis délaça sur leurs pieds
gontle's les petites chaussures. Eux, tout apeurés, se laissèrent
nourrir, déshabiller, embrasser sans résistance et peu à peu la
stupeur de leurs jeunes yeux sauvages fit place à cette sorte
d'engourdissement enivré que l'on voit aux enfans accablés
de fatigue. Gotton les étendit tous les cinq, côte à côte, dans le
lit. Luc et elle se couchèrent par terre, mais de quart d'heure
en quart d'heure elle se relevait pour veiller le sommeil des
enfans. L'aîné était rouge et agité; il semblait avoir la fièvre;
les autres dormaient paisiblement. Golton admirait les boucles
blondes et les boucles rousses qui se mêlaient sur le traversin,
les joues qui dans le sommeil semblent se gonfler d'un sang
plus chaud, les lèvres tendres qui, par instans, remuaient,
dociles au rêve fugitif, les paupières si blanches, si douces,
les cils dorés. De quel ardent regard elle caressait les petites
têtes! Voilà que se réalisait ce qu'elle avait tant rêvé, la
maison pleine d'enfansl Dans quelques jours ils riraient, ces
petits, ils oublieraient, au moins les plus jeunes, la pauvre
femme qui les avait portés et allaités, et qui gisait maintenant,
le ventre ouvert, dans une chambre de sa maison. Ils embras-
seraient Gotton, l'adultère, pour qui leur mère avait été mépri-
sée; elle peignerait leurs beaux cheveux. Non, Gotton sentait
bien que ce n'était pas possible. Alors, qu'est-ce qui allait se
passer? Qu'est-ce que Luc voudrait faire? Elle ne doutait pas
que maintenant les enfans ne lui prissent tout le cœur. Son
désir d'être mère lui avait fait comprendre ce que peut être
l'amour des parens pour leurs petits. Il lui semblait inévitable
que cet amour finit par être le plus fort, et par vaincre, dans
le cœur paternel, l'amour de la femme. Elle revit encore une
fois le printemps de trois années auparavant, et chacun de ses
pas vers la faute. Elle se dit qu'elle était entrée dans la vie comme
une pauvre folle qui ne sait rien et ne veut pas écouter ceux
qui savent. Le mystère que l'enfant apprend par la tendresse
dans la chaleur des bras maternels, son père ne le lui avait pas
fait connaître ; elle l'avait découvert trop tard, femme, dans sa
propre souffrance.
Jean-Baptiste se retourna dans le lit en murmurant :
« Maman ! maman 1 » Gotton le regarda plus fixement. Elle lui
voyait la ténacité de Luc, marquée sur le visage. Elle songeait
que celui-là n'oublierait pas. Il la haïrait avec force. C'était le
TOME XL. 1917. 52
818
REVUE DES DEUX MONDES.
même enfant qui au printemps dernier lui avait jeté une
pierre.
11 est vrai qu'il avait déjà onze ou douze ans. On pou-
vait, si les choses ne -s'arrangeaient pas, l'envoyer en appren-
tissage, et garder les autres à la maison. Gotton entrevoyait
qu'après tout Luc était libre maintenant; il pouvait l'épouser
demain, elle serait la femme légitime, la seconde femme qui a
le droit d'élever les enfans de la première, et la morte serait
effacée, remplacée, vaincue définitivement, elle n'aurait pas
même une tombe où ses enfans pussent aller prier, car, dans
l'immense incendie, dont la moitié du ciel rougeoyait, son
corps n'était plus sans doute qu'un petit tas d'ossemens noircis
parmi les décombres. De Gertrude Moorslede, il ne serait plus
jamais question : et pourtant elle vivait dans ces petites poi-
trines d'enfans pour repousser l'amour de la fille stérile.
« Il faut que je m'en aille ! » se redisait Gotton ; et les
larmes ruisselaient sur ses joues. Depuis trois ans qu'elle avait
quitté Metsys, elle n'avait plus rien connu en ce monde que la
figure taciturne et passionnée de Luc. Son pays était pour elle
un désert; il n'y avait pas un être auprès de qui elle pût cher-
cher refuge. S'en aller, cela signifiait mourir de cœur et de
corps...
Pourtant, sans qu'elle conçût comment cela fût possible,
elle était sûre qu'elle s'en irait. Alors, elle pensa : « Si je pou-
vais être tuée, moi aussi? Ce ne doit pas être difficile! » Elle
alla vers la fenêtre, appuya contre la vitre son front lourd, et,
regardant trembler au bord des nuages la lueur de l'incendie,
elle s'enfonça dans la pensée de l'abime.
Le matin se leva, triste et morne comme des yeux qui ont
trop pleuré. Une poussière de pluie rabattait sur l'horizon inco-
lore la fumée de l'incendie. Après qu'on eut entendu le clairon
allemand sonner l'appel, Luc sortit dans le village, tandis que
Gotton habillait les enfans. 11 revint au bout d'une demi-heure
et lui fit signe qu'il voulait lui parler bas. Elle le suivit dans
un coin de la chambre. 11 lui dit :
— 11 y a un soldat allemand qui a été tué sur la commune.
Je l'ai vu, il est derrière la haie du vieux Van Dooren qui me
l'a montré. 11 a dû être tué cette nuit dans une affaire entre
soldats et traîné là ensuite; il n'y a pas de sang, et les blessures
sont au couteau. Le corps est couvert de feuilles. Sans doute
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 819
que celui qui l'a tué voulait l'eulerrer là, et puis il aura eu
peur, il l'a cache comme il a pu. Ils étaient tous ivres ici hier
soir et il parait qu'on a entendu venir des soldats d'Iseghem
qui chantaient et criaient comme des fous après l'incendie et
toutes les salete's qu'ils ont faites. L'homme qui a été tué devait
être de ceux-là, car pour ceux d'ici ils ont déjà passé l'appel et
s'il en manquait un nous aurions entendu du bruit. Mais
quand on l'aura trouvé, c'est nous qui payerons; nous serons
incendiés comme à Iseghem, il y a des chances ; il faudrait
essayer de partir avant.
— Luc, dit-elle, comment veux-tu? avec les enfans, sans
charrette ! Regarde Jean-Baptiste comme il a la fièvre; tu ne le
ferais pas marcher une demi-lieue, et où irions-nous?
11 y eut un silence, et puis Gotton dit brusquement :
— Va de ma part chez le curé de Metsys, raconte-lui tout
ce qui s'est passé, et que nous avons les enfans chez nous, et
demande-lui pour les sauver qu'il nous prête sa carriole et sa
jument. Il le fera, il est très bon. Alors tu pourras nous mener
jusqu'à Malines. Et dis-lui qu'il me bénisse, et qu'il prie pour
moi.
— Je ne peux pas te laisser seule ici. Il faut que tu viennes
avec moi et que tu emmènes les enfans.
— Non, fit-elle. En une heure et demie, tu seras de retour;
s'il arrivait malheur avant dans le village, nous irions t'attendre
sur la route.
Elle ajouta avec une soudaine fierté :
— On ne me verra pas mendiante à Metsys !
II n'insista pas, car elle avait un regard qui promettait de
ne pas céder. Et il partit en hàto.
Pendant qu'il parlait, dans un éclair, Gotton avait entrevu
sa rédemption. Il lui semblait qu'une grande miséricorde
venait de lui faire signe; elle savait maintenant ce qu'elle vou-
lait faire. A peine Luc fut-il parti, qu'elle alla chercher dans
un vieux tiroir une petite bouteille d'encre et une plume. Elle
ouvrit une boite de papier à lettre ornée de Heurs qu'il lui
avait naïvement rapportée un jour, sans songer qu'elle n'écri-
vait jamais à personne. De sa main ignorante, en gros caractères
maladroits, elle écrivit :
(( Luc, il faut que je m'en aille; je ne peux pas élever ces
petits après tout le mal que j'ai fait à leur mère. Je les aime-
820 REVUE DES DEUX MONDES.
rais, eux me détesteraient peut-être : ils auraient bien raison.
J'en mourrais de honte et de chagrin. Toi, maintenant, tu dois
vivre pour eux; tu dois te marier : il faut qu'ils aient une
mère, et que ce ne soit pas une indigne comme moi. Je pense
à cette jeune fille qui est chez les Van Dooren. J'ai entendu
dire qu'elle est très bonne. Elle ne m'a jamais dit de mau-
vaises paroles. Peut-être qu'elle voudra bien. Fais cela le plus
tôt possible. Luc, j'ai été bien heureuse avec toi ; mais ça ne
pouvait plus continuer après ce qui est arrivé. N'aie pas trop
de regrets. Si tu entendais dire bientôt que j'ai péri, moi aussi,
sois heureux pour nous deux. Ce sera le signe que nous sommes
pardonnes. — Ta pauvre amante qui t'aime et t'estime à
jamais. — Gotton Connixloo. »
Elle plia le beau papier à fleurs, mit sa lettre dans une enve-
loppe sur laquelle elle écrivit : « Luc Heemskerque, » et la
posa sur la cheminée. Elle embrassa les enfans, recommanda
à Catherine de bien veiller sur ses petits frères et de ne pas les
laisser sortir dans le jardin, car la pluie tombait maintenant
très fort. Puis, à son tour, elle partit en serrant sur sa poitrine
les plis de son châle. Elle marchait vite, croisant dans la rue
de nombreux soldats qui fumaient ou sifflaient, et quelques
rares villageois taciturnes rasant les murs.
Elle traversa le village et suivit la route jusqu'à un petit
sentier qui mène à cette ferme des Van Dooren, près de laquelle
Luc lui avait dit qu'était caché un cadavre allemand. Les fer-
miers, leurs enfans, leurs serviteurs restaient prudemment
enfermés, et sans doute la nouvelle du meurtre ne s'était pas
répandue, car on ne voyait âme qui vive dans ces environs.
Gotton longea la haie qui enfermait le potager de la ferme.
Près du second tournant, elle aperçut un cadavre allemand à
demi dissimulé sous des branches arrachées à un cognassier,
dont la ramure débordait la haie au-dessus de cet endroit.
Craintivement elle se courba, souleva les feuilles bruissantes
et mouillées, observa les hideuses entailles qui bâillaient des
deux côtés du cou, puis les détails de l'uniforme, le numéro
cousu sur la patte d'épaule. Quand elle eut bien regardé, elle
laissa retomber les rameaux feuillus et s'en revint sous la
pluie lourde, par le sentier toujours désert, puis par la route
jusqu'au village où elle s'arrêta devant la Maison commune.
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO. 821
Dans la maison commune, le capitaine de la compagnie
cantonne'e à Meulebeke travaillait avec ses deux lieutenans. Des
cartes de la Flandre occidentale s'étalaient devant eux sur une
large table, au coin de laquelle étaient posés un broc de bière
et trois verres qu'ils remplissaient et vidaient fréquemment.
Un planton parut dans la porte.
— Mon capitaine, c'est une femme qui demande à entrer.
— Une femme qui veut entrer? Allez donc voir, Hillmer,
dit le capitaine, c'est peut-être un renseignement.
Le lieutenant Hillmer était un officier de tenue très mili-
taire. Il avait un gros cou violacé qui débordait en bourrelet
du col de sa tunique, une mâchoire carrée, de belles dents
blanches. Avec la raideur rapide d'une ex«ellente mécanique, il
se leva et sortit.
11 revint au bout de quelques minutes.
— Mon capitaine, c'est une fille de ce pays qui a l'air d'une
folle. Elle vient dire qu'elle a tué un soldat la nuit dernière.
Le capitaine ne put réprimer un sursaut :
— Gomment, ici ? dans notre cantonnement, on a tiré?
— Non, tué au couteau — du moins c'est ce que raconte
cette femme. Ce ne devait pas être un homme de la compagnie.
Il ne manquait personne à l'appel ce matin.
Un silence suivit. Le lieutenant Hillmer regardait son capi-
taine droit dans les yeux et un sourire d'attente relevait sa
lèvre couleur de cuir sur ses dents blanches. Le capitaine, un
gros homme à barbe blonde et dont les paupières tirées cligno-
taient, se passait et repassait la main sur le front.
— Il faut la juger, dit-il, et nous tâcherons d'arrêter
l'affaire avec une exécution.
— Pardon, mon capitaine, reprit Hillmer, vous vous
rappelez nos ordres : punition collective toutes les fois qu'on
nous aura tué un homme. Le cas d'aveux spontanés n'est pas
prévu.
— Hé bien! devant un cas qui n'est pas prévu, j'interprète
les ordres, que diable!... J'interprète! Voyons, Hillmer, vous
croyez que j'ai envie d'incendier ce trou? Vous croyez que ça
me ferait plaisir, dites? Est-ce que vous n'en avez pas assez de
ces cochonneries? Il y a quinze jours (|ue je ne dors pas.. La
822 REVUE DES DEUX MONDES.
tête me craque. Fichez-moi la paix et tâchez qu'on puisse cou-
cher tranquille ici ce soir.
Il plia ses cartes et mit un peu d'ordre sur la table, puis
s'étant ressaisi il dit d'une voix plus calme :
— Eh bien, nous allons nous constituer en tribunal. Hillmer
à droite, Franz à gauche. Hillmer, vous avez un interprète ?
— Oui, mon capitaine! J'ai fait descendre le bourgmestre.
— C'est bien. Vous allez maintenant me chercher l'adjudant
qui nous servira de greffier, et nous interrogerons cette femme.
Le jeune homme que le capitaine avait appelé Franz prit sa
place, puis allongea ses jambes sous la table en rejetant le buste
contre le dossier de sa chaise. Il avait l'air d'un monsieur des
villes, mince, la peau blanche, les joues plates, le sourire mo-
queur et négligent. II. remarqua de sa voix froide et un peu
grêle :
^ — Ce n'est tout de même pas ordinaire, cette aflaire-là,mon
capitaine. J'espère que vous n'allez pas trop la dépêcher?
Le capitaine semblait avoir de l'indulgence pour ce jeune
homme. Il haussa légèrement les épaules. (( Regardez-moi, dit-
il, cette espèce d'intellectuel 1 Ça fait la guerre en cherchant
des curiosités 1 » Et il lui sourit avec un air d'amitié.
Au même moment, le lieutenant Hillmer rentrait avec l'ad-
judant à qui le capitaine tendit un cahier de papier, une plume
et une bouteille d'encre. Chacun s'étant installé, l'adjudant alla
ouvrir la porte et fit un signe au dehors. Gotton apparut sur le
seuil entre deux soldats baïonnette au canon. Derrière elle,
venait le bourgmestre retenu en otage dans la maison commune,
un homme respectable, qui de sa vie n'avait parlé à Gotton
et qui, tout tremblant de peur, fixait sur elle un regard indigné.
Elle était toute mouillée de pluie; des mèches blondes rayaient
ses joues blêmes que l'angoisse en quelques jours avait évidées.
Elle se tenait les mains pendantes; ses yeux scintillans scru-
taient les trois figures d'officiers allant de l'une à l'autre,
essayant de surprendre sur les physionomies le sens des paroles
étrangères. Le cœur lui battait si fort qu'elle avait peur de
tomber.
— Vous dites que vous avez tué un soldat allemand?
demanda le capitaine, et le bourgmestre traduisit.
Sans baisser les yeux Gotton fit signe que oui.
: — : Pourquoi?
HISTOIRE DE COTTON CONNIXLOO. 823
Il n'y eut pas de re'ponse.
— Voyons, insinua le jeune lieutenant Franz, cela vous
ennuie de nous dire qu'il a été trop aimable, le pauvre garçon?
Le bourgmestre ne traduisit pas. Le capitaine demanda :
— Où est son corps?
— Derrière la ferme des Van Doorcn, dit Gotton. C'est moi
qui l'ai traîné là cette nuit pour le cacher.
— Vous ne voulez pas dire, reprit le capitaine, pourquoi
vous avez commis ce meurtre. Mais pourquoi est-ce que vous
venez vous dénoncer?
— Pour que vous ne fassiez pas de mal au village, répondit-
elle.
Ils se mirent à causer entre eux, elle sentit que ce qu'elle
avait dit n'avait pas l'air vrai, et ces trois hommes lui parais-
saient si dépourvus de toute colère qu'elle eut peur d'être
simplement renvoyée pour folle. Elle se tenait immobile, épiant
leurs moindres gestes, la bouche entr'ouverte, une étrange
lumière verte palpitant dans ses prunelles brillantes. Toute
l'énergie de sa profonde nature se concentrait dans le désir
d'être crue et d'obtenir la grâce de l'expiation.
Ils avaient fini de causer. D'un seul mouvement ils se dres-
sèrent tous les trois et une sorte de majesté impersonnelle
uniformisait bizarrement leurs visages. Le capitaine scanda une
brève formule, puis releva la tête et avança le menton d'un
geste qui congédie. Gotton comprit qu'elle était exaucée. A la
sortie, le lieutenant Hillmer la suivit et s'adressant au planton
de service à la porte de la chambre :
— Trouve-moi tout de suite six hommes de la compagnie,
lui dit-il; c'est pour un peloton d'exécution.
Dans la pièce oii il étale de nouveau les cartes, le petit
lieutenant pâle, au sourire négligent, dit au capitaine :
— Vous avez bien compris que ce n'était pas vrai, son
histoire?
Le capitaine fait un geste qui signifie : qu'importe? et il
ajoute :
— Si ce n'est pas elle, c'est son amant. Je vous répète que
je n'ai pas envie de brûler ce village. Quand l'affaire éclatera,
ce sera une bonne chose de pouvoir montrer que justice est
faite.
o2i IlEVUË DÈS DEUX MONDÈâ.:
*
Le lendemain matin, Luc Heemskerque frappait à la porte
du chantre Connixloo. Il le trouva seul, assis, la tête entre ses
mains, dans la sombre chambre où, depuis trois ans, personne
n'enlevait plus les toiles d'araignée. Connixloo, se levant, recula
d'un pas en voyant entrer le forgeron.
— Votre fille est morte, monsieur Connixloo, dit Heems-
kerque.
— Elle est morte, oui, pour moi, depuis trois ans.
— Elle est morte volontairement, monsieur Connixloo, et
a sauvé Meulebeke, il faut que vous le sachiez.
Connixloo — sans répondre — releva, comme pour écouler,
sa tête aux tempes collées, pâle comme un vieux parchemin, et
il claquait des dents.
Le forgeron lui raconta l'incendie d'Iseghem, comment il
avait ramené ses enfans à Meulebeke, comment Gotton les avait
soignés et couchés, puis l'inquiétude que l'on avait eue le len-
demain pour Meulebeke après la découverte du cadavre caché
derrière la haie des Van Dooren, son désir de partir, la ruse
qu'avait eue Gotton pour l'éloigner.
— Quand je suis arrivé à Metsys, continua-t-il, et que j'ai
demandé M. le Curé, M. le Curé a été bien bon, il est
descendu pour me parler lui-même, e.t me demander des nou-
velles de Golton. Il m'a dit, comme je pouvais m'y attendre,
qu'il avait prêté sa carrioleet la jument, depuis huit joursdéjîi,
à une veuve de la paroisse qui était partie pour Anvers avec ses
enfans. u Le Curé, qu'il disait, on sait bien qu'il ne s'en va pas;
aussi sa carriole est la première prêtée. J'aurais été content,
qu'il a dit, de faire quelque chose pour Gotton. »
« Alors j'ai couru tout le chemin de retour jusqu'à Meulebeke.
En descendant de la rue avant de rentrer chez moi, je regar-
dais s'il n'y avait rien de changé.
« Je remarquais que l'on s'écartait de moi comme je passais
et qu'on me regardait pourtant. J'ai demandé à un voisin sur
la place : « Rien de nouveau? » Il m'a montré les maisons bien
tranquilles et m'a dit : « Vous voyez. » Alors je suis rentré à
la forge et j'ai trouvé une lettre que Gotton m'avait écrite : elle
disait qu'elle s'en allait, qu'elle ne pouvait plus élever mes
enfans, et elle me montrait bien qu'elle avait l'idée de chercher
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO.' 825
h périr. J'ai couru dehors, j'ai vu du monde devant la maison
commune, il y a un homme qui est venu vers moi et qui
m'a embrassé en pleurant, et il disait : « Elle a sauvé le vil-
(( lage ! » Alors j'ai tout compris, monsieur Connixloo : ce
qu'elle avait été dire aux officiers qui sont dans la maison
commune, et qu'elle avait dit qu'elle avait tué le soldat et
qu'elle était morte.
((Il y avait beaucoup de monde autour de moi, il y en avait
qui m'embrassaient et d'autres qui disaient : « C'est une honte! »
parce qu'ils pensaient que c'était moi qui avais fait le coup.
Moi, la tête me tournait... Je criais : « Où est-ell^? «et en
même temps je ne pouvais plus avancer. On m'a emmené où les
goklats l'avaient fusillée, derrière la maison commune, contre
le mur du jardin. Elle était là, couchée par terre avec une figure
douce comme celle d'une enfant. Et ses vêtemens, son chàle
noir étaient tout pleins de sang, et le mur aussi était éclaboussé.
A côté d'elle il y avait un soldat, ba'ionnet-te au canon. J'ai
crié : « C'est ma femme, je veux l'emporter! » Mais le soldat
m'a repoussé avec sa baïonnette. J'ai compris que les officiers
avaient donn'é un ordre, pour que tout le monde la voie et que
ça fasse peur. J'ai voulu parler aux officiers, mais on ne m'a
pas laissé entser dans la maison. Alors je suis resté près d'elle
a genoux jusqu'au soir. La pluie tombait sur elle et lui mouil-
lait les joues ; je voyais son sang qui s'écoulait dans les ruis-
seaux. Vers sept heures un soldat est venu parler à la sentinelle;
alors ils m'ont fait signe que je pouvais l'emporter, qu'ils me
la laissaient pour que je l'enterre. Je l'ai emportée jusqu'à la
forge, et je ne l'ai pas enterrée, monsieur Connixloo, parce que
je crois que ça devait être son désir qu'on la mette au cime-
tière de M^tsys, à côté de sa mère, si vous vouliez, mon-
sieur Connixloo... »
Le chantre semblait accablé. Il murmurait : « Ma pauvre
petite fille, ma pauvre petit fille! Et elle ne s'est même pas
confessée! » Heemskerque ne répondit pas, et pendant un mo-
ment il n'y eut plus dans la salle basse qu'un bruit étouffé de
sanglots.
— J'irai avec vous, dit Connixloo, nous n'aurons que nos
bras, je pense, pour la porter jusqu'ici.
Ils partirent ensemble, le vieux chantre et le forgeron, et
le poids du chagrin leur courbait les épaules, comme ils pas-
826 REVUE DES DEUX MONDES.-
saient entre les épaisses prairies fleuries d'ombelles blanches
d'où se levait pour eux l'image de Gotton.
Ils laissèrent sur la gauche les ruines d'Iseghem, un sque-
lette de village, brisé, noirci, encore fumant. La route était
déserte et coupée de grandes flaques.
— Je vous ai bien grièvement offensé, monsieur Connixloo,
dit Heemskerque; mais, voyez-vous, votre fille, j'aurais dix
fois donné ma vie pour elle. Je l'aimais tellement que je n'aurais
pas cru possible de la perdre. Mais Dieu est le maître...
« Si je vous demande ce que je vous demande, monsieur
Connixloo, reprit-il après un lourd silence, c'est à cause d'une
parole qu'elle m'a écrite avant de s'en aller trouver les officiers
à la maison commune : « Si tu entends dire bientôt que j'ai péri,
« moi aussi, sois heureux, ce sera le signe que nous sommes par-
« donnés. «J'ai peur qu'elle n'ait eu beaucoupde tourmenspar des
pensées que je n'ai pas connues. Elle s'en est allée mourir avec
l'espoir d'être pardonnée de Dieu : je crois qu'elle aurait bien
souhaité de savoir que son père lui pardonnerait aussi, et son
village. ))
Connixloo éleva un bras au-dessus de sa tête, d'un geste
étrange comme pour se couvrir devant la majesté divine, et il
murmura :
— Dieu est juge, moi je pardonne à mon enfant.
Ils arrivèrent à la forge. Connixloo recula sur le seuil en
voyant la forme blanche et voilée étendue dans l'ombre, sur le
sol de terre battue.
Puis, s'approchant, il souleva lui-même le linceul. Luc avait
lavé les blessures de la morte; il lui avait ôté ses vêtemens
souillés de sang et de boue et l'avait revêtue d'une longue che-
mise; il lui avait joint les mains et partagé les cheveux qui,
descendaient comme deux ruisseaux d'or jusqu'à ses genoux.
Et maintenant il n'aurait plus osé l'embrasser; elle était
devenue si lointaine, si pure, si tranquille I Elle n'avait plus
besoin de lui, ni de rien. Elle avait été jusqu'au bout de l'amour,
et jusqu'au bout de l'expiation; elle semblait plongée dans un
immobile assouvissement et, peut-être, cette puissante et bien-
heureuse ardeur dont elle rêvait, petite fille, devant les vitraux
de Metsys, avant l'âge de la passion terrestre, était devenue son
partage.
Dans la chambre voisine, les enfans étaient réunis. Catherine
HISTOIRE DE GOTTON CONNIXLOO.i 821
venait d'allumer le feu, et sagement, comme elle l'avait vu faire
à sa mère, elle e'pluchait des pommes de terre et des carottes
qu'elle avait prises dans des provisions entassées au grenier.
Elle avait lavé ses petits frères qui étaient propres et frais et
jouaient en riant. Luc ayant entr'ouvert la porte les regardait.,
Celle qui avait été pour lui toute la beauté, la douceur, l'ivresse
de la vie était couchée là dans le silence éternel, et pourtant
la maison n^avait jamais été si pleine de jeune force et de jeune
espérance. Ces enfans, qui avaient vu massacrer leur mère deux
jours à peine auparavant, s'accoutumaient au nouveau foyer
avec toute l'humble et robuste docilité de leur âge. Luc songeait
en les regardant que maintenant sa maison leur appartenait,
sa vie aussi, tout lui-même et que Gotton l'avait voulu ainsi..
Il referma la porte et se retourna vers Connixloo.
Sur une civière de branches clouées, ils portèrent ensemble
le corps de Gotton jusqu'à Metsys. Là, ils la couchèrent en terre
bénite, parmi les glaïeuls, à côté de Jeanne Maers, la belle amou-
reuse à qui elle avait ressemblé. Et Connixloo s'en fut chercher
le curé pour qu'il vint bénir la tombe. Le curé, qui était gardé
comme otage à la maison commune, vint entre deux soldats
réciter les prières des morts.
Quand il eut fini, Connixloo, redressant ses genoux raidis,
l'accompagna jusqu'à la porte du cimetière. Alors le vieux curé
lui mit tendrement le bras sur les épaules et lui dit : « Ne te
fais pas trop de tourment, mon bon Connixloo. Le Seigneur est
miséricordieux. Vois-tu, ta pauvre Gotton, elle n'avait pas la
tète bien claire, c'est pourquoi elle s'est laissé induire en erreur;
mais c'était une fille au cœur profond. »
Camille Mayrans
L'ÉTERNEL CHAMP DE BATAILLE'"
LES
BONNES GENS DE CHEZ NOUS
II
Une longue figure pâle aux joues tombantes et avive'es d'un
peu de rose, entre deux couples de papillotes en boudin qui, jus-
qu'à sa mort, restèrent du plus beau brun, et qui semblaient les
appendices naturels d'un bonnet à ruches et à rubans violets,
-^ un bonnet qu'elle s'obstinait, je ne sais pourquoi, à appeler
« mon bonnet rouge, » — un caraco de soie noire bordé de petites
perles très dures, une jupe de même étoile, — le tout posé sur
un (( couvot, )) — telle est restée dans mon souvenir la silhouette
de ma grand'mère maternelle, toujours immobile et silencieuse
dans soi! fauteuil, impersonnelle et inexpressive comme une
figure mythologique environnée de ses attributs. Si j'ose parler
d'elle ici, c'est que, comme ma vieille amie de Spincourt, la
mère Charton, cette aïeule, nonagénaire, qui était devenue,
avec les années, à peu près étrangère à la vie ambiante, m'ap-
parait, elle aussi, merveilleusement représentative de toute une
terre lorraine, la région de Briey, celle des riverains de la
Moselle entre Metz et Thionville. Pour moi, la mère Charton,
c'est la VVoëvre, avec ses grands vents, ses pluies diluviennes,
(1) Voyez la Revue des 15 août et 1" septembre 1913, 1" décembre 1916.
LES BOMVES GENS DE CIIË?! NOUS. S29
ses boues tenaces et profondes, ses immenses plaines àcére'aies.
Ma grand'mère, c'est le Haut-Pays, avec ses forêts de chênes et
de bouleaux, ses usines, ses forges, ses fonderies couronnées
d'un perpétuel incendie nocturne, ses wagons de fonte et de
houille, ses routes et ses allées de jardin empierrées ou sablées
de <( crasse » et d'escarbilles, paysage à la fois charbonneux et
verdoyant, que je revois, comme au temps de mon enfance, à
travers les verres coloriés d'un kiosque rustique, dans une
fantastique lumière de topaze, où se découpaient des bordures
de buis, des espaliers d'arbres fruitiers et des corbeilles de fleurs
aux rigidités métalliques, toute une irréelle végétation miné-
rale qui semblait pousser naturellement dans ce pays du Fer.
Ma grand'mère était-elle aussi fortement racée que la mère
Gharton, je n'oserais pas l'affirmer. Cependant, elle était née à
Briey, dans une propriété de ses grands-parens, qu'on appelle
encore aujourd'hui La Solle. Son aïeul maternel qui s'intitulait
pompeusement « seigneur de La Solle » appartenait à une
famille de petite noblesse parlementaire, les Adam de Fromeré-
ville, originaires de Saint-Mihiel et qui possédèrent jusqu'après
la révolution le domaine d'Hattonchâtel. C'étaient donc des
riverains de la Meuse. Quant à son propre père, bien que né au
château de Bouillon en Belgique, où commandait son grand-
père, il descendait d'une vieille famille de l'Orléanais, les
Bouvier de Lamotte, comme la célèbre M"'^ Guyon, la mystique
amie de Fénelon, qui était née Jeanne Bouvier de Lamotte.
Ainsi, mon arrière-grand'père, élevé à la Flèche, d'abord lieu-
tenant à Montmédy sous les ordres du marquis de Vogué, puis
au régiment de Fort-Boyal à la Martinique, où il avait été
appelé par un de ses cousins, le marquis de Beauharnais, gou-
verneur de la Guadeloupe, le futur beau-père de l'impératrice
Joséphine, — mon bisaïeul venait des bords de la Loire. En
allant à la Martinique, il ne faisait qu'obéir d'ailleurs à une
vieille tradition de famille. Plusieurs de ses ascendans furent
capitaines de vaisseaux, celui-ci gouverneur de Québec et de la
Nouvelle-France, celui-là lieutenant général des armées navales.
L'u:^ de ces coloniaux avait marié sa sœur au fils de Georges-
Louis Leclerc de Buffon, le fameux naturaliste, auquel peut-
être il avait rapporté des « coquilles! »... Qu'on raisonne, après
cela, sur la race et le milieu 1 Qu'on essaye d'accorder tant
d'influences diverses, celles du Barrois et du Gàtinais, de
830
REVUE DES DEUX MONDES.
la Wallonie belge et de la Martinique, — et Joséphine de
Beauharnais avec M. de Buffon ! Il n'en est pas moins vrai
que ma grand'raère issue d'un sang si mélangé et si voyageur,
était, autant qu'on peut l'être, une femme du Haut-Pays, — et
rien que cela.
*
♦ *
Sa longue existence se déroula tout entière entre deux
vieilles maisons provinciales, dans le cadre archaïque et pai-
sible du Briey d'autrefois, — le Briey d'avant la découverte et
Texploitation du célèbre « bassin. » Elle ne sortit que deux fois
de sa petite ville, d'abord pour un voyage en Alsace, puis pour
un autre en Prusse rhénane. Ce dernier surtout avait fait
époque dans sa vie. C'est ce qu'elle appelait, avec une intonation
respectueuse, « mon voyage aux bords du Rhin. » Sa troisième
grande sortie, ce fut pour s'en aller au cimetière rejoindre son
mari et ses enfans dans le caveau familial. Un autre déplace-
ment, dont elle parlait aussi, lui avait laissé des impressions
très vives : un court séjour à Hattonchâlel, berceau de sa
famille maternelle. Elle s'y rendit, non point pour contempler
le castel de ses aïeux, — elle n'avait aucune vanité nobiliaire,
— mais pour visiter des parens. Le milieu était assez pareil à
celui de Briey : il ne la dépaysait point, pas plus que celui de
Longuyon, de Metz et de Thionville, oîi elle allait fréquemment
chez des amis, des alliés ou des proches.
J'ai sous les yeux une aquarelle exécutée, du temps de
Louis-Philippe, par un amateur ami de notre famille, et qui
représente précisément cet antique domaine de La Solle où
naquit ma grand'mère. C'est un logis tout rustique d'aspect,
auquel donne accès une allée charretière, bordée d'un côté par
un jardin potager, de l'autre par une maison de ferme, des
granges et des écuries. Le faitage du mur qui enclôt le jardin
est garni de fascines. Vis-à-vis, contre le mur des écuries, on a
rangé un rouleau pour les semailles. Au fond, une maison
sans style, couverte de tuiles, à un seul étage, niais avec
d'importans greniers, peut-être des greniers à fourrage, si j'en
juge par la dimension des fenêtres. Le corps de logis, qui
semble fait de deux morceaux, est tlanqué d'une tourelle naïve
et débonnaire, plus semblable à un pigeonnier qu'à un donjon.
A côté de la tourelle, on voit des perches à houblons, déposées
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS. 831
en paquets contre la muraille, et dont l'extrémité dépasse les
volets du premier étage. Tout près, un puits campagnard, un
puits à manivelle avec son chaperon, son seau de bois, l'auge
pour les bestiaux. Le seul luxe, si l'on ose dire, la seule allu-
sion seigneuriale, c'est la coiffure en ardoise de la tourelle, —
on sait que, chez nous, l'ardoise anoblit, — puis les grosses
boules de pierre en têtes de quilles qui dominent l'angle du
mur de chaque côté de l'allée charretière et qui visent à donner
l'illusion majestueuse d'un portail.
Depuis cette époque déjà lointaine, La Solle a traversé bien
des vicissitudes. Elle a été vendue, bouleversée de fond en
comble. On a jeté par terre la vieille tourelle et son chapeau
pointu, remplacé le logis bonhomme par une bâtisse à préten-
tions. Aujourd'hui, au moment où j'écris, ce sont les Allemands
qui l'occupent — pour la troisième fois, depuis un siècle.
L'actuel propriétaire, un de nos parens, qui avait pieusement
racheté ce débris familial (1), a dû se réfugier en France, où il
attend patiemment l'heure d'être enfin en sûreté dans la maison
paternelle. Si j'en crois les nouvelles apportées par d'autres
réfugiés de notre pays, les envahisseurs ont coupé tous les
arbres de- La Solle, — des sapins gigantesques et magnifiques,
autant que je me souvienne. Deux pas plus loin, ils ont abattu
des noyers plusieurs fois centenaires, qui ont déjà leur légende
parmi nosLorraiips évacués. La maîtresse des arbres vénérables,
personne déjà vénérable elle-même, se serait jetée aux pieds de
l'officier prussien chargé de l'exécution, en demandant grâce
pour ces bons serviteurs. Le bourreau fut impitoyable. Trem-
blante, la pauvre dame dut assister, de sa fenêtre, à l'assassinat
de ses arbres. Mais au premier choc de la cognée, elle reçut un
tel coup au cœur qu'elle suffoqua et s'évanouit, tant et si bien,
qu'on vit le moment où elle allait passer. Quand ce fut fini et
qu'elle eut repris ses sens, les bûcherons barbares, par un raf-
finement de cruauté, vinrent lui réclamer, d'un ton gouailleur,
le prix de leur sinistre besogne.
Déjà en 1814, ils avaient menacé les vieux arbres de La
Solle. Au lendemain de la nouvelle invasion de 1870, ma
grand'mère aimait à rappeler leur arrogance, la brutalité de
leur ton et de leurs manières. Elle en avait conservé une sorte
II) M. Martial Bouvier de La Motte, à qui je dois tous les renseignemens
généalogiques dont je me suis servi dans les pages qui précèdent.
832
REVUE DES DEUX MONDES.
d'effroi que les violences toutes récentes des Allemands venaient
encore de raviver. Sans doute, dès cette époque de 1815, nos
grands-parens avaient dû envisager la perspective d'une
annexion prussienne, d'une incorporation de notre Basse-Lor-
raine aux pays rhénans. Nos gens de Briey, si réfraclaires à la
langue allemande, si moqueurs de tout ce qui sentait la lour-
deur ou la grossièreté germanique, durent peut-être alors se
préparer h la triste nécessité de parler la langue du vainqueur.
Toujours est-il que ma grand'mère avait gardé dans sa mémoire
, deux ou trois mots d'allemand, souvenirs un peu honteux de
l'invasion, qu'elle s'était empressée d'oublier pendant toute
cette longue période de sa vie, où il y eut un regain de sécurité
et même de gloire française, et qui lui revinrent en 1870,
lorsqu'il fallut de nouveau héberger des garnisaires teutons.
Elle n'avait pour eux que du dégoût, comme pour leurs pères
de 1815. En revanche, elle ne tarissait pas en éloges sur les
officiers russes, qui s'étaient montrés, disait-elle, beaucoup
plus humains et surtout plus polis que les Prussiens. Pour elle,
les Russes étaient des modèles de gentilhommerie, de courtoisie
toute française. D'ailleurs, ils affectaient de ne parler que le
français, au rebours des Allemands qui prétendaient imposer
leur odieux jargon. Quelques-uns d'entre eux furent très pro-
bablement les hôtes de La SoUe. Ce qu'il y a de sûr, c'est que
l'apparition de ces brillans cavaliers frappa vivement l'imagi-
nation de ma grand'mère. Cette Lorraine, de sens rassis, cette
bourgeoise assez froide et terre à terre, je ne l'ai jamais vue
s'animer un peu, sortir de son prosaïsme imperturbable, que
lorsqu'elle parlait des offlciers russes. C'était son petit roman-
tisme à elle, en tout cas l'unique rayon de poésie qui eût tra-
versé sa jeunesse.
L'existence n'avait pas dû être bien gaie pour elle dans ce
rustique manoir de La Solle, où elle était née en 1796, au
lendemain de la tourmente révolutionnaire qui venait de ruiner
et de disperser sa famille. Un de ses oncles avait dû émigrer.
Son grand'père, Adam de Fromeréville, qui fut inquiété pendant
la Terreur, eut beaucoup de peine à sauver sa vie; ce ne fut
pas pour bien longtemps d'ailleurs : il mourut deux ans après,
en 1795. Quant à son père, Jacques-François-Marie Bouvier
de Lamotte, lieutenant au régiment de Fort-Royal, elle ignorait
ce qu'il était devenu pendant la Révolution. Il dut se cacher
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS.
833
sans doute, soit à Hattonchâtel, soit dans les environs de Briey,
pour ne reparaître qu'après le Directoire. En tout cas, le courage
de son beau-père, qui, en pleine Terreur, n'abandonna point sa
maison de La Solle, lui valut de conserver ce suprême morceau
du patrimoine de sa femme, tout entier vendu comme bien
national. Mais cette propriété, avec la ferme attenante, était peu
de chose pour entretenir une famille de huit enfansi L'héritier
des seigneurs de La Solle dut se résigner à une situation des
plus modestes. Ses fils aînés s'engagèrent dans les armées de
l'Empire. Ses filles furent élevées avec une extrême simplicité,
si j'en juge par ma grand'mère, qui savait tout juste lire, écrire
et compter. Aucune culture littéraire, aucun art d'agrément.
On ne lui avait rien appris, en dehors du catéchisme, ce caté-
chisme impérial, qui fut, paraît-il, le cauchemar de son enfance,
tant il était compliqué, surchargé de préceptes révérencieux
louchant Sa Majesté l'Empereur et son auguste dynastie! Quand,
en 1872, on dut substituer, dans nos écoles, le catéchisme du
diocèse de Nancy à celui du diocèse de Metz, je me souviens
que je gémissais et que je me dépitais contre la longueur des
réponses. Sur quoi, ma grand'mère me rabrouait :
— Qu'est-ce que tu aurais dit, si tu avais été obligé, comme
moi, d'apprendre le catéchisme impérial!...
Ces notions de piété et une infinité de contes de revenans
composaient tout son bagage intellectuel. Mais de fortes tradi-
tions de famille compensaient ce manque de culture. Elle avait
gardé de sa première éducation un certain sens de la tenue, du
décorum, voire de l'élégance, et aussi le culte des belles rela-
tions. Dans le Briey somnolent et désœuvré de ce temps-là, on
se visitait énormément. L'existence se passait mêm(; tout entière
en visites. A l'époque de ma grand'mère, il s'y trouvait un
minuscule faubourg Saint-Germain, disparu depuiis longtemps
lorsque j'étais petit, et dont toutes les belles dames dormaient
au cimetière sous des plaques de marbre, où je m'évertuais à
déchiffrer les lettres dédorées de leurs noms. C'étaient toutes des
parentes ou des alliées de la famille : les de Lorme, les de
Maygret, les de Miscault. Je me souviens que mes tantes, dans
leurs conversations, rappelaient parfois le nom d'une vieille
demoiselle nonagénaire, depuis longtemps défunte, qu'elles
nommaient familièrement « Chouchette de Miscault!... » Choti-
chette, dans notre français local,, veut dire « frisette. » Et
TOME XL. — 1917. 53
834
REVUE DES DEUX MONDES*
je m'imaginais cette '( Ghouchetle de Miscault » comme une
petite vieille éperdument frisée, avec des yeux ronds en clous
de fauteuil et un minois folâtre... Enfin il y avait une autre
dame de Miscault, la comtesse d'Ollone, — dont le nom se
prononçait avec un accent de vénération toute spéciale.
Cette vénération, dont j'ai recueilli les suprêmes échos, ne
datait guèr<e que du second Empire. Si je me rappelle bien les
propos de mes tantes et grand'tantes, les bourgeois de Briey
n'avaient, sous le premier Empire et même sous la Restau-
ration, qu'une considération médiocre pour les derniers repré-
sentans de ces vieilles familles à demi ruinées. Et c'est peut-être
pourquoi ma grand'mère, marchant sur son vingt-quatrième
printemps, fut tout heureuse et tout aise d'épouser un simple
brasseur qui lui donna douze enfans et une aisance que l'on ne
connaissait plus chez ses parens. Elle quitta sa tour pointue,
son manoir de La Solle et le beau monde de la Ville-Haute,
pour descendre à la Ville-Basse (il fallait entendre de quel ton
dédaigneux on disait « la ville-basse )> chez les gens de la « ville-
haute! ») et pour s'installer dans une brasserie, sise au bord de
l'eau, à côté d'une tannerie et d'un moulin! Cependant elle ne
crut point déchoir. Le logis où elle entrait était peut-être plus
antique que celui dont elle sortait. Mon grand'père pouvait
étaler des quartiers de bourgeoisie infiniment respectables et
qui valaient '6ien les'quartiers de noblesse de sa femme. J'ai
vu, de mes yeux, dans une cave de la maison, une ancienne
croix votive encastrée dans la muraille et dont la dédicace
portait que l?tdite croix avait été érigée, en l'an de grâce 1694,
par un bisaïeul ou trisaïeul de mon grand'père, pour commé-
morer la réfe.ction de cette brasserie héréditaire.
Mais, même sans sa petite aisance et cette tradition bour-
geoise déjà longue, mon grand'père avait de quoi éblouir sa
fiancée. Outre ses avantages personnels, il était, dans le Briey
d'alors, ce qui s'appelle a une forte tête. » Bonapartiste
convaincu, il avait groupé autour de lui tous les libéraux de la
localité. Sous Louis-Philippe, la politique le mit très en vue :
ce qui lui permit d'arrondir considérablement sa fortune. Sous
le second Empire, ce fut le triomphe : il devint un des plus
fermes appuis du régime. Lorsqu'il mourut, en 1861, le sous-
préfet de Briey, M. Stéphen Liégeard, le délicat poète des
Abeilles d'Or, et, actuellement, l'unique survivant, je crois, des
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS.
835
anciens députés de la Moselle, écrivit à ma grand'mère une
lettre de condoléances, que j'ai conservée, et qui témoignait de
ia plus grande considération administrative pour cet exemplaire
serviteur de la bonne cause. Parmi nos reliques familiales, je
retrouve un ruban rouge strié de vert, dans une petite boîte
blanche, timbrée de l'aigle impériale, avec cette inscription :
Aux compagnons de gloire de Napoléon l^\ Cette décoration
aurait été remise, parait-il, à mon grand'père par le même
Stéphen Liégeard, sous-préfet, qui le traitait ainsi fort habi-
lement comme un vieux grognard, bien qu'il n'eût jamais été
que garde national et simple conscrit en 1814 ou 1815. Néan-
moins, il avait une fort belle allure militaire, qui ajoutait
encore à son prestige dans les milieux politiques. Les gens du
peuple l'avaient surnommé Fanfan, comme les La Fleur ou
les La Tulipe de la vieille armée. Il était adoré de ses ouvriers,
tous libéraux et bonapartistes qu'il avait enrôlés. L'un d'eux,
un vieux cocher nommé Doudou, ancien soldat, lui avait voué
le même fanatisme qu'à l'Empereur en personne : à sa mort,
il le veilla et il le pleura comme on ne pleure pas un maître.
Autoritaire, ayant le verbe haut et, dans toute sa personne,
un air dé commandement, ce bourgeois napoléonien était
consulté avec déférence, non seulement par les autres bourgeois
de la ville, mais par une foule de cliens éparpillés à dix lieues
à la ronde. Il était écouté comme un oracle par la famille de sa
femme, qui s'inclinait devant sa supériorité très réelle. A table,
dans les repas solennels, il présidait avec une majesté quasi
sacerdotale. Pour trancher les rôtis, il avait des gestes augustes
de sacrificateur. C'était le patriarche, à la fois roi et prêtre à son
foyer. Tous les soirs, agenouillé devant la haute cheminée de
la cuisine, que surmontait un crucifix de cuivre, entouré de ses
huitenfans vivanset de ses domestiques, il prononçait la prière.. ^
Complètement éclipsée par ce superbe époux, ma grand'mère
se confina dans ses fonctions de ménagère et de maîtresse de
maison. Cette brasserie où elle était descendue, peut-être à
regret, elle' y passa certainement les meilleures années de sa
vie, les plus exemptes de soucis, les plus comblées de félicités
matérielles. Cette vieille maison des aïeux a suivi le sort de la
Lorraine et de la France monarchique. Paisiblement transmise
de père en fils pendant des siècles, elle eut du mal à se remettre
des secousses de la Révolution et du premier Empire. Puis,
S36 REVUE DES DEUX MONDES.
après un éphémère éclat dans la première moitié du siècle, elle
sombra avec la défaite de 1870.
Jusqu'à la mort de mon grand-père, elle fut non seulement
un centre de réunion, mais de ralliement moral pour la famille.
Après lui, vint la dispersion et l'oubli des traditions anciennes.
Pour moi, je ne l'ai connue que dans sa décadence. Néanmoins
elle résumait à mes yeux d'enfant tant de vieilles choses éva-
nouies ailleurs, tant de vieilles idées et de vieilles habitudes,
qu'elle m'a laissé un souvenir ineffaçable. Je revois ses caves,
voûtées comme des cryptes de cathédrale et perpétuellement
inondées par les coulures des foudres et des cuves de fermenta-
« tion, ou par les rinçages des tonneaux. On s'y aventurait sur
des poutres branlantes, formant ponceau d'un bout à l'autre de
ces caves en enfilade, parmi les garçons brasseurs qui roulaient
des fûts ou qui trimballaient des arrosoirs d'eaii bouillante.
Ces garçons brasseurs, dont l'uniforme consistait essentielle-
ment en une paire de bottes et un tablier bleu, c'est une espèce
aujourd'hui disparue, véritables types d'anciens ouvriers cor-
poratifs. J'en ai connu un qui était au service de la brasserie
depuis soixante ans. Ils s'y succédaient de père en fils et ils y
étaient traités comme les enfans de la maison. On disait d'eux :
« Not' Jacques, not' Baptiste, » comme on disait de leurs jeunes
maîtres : « Not' Alphonse, ou not' Èniile. » La plupart étaient
de francs poivrots, aux moustaches toujours dégouttantes de
bière. Ils avaient leur tonneau à eux, avec un gros verre posé
dessus, où l'on buvait à discrétion du matin au soir. La tradi-
tion voulait que, lorsqu'on mettait un nouveau tonneau en
perce, tout le personnel de la brasserie s'offrît une saoulerie
complète. Et cela leur arrivait souvent de tarir un tonneau !
Métier débonnaire et, en somme, peu fatigant! Le plus
pénible pour les hommes, c'était, les jours de brassin (et l'on
ne brassait guère plus de deux fois par semaine), de porter la
hotte, une hotte de bois cerclée de fer comme un foudre et qui
servait à véhiculer la bière brûlante des chaudières aux» rafraî-
chissoirs. » Quelle bonne odeur exhalait la maison, ces jours-
là I Odeur laiteuse d'orge écrasée, odeur un peu âpre et sauvage
de houblon, qui m'apportait, dans une buée chaude, une vision
naïve des grandes plaines d'Alsace. Je me représentais l'Alsace
sous l'aspect d'une immense chaudière fumante, où des paysans
en culottes courtes, comme dans les images d'Epinal, déver-
LES BONNES CENS DE CHEZ NOUS. 837
saient continuellement des pannerées de houblon. Cet âpre
parfum me poursuivait dans les greniers, où les balles de hou-
blon, sangle'es dans leurs bâches, comme de grosses cuisinières
allemandes dans leur corset, attendaient leur tour d'être préci-
pite'es dans la chaudière. Puis c'étaient les greniers à orge,
orge en sac, orge étalée, qui, après maintes manipulations,
arrivait dans l'enfer de la touraille, — la touraille avec les
larges yeux rouges de sa fournaise sans cesse bourrée de houille,
avec son ronflement perpétuel et sa rauque respiration de
monstre, qui hallucinait mon imagination puérile. La four-
naise, à travers d'énormes tubes en spirale, envoyait sa chaleur
jusqu'à une chambre métallique, où l'orge, soumise aune tem-
pérature torride, arrêtait une germination artificielle commen-
cée dans les vastes salles cimentées des « germoirs. » Le garçon
chargé de la retourner à l'aide d'un râteau était nu jusqu'à la
ceinture. Quand il sortait de là, par une petite porte en fer, la
face livide, l'air hâve et squelettique, enveloppé dans un
grand linge blanc pour étancher la sueur de tout son corps,
j'avais un petit frisson de terreur : c'était, pour moi, la résur-
rection de Lazare...
Du temps de mes grands-parens, lorsque la machinerie était
encore dans l'enfance, la brasserie exigeait ainsi une main-
d'œuvre considérable. La maison était une ruche bourdon-
nante, plei«ne d'un va-et-vient de tous les instans. C'est ainsi
que ma grand'mère se trouvait forcément en contact avec une
domesticité nombreuse : servantes, couturières, ravaudeuses,
repasseuses, garçons brasseurs, valets d'étable et d'écurie. Sui-
vant un vieil usage très fraternel et très chrétien, les domes-
tiques non mariés mangeaient à la table de famille, que prési-
dait le maître du logis. C'étaient de belles tablées. Outre la
<( maison » proprement dite, on y voyait aussi des cliens, gens
de la campagne ou petits propriétaires, des commis voyageurs
ou des marchands d'orge et de houblon, ces derniers toujours
Alsaciens et considérés comme des amis, presque comme des
parens, tellement les relations commerciales qu'on entretenait
étaient cordiales, affectueuses, scrupuleusement honnêtes. Elles
se perdaient dans la nuit des âges. Les Schott de Strasbourg
fournissaient notre brasserie depuis un temps immémorial.
D'autres maisons strasbourgeoises étaient unies à la nôtre par
d'antiques liens d'amitié. En reconnaissance de l'hospitalité
838 IXEVUE DES DEUX MONDES.;
qu'ils y recevaient, ces vieux amis ne manquaient point d'en-
voyer un pâté de foie gras pour les grandes fêtes de l'année.
Mon grand-père seul en mangeait, au milieu de l'admiration
religieuse des convives... Et Ton voyait enfin à cette table de
jeunes Allemands de la Prusse rhénane qui venaient apprendre,
chez nous, leur métier de brasseurs et s'initier aux élégances
de la civilisation et de la langue françaises.
Evidemment, je n'ai point pris ma part de ces agapes
patriarcales; je n'ai connu ni les habitués ni les hôtes de la
brasserie. Mais, pendant les veillées d'hiver, à l'époque de ma
petite enfance, ma grand'mère aimait à m'entretenir de ce
vieux temps, qui, encore une fois, fut assurément le meilleur
de sa vie. Au lendemain de l'invasion de 1870, alors que la
frontière rétrécie, si proche alors de nos foyers, nous donnait
comme une sensation d'étoulîement, les souvenirs de l'aïeule
m'ouvraient des perspectives sur une France immense et glo-
rieuse, qui ne finissait qu'au Rhin. Pour elle, Saarbruck, Kai-
serslautern, Trêves, Coblentz étaient des noms aussi familiers
que ceux de Metz et de Thionville. Et malgré les récentes hor-
reurs de la guerre allemande, les gens qu'elle connaissait là-bas
n'évoquaient à ses yeux que de bons et loyaux visages, des
réceptions charmantes, des parties de plaisir égayées de danses
et de musique sentimentale. Elle y avait entendu parler notre
langue, acclamer notre pays... Mais surtout, ce que je retrou-
vais dans les conversations de ma bonne femme de grand'-
mère, c'était l'écho mourant de tous les langages qui se par-
laient, depuis des siècles, dans ces contrées riveraines de la
Moselle : mots paysans, mots bourgeois, idiotismes provinciaux,
élégances falotes de petits hobereaux ou de petits robins de
bailliage, elle avait recueilli tout cela dans son entourage, sans
y rien ajouter du sien. Sa mémoire était une plaque stricte-
ment réfléchissante, que nul reflet d'imagination ne troubla
jamais. De même que la mère Gharton était un vivant réper-
toire du parler de Spincourt et de la Woëvre, ma grand'mère
oITrait le vocabulaire le plus complet que j'aie connu de notre
langage briotin et bas-mosellan.
*
Les Allemands prétendent que tout l'idéal de leurs ver-
tueuses ménagères est enclos dans ces trois mots : « Kinder,
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS. 839
kirche, kûche: les enfans, l'église, la cuisine. » Nos Lorraines,
même celles des régions à dialectes germaniques, eussent
d'abord protesté contre ce rapprochement aussi lourdement
matériel qu'irrévérencieux de l'église et de la cuisine, et ensuite
eussent déclaré la triple formule trop étroite pour leur usage.
Les soins du ménage, auxquels elles se donnaient avec un beau
zèle, ne les empêchaient point de songer à leurs devoirs de
sociabilité et, en général, à tous les plaisirs mondains. La
cuisine, — certes admirablement outillée et fournie, en ses
armoires, d'une foule de choses succulentes et de réserves
copieuses, — ne faisait pas oublier le salon. Enfin, pour ce qui
est de l'église, ces dames n'eussent point manqué de dire :
« De la religion, oui, sans doute, c'est excellent! Mais pas trop
n'en faut. »
Telle était l'opinion de ma grand'mère. Elle non plus n'était
nullement dévote. C'était le cas, d'ailleurs, de la plupart des
femmes élevées sous le Directoire et le premier Empire : leur
éducation religieuse avait été bien négligée. J'ajoute que, dans
le milieu d'oii elle sortait, ce petit monde provincial de noblesse
parlementaire, militaire surtout, on était généralement voltai-
rien. J'attribue à l'influence de mon bourgeois de grand-père,
homme profondément religieux, la régularité et la correction
que ma grand'mère apportait dans ses pratiques de piété. Habi-
tuellement, elle assistait à la grand'messe du dimanche, avec
son mari et tous ses enfans, et elle suivait l'office dans un
superbe missel en maroquin vert et à tranches dorées, que j'ai
retrouvé plus tard, au fond d'un secrétaire, à une époque où
elle ne pouvait plus s'en servir, les caractères étant trop fins
pour ses yeux. Ce livre somptueux, qui datait du xvin« siècle,
avait dû être acheté dans une vente, ou transmis par héritage.
Je vois encore le nom de la première propriétaire, tracé d'une
encre jaunie et d'une belle écriture diplomatique, toute fleurie
de boucles, sur la page de garde : « Pierron la Cadette. » Le
texte pieux était précédé d'une approbation de (( IMgrdeCroy,
évêque de Metz et prince du Saint-Empire romain germa-
nique, )) le tout timbré de ses armes et publié chez Alcan
(ou CoUignon?), libraire de Monseigneur, à l'enseigne Aq La
Bib/r d'or.
Pendant les dernières années de sa vie, la pauvre femme,
devenue presque impotente, se faisait néanmoins un devoir
840 REVUE DES DEUX MONDES.
d'assister aussi régulièrement qu'elle le pouvait à la messe de
onze heupes. Mais épuisée par cet efTort, elle lisait les vêpres
dans son fauteuil. Ces raisonnables satisfactions une fois accor-
dées à sa conscience et aux usages, elle ne s'occupait plus du
tout des choses de l'église, sinon lorsqu'il s'agissait de quelque
office ou service solennel à l'intention des défunts de la famille.
Ces fondations pieuses tenaient une grande place dans les
préoccupations testamentaires, comme dans l'existence de toute
une confrérie de vieilles demoiselles, qui semblaient n'avoir
d'autre raison d'être et d'autre emploi au monde que d'assister
aux messes des morts. Le dimanche, au prône, le curé ou les
vicaires, avant de commencer leur sermon, annonçaient une
longue kyrielle de ces offices funèbres, et l'on entendait ainsi
hebdomadairement rappeler des noms de paroissiens enterrés
depuis plusieurs siècles, dont personne ne se souvenait, dont
les familles mêmes étaient depuis longtemps éteintes. Pendant
une partie de mon enfance, j'ai été obsédé par une de ces ren-
gaines dominicales qui revenait inexorablement à la fin du
programme liturgique :
— Samedi, messe de fondation, pourM.Flayelle et son épouse.
Ma grand'mère elle-même ignorait qui étaient ce « M. Flayelle
et son épouse, » et moi je les aurais volontiers donnés au diable.
Ce n'est que bien longtemps après que j'ai senti tout ce qu'il y
avait de touchant et de profondément humain dans cette cou-
tume de la commémoration des morts. On peut trouver seule-
ment que certains morts privilégiés abusaient un peu trop de
l'attention et de la charité de leur prochain. Sans les spolia-
tions de ces dernières années, je suis sûr que, jusqu'à la consom-
mation des temps, les chrétiens de Briey eussent entendu,
chaque dimanche, tinter à leurs oreilles les noms de « M. Flayelle
et de son épouse. »
*
* *
Tout cela intéressait médiocrement ma grand'mère. Elle
avait, au logis, d'autres chats à fouetter, — et d'abord une
ribambelle d'enfans. En ayant eu douze, elle savait, comme on
dit, ce que c'est que d'avoir des enfans et surtout de les élever.
Il lui fallut, pour cela, des trésors de patience, dont ses filles
s'émerveillèrent plus tard. Et c'est peut-être pour cela, parce
que les bambins ne représentaient à ses yeux que de la peine
Les èônnês gens de ciie;^ Noiîâ. S41
et de l'ennui, qu'elle était si peu tendre au jeune âge. D'ailleurs
elle avait reçu la vieille éducation classique, — l'éducation tra-
ditionnelle de nos pères, non encore amollie de sentimentalité
romantique. Que c'est curieux ! A l'époque où les parens
n'aimaient guère les enfans, ceux-ci foisonnaient. Quand, après
Victor Hugo, on s'est mis à les adorer, pour ne pas dire à
les diviniser, on en a eu de moins en moins. L'amour des
enfans était devenu de la littérature. Toujours est-il que mes
oncles et mes tantes — principalement mes tantes — furent
très sévèrement élevée. Quand ma grand'mère adressait la parole
à l'une de ses filles, elle lui disait : <( Mademoiselle ! » d'un ton qui
donnait à l'interpellée la conscience immédiate de son néant.
Elle se montrait extrêmement distante avec elles et ne les
tutoyait jamais. Plus tard, par une adaptation spontanée aux
usages, elle tutoya ses petits-enfans, et son vieux cœur s'atten-
drit si bien pour eux qu'ils eurent beaucoup de peine à com-
prendre le récit de ses rigueurs passées.
Si peu sentimentale qu'elle fût en matière d'éducation pué-
rile, elle se piquait, en tout cas, de s'y connaître. L'hygiène des
nouveau-nés n'avait pas de secrets pour elle. On la consultait
là-dessus comme un oracle. D'ailleurs, pour toutes les maladies
elle connaissait une foule de recettes et de thérapeutiques que
les vieilles bonnes femmes de notre pays s'étaient léguées d'une
génération à l'autre et où les onctions d'huile et de saindoux,
les cataplasmes, les embobelinemens d'ouate et de coton jouaient
un rôle capital. Pour l'emmaillotage des bébés, elle appartenait
à l'ancienne écol'e qui ligotait le nourrisson dans ses langes
comme une momie d'Egypte dans ses bandelettes. D'a[)rès elle,
celui-ci n'était jamais assez roidement entravé. Elle disait aux
bonnes :
— Serrez-moi bien les lurelles de cet enfant-là!
Les lurelles, c'étaient les langes. Et elle n'avait de cesse que
lorsque le poupoa était transformé en un paquet rigide et tout
d'une pièce, comme un cervelas de Pâques.
Les rhumes infantiles étaient redoutés par elle à l'égal d'une
catastrophe. Pour éviter les refroidissemens et jusqu'aux
moindres changemens de température, elle nous faisait affubler,
pour dormir, de robes de nuit ouatées et capitonnées. Nos jambes
étaient emprisonnées dans des sacs de flanelle, qu'elle appelait
des « jambières » et nos pieds lutinaient, sous les couvertures,
842
REVUE DES DEUX MONDES.
dos briques ou des cruchons brûlans, qu'on plongeait, tout
habillés de linges, entre les draps.
Au printemps ou à l'automne, le temps qui, partout ailleurs,
est assez variable, devient facilement très aigre et même glacial
en Lorraine. Quand nous rentrions de promenade, trempés par
une averse soudaine, ma grand'mère s'affolait à la pensée de
toutes les coqueluches qui pouvaient fondre sur nous :
— Je vous demande un peu I Les voilà tout « puransi » Pas
un fil de sec!. . Changez-les vite, Joséphine!
Et on nous déshabillait des pieds à la tête. On faisait chauffer
nos bas de laine devant le fourneau de la cuisine, avant de nous
les enfiler. Inutile de protester. Ma grand'mère était inflexible
sur ce chapitre. Convaincue, suivant le vieil adage médical,
qu'il vaut mieux prévenir le mal que le guérir, elle ne voyait
partout que rougeoles et scarlatines, spectres hideux qui
rôdaient autour de nos petits lits. Aucun soin, aucune minutie
n'étaient superflus pour les conjurer ou les mettre en fuite...
Au fond, malgré sa dureté apparente et sa sévérité, elle ne
s'intéressait qu'aux enfans, non seulement aux siens, mais à
ceux des parens, des amis, de tout le voisinage. Gomme une
bonne fermière qui épie anxieusement les couvées, elle se pas-
sionnait pour les naissances, était assidue aux caquets de l'accou-
chée, attentive à la croissance des nouveau-nés et elle s'émer-
veillait de les voir grandir, comme d'un miracle ravissant et
toujours nouveau. Elle avait des mots pour tous les âges et
toutes les transformations des bambins, pour tous leurs gestes
et tous les menus événemens de leur existence. Le bébé qui
commençait à essayer ses petites jambes était pour elle un
trotrot :
— Regardez-moi ce petit « trotrot ! » Un vrai Jésus !
Plus tard, quand l'enfant étrennait ses premières culottes et
usait ses premiers souliers, elle s'ébahissait, des progrès de sa
malice et de la scélératesse de ses u avisions. » A chaque méfait
du polisson, elle jetait les hauts cris :
— De quoi je me mêle ! Un u bottré » de cet âge-là !
J'imagine qu'un « bottré » devait être, dans son idée, un
gamin pas plus haut que la botte. Mais l'étymologie de ces
vieux mots est très difficile à retrouver. Elle en avait uii, par
exemple, qui est encore inexplicable pour moi, mais qui était
singulièrement expressif, — pour désigner la fillette déjà montée
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS.
843
en graine, quelque peu minaudière et prélenLieuse, qui se pousse,
tant qu'elle peut, afin de grandir sa petite taille :
— Avez-vous vu ce petit « pinéguet ? » s'exclamait ma
grand'mère d'un ton narquois. Qui est-ce qui m'a bâti un
« pine'guet » de cette espèce-là?
Rien que la façon pincée dont elle prononçait ce mot de
« pine'guet » évoquait toute la prétention de la jeune mijaurée
et son effort désespéré pour hausser la plume de son chapeau
et conquérir l'attention des grandes personnes. Il lui arrivait
même quelquefois d'employer le patois des gens de la campagne,
quand elle ne savait comment exprimer" son aversion pour la
figure de certains nourrissons mal venus :
— Oh ! le peut' offant ! disait-elle, en se voilant la face.
« Le vilain » ou « le hideux enfant » ne traduirait pas tout ce
que cette expression campagnarde signifie de laideur grossière
et triviale. Et de même, les mots du vocabulaire français
échouent à traduire les variétés de pleurnicheries enfantines
que nos mots lorrains exprimaient d'une façon si vive et si
directe. Ma grand'mère ne s'y trompait jamais, elle appelait
les choses. par leur nom. C'est ainsi qu'elle disait, lorsque nos
sanglots s'achevaient dans une sorte de geignement sourd et
continu :
— Auras-tu bientôt fini de « hogner? »
« Hogner » ce n'était pas précisément grogner, ni pleurer
ni sangloter; mais c'était un peu de tout cela. Et il y avait
aussi « chigner » qui voulait dire encore autre chose. « Chi-
gner » c'était pleurer pour rire, pour apitoyer une grand'maman
inexorable. Ce n'était ni sérieux, ni honnête. Aussi nous décla-
rait-elle de son air le plus farouche :
— Je ne veux pas de a chigneurs » ni de « chigneuses » au
logis 1
Mais pour le coup, elle sortait hors de ses gonds, lors-
qu'elle nous entendait pleurer, en poussant des cris aigus,
comme gorets conduits en foire :
— 11 n'y a pas de bon sens de « pincher » comme çaî...
Allons 1 que ce soit fini ! Et torchez vos yeux !
Car « pincher, » ce n'était pas seulement pousser des cris
perçans, mais c'était grincer comme une corde de violon faus-
sée, c'était racler atrocement les nerfs de notre pauvre grand'-
mère. Pourtant elle ne se fâchait pas, ou si peu qu'il fallait
844
REVUE DES DEUX MONDES
vraiment que ce fût, comme on disait à Briey, pour « faire
mention. » On aurait cru qu'avec les années elle avait perdu
jusqu'à la faculté de s'émouvoir, elle qui, autrefois, était si peu
endurante, qui s'exaspérait contre ses filles, lorsque celles-ci
plaquaient des fausses notes sur le piano, en estropiant les
morceaux simplets de la méthode :
— Victorine, finissez I Vous me sciez le dosl Vous ne faites
que « holquinerl »
Mais ces accès d'humeur n'étaient plus, de mon temps, qu'un
souvenir historique déjà si lointain que je n'entrevoyais que
confusément ce que pouvait bien signifier, dans la langue de
ma grand'mère, ce mot de « holquiner. » Il fallait que nous
eussions été bien méchans pour qu'elle levât le bout de sa
canne, en grondant d'une voix cassée :
— Ahl matin I Je te « gûgne! »
A la messe, lorsque nous étions dissipés, ou lorsque nous
nous faisions remarquer en tournant continuellement la tête,
celle-ci, qui occupait le premier banc derrière le nôtre, nous
« gùgnait, » pour nous obliger à nous tenir tranquilles : ce
qui se réduisait à nous donner une légère tape sur la nuqye
avec le dos de son paroissien. Ses corrections étaient des plus
bénignes. Et cependant, par habitude, elle tonnait contre le
(( libertinage » des enfans, et elle les menaçait d'une « hous-
sine » imaginaire, qui, du moins pour nous, ne sortit jamais
du hangar aux fagots. Quelquefois aussi elle criait du ton le
plus impressionnant :
— Si vous continuez à être libertins, vous aurez pour goûter
une « tartine à la gaille! »
Dans notre patois lorrain, une « gaille » c'est une chèvre.
Cela, je le savais. Mais qu'est-ce que pouvait bien être cette ter
rible punition de « tartine à la gaille » dont nous épouvantait le
courroux de notre aïeule? Longtemps, je m'imaginai que c'était
être condamné à manger son goûter dans l'élable des chèvres.
A dessein, pour nous terroriser, ma grand'mère évitait de pré-
ciser ce vague épouvantail. Ce n'est que plus tard que j'en eus
le fin mot par mes tantes, qui, elles, en avaient tàté : « la tartine
à la gaille » consistait en un morceau de pain sec trempé dans
de l'eau, et saupoudré de quelques grains de sel. En somme,
la pénitence n'était point si dure.
Il en était de cela comme de tous les châtimens que la
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS^ 845
pauvre vieille promettait à notre turbulence, et qui n'étaient
guère qu'en paroles. Elle se retranchait derrière l'autorité de nos
parens et de nos maîtres :
— Puisque c'est ainsi, disait-elle, je te ferai donner un
•'' ratrot » par ton professeur I... Ah I tu peux préparer tes
culottes!
Un (( ratrot ! » De même que les « tartines à la gaille, » je
n'ai jamais su au juste ce que c'était. Il n'en est pas moins
vrai que la crainte du « ratrot » fut encore, pour tous les bam-
bins de ma génération, le commencement de la sagesse. Gela
se réduisait probablement à une simple semonce plus ou moins
véhémente, selon la gravité des cas. Ainsi, par exemple, quand
nous rentrions avec une bosse au front ou un coup de griffe à
la joue, le « ratrot » était aussi infaillible que la compresse,
mais d'un pathétique très mitigé. Ma grand'mère criait (car
toute sa vie s'est passée à crier contre Pierre et Paul) :
— C'est bien fait I Tu n'en a pas moitié I...
Elle voulait dire : moitié de ce que nous méritions. L'expres-
sion était d'ailleurs susceptible d'une foule d'applications. Une
personne -de nos amies s'était-elle conduite de façon un peu
trop fantaisiste ou sentimentale, et en avait-elle été punie par
des déboires, des humiliations, des pertes d'argent, elle pronon-
çait avec une juste, sévérité :
— C'est bien fait ! Elle n'en a pas moitié !
Elle surveillait notre tenue et particulièrement notre atti-
tude à table, mais la rigueur de ses principes avait bien fléchi,
depuis l'époque de ses propres enfans. Néanmoins une foule de
choses restaient défendues. On ne devait pas avoir l'air éval-
tonné, c'est-à-dire prendre des allures d'indépendance ou d'in-
subordination. On devait éviter la négligence dans sa mise :
« Te voilà fait comme un sottré I » était le reproche ordinaire
qu'elle adressait aux bambins ébouriffés et mal vêtus. Le
<( sottré » est, parait-il, d'après nos légendes lorraines, le lutin
qui, dans les écuries, s'amuse à emmêler les crinières ou les
queues des chevaux, à brouiller l'orge avec l'avoine dans les
coffres, ou dans les picotins. Bref, un enfant u fait comme un
sottré » ne pouvait être, dans les idées de ma grand'mère, qu'un
modèle de désordre scandaleux. Elle critiquait non seulement
nos costumes, mais jusqu'à nos coiffures et jusqu'à la coupe de
nos cheveux. S'ils étaient secs et hérissés, elle déclarait qu'a il
846 REVUE DES DEUX MONDES.i
n'y avait pas de bon sens d'avoir des cheveux hursus dans ce
goùt-là. » S'ils e'taient trop courts, on avait l'air d'un pigeon"
capucin; trop longs, on ressemblait à un curé ou à un maître
d'école.
Mêmes critiques pour le boire et le manger. D'après elle, les
enfans devaient déjeuner d'une assiettée de (( mitonnade » (c'est
ainsi qu'elle appelait la panade) ; le café au lait était déclaré
débilitant et elle blâmait nos parens de nous en laisser prendre.
Nous ne devions être ni « narreux » ni « nâchons, » c'est-à-
dire ne pas faire les dégoûtés, ne pas rechigner sur la nourri-
ture, ne pas la gâcher non plus. Une côtelette « toute dénâ-
chonnée » était une côtelette abîmée, massacrée par nos petites
mains maladroites. Nous ne devions pas mettre trop d'eau dans
notre vin, — autrement ce n'était plus qu'une « aouée, » — ni
répandre par terre les miettes de notre pain : cela s'appelait
(( faire des grémiottes, » — ni avaler notre potage par trop
petites cuillerées : cela s'appelait « cueilleroter, » — ni « tri-
ger » les asperges, c'est-à-dire les presser avec nos doigts, pour
en exprimer le jus. Enfin, quand nous n'étions pas exacts pour
l'heure du dîner, l'excellente femme nous avertissait, en pre-
nant sa grosse voix, que, la prochaine fois, nous trouverions
« le torchon au pot. » Ou bien, pour nous attraper, ou décevoir
notre gourmandise, elle nous annonçait comme dessert u un
petit rien entre deux plats. » Là-dessus mon imagination tra-
vaillait. Ce « petit rien » était pour moi une friandise extraor-
dinaire, qui se servait dans un plat spécial soigneusement
recouvert d'un autre plat, pour en conserver tout l'arôme...
♦
* *
Laveuses, qui, dès l'heure où l'Orient se dore,
Chantez, battant le linge aux fontaines d'Andorre I
Seul, le poète de la Légende des Siècles a pu percevoir les
chants mélodieux des laveuses d'Andorre. Avec plus de vrai-
semblance, Homère compare le ramage des servantes, dans
VOdi/ssée, aux jacassemens insupportables des grues du Caystre.
Nos laveuses, à nous, ressemblaient fort à ces servantes homé-
riques. Nul n'a jamais entendu leurs chants. Mais, telles des
oies criardes, elles faisaient, autour de leur lavoir, une rumeur
perçante qui se répandait au loin. Cette rumeur, scandée par
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS., 847
les coups des balloirs, expirait soudain dans la ferveur et le
vacarme du battage, pour reprendre bientôt sur un ton plus
aigu, en un ensemble assourdissant, comme dans les basses-
cours, lorsque tout à coup, sur un signal mystérieux, toutes les
volailles se mettent à s'égosiller de concert. Puis, cela retom-
bait, et l'on ne distinguait plus que le roulement des battoirs
qui sonnaient sur les planches comme un temps de galop sur
une piste sonore. Lorsque, petits garçons, nous traversions le
Pont-Rouge, d'où nous dominions les baquets de nos laveuses,
nous ne manquions jamais d'imiter le sifflement des oies, pour
narguer ces bavardes infatigables : ce qui nous valait une
bordée d'injures et la menace d'une fessée par les terribles
battoirs, brandis contre nous au bout de poignets vigoureux.
Mais nous les « bisions » de plus belle, en fuyant à toutes
jambes.
« Biser, » c'était se croiser les deux index et se les passer
l'un sur l'autre, en sifflant et en tirant la langue, à la façon
des jars en colère. Ce petit manège avait le don de mettre en
fureur ces chères laveuses, comme une allusion personnelle qui
les couvrait de ridicule. De fait, j'ai revu plus tard une de ces
vieilles braves femmes, toute cassée, toute ridée, toute bran-
lante. Mais, dans cette décrépitude, sa redoutable langue de
laveuse était restée vivace et gaillarde. Pareille à un dard, elle
sortait à demi de la bouche édentée, prête à transpercer quel-
qu'un de sa pointe acérée. D'avance, elle en frétillait d'aise, et,
rouge, marinée, recuite dans les petits verres d'alcool, elle
Hambait encore comme un brandon de discorde.
Cependant, ces rudes travailleuses, dont nous nous moquions,
étaient fort considérées de nos mères. C'étaient des personnages
d'importance, indispensables à l'économie domestique. Les
lessives, qui n'avaient lieu que deux fois par an et qui suppo-
saient des armoires bourrées de linge, devenaient de véritables
solennités du foyer, dont les laveuses étaient les humides prê-
tresses. On s'assurait leur concours longtemps d'avance. Jl y
fallait déployer une véritable diplomatie. Quelquefois, on se les
débauchait mutuellement. Enfin, c'était toute une affaire que
de les réunir au complet pour le jour dit : c'est pourquoi on les
flattait, on les circonvenait, on les comblait d'attentions. Aussi,
quelle joie et quel orgueil, quand on pouvait annoncer à ses
connaissances :
S48 fiEVUË DES DEUX MÔNÛËS.1
— Vous savez, je fais ma lessive, lundi prochain... Quel
tracasi Pensez I j'ai huit femmes!
Quand on avait douze femmes, cela devenait tout à fait admi-
rable. Les gens sortaient sur le pas de leur porte, pour admirer
la pompe du défile', lorsque les douze laveuses, ruisselantes et
ployées sous leurs hottes, comme des cariatides, remontaient la
grand'rue, l'une derrière l'autre et à pas comptés. On disait
avec un frémissement d'émotion respectueuse :
— C'est la lessive de M'"^ Une Telle 1...
Et, après avoir dénombré les figurantes de cette procession
aquatique :
— Pensez! il y a douze femmes I...
Soûffiant comme des bêtes de somme, les porteuses de hottes
atteignaient enfin le logis, terme de leurs fatigues. On les
attendait dans la cuisine, où d'immenses tables étaient prépa-
rées pour l'étendage et le pliage du linge. Si ces dames étaient
en retard, à peine osait-on y faire une allusion timide, tant on
avait peur de les courroucer! On était plein de prévenances
pour elles, on les appelait par leurs prénoms, en y mettant une
nuance affectueuse :
— C'est vous, Zazette? Vous en avez, une bottée sur le dos!...^
Ah! l'intrépide !
Ou bien on affectait de les plaindre :
— Ma pauvre Lalie, comme vous voilà « hodéel... » Et
vous, IVIarguerite, vous êtes « crantée... » Mélanie, vous n'en
pouvez plus : vous en avez plein vos traits !
En effet, — la comparaison tombait juste, — ces laveuses
étaient fortes comme des chevaux. Dès qu'elles avaient déposé
leurs hottes, on leur versait à chacune un plein verre de vin.
Puis venait un repas copieux. Elles engloutissaient la nourri-
ture : des miches entières y passaient. Enfin, après le café, on
leur donnait « la goutte. » Nul ne s'entendait comme elles à
siffler un petit verre. Leurs langues affilées s'insinuaient dans les
vases les plus étroits et y tarissaient l'eau-de-vie de marc avec
une pi'omptitude merveilleuse.
Ma grand'mère, débordée par le souci de ses enfans, ne
pouvait apporter à ces cérémonies ménagères l'intérêt et la
passion qu'y mettaient les personnes oisives. C'est tout au plus
si elle se préoccupait de faire solidement établir dans la buan-
derie, sur des cales exclusivement réservées à cet usage, le
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS.i 849
grand cuveau à lessive, quelquefois flanqué d'un récipient plus
petit, qu'elle appelait, sans nulle déférence, le « cuvion ovale. »
De même pour la cuisine et tout le ménage : elle se voyait
obligée d'en abandonner le soin aux servantes. L'essentiel, à
ses yeux, c'était que les rôtis ne fussent point tropu rameuchis, »
ou encore « happés » par la chaleur âpre du four, ou enfin les
légumes trop « débrôlés. » Elle ne raffinait pas non plus sur le
soin du linge et des appartemens. Pourvu qu'il n'y eût pas de
« frandouilles » aux serviettes, ni de « minons » sous les
meublés, — c'est-à-dire ni effilochages, ni duvet, elle se tenait
pour satisfaite. Des meubles solides et carrés, — les commodes
Empire avec leurs pesantes applications de cuivre, les lits en
bateau de l'époque Louis- Philippe avec leur placage d'acajou
bien luisant, contentaient tous ses désirs de luxe et de magni-
ficence. D'ailleurs, les bibelots n'étaient pas de son temps. Quand,
vers la fin du second Empire, ils commencèrent à envahir les
maisons bourgeoises, elle ne cessait de pester contre ces inu-
tilités sans valeur, qui lui dérangeaient son esthétique :
— Enlevez-moi ces « totés ! » disait-elle à ses filles : ce ne
sont que des ramasse-poussière!
Dans sa brasserie, elle avait tant à faire, à surveiller, à com-
mander, à gourmander, qu'il ne lui restait vraiment plus de
loisir pour les vaines élégances. Outre sa maison, il lui fallait
encore s'occuper des remises, des jardins, du pigeonnier, de la
basse-cour, qu'elle nommait la « quênerie. » Au milieu de tous
ces tracas, ses seuls momens de récréation étaient les jours où
elle avait la repasseuse, ou la couturière. Celles-ci étaient deux
fonctionnaires attitrées de la maison, où elles venaient à jour
fixe. La couturière surtout, — une parente pauvre, — faisait la
joie de ma grand'mère. Elle lui contait tous les cancans de la
ville, lui apportait des nouvelles de tout le pays environnant,
tant ses relations étaient étendues et brillantes! Nul n'était ferré
comme elle sur les généalogies, les alliances, les héritages.
Elle annonçait les morts, généralement dues à une congestion :
— Vous ne savez pas?... M™^ Z... vient de mourir d'une
attaque. Ce sont les X... qui héritent : les Y... n'auront rien !...
Et, sur le récri de ma grand'mère, elle prononçait péremp-
toirement :
— Eh bien! oui, n'est-ce pas? ils ne sont pas du même
« toquage ! »
TOME XL. — 1917. S4
850 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette excellente Delphine! (c'était le nom de cette incompa-
rable couturière), je l'ai très peu connue. Mais j'ai sous les yeux
une photographie qu'elle s'était fait faire, — à Metz, chez Oulif,
peintre-photographe, rue des Jardins, — désireuse de léguer à
la postérité une image agréable de sa personne... Devant une
table à colonnes torses et un pan de rideaux somptueux, elle
minaude dans une jupe de soie noire à manches « engageantes »
et à manchettes de mousseline bouffantes, le corsage boutonné
jusqu'au menton, sous un petit col blanc, que ferme une broche
en camée. Une de ses mains est appuyée sur le creux de son
estomac, et l'autre, négligemment, tient une fleur et un mou-
choir de dentelle déployé...
Ma grand'mère aimait beaucoup cette vieille fille, qui savait
si bien conter les histoires. En récompense de ses commérages,
elle lui faisait préparer des petits plats. Elle la choyait, la
dorlotait. Car non seulement celle-ci déjeunait et dinait à la
maison, les jours où elle y travaillait, mais, à quatre heures,
selon l'expression consacrée, elle « recinait. » Quand elle avait
défilé son chapelet de nouvelles, ma grand'mère lui disait d'un
petit air affriolant :
— Delphine, je vous ai fait faire une surprise pour le
goûter... Vous aurez des « gamirons! »
Les « gamirons » étaient une espèce de beignets, que je
crois bien n'avoir jamais mangés qu'à Briey et chez ma grand'-
mère, laquelle en détenait la recette depuis longtemps perdue,
comme le nom lui-même de cette friandise. On les apportait
tout chauds, sortant de la poêle, sur une « volette » d'osier.
Et je vois encore Delphine, la couturière, tout en croquant ses
« gamirons, » tapoter son corsage pour en expulser les miettes
et passer une langue gourmande sur ses lèvres duvetées et
blanches de sucre...
*
* *
Comme les femmes du xviii^ siècle qu'elle avait connues,
ma grand'mère adorait la conversation, non pas le papotage
féminin, qui est de toutes les époques et de tous les milieux,
mais la conversation grave, cérémonieuse, celle pour laquelle
on s'habille, on se met en frais et en représentation, pour
laquelle enfin on « est sur son pied. » Etre sur son pied, c'était
être en grands atours et en parade, comme des poupées habillées
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS. 851
sur le pied de bois qui les maintenait debout derrière la vitrine
des marchands de jouets. A Briey, on salonnait énormément,
en ce temps-là, et on se mettait volontiers sur son pied. A côté
et au-dessus des « coiroïls » populaires, les bourgeois et les
hobereaux de l'endroit avaient leurs petites réceptions assidues.
Ma grand'mère ne put y participer régulièrement que vers la
fin de sa vie, lorsqu'elle prit, si je puis dire, sa retraite. Mais
elle avait de la tradition et elle s'était fait la main de longue
date! Elle savait écouter. A peu près dépourvue de personnalité,
elle n'éprouvait aucune envie de briller et laissait parler son
monde indéfiniment, avec une patience qui faisait mon admi-
ration. Et même, je suis sur qu'au fond elle en était enchantée.
En prêtant l'oreille aux palabres de ces odieux raseurs, en s'ins-
tallant quotidiennement à heure fixe dans son fauteuil pour
les recevoir avec ses papillotes, son bonnet à rubans violets,
son <( couvot » ou sa « marchette » sous ses pieds, elle avait
conscience de remplir un devoir social, auquel une personne
de sa condition ne pouvait pas se dérober. Quand elle plaçait
son mot dans la conversation, c'était généralement une expres-
sion imagée, sortie toute vive du terroir, un mot drôle, mais
qui ne venait pas d'elle, qu'elle avait recueilli, soixante ans
plus tôt, sur les lèvres d'une aïeule, d'un fermier, d'un vieux
serviteur et que sa mémoire docile avait gardé. Elle était
dépourvue de malice : naïvement, elle .s'étonnait de tout. Son
exclamation favorite était : « Peut-on! » pour : « Est-ce
possible ! » — qu'elle répétait à propos des choses et des événe-
mens les moins extraordinaires. Sans nulle fantaisie, sans
humour, sans imagination d'aucune sorte, elle donnait pourtant
l'impression de tout cela, rien qu'en laissant parler en elle les
voix de la terre et de la race. Ce n'était pas elle qui parlait,
c'était, par sa bouche, toute une petite ville moqueuse, caus-
tique, prompte à éplucher le voisin, à saisir le ridicule, et qui
sentait encore la rudesse de la campagne toute proche.
Lorsque je l'ai le mieux connue, elle passait ses après-midi,
embusquée derrière les rideaux de sa salle à manger, le dos
tourné à la « cheminée prussienne, » qui ronflait d'un beau feu
clair. En face, sur une haute crédence en noyer ciré, les lampes
Carcel, coiffées d'un bouchon à papillotes, qui s'étalaient sur
leurs globes comme des perruques « louisquatorziennes, » se
faisaient vis-à-vis cérémonieusement. Sa boite à ouvrage (car
852 REVUE DES DEUX MONDES.
elle cousait encore de temps en temps) bâillait, à ses côtés, sur
une chaise, ou sur un guéridon. Elle commençait par lire la
((gazette, «en quête d'un beau fait divers bien émouvant; mais,
très vite fatiguée de sa lecture, elle rentrait ses lunettes dans
l'étui et posait le tout sur l'appui de la fenêtre, habituellement
garni d'un -faux parterre en laine frisée, pour imiter la mousse,
et tout fleuri de liserons et de grosses roses faites au crochet.
Ce parterre artificiel, avec sa flore éclatante, excitait mon admi-
ration. Mais il était moins émaillé de fleurs que hérissé d'une
foule d'objets piquans et très durs, aiguilles à tricoter, épingles
st ciseaux qui se dissimulaient sournoisement sous sa toison
moutonnière, comme des vipères sous le gazon. Je n'osais pas y
toucher. Je me bornais à contempler ce jardin merveilleux,
tandis que ma grand'mère, soulevant à demi le rideau de mous-
seline empesée, épiait les allées et venues des passans. C'était
son théâtre à elle. De là son regard tombait tout droit sur le
parvis de l'église, de sorte qu'elle pouvait suivre, de son fauteuil,
les cortèges de mariages et d'enterremens. Les dimanches, elle
assistait aux sorties de vêpres, qui, en ce temps-là, étaient très
courues et très élégantes. Rien ne lui échappait, aucun détail
de toilette, aucun ridicule de costume ou d'attitude. Cependant,
elle n'était nullement médisante. Personne ne montrait plus de
bienveillance à l'égard du prochain. Quand on venait lui conter
quelque sotte histoire sur une de ses connaissances, par prin-
cipe elle refusait d'y croire et elle fermait la bouche aux canca-
nières, en leur disant d'un petit ton sec :
— Taisez-vous 1 Tout cela, ce sont des (( dàdées! »
Mais cela ne l'empêchait point de prendre un vif plaisir à
la petite comédie inconsciente que lui donnaient journellement
ses contemporains, — simples passans ou visiteurs. Le dimanche
surtout, dès que le dernier coup des offices avait sonné, elle
était à son poste, et, à mesure que les fidèles pénétraient sous
le porche de l'église, ses exclamations gouailleuses les silhouet-
taient au passage.
— Diantre 1 Mademoiselle une Telle I... Quelle (( grima-
cière!... » Et sa mère! se mettre en blanc! A son âge! Peut-
on!... Ah! C'est (( une belle au jour!... » Je vous demande^
Madame Chose, à soixante-quinze ans, oser encore sortir (( ei.
taille! » Qu'elle coure se cacher! C'est ma tante Aurore!...
Regardez-moi le chapeau de madame X. . . ! . . . Quelles plumes ! Ce
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS. 896
n'est pas étonnant! il paraît que son mari gagne de l'or en
barre dans son étude de tabellion I... Voilà ce que c'est que de
passer tout son temps à sa toilette! Elle est en retard pour la
messe 1 Elle n'arrivera plus qu'au dernier m«/o/...
Les jours de neige et de verglas, l'observatoire de ma
grand'mère devenait tout à fait amusant. Les gens glissaient
malgré leurs socques fourrés, perdaient l'équilibre et s'éta-
laient au beau milieu de la place. Certaines fois, c'était une
petite vieille demoiselle en chapeau cabriolet, dont la bosse
miroitait sous le satin d'un gros manteau ouaté et capitonné,
qui s'avançait à pas si menus, si réguliers, qu'elle semblait
couler sur le pavé. Ma grand'mère, qui la guettait derrière sa
croisée, s'écriait tout à coup, en poutîant :
— Ak I voilà cette pauvre Glorinde, qui vient de faire « le
eul de bourrée » sur la glace!...
La chute était inoffensive, tant la vieille demoiselle se trou-
vait matelassée de fourrures. Dans son embuscade, l'autre
vieille en riait d'un petit rire d'enfant qui ne s'arrêtait plus,
qui devenait un fou-rire, une véritable convulsion de gaieté, et
qui la faisait pâmer d'aise.
Elle n'épargnait pas plus les hommes que les femmes :
— Eh mais?... il me semble que je reconnais le « faufilé! »
disait-elle, en apercevant un vieux monsieur, contemporain de
son propre mari, un long squelette si mince, si transparent,
qu'il semblait n'avoir plus que le souffle.
Le « faufilé! » C'était un surnom du vieux temps, qui
remontait à une antiquité si haute, que personne ne savait plus
ce que cela voulait dire. Quand on interrogeait ma grand'mère
à ce sujet, elle répliquait d'un air entendu :
— Eh bien ! oui, n'est-ce pas! C'a toujours été un avorton :
il n'était que faufilé, il n'était pas cousu comme les autres
hommes!...
Ceux-ci, elle les divisait par catégories, ayant chacune son
étiquette plaisante. Tout au sommet de la hiérarchie masculine,
se pavanaient u les mirliflores » et « les fashionables. « Puis
venaient les gros rentiers du pays, tout bouffis de graisse et
sanglés dans des redingotes de coupe surannée et vaguement
grotesque :
— Un beau mardi gras ! disait ma grand'mère, en haussant
les épaules.;
854 REVUE DES DEUX MONDES.,
Les fermiers endimanchés et les proprie'taires campagnards
étaient invariablement traités de « Colas de village. » Le jeune
paysan prétentieux, qui essayait d'en faire accroire aux gens de
la ville, se voyait blasonné de l'épithète de « beau Jacques. »
Mais cela se disait aussi des amoureux transis :
— Ah ! il a bonne mine ! C'est un beau Jacques 1...
Enfin, au dernier degré de l'échelle, il y avait le « pochi, »
' — le « pochi, » digne de toutes les risées, de toutes les rebuf-
fades et de tous les mépris I C'était le type d^ parfait goujat,
gros rustre en blouse, à la figure rubiconde quelque peu mar-
quée de petite vérole, et traînant après ses grègues toute la
crotte de son hameau, — ou bien bourgeois mal élevé, grossier,
absolument infréquentable.
D'autres catégories burlesques étaient désignées par des
expressions qui n'avaient pas changé depuis le moyen âge, qui
étaient une survivance des mystères de la Passion et de la
vieille scolastique universitaire. Un boulanger, long et osseux,
à la face blême et au dos rond sous son tricot enfariné, venait-il
à descendre la petite rue en pente, le « gripet » qui passait
sous les fenêtres de ma grand'mère, celle-ci le coiffait inconti-
nent du nom de « Grand Nicodème. » Un maigre séminariste,
aux cheveux en baguettes de tambour et tout empêtré dans sa
première soutane, ne pouvait être qu'un « grand quoniambo-
nus. » Il y avait d'ailleurs une foule d'autres locutions ana-
logues, qui n'étaient pas précisément locales, mais que le
fameux mystère représenté à Metz en 1437 avait certainement
popularisées dans le pays : « pleurer comme une Madeleine, —
vieux comme Hérode, — aller d'Hérode à Pilate. » — En ce
moment, alors que les Allemands occupent encore le bassin de
Briey, il n'est sans doute pas inutile de faire remarquer que
toutes ces façons de dire, usitées depuis des siècles par nos
aïeux, sont strictement françaises.
«
« »
Sous ces vieux mots il y avait aussi des façons de sentir très
particulières, qui se sont perpétuées chez nous jusqu'à ces der-
niers temps. Et parmi elles le trait le plus saisissant, c'est peut-
être cette peur du ridicule, que les Allemands ne possèdent k
aucun degré et que nos gens de Briey poussaient jusqu'à l'excès.
Et c'est encore la crainte de se singulariser, l'effroi de tout ce
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS. 855
qui pourrait ressembler ;i i.ne originalité quelconque, le tout
joint à un sentiment très vif de l'indépendance et de la dignité
individuelle.
Mise en verve par les petits travers extérieurs des étrangers»
ma grand'mère n'épargnait point les brocards à son entourage,
à ses filles, à ses nièces, à ses petits-enfans. Les toilettes des
uns et des autres étaient examinées et jugées par elle dans un
esprit sévèrement hostile à toute prétention. Je me rappelle
que, vers 1878, lorsque c'était la mode pour les dames de se
coiffer (( à la chien, » ou d'avoir des frisures sur le front, elle
ne manquait jamais de rabrouer une de nos cousines qui abu-
sait vraiment du bigoudi :
— Ah ! tu as bonne mine avec tes « chirouïlles » sur le nez I
Ou bien, comme ses souvenirs commençaient à se brouiller,
elle confondait les frisures « à la chien » avec les boucles qui
s'étaient portées sous le Directoire et le premier Empire.i
Lorsque ma cousine, calamistrée d^e frais, s'approchait de son
fauteuil, elle chaussait ses lunettes, et, après l'avoir dévisagée un
instant, elle faisait une moue désapprobatrice et elle soupirait :
— Te Voilà coiffée « à la Titus!... » Qu'est-ce qu'il faut
voir, mon Dieu !
Pour elle, cette coiffure « à la Titus » évoquait l'idée des
pires dévergondages. En fait de danses, elle réprouvait égale-
ment la gigue, qui en ce temps-là faisait fureur, comme
d'ailleurs la plupart des danses étrangères qui l'avaient tour
à tour scandalisée à l'époque de leur première nouveauté : la
valse, la mazurka, la polka. Je l'ai entendue longtemps citer
avec une nuance de blâme la jeune personne « évaltonnée, »
qui avait rapporté de Paris la polka et qui l'inaugura chez
nous, au grand mécontentement des vieilles dames. La catchu-
cha (1), danse espagnole, probablement introduite à Metz par
les hussards de Lassalle, symbolisait à ses yeux les entrechats
et les débordemens les plus orgiaques. Lorsqu'une cuisinière un
peu brutale, ou prise d'une fureur soudaine, saccageait tout
dans sa cuisine, ma grand'mère s'indignait :
— Peut-on I... La voilà qui fait danser la catchucha à nos
casseroles!
Enfin elle censurait tous les excès, jusqu'à la couleur trop
(1) Exactement, en espagnol, cachucha.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
voyante d'un ruban ou d'une étoffe : une jiipe vert tendre
était qualifiée par elle de « beau vergoso! » — Un « beau
trimâzô » désignait une personne outrageusement parée, ou
qui s'était livrée à une véritable débauche de mauvais goût.
L'excès même dans la laideur lui semblait une chose inconve-
nante, qu'on ne se permet pas quand on est bien élevé. Elle
refusait d'y arrêter sa vue ou sa pensée :
— Mademoiselle Une Telle?... Qu'elle coure se cacher I c'est
un <( monin 1 »
Il n'était pas jusqu'aux embonpoints qui ne dussent, pour
elle, observer une certaine mesure. Un monsieur qui se singu-
larisait par un trop gros ventre excitait immédiatement ses
sarcasmes :
— Quelle indécence ! ricanait-elle : il ne peut plus se baisser !
Les jeunes filles qu'on traitait inconsidérément de « musi-
ciennes )) ou qui affichaient des ambitions « artistes » étaient
renvoyées par elle à leurs chiffons :
— Elle oiiante comme une perdue I gémissait ma grand'-
mère : elle me rend moitié sotte I Elle ne fait que « russonner »
du matin au soir!... Que voulez-vous, c'est une « bayâte ! »
« Bayâtes » aussi les chanteuses des rues, qui s'arrêtent
devslnt lee maisons avec un orgue à manivelle! Et non moins
« bayâts » les gens qui ont l'habitude de crier, de s'emporter en
paroles. Elle disait de son mari :
— Ah! c'était un fameux « bayât! »
Mais ce qui dominait toutes ces petites critiques, c'était la
défiance instinctive et héréditaire du Lorrain : la terreur d'être
dupe. Invariablement, chaque fois que nous lui faisions part
d'un projet un peu téméraire, à son avis, d'une affaire peu
sûre, d'wne liaison risquée, elle s'empressait de déclarer :
— Prends garde! Sinon, c'est moi qui te le dis : tu seras le
(( dabô! »
Un mot que je lui entendis prononcer tout enfant, dont je
me suis toujours souvenu et qui emprunte aux circonstances
actuelles un accent tragique, ce mot exprime pour moi toute
la douloureuse et stoïque résignation de notre Lorraine sans
cesse rançonnée et torturée par le reitre qui passe. Un jour que
je me plaignais d'un de mes professeurs, qui m'avait infligé une
punition imméritée, elle me répondit assez durement :
N'empêche : il faut obéir! Qui est maîti^e est maître!
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS. 857
Tous ces dictons, toute cette petite sagesse, un peu âpre et
prosaïque, du terroir, tout cela n'était pas elle. Je ne saurais
trop le répéter : cette pauvre grand'mère n'eut pour ainsi dire
pas d'existence personnelle. Elle n'en eut pas, parce que toute
sa vie se passa à se donner et à donner. Elle se donna à ses
enfans d'abord, chair et sang, corps et âme, — p^is à ses pro-
ches, à ses amis, à ses domestiques, au premier pauvre qui
entrait. Elle était la Mère aux jupes de qui l'on se suspend,
dont l'unique tâche est de rassasier les bouches qui demandent.
En vraie maîtresse de maison, elle se sentait charge d'âmes.
Avec n'importe qui, son premier geste était d'olTrir. Elle avait,
comme on dit, le cœur sur la main. D'une génération à l'autre,
les enfans de ses serviteurs venaient frapper à sa porte, sûrs
d'y trouver l'accueil et le réconfort. Elle avait habillé les pères
et les mères, cousu les petits bonnets, préparé les langes des
nouveau-nés. Pendant plus de cinquante ans, elle avait tenu
table ouverte, hébergeant les riches et les indigens, les intimes
et les inconnus, qu'on ne reverrait plus jamais, dressant des
l.its pour le passant, lui glissant un viatique dans la main.
Pauvre vieille grand'mère, elle n'a pas fait fortune à ce métier!
Je songe à elle, en ce moment, le cœur gros de tendresse et de
reconnaissance, et aussi d'une angoisse qui ne prendra fin
qu'avec la victoire et la paix françaises. Dans ce petit cimetière
de Lorraine où elle dort son dernier sommeil, s'est-elle réveillée
d'horreur et d'effroi en entendant sonner encore une fois autour
de sa tombe les talons des bottes allemandes, en reconnaissant,
dans les insulteurs ei les bourreaux de son pays, les descendans
de ces étrangers qu'elle a reçus à son foyer, avec qui elle a
partagé son pain, — et, prise de dégoût devant une telle bas-
sesse d'âme, se repent-elle d'avoir été, comme notre France
insoucieuse, bonne jusqu'à l'oubli de soi-même, généreuse
jusqu'au dénûment?...j
Louis Bertrano,,
POÉSIES
LE POÈME DES JARDINS
Je VOUS aime à jamais, ô parcs d'Ile-de-France I
Dans mes heures d'exil je sens quelle souffrance
Peut endurer un cœur soudain privé de vous
Et ce qui manque en lui de puissant et de doux...,
Les premiers à ma vue en vos robes royales,
Jardins à la Française aux lignes si loyales,
Soumis à ce bel ordre, artisan de grandeur,
Vous éveillez en moi le respect et l'ardeur.
D'autant qu'aux jours d'été vous m'êtes plus présente.
Terrasse de Saint-Gloud, ma douloureuse absente,
Mes yeux sont attendris et se voilent de pleurs,
Beaux arbres, graves eaux, et parterres en fleurs!
Vous portez des rayons encore à votre face,
Marly, dans votre val où votre âme s'efface,
0 vous qui désormais dans le soir le plus beau
Majestueusement descendez au tombeau!
Je revois vos gazons, vos vertes perspectives, ^
Et la terrasse haute aux rampes attentives,
0 mon beau Chantilly, d'où s'offrent les dessins
Unis et mesurés de vos calmes bassins.
POÉSIES.- 859
Et vous, Fontainebleau, dont l'âme est si diverse,
Je sens votre parterre en moi-même qui verse
La lente majesté de son siècle écoulé,
Au cœur des bois vieillis ô bouquet déroulé 1
*
* «
Si vos buis composés ou vos eaux transparentes
OlTrent à l'infini des beautés différentes,
Pourtant d'un même cœur héroïque et puissant
Dans un rythme pareil s'élance un même sangl
Charmilles, palpitez! Fleurissez, ô balustres 1
Dans ces parfaits séjours, secrets autant qu'illustres,
Que la rose au parterre élève son baiser
Et qu'aux terrasses monte un nuage embrasé !
Blancs aux feuillages verts, dans ces lieux d'épopée.
Sous les arbres levant le sceptre ou bien l'épéa
Malgré tant de saisons qui se font leur bourreaux,
Que survivent les dieux où naissaient les héros!
*
* »
Miroir du parc d'Ognon, avec quelle tendresse
J'aime à rêver de vous... Nulle part ne se dresse
Aussi fidèlement, dans sa forme et sa voix,
L'image de jadis que j'entends et je vois.
Relique du Grand Siècle en ces bois oubliée,
Clairière d'eau splendide à la forêt liée,
Si tout parle à mes yeux tout est silencieux
Et sur le cœur de l'eau s'abandonnent les cieux!
Vieux arbres vert-feuillus de la racine au faîte,
Vases purs, dieux altiers, « Gloriette » de fête,
Tels surpris au filet de superbes oiseaux.
Vous êtes des captifs que retiennent les eaux...
Décor indétloré de sa fête galante,
Sur le degré tranquille ou bien sur l'onde lente
C'est là que dans son rêve eût regardé Watteau
S'avancer le cortège et voguer le bateau...
Et là même, aujourd'hui, La Touche au clair génie
N'eût pas manqué d'otfrir, dans toute l'ironie
D'un pinceau lumineux, d'un esprit inlassé,
Un hommage imprévu du Présent au Passé 1
860 REVUE DES DEUX MONDES.
Bercé, dans un beau soir, de la phrase très tendre
De LuUi, de Rameau, j'espérerais entendre
Aussi, dans l'autre instant, y flotter à fleur d'eau
Un chant de Debussy, Ducasse ou Reynaldo
Jardins qui reposez, solitaire merveille.
Que de l'Enchantement jamais ne vous éveille
De ses doigts amoureux quelque Prince Charmant,
Vous de tous les jardins la Belle-au-bois-dormant 1
Las de tanj; de grandeur et de tant de noblesse,
Rejetant le compas et le ciseau qui blesse,
Le dix-huitième siècle, aimant à transformer,
Fatigué d'éblouir, résolut de charmer.
Dès lors vous êtes nés, et votre fantaisie,
0 Jardins à l'anglaise, est la courbe choisie
Où s'enroule l'allée au temple comme au banc
Aussi bien que se noue au boudoir un ruban!
Vous files Bagatelle et son Rocher où tinte
L'eau qui tombe à l'étang que paisiblement teinte
Chaque changeant feuillage o'u chaque floraison
Dans l'accord nuancé que pose la saison.
Sur un brocart ancien fraîche fleur épinglée,
Votre Hameau pimpant, sa Rivière réglée.
Aux dessins d'autrefois sachant se réunir.
Superbe Chantilly, viennent vous rajeunir!
Dominant votre Lac, le bois se glorifie
Du monument offert à la Philosophie,
Ermenonville, ô vous à qui vint se lier
La gloire d'un Tombeau que ceint le peuplier...
Puis encor, beaux jardins, vous ofl'rez à la vue
Votre Rocher, Neuilly, votre Tour, Bellevue,
Et votre Naumachie où seul et doux vaisseau
Vogue la feuille d'or de l'automne, ô Monceau!
POESIES.
0 désordre savant, beauté capricieuse,
Œuvre d'art si fragile, et par là précieuse,
Où chaque arbre qui meurt altère le tableau,
Découronnant le temple et dépossédant l'eau !
Dans ces jardins d'amour tout est grâce et caresse,
Mais la femme en ces temps n'est-elle pas maîtresse?
Or voici son miroir où se peint le reflet
Des caprices sans nombre où sa beauté se plaît.
« *
Dès l'horizon de rêve aux ormes contenue,
0 Versaille immortel, c'est dans votre avenue
Qu'autrefois s'avançait, à vos fastes promis,
Plus d'un ambassadeur par avance soumis.
Et voici, solennel, et la grille franchie,
Le palais de la Gloire et de la Monarchie,
Etincelant jadis, aujourd'hui déserté.
Temple de Souvenir, asile de Beauté.
Versailles... aussitôt l'image éblouissante
Des miroirs endormis ou de l'eau jaillissante
Apparaît à nos yeux, royaume où tant de fleurs
Aux buis enveloppans proclament leurs couleurs.
Divinité de l'art, debout sur la terrasse.
Vous réglez l'iniîni que votre vue embrasse :
Tout à l'entour de vous, fuyant aux horizons.
Vos perspectives sont comme autant de rayons!
Escaliers de Titans, « Cent Marches » fabuleuses,
Vous montez lentement aux cimes merveilleuses.
Au château qui s'avance à son miroir tremblant
Fleuri de bronze noir, bordé de marbre blanc.
Le sommeil des gazons et la lueur des marbres
S'enchâssent aux accueils de l'allée et des arbres,
Tandis que noblement de leur rythme ont vibré
La statue à la rampe et le vase au degré.
861
862
REVUE DES DEUX MONDES.
Diadème au bosquet, voici la Colonnade,
Le règne de Neptune, et l'effort d'Encelade,
Le jet droit du Dragon, l'Allée aux larmes d'eau,
Les Saisons aux bassins qui posent leur fardeau...,
Dressée au cœur serein du balustre impassible
Voici la vasque où monte, aux « Dômes, » l'eau flexible,
Les secrets de l'Etoile, et le Vertugadin,
Et r c( Obélisque » au ciel, bouquet d'eau du jardin 1
Magicienne, c'est la salle des Rocailles
Où nous hantent les bals des nuits d'or de Versailles.
— Le Bosquet de la Reine, écho d'un autre instant,
De ses refuges verts répond en s'atlristant...
C'est, dans son clair silence au-dessus de l'eau verte,
La grotte d'Apollon et sa clairière ouverte,
Et le Jardin du Roi, ses suprêmes joyaux.
Délicate retraite à tant de jeux royaux.
Et tous ces noms fameux sont entrés dans l'Histoire;
Ils chantent hautement comme un bruit de victoire;
A leur appel divin qui trouble un cœur fervent
Que de fronts tout à coup s'inclinent en rêvantl...
Fastueux Grand-Canal, de vos lignes hautaines
Vous tracez fièrement vos conquêtes lointaines.
Chevalier qui portez, debout sur le gazon.
Four manteau la forêt, pour cimier l'horizon!
Votre bras étendu dans un grave mystère
Dépose sur le cœur d'un jardin solitaire
La fleur de Trianon qu'il vous a plu d'offrir.
Fraîche rose à vos doigts qui ne sait se flétrir.. .j
0 Trianon de marbre, et péristyle où s'arque,
Pour qu'attende la Cour et passe le Monarque,
Un cintre répété, frontispice hautain
Où déjà s'entrevoit le tranquille jardin...
Parterres et degrés, bassins calmes on sombre
Un vertige de ciel et de feuilles sans nombre,
POÉSIES. 863
Marronniers et tilleuls, royale frondaison
Etroitement unie au front de la maison;
Beaux rêves retenus, perspectives secrètes
Qui craignez l'Infini dans vos closes retraites
Et ne voulez ici d'autre aboutissement
Qu'un <( Buffet », qu'un « Miroir » ou qu'un bassin dormant,
Parc cérémonieux, familières allées.
Dessinés pour des jeux de nobles « assemblées »
Où savait se mêler la mesure à l'ardeur.
Vous offrez à nos yeux une intime splendeur,
*
Mais n'est-ce point assez de toutes ces magies
Pour éveiller en nous les chères nostalgies
D'un Passé qui sourit dans sa robe d'antan,
Ou qui porte à son front un soleil éclatant?
Non I voici que, paré d'une beauté sereine,
Fleur d'arrière-saison, le « Jardin de la Reine »
A Versaille est éclos, — car tel était le nom
Que l'on donna d'abord au Petit-Trianon.
Rochers élyséens et sentier idyllique,
Faces de diamant, sur l'eau mélancolique,
Du Belvédère blanc que porte le gazon.
Où tour à tour s'inscrit le dieu de la saison;
Epanouissement harmonieux du Temple
Où l'Amour à jamais de son île contemple.
Sous le dôme parfait aux colonnes posé.
Son rêve ou son royaume enfin réalisé!
Hameau qui vient pencher dans la paix bocagère
Sur le Lac endormi son image légère
Et que préside, ainsi qu'un frivole seigneur,
La Maison de la Reine et sa façade en fleur;
Moulin fragile qui du temps des Bergeries
Semble garderie fard; changeantes broderies
Du printemps verdissant et de l'automne roux
Dont se voile à demi la Tour de Marlborough;
864 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur les pavés moussus, au cœur de la prairie,
Silence du portail et de la Métairie
Où plus d'une Beauté jadis en souriant
Contemplait 'vos retours, Bergers de Florian 1
*
* *
Clairs sentiers déroulés en lignes lumineuses
Sous les pas nonchalans des belles promeneuses,
Feuillages délivrés, et rameaux affranchis,
— Courtisans de l'azur sur les eaux réfléchis, — i
Tièdes après-midis à l'ombre des Chaumières,
Nuits où le Temple en feu s'embrasait de lumières,
Vous fûtes autrefois les divertissemens
Qui surent enchanter ces fortunés momens.
Sous les cèdres profonds souvent s'est réunie
La plus spirituelle et vive compagnie.
En ces jours disparus où jetaient leurs éclairs
Les traits étincelans de Ligne et de Boufflers.
Après les jeux des champs, et de la Laiterie,
C'était l'heure du soir, sous un ciel de féerie,
Où le Comte d'Artois menait sur l'eau du Lac
Les grâces de Lamballe ou bien de Polignac.
A l'instant où le jour contre tant d'ombres lutte,
La basse et le hautbois, la viole, la flûte
Versaient sans se hâter dans le cœur attendri
L'élégie et les chants de Gluck et de Grétry...
Hélas r c'est dans ces bois qu'une aurore sanglante
Surprend la Reine, et livre à la foule insolente
Sa grâce sans reproche et son cœur sans défaut,
Pour les porter soudain du trône à l'échafaud 1
Soit qu'une discipline inflexible vous presse
Ou que s'offrent, changeans, vos détours à nos yeux,
Tous graves ou charmans, superbes ou joyeux,
Jardins 1 je vous chéris d'une égale tendresse I
Mais vous, resplendissant et franc comme un soleil,
Vous êtes à jamais, plus qu'un autre, Versaille,
Pour mes yeux pleins d'amour et mon cœur qui tressaille,
La leçon lumineuse et le fervent conseil.
POÉSIES.; 865
II n'est point de mensonge, il n'est point de mystère
Dans vos jardins où tout se lit avec clarté',
Où tout dérive et naît de la calme beauté
De votre perspective et de votre parterre.
Si vous dictez ici l'héroïsme vainqueur,
N'est-il pas désirable aussi que l'embellisse
Et lui réponde au loin la grâce ou le délice
Qu'un Trianon fait vivre au fond de notre cœur? *
Que Nolhac vous raconte, ou que Régnier vous chante,
Sur les pas du poète et de l'historien,
Ah ! combien notre cœur s'élance avec le sien
Lorsqu'un artiste pur nous berce ou nous enchante 1
Car c'est la fleur glanée et le couronnement
D'une scène immortelle où les beautés sans leurre
De l'Art à son sommet, des Saisons et de l'Heure
Donnent ainsi leur rêve ou leur enseignement.
0 Lieux sacrés et forts où fleurit l'Espérance
Qui sait atténuer nos plus intimes deuils.
Vous êtes pour toujours l'objet de nos orgueils.
Car vous êtes un peu de ce qui fait la France I
Ernest de Ganay*
TOMB XL. — 1917. K5
LE MARTYRE DE REIMS
LES
ÉCOLES DANS LES CAVES
JOURNAL. DE L'INSPECTEUR PRIMAIRE
La relation qu'on va lire est la reproduction d'une partie des
notes que j'ai prises au jour le jour à mesure que les événe-
mens s'accomplissaient. Le récit de ces faits douloureux m'a
paru assez éloquent par lui-même pour se passer d'amplifica-
tions littéraires. Il aura du moins le mérite, à défaut d'autre,
d'avoir été vécu et d'être absolument sincère.
Reims, ville ouverte, n'a cessé d'être sous le feu de l'ennemi
depuis le 12 septerabre 1914 jusqu'aujourd'hui. L'année scolaire
ne commen«^ant qu'au mois d'octobre, je ne parlerai pas ici de
ce qui se passa en août et septembre 1914. Il y aurait trop à dire
d'ailleurs sur la vie à Reims pendant cette période où, en
quelques jours, on passa avec une rapidité déconcertante de
l'enthousiaste et aveugle confiance dans le succès, aux craintes
de l'invasion, à l'affolement général, à l'éxode en masse, et
finalement aux hori^eurs de l'invasion allemande! On vivait
beaucoup dehor-, le temps çtant superbe; les rues étaient sans
LES ÉCOLES DANS LES CAVES. 867
cesse noires de monde. Durant les premiers jours, la foule
se massa surtout sur le pont de Laon d'où l'on voyait se suc-
céder jour et nuit, à quinze ou vingt minutes d'intervalle, les
longs convois lleuris qui transportaient nos soldais joyeux et
chantans. Les jours suivans, on se réunissait plutôt sur les
promenades, face à la gare, où furent amenés les premiers
prisonniers que chacun voulait voir, et bientôt aussi, — la
nuit, — nos premiers blessés.
Vers le 11 août, le flot des Belges fuyant devant l'ennemi et
dévalant à travers le faubourg Gérés nous apporta une première
vision de la terrible réalité. Depuis cette époque jusqu'au
début de septembre, ce tableau quotidien alla toujours s'assom-
brissant. Après les Belges de Liège, ce furent ceux de Char-
leroi, puis nos malheureux compatriotes de Givet, de Mézières,
de Bethel, se repliant en hâte devant un ennemi qui les
chassait comme un troupeau. Et l'on assista au lamentable
défilé de ces pauvres gens poussant devant eux leurs bestiaux
qui traînaient, efflanqués, de vieilles charrettes grinçantes
portant quelques bottes de foin sur lesquelles s'entassaient
pêle-mêle les enfans, les vieillards, la batterie de cuisine, la
cage aux oiseaux et les souvenirs de famille, souvent les plus
futiles... Puis ce fut le repliement de notre armée. D'abord, le
corps des douaniers mobilisés qui, quatre par quatre, descen-
daient le faubourg Gérés. Puis les dragons, les hussards et le
reste de la cavalerie partie quinze jours avant avec tant d'en-
thousiasme, qui maintenant allait se masser en arrière de
Beims,en attendant de se replier vers la Marne où, enfin, devait
avoir lieu le « grand rétablissement. »
Dès le 30 août, on percevait au loin la canonnade alle-
mande; le 31 août, on l'entendait très distinctement et, le 2 sep-
tembre, les Allemands étant à nos portes, le conseil de se
replier fut donné officiellement aux fonctionnaires dont le
séjour n'était pas indispensable dans la ville. Deux jours plus
tard, le 4 septembre 1914, les Allemands entraient dans Reims
qu'ils avaient au préalable, et « par erreur, » disent-ils, arrosé
d'obus pendant une bonne demi-heure l'après-midi. Ils devaient
l'occuper jusqu'au 12 au soir, date où ils en furent délogés par
nos troupes qui, malheureusement, ne purent les refouler assez
loin pour mettre la ville hors de leur atteinte. Ils s'instal-
lèrent sur les hauteurs qui, au Nord et à l'Est, dominent la
868
REVUE DES DEUX MONDES.
ville et, dès le 13, commencèrent à la bombarder, La jour-
née du 19 fut parmi les plus terribles : c'est à cette date
qu'eurent lieu le bombardement et l'incendie de la cathédrale,
ainsi que de toutes les rues avoisinantes ; le quartier des
Laines, les abords de la place Royale, le centre de la ville et
une grande partie du deuxième canton furent également très
éprouvés. Comme la mobilisation avait beaucoup réduit le
corps des sapeurs-pompiers, les incendies prirent rapidement
de grandes proportions et leurs ravages furent considérables.
Les jours suivans, eurent lieu des attaques françaises sur Bri-
mont et près de la Pompelle et des ripostes allemandes dans ces
deux secteurs avec le but évident de reprendre la ville. L'in-
succès fut le même d'un côté et de l'autre. Nous occupâmes
Brimont pendant quelques heures, les Allemands nous le
reprirent; par contre, un régiment de la garde prussienne se
fit écraser à Cormontreuil et laissa entre nos mains quelques
centaines de prisonniers en essayant de rentrer à Reims par
le canal.
iS octobre 1914. — Aujourd'hui dimanche, comme presque
chaque jour depuis un mois, les Allemands arrosent la ville.
Du plateau de Bezannes, où nous sommes venus comme d'ordi-
naire passer l'après-midi, on a l'impression que « ça tombe » sur
le faubourg de Laon. — Ah! ce plateau de Bezannes! Ce qu'il
fut fréquenté en septembre, octobre et novembre 1914! — Situé
au Sud-Ouest de la ville, il la domine légèrement et permet d'en
découvrir à peu près tous les quartiers. Ajoutez à cela qu'il est
tout à côté du faubourg de Paris où, depuis le furieux bombar-
dement du 19 septembre, s'est réfugiée une grande partie de la
population qui, candidement, s'y croit à l'abri des canons
ennemis. Et comme cette population, attendant chaque jour
la délivrance espérée pour reprendre son travail, est inoccupée,
elle vient là quotidiennement, le temps étant délicieux, passer
l'après-midi, avoir... bombarder sa ville, quelquefois môme sa
propre maison, ou à écouter le sifflement sinistre des obus
dont elle fait le compte sans s'interrompre de causer. Nombre de
personnes apportent des longues-vues pour bien déterminer les
points de chute et mieux voir les incendies, car il y a souvent
encore des bombes incendiaires, ou poursuivre mieux et plus
longtemps le vol des avions. Les dames se munissent de tabou-
rets ou de plians; d'autres, plus simples, utilisent les bancs de
LES ÉCOLES DANS LES CAVES. 869
la route devant le cimetière; de pauvres gens enfin n'hésitent
pas à s'installer à même la pelouse. Assis en cercle, ici on lit,
surtout les journaux — auxquels on commence à ne plus croire,
d'ailleurs; là on tricote, on fait de la tapisserie, partout on
cause : le plateau de Bezannes est devenu le dernier salon de
Reims. Il faut bien prendre son mal en patience puisqii aussi
bien 071 n'en a pas pour longtetJips : chacun sait que « les Noirs »
sont arrivés et que d'ici trois à quatre jours ce sera le « grand
coup ».
Il y a ainsi chaque jour des centaines et des centaines de
personnes qui se rencontrent tant sur le plateau de Bezannes
que sur le chemin qui y accède et dans les sentiers ou les prés
voisins. Gomme cet automne est superbe, après avoir assisté à
la « représentation » toujours la même : bombardement de deux
à trois ou de trois à quatre heures, on fait un détour par les
routes de Soissons, de Ghamery, ou d'Épernay, on remonte
jusqu'à la Maison Blanche, puis on rentre chez soi à la nuit
tombante.
En s'en revenant, on assiste à l'exode quotidien des pauvres
gens qui chaque soir descendent du faubourg Gérés, de la rue
de Gernay'ou simplement du centre de la ville pour aller cou-
cher au faubourg de Paris, s'y croyant plus en sécurité contre
le bombardement. G'est une habitude qui remonte aux jours de
septembre. Les émigrans mettent sur une « guindé » (1) le plus
précieux du « berloquin » (2) et en route pour l'avenue de
Paris; là, ces malheureux campent oii ils peuvent : chez des
parens, des amis, d'anciens voisins, tous également hospitaliers.
Mais comme le nombre des lits, et même des maisons, est tout
à fait insuffisant, on s'étend oii on peut. A la fin de septembre,
quand les nuits étaient encore douces, certains dormaient sur
les trottoirs, près de leur « guindé; » maintenant tous rentrent,
s'entassent pêle-melo sur le parquet des appartemens, sur le
foin des hangars ou la paille des écuries : c'est la guerre 1
— (( Eh, bieni nos poilus sont-ils donc mieux dans les tran-
chées? » — Et le lendemain malin, plus ou moins dépenaillés,
ils reprennent le chemin de leur maison ou de celles qu'ils
(( gardent, )> dans les quartiers voisins des lignes. Quelle tris-
(1) Petite voiture à deux roues qu'on pousse devant soi.
(2) Terme local désignant le petit mobilier et les souvenirs personnels d'une
famille pauvre.
870 REVUE DES DEUX MONDES.;
tesse que ces déménagemens périodiques, ce va-et-vient de
pauvres sans travail et sans autres ressources que les secours du
Bureau de bienfaisance, l'allocation de l'Etat ou l'indemnité de
(( garde » que leur paient mensuellement les riches proprié-
taires émigrés I
Lundi '26. — Tous les directeurs d'écoles absens de Reims,
que j'ai convoqués pour conférer avec moi sur la situation et
sur ce que nous pouvons faire, sont arrivés hier dimanche. La
situation leur paraît très dangereuse et ils estiment qu'il n'y
a lieu de rouvrir aucune école. C'est aussi, actuellement,
l'opinion du maire; je vais donc attendre. Je rends sa liberté à
ce personnel que je rappellerai le moment venu.
Mercredi 28. — Je suis allé ce matin, pendant une accalmie,
voir ma maison sur laquelle deux obus sont tombés lors du
bombardement du 4 septembre. Les quartiers au nord de la
place Royale sont lugubres. Personne dans les rues ou à peu
près; ce ne sont que maisons éventrées ou brûlées, poutres
de fer tordues, pans de murs branlans. La circulation, même
par u temps calme, » y est périlleuse : à l'angle de la rue de
Bétheny et de l'ancien marché Saint-André, un homme qui
passait hier devant une maison récemment incendiée a été tué
par une grosse pierre qui s'est subitement détachée de la façade.
Ma pauvre maison est dans un triste état : les obus l'atteignent
maintenant par derrière depuis le recul des Boches. Un projec-
tile a traversé l'immeuble du haut en bas, faisant à tous les
étages des dégâts considérables.
Jeudi 5 novembre. — Je viens de faire une promenade noc-
turne dans la ville. Le spectacle de Reims le soir vaut d'être
décrit. Depuis les bombardemens de septembre, il n'y a plus ni
gaz ni électricité : on s'éclaire au pétrole. Mais comme nous
sommes sur le front, l'autorité militaire a interdit depuis quelques
jours tout éclairage des rues et même toute filtration de lumière
par les portes ou les fenêtres des appartemens. Il paraît qu'il y
aurait encore des espions qui la nuit font des signaux optiques
à l'ennemi. Si bien que cette ville, autrefois ruisselante de
lumière le soir, est maintenant, à la chute du jour, plongée dans
la plus noire obscurité. La circulation devient difficile, inquié-
tante même. On marohe à tâtons, se heurtant parfois les uns
les autres ou buttant contre les poteaux du trolley des
tramways. Cependant, de distance en distance, s'allument de
LES ÉCOLES DANS LES CAVES. 871
petites lampes électriques qui brillent quelques secondes puis
s'éteignent pour se rallumer un peu plus loin. On dirait une
procession d'étoiles; c'est très pittoresque, mais beaucoup
moins pratique, parce que ces lampes aveuglent le passant
qui vient se heurter contre vous. La nuit, on s'enferme chez
soi : défense de sortir de huit heures du soir à six heures du
matin. On n'a pas idée combien cet isolement, cette claustra-
tion forcée, douze heures sur vingt-quatre, est pénible, ni de
quelle interminable longueur semblent les nuits 1
Jeudi 26- — Encore un bombardement qui peut compter
parmi les plus terribles. — A huit heures dix du soir, alors que
le couvre-feu venait de sonner pour les civils, cinq officiers
sortant de leur u popote » se rendaient chez eux à l'extré-
mité de la rue de Vesles, lorsqu'un 210 vint s'abattre à
quelques mètres, en tua trois et blessa les deux autres. Détail
atroce : la cervelle de l'un d'eux, le commandants..., rejaillit
à la figure de son fils qui l'accompagnait, mais qui ne fut pas
blessé. Jamais jusqu'ici l'ennemi n'avait tiré si loin dans le
faubourg de Paris. C'était à cent mètres environ du pont
d'Épernay. Dès le lendemain, beaucoup de gens du quartier
déménageaient, les uns quittant Reims, les autres allant sim-
plement se loger plus haut, à la Haubette. L'autorité militaire
ordonna aux marchands qui, jusque-là, tenaient leur éventaire
à cette extrémité de la rue de Vesles, de s'installer dorénavant
avenue de Paris, au Sad du pont d'Epernay : on ne devait pas
tarder d'ailleurs à s'apercevoir qu'ils n^'y étaient pas plus en
sécurité. La rue de Vesles perdit ainsi beaucoup de son ani-
mation et de son pittoresque. Il était vraiment original, ce
marché en plein vent, tant par son installation rudiraentaire
que par l'attitude de ces marchandes qui, bruyamment, inter-
pellaient les passans et appelaient la clientèle. Avec cela, très
fréquenté : c'était comme le rendez-vous quotidien de tout le
faubourg de Paris, c'est-à-dire de plusieurs milliers de per-
sonnes.
Jeudi 3 décembre. — Reçu ce matin la visite de M"'* Deresme,
institutrice, réfugiée dans les caves Pommery.Elle me demande
de l'autoriser à ouvrir une garderie dans les caves. Je l'y ai
autorisée bien volontiers, lui conseillant même de transformer
cette garderie en école dès qu'elle pourrait y réunir une ving-
taine d'enfans. (Ce devait être la première École de cave.)
872 REVUE DES DEUX MONDES.i
Vendredi 4. — Les journalistes des pays neutres sont venus
à Reims, aujourd'hui. Leur visite a été rapide. Mais, vers trois
heures, la caravane a été saluée par un certain nombre d'obus :
à quatre heures, comme ces messieurs filaient de toute la vitesse
de leurs autos sur la route d'Epernay, le bombardement faisait
encore rage et la rue des Créneaux flambait. Ils ont certaine-
ment dû emporter un bon souvenir des procédés de la
« Kultur. »
1915. Mercredi 13 janvier. — Je viens de voir le maire,
M. le docteur Langlet,et lui ai proposé d'ouvrir quelques écoles
pour recevoir les enfans qui courent les rues, exposant inutile-
ment leur vie, ou fréquentent les cantonnemens. Comme le
bombardement sévit presque chaque jour, ces écoles seraient,
ainsi qu'à la maison Pommery, tenues dans les caves si c'est
possible; je vais procéder à une enquête.
Les jeudi 14, vendredi 15 et samedi 16 janvier, j'ai parcouru
la ville et visité la plupart des caves des maisons de Champagne.
Parmi celles qui sont libres, trois seulement se prêtent à l'in-
stallation d'écoles. Ce sont : les caves Pommery, Champion
(place Saint-Nicaise) et Mumm (rue du Ghamp-de-Mars). Chez
Pommery nous serons à dix mètres sous terre, par conséquent
très en sécurité; nous occuperons trois couloirs où auront lieu
la classe, la récréation, les exercices physiques, car nous ne
saurions négliger l'éducation physique dans une école ouverte
sous le patronage du créateur du « Parc des Sports » et du
« Collège d'athlètes de Reims. » Chez Champion, nous nous
installerons dans le bas-cellier, laissant inoccupés les deux
autres qui sont au-dessus : trois caves superposées permettront
en cas de danger de s'abriter immédiatement. Ces celliers n'ont
encore jamais été utilisés; la construction n'en est même pas
complètement achevée.'
De ma visite chez Mumm je devais emporter une impres-
sion qui ne s'effacera plus de ma mémoire. L'administrateur,
M. Robinet, me faisait visiter divers celliers où il pensait qu'on
pouvait installer une école, et qui d'ailleurs ne me parurent pas
assez sûrs, en sorte que je leur préférai les caves mêmes.
En parcourant ces celliers, j'eus sous les yeux un spectacle
lamentable. Nous étions au début du « siège » de Reims. Beau-
coup de malheureux Ardennais, descendus de Mézières et de
Rethel, et de Rémois qui avaient quitté temporairement leurs
LES ECOLES Î3ANS LES GAVES. 873
domiciles bombardés, croyant à la délivrance prochaine de la
ville, étaient venus mettre en sûreté leur « berloquin » dans ces
celliers où on leur avait généreusement offert l'hospitalité. Ils
étaient bien deux cents dans un des plus vastes, devenu une
véritable cour des Miracles. Quand on y pénétrait, une odeur
acre vous prenait à la gorge. Par quelques imprécises allées on
avait bien cherché à diviser en compartimens ce grand espace
de 50 mètres sur 20, mais on n'avait en réalité constitué que
des compartimens factices et il fallait souvent, pour avancer,
enjamber des couchettes étendues à même le dallage, ou faire
le tour des lits, écarter des chaises et des fourneaux à pétrole.
Ces pauvres gens avaient apporté là matelas ou paillasses. Sur
des cordes tendues d'un pilier à l'autre se balançaient des bas \
troués, quelques étoffes rapiécées et du linge encore humide., Jf
Nous ne circulions que difficilement, courbant le dos pour
franchir ces obstacles tendus à hauteur de nos têtes. Près de la
couchette, unique souvent pour la mère et plusieurs enfans, un
anémique fourneau à pétrole enfumait plus qu'il ne chauffait
la casserole où était censée cuire la soupe du soir, et, par-ci
par-là, pendaient aux piliers de l'édifice une cage à oiseaux vide
de ses captifs, une vieille glace étoilée, un coucou grinçant ou
un œil-de-bœuf n'ayant plus qu'une aiguille, pauvres souve-
nirs qu'avait en partie épargnés le bombardement et qui res-
taient encore précieux pour ces pauvres gens.
Desftwîimes, pour la plupart débraillées et mal coiffées, avec
des enfans accrochés à leurs jupes, allaient et venaient dans ce
vaste hall, bien heureuses encore d'y trouver un asile. Ceux qui
n'ont pas vu quelles souffrances physiques et morales endu-
rèrent, pendant les premiers mois de la guerre surtout, les
malheureux émigrés obligés de fuir devant l'envahisseur, ne
savent pas à quel degré le fléau de l'invasion peut éprouver les
âmes même les mieux trempées. J'avais hâte d'éloigner les
enfans de ce milieu aussi peu propice à leur santé physique qu'à
leur éducation morale et je pensais qu'en ouvrant l'école dans
un local tout proche, la maîtresse pourrait, par ses leçons, ses
conseils et même les exigences réglementaires au point de vue
de la propreté et de l'hygiène, contribuer à améliorer la con-
dition non seulement des enfans, mais peut-être aussi des
parens touchés indirectement. J'ouvris donc le 22 janvier
l'école « Joffre. »
874 REVUE DES DEUX MONDES.-
S février. — Quels douloureux spectacles dans ces rues
bombardées depuis six mois! Les glaces des beaux magasins du
centre, presque toutes brisées par les explosions, ont été
remplacées ici par une devanture aux trois quarts en bois,
le reste en verre ; là par des fermetures entièrement en bois, si
bien qu'il faut tenir la porte ouverte pour éclairer l'intérieur,
ailleurs par des planches à peine rabotées ou par des tôles. —
Rue de Talleyrand, de grandes glaces fortement étoilées ont été
consolidées avec du papier de toutes les couleurs; rue des Deux-
Anges, la maison d'un luthier est fermée par des couvercles de
caisses portant encore cette inscription, qui par hasard se
trouve juste à l'emplacement de l'ancienne porte : « Côté à
ouvrir. » Non loin une maison de tailleur, jadis très impor-
tante, est indiquée par celte simple mention écrite à l'encre
avec un bout de bois : « Auberge, tailleur — civil et militaire. »
Un marchand de cycles de la rue de l'Etape s'est mis encore
moins en frais et, dans sa hâte, a tout uniment, sur les pan-
neaux de son magasin, griffonné à la craie, en gros carac-
tères : « Pour les articles cyclistes, s'adresser au bistro
voisin. » A l'angle de la même rue, un cabaretier a fermé son
débit avec les rallonges de sa table. Et sur les monumens
publics, aux carrefours des rues, un peu partout, imprimée
sur papier vert tirant l'œil, mais à moitié déchirée ou maculée,
se lit l'odieuse « Proclamation » allemande informant les
Rémois que l'armée ennemie ayant pris possession de la
« Ville et Forteresse » (?) de Reims, ils n'ont qu'à se bien
tenir s'ils ne veulent encourir une des nombreuses peines qui
les menacent, notamment la pendaison. Suit une longue et
interminable liste d'otages.
Ne croyez pas cependant que la ville, quoique bombardée
presque chaque jour, soit une ville morte. Dans la rue de
Vesles, la circulation est assez active, de huit à dix heures du
matin, et l'après-midi à partir de deux heures, car c'est généra-
lement entre dix et quatorze heures que nos excellens voisins,
toujours très méthodiques, nous arrosent. Nombre de maga-
sins sont ouverts et môme achalandés : les cliens « civils, »
contrairement à ce qu'on pourrait croire, y sont aussi nombreux
que les militaires.
Les Rémois donc vont et viennent dans les rues, sans souci
du danger qui les menace à chaque pas, circulant au milieu
LES ÉCOLES DANS LES CAVES. 875
des ruines, tenant à se rendre compte des effets du bombarde-
ment d'hier, regardant les cartes postales récentes qui répan-
dront à travers le monde l'image des atrocités chaque jour
renouvelées et chaque jour plus terribles de la « kultur alle-
mande. » La ville, quoiqu'au tiers détruite, et où des tas de
décombres soigneusement alignés devant les maisons atteintes,
rappellent au promeneur les effets des obus de tous calibres, est
toujours propre, et le visiteur n'est pas peu surpris de trouver
les rues aussi bien entretenues qu'avant la guerre. — C'est
qu'un avis de la municipalité, daté du 14 octobre 1914, ordonne
de nettoyer les trottoirs et la chaussée « aussitôt la chute des
bbus, » et que le service de la voirie continue à être très bien
fait. Ajoutez que le ravitaillement est assuré avec une régula-
rité parfaite, grâce à la prévoyance de la municipalité qui fait
emmagasiner chaque jour de grandes quantités de farine. La
longue théorie des voitures chargées de sacs défile l'après-
midi, à travers le faubourg de Paris, allant porter dans des
écoles désaffectées toutes ces réserves qui suffiraient à soutenir
un siège de plusieurs mois. Les mêmes mesures sont prises
pour le charbon et pour toutes les denrées de première
nécessité.
...Au coin du pont de Vesles, un vieux bonhomme qu'aucun
bombardement n'effraye, sans doute parce qu'il porte le ruban
de chevalier de la Légion d'honneur, tient crânement sous le
bras son carton à journaux, criant à tue-tête : « Demandez
rÉclaireiir de l'Est, aujourd'hui quatre pages. » Les deux jour-
naux locaux ne tirent d'ordinaire que sur deux pages, qui suf-
fisent amplement pour enregistrer la chronique locale peu riche
en événemens variés...
Lundi '2^. — Quelle nuit affreuse! Il faisait, hier dimanche,
un temps magnifique : gai soleil, température douce, et calme
absolu ; tout Reims était dehors. Le soir, à huit heures
cinquante-cinq, un sifflement sinistre se fait entendre suivi
d'un éclatement tout proche ; presque aussitôt d'autres siffle-
mens et éclatemens se produisent, puis d'autres et d'autres
encore sans arrêt. Rapidement, tout le monde descend à la cave,
où bientôt des voisins viennent nous rejoindre. Nous restons
là jusqu'à deux heures vingt. Dehors les obus sifflent sans
discontinuer par rafales de huit ou dix et ces sifflemens inin-
terrompus, se répercutant sous les voûtes de notre asile, nous
876 REVUE DES DEUX MONDES.)
déchirent les oreilles. Vers onze heures, pendant une accalmie,
je monte au grenier : on distingue cinq ou six grands foyers
d'incendie. Dix minutes ne se sont pas écoulées, que de nou-
veaux éclatemens tout proches m'avertissent que l'arrosage
n'est pas terminé. A la cave où je redescends, les dames, accou-
rues dans cet abri et installées au petit bonheur sur des
chaises, des bancs, des madriers, grelottent de froid. L'énerve-
ment chez chacune d'elles se traduit de manière différente.
Mademoiselle P... rit d'un rire nerveux et continu qui fait peine
à entendre; mademoiselle G... parle sans cesse comme pour
s'étourdir et se donner du ton et madame T... à chaque siffle-
ment rapproché crie affolée : « Encore une! )> Les obus tombent
en avant, en arrière, dans le canal, dans les champs où
souvent ils n'éclatent pas, sur les maisons voisines où ils
font un bruit d'enfer, au loin, sur le centre, partout. Enfin.,
deux heures et demie, puis trois heures arrivent et, transis
de froid autant que rompus de fatigue nous remontons nou."
coucher. Mais, malgré l'accablante lassitude, comment dormir
après de pareilles secousses?
Ce matin, on m'affirme qu'il ne serait pas tombé moins de
3 à 4 000 obus sur Reims. Pas un quartier n'a été épargné,
mais c'est surtout la rue de Vesles qui a été atteinte. II y aurait
en ville beaucoup de victimes : Rue de l'Etape, deux femmes
ont été ensevelies sous les décombres de leur maison et les
pompiers qui, trop peu nombreux, ont vainement essayé toute
la nuit d'éteindre les incendies viennent de partir pour déli-
vrer les emmurées. II serait tombé des obus jusqu'à la Haubette
qu'on croyait hors de la portée des canons-ennemis et le fau-
bourg de Paris a eu largement son compte.
Afin que les élèves puissent se remettre de leurs émotions,
e viens de fermer toutes les écoles pour une durée de trois
ours. L'effroi ressenti par la population a été si grand que
es départs se multiplient dans des proportions considérables;
amais Reims n'avait subi pareil (( arrosage. »
Mardi 2 mars. — Le bombardement a recommencé hier soir
et duré toute la nuit. Vers six heures d'abord, sont tombés
quelques obus, puis à partir de neuf heures ils nous arrivèrent
par rafales. J'ai constaté trois grands foyers d'incendie illumi-
nant toute la ville; dans la nuit noire c'était sinistre et gran-
diose, cela rappelait l'effroyable incendie de la cathédrale.
LES ÉCOLES DANS LES CAVE^. 877
Le jour arrive et on annonce que l'e'cole maternelle Gour-
meaux est brùle'e ainsi que nombre de maisons particulières et
de magasins. Il y avait, parait-il, vingt-deux incendies allumés
en même temps! Aussi, les dévastations dans certains quar-
tiers ont été considérables. Il est avéré que les Boches n'ont pas
lancé cette nuit moins de 2 500 obus dont 150 incendiaires.
Mercredi 3- — Après cette nuit terrible, j'ai donné congé
aux écoles de la rue de Courlancy dont les élèves avaient été
très impressionnés par le bombardement et suis allé visiter,
aux caves Mumm, l'école JofTre, que j'ai fait photographier.
Vendredi 5. — Bombardement général de la ville : je ferme
pour deux jours l'école « Albert P"", » située dans un quartier
très « arrosé » et où se trouvent des cantonnemens de troupes.
Samedi 6. — A dix heures m'arrive M. Brodiez, directeur
de l'école u Dubail » (caves Champion), qui m'annonce qu'un
150 vient de tomber sur l'école et que des éclats ont rejailli
jusque près des enfans qui jouaient dans le cellier du rez-de-
chaussée. Personne de blessé cependant : les enfans ont été
terrifiés, naturellement, mais il n'y a eu aucune panique.
Depuis trois" ou quatre jours, l'ennemi s'acharne sur cette école
et sur le quartier. L'école « Dubail » sera fermée pour huit
jours.
A quatre heures, M""^ Philippe, directrice de l'école « Jofîre, »
vient m'informer que l'insécurité augmente encore dans le
quartier des caves Mumm sans cesse bombardé, si bien que les
enfans courent les plus grands dangers et en se rendant en
classe et en quittant l'école.
Lundi '2'2. — Encore une bien mauvaise journée. Dès
six heures du matin, les avions volent de tous côtés. A 11 heures
un quart, un avion boche survole le quartier de Courlancy et
jette cinq bombes dont une sur la route de Bezannes, près du
passage à niveau, où il tue une femme. Grand émoi au groupe
scolaire de Courlancy en entendant ces formidables détonations.
Je fais réunir les enfans dans une petite salle carrée au centre
du bâtiment, qui me paraît plus protégée que le reste. Un mot
de réconfort à tout le monde, les enfans reprennent leur air
rieur et, l'aéro étant passé, les classes recommencent au bout
d'un quart d'heure. Le lendemain, pas un enfant ne manquait:
voilà l'effet que produisent sur les petits Rémois les bombes
allemandes!
878 BEVUE DES DEUX MONDES^
Après midi, grande activité des deux artilleries. Visite de
M. Millerand, ministre de la guerre, La nuit, bombardement
« intermittent et méthodique : » chaque heure régulièrement,
une rafale.
Vendredi 9 avril. — Dans la nuit du 8 au 9, bombardement
de neuf à onze heures du matin, sans arrêt; nombreuses bombes
incendiaires. L'ennemi tape surtout sur le centre de la ville
et le faubourg de Laon. Sont incendiées notamment la maison
Minard, rue Gambetta, les Folies-Bergère, même rue, une
maison en face de l'école maternelle, rue Anquetil; plus légè-
rement atteints divers immeubles rue de l'Ecu, et la Société
Générale, place Royale, si bien que vers minuit on peut compter
une quarantaine de feux simultanés.
Lundi %. — Pendant la nuit, violente canonnade sur le
front de Reims, surtout à l'Est vers Prunay et Sillery. Ce sont
de gros canons qui entrent en action, puis bientôt les mitrail-
leuses et les fusils, pendant que les fusées éclairent tout le
front; il n'y a pas de doute : c'est une bataille sur toute la
ligne.
Mardi ^7. — Canonnade prolongée, encore à l'est de Reims,
avec quelques gros coups sourds venant de Brimont et de
Bétheny; la bataille continue sans doute. Vers quatre heures
un quart, elle atteint son maximum de violence : le canon tonne
sans cesse et on entend très distinctement les rafales de 75, ainsi
que le crépitement des mitrailleuses.
Mercredi 19 mai. — • A neuf heures, j'accompagne à l'école
« Dubail » M. Dramas, journaliste rémois, qui m'a demandé de
la visiter. A deux heures, nous allons ensemble à la cathédrale.
Un désastre 1 L'intérieur cependant est moins atteint que le
dehors. Les statues de la tour du Nord sont presque complète-
ment calcinées, et, à l'intérieur, les stalles de gauche sont
brûlées complètement. Un obus a troué la voûte au-dessus du
maitre-autel : chose extraordinaire, l'horloge est intacte, ainsi
que les orgues.
Mardi :25. — Les journaux de Paris nous apportent la
grande nouvelle : l'Italie a déclaré la guerre. Aussitôt, je me
fais un agréable devoir de rendre visite à M. Mazucchi, consul
général d'Italie : réception très chaleureuse, congratulations
réciproques. A mon retour, je passe dans les classes annoncer
la bonne nouvelle, je la commente un instant devant les élèves
LES ÉCOLES DA;nS LES CAVES. 879
réunis et donne un jour de congé aux écoles. Une conférence
sera faite dans chaque établissement sur l'alliance italienne. A
dix heures du soir, par un clair de lune splendidc, bombarde-
ment violent. Les Allemands se vengent sur Reims de l'alliance
italienne.
Mardi P"^ juin. — Dès huit heures et demie, bombardement
du centre de la ville, puis le tir s'allongeant atteint jusqu'au
faubourg de Paris. A dix heures et demie, comme les coups se
précipitent, je descends dans les classes. A l'instant précis
où j'y arrive, se produit une très forte explosion : une bombe
est tombée chez M. Choubry, au n° 48 de la rue de Gourlancy, et
l'école est au n° 2! Naturellement, les enfans ont été saisis par
ce bruit formidable. Les maîtresses ont pris les mesures habi-
tuelles, ont rassuré les plus impressionnés, et, à onze heures
vingt, le calme étant revenu, j'ai ordonné la sortie. Renseigne-
mens pris, la bombe de la rue de Courlancy a tué une femme;
beaucoup d'autres victimes ont été faites en ville, surtout dans
le centre.
Samedi S juillet. — A neuf heures dix du soir, j'étais assis
dans la cour de l'école lorsque retentit un formidable éclate-
ment, bientôt suivi d'un autre, puis d'un autre encore. Je
rentre dans les classes et j'appelle, pour descendre à la cave, les
personnes qui habitent au premier, car les sifflemens et les
éclatemens se multiplient dans tout le quartier. M"^*F... et G...,
et M. T... descendent en hâte, non sans apporter chacun l'ordi-
naire sac contenant toute leur fortune, ce sac qu'on n'oublie
jamais et qui reste, la nuit, posé près du lit de chaque Rémois
pour être, en cas d'alerte, emporté dans la fuite. Avec M. T...
nous nous blottissons dans un coin du « labyrinthe » aménagé
près des classes. Alors commence la scène habituelle. A chaque
sifflement, j'entends de la cave monter la voix de M'^^ G. . . disant :
« Encore une! » ou : « Pas éclatée! » « G'est dans le canal I »
« C'est rue de Vesles ! » etc.
Samedi iO. — Départ du premier convoi d'enfans pour ces
« Golonies de vacances » que nous avons réussi à organiser.
Grand remue-ménage rue de Gourlancy, en face de l'école ma-
ternelle d'où partent ces convois. Accompagnés par leurs
parens, nos « petits bombardés » arrivent dès six heures du
matin (le départ est à sept heures), chacun portant le sac bourré
de vêtemens, de jouets et aussi de victuailles, car il ne faut pas
880 REVUE DES DEUX MÔNDES.i
se laisser mourir de faim en route, et certains traverseront toute
la France. Des charrettes, des camions à ridelles conduisent,
sous la surveillance de maîtresses, tout ce monde à la gare de
Pargny, distante de sept kilomètres. Là, après qu'on a fait un
nouvel appel, les enfans prennent place dans le chemin de
fer de banlieue qui les transportera jusqu'à Dormans, où ils
attendront le grand train Nancy-Paris. Arrivés à Paris, la
Société <( l'Accueil français » les transportera dans les locaux
où elle les hospitalise en attendant (un jour généralement) leur
départ pour l'endroit où ils passeront leurs vacances. C'est
beaucoup de fatigue pour nos instituteurs et institutrices sur-
tout, mais cela fait tant de plaisir aux familles I et nos coura-
geux élèves ont si bien mérité ce repos loin des bombes!
Vendredi 17 septembre. — L'instituteur-soldat G... informe
M"^ G... que les rumeurs relatives à l'offensive prochaine, au
« grand coup, » seraient fondées : cela se mijote.
Le calme est à peu près général sur le front et en ville,
même la nuit. A l'hôtel de ville on ne parle que du « grand
coup » prochain. Dans ces conditions, je préfère ne pas faire
rentrer les enfans envoyés en colonies de vacances. Ils ne
reviendront que fin octobre. A 1' « Ouvroir » que j'ai installé
rue de Gourlancy, les institutrices fabriquent en hâte des mil-
liers de lunettes pour masques anti-asphyxians demandés par
l'Intendance.
Samedi i8. — Toujours les mêmes rumeurs relatives au
« grand coup. » Un soldat a dit à T.. . que tout doit être prêt
pour le 20 courant et que l'offensive peut avoir lieu tous les
jours, à compter de cette date. L'action serait engagée sur tout
le front. F*artout, en ville et dans les cantonnemens, fiévreuse
agitation des officiers et des soldats. Les cantines des officiers
sont prêtes et placées en lieu sur; on en transporte de pleines
charrettes à la Haubette. Tous les hôpitaux et ambulances
sont vidés et prêts à recevoir de nouveaux blessés. Il nous faut
prendre aussi nos dispositions contre le bombardement possible :
j'ordonne la fermeture des trois garderies de vacances encore
ouvertes (Dubail, Gourlancy, Libergier) et interdis de nouvelles
ouvertures sans autorisation formelle. Les écoles de la campagna
resteront également fermées. Le calme cependant continue à
régner. Voici qu'on apporte à 1' « Œuvre des Institutrices » des
toiles à couper et à coudre pour faire 2 800 sacs à terre.;
LES ÉCOLES DANS LES GAVÉS. 881
Dimanche 19. — G... et S... contirment les renseignemens
donne's antérieurement. L'offensive aura bien lieu aux environs
du 20. Le général irait habiter les caves Pommery où tout est
prêt depuis longtemps pour le recevoir. Il emmènerait trois
secrétaires, les autres restant à la Division. On parle beau-
coup en ville d'une proclamation du général Jolfre qui serait
lue aux troupes aujourd'hui à trois heures. On croit pouvoir
en donner môme les termes. M"' F... « fortifie » la classe
de M'"s L... par des rangées de caisses pleines de linge,
par des tables superposées, des tableaux noirs, des meubles, des
fauteuils et y place un lit. L'ouïe de la cave est fermée par des
sacs pleins de cailloux. Au premier étage, je fais vider les armoires
à linge dont le contenu est descendu à la cave. On range tous
les meubles et le piano dans la cuisine, qui parait plus protégée.
Aujourd'hui il y a encore moins d'animation en ville et on
entend une canonnade très intense des nôtres sur le front Est.
Jeudi '2S. — Pas de nouvelles sensationnelles, sinon
l'annonce par S... et G... d'une proclamation très courte du
général JoiTre aux troupes. Est-ce enfin le déclenchement?
Dans le ciel; vers quatre heures, nombreux aéros boches et
français, nombreux combats que je suis avec T... du plateau de
Bezannes. De quatre heures à cinq heures et demie, violent
bombardement de la ville. Nous voyons distinctement tomber
les bombes et s'élever la fumée noire, notamment au centre et
aux environs de la cathédrale et de l'hôtel de ville.
Samedi 25. — On vient de faire évacuer le cantonnement
des brancardiers divisionnaires, logés à l'école de garçons voi-
sine. A six heures. G... nous annonce que le préfet a téléphoné
à la Division que nous avions aujourd'hui avancé de trois kilo-
mètres à Auberive; des officiers disaient entre eux que les
Anglais avaient avancé dans le Nord de trois kilomètres sur un
front de dix. Attendons confirmation de ces bonnes nouvelles.
A neuf heures vingt, ce soir, premier coup très violent d'un de
nos gros canons placés à Saint-Brice. La lueur de l'explosion a
illuminé l'horizon et le coup a fait trembler notre maison tout
entière, si bien que nous croyions à l'explosion d'une bombe
allemande, mais de quart d'heure en quart d'heure de nouveaux
coups semblables nous ont rassurés. Il paraît que c'était « la
grosse Julie » qui tirait.
Dimanche '26. — Toute la nuit, de demi-heure en demi-heure,
TOME XL. — 1917. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
« Julie » a continué de tirer. Ce matin, au « Communiqué, » de
bonnes nouvelles, et ce soir à deux heures G... est venu nous
annoncer que l'avance de nos troupes est officielle. On a gagné
trois kilomètres en profondeur, fait 40 000 prisonniers. Bravo!
Nous nous empressons de répandre cette nouvelle partout autour
de nous. Officiers, sous-officiers et soldats, eux, se chargent de la
faire vite connaître en ville où toutes les figures sont radieuses
et la gaîté générale, car on espère encore en une prompte
délivrance ! Le « Communiqué » de trois heures annonce
12000 prisonniers et confirme l'avance en Artois. On se réunit
entre amis, pour sabler le Champagne.
Lundi '27. — Tout le monde attend toujours l'offensive en
face de Reims. Du plateau de Bezannes, excellent lieu d'obser-
vation, on entend tonner formidablement le ca.non vers Berry-
au-Bac et sur la ligne de l'Aisne. Et, dominant ce bruit terrible,
de quart d'heure en quart d'heure, se fait toujours entendre la
grosse voix de « Julie. »
Mardi SS. — Encore rien de nouveau sinon que le « Commu-
niqué » de sept heures nous annonce 75 canons pris en Cham-
pagne, au lieu de 30. Ce soir, pas de journaux de Paris.,
Le c( Communiqué » de quatre heures est plus que maigre.
Chacun recommence à s'énerver.
Ogtavb 1*'orsant.
(A suivre./
où EN EST
L'AR3IÉE ALLEMANDE?
LE BILAN DE DEUX MOIS DE CAMPAGNE
(9 AVRIL — 8 JUIN 1917)
I. — LA MANŒUVRE DE HINDENBURG ET LE REPLI STRATEGIQUE
Le 5 mars 1917, on apprit une nouvelle étrange : les Alle-
mands se repliaient devant le front anglais et abandonnaient
sans combat la redoute de Warlencourt. Ils semblaient renoncer
à défendre Bapaume. Le bois de Saint-Pierre-\V aast, le village
de Sailly-Saillisel, objets tant disputés des combats de l'au-
tomne, tombaient tour à tour des mains de l'ennemi dans
celles de nos alliés.
Ce n'était encore qu'un prélude. Brusquement, le 17 mars,
a;>rès une semaine d'attente, le mouvement d'abord lent, limité
avec précaution à des secteurs étroits de la vallée de l'Ancre,
s'étendait à tout le front entre la Scarpe et l'Oise, sur un espace
de 60, puis de 120 kilomètres. Tout le saillant occidental des
lignes allemandes, l'immense arc de cercle qu'elles traçaient
entre Arras et Soissons s'amincissait, s'aplatissait jusqu'à ne
plus former qu'une droite, suivant une direction qui était à peu
près la corde de cet arc. Tout l'espace intérieur, jusqu'à une
884 REVUE DES DEUX MONDES.,
profondeur qui passait par endroits trente-cinq kilomètres,
trois mille kilomètres carrés de territoire, trois cents villages,
des villes, Péronne, Bapaume, Chauny, Guiscard, Nesle, Roye,
flam, Noyon, nous étaient subitement rendus. C'était une pro-
vince, un grand lambeau de France prisonnière qui échappait à
l'invasion, revenait à nous en trois jours.
On se rappelle l'état de fièvre que cette suite d'événemens
créa dans le public. Chose curieuse : en Allemagne, ce décon-
certant recul était également célébré à l'envi d'une victoire.
Toutes les voix de la presse entonnent un chœur unanime à la
gloire d'Hindenburg. Ce n'est plus un recul, c'est le « génial »
repli. Le héros national nous eùt-il pris autant de villes qu'il
venait d'en perdre en un moment, il n'eût pas reçu plus de
couronnes ou plus d'acclamations. Cette retraite prenait tour-
nure de triomphe. L'Empereur approuvait. Jamais on n'avait
vu retraiter une armée, ni perdre une conquête avec plus de
satisfaction.
Sans doute, tout le monde n'était pas dupe. L'opinion alle-
mande, si disciplinée qu'elle fût, ne pouvait s'empêcher de
trahir son émotion. On avait beau administrer des formules
calmantes : <( Ne jamais considérer aucun détail isolément...
Tout fait partie d'un tout... Tout se tient... » il est clair que beau-
coup s'alarmaient de ce » détail. » Que devenait la (c carie de
la guerre? » Dans cette Allemagne pareille à « un grand bazar
vide, » déjà tant de fois trompée sur l'époque de la victoire et la
date de la paix, les bulletins de Ludendorff sur le « repli volon-
taire )) devaient être accueillis avec une nuance de doute et de
découragement.
11 était vrai pourtant que le principe d'un repli avait été,
depuis quelque temps, un des partis envisagés par le comman-
dement allemand. Il était question d'un « raccourcissement du
front» qui devait libérer des forces pour un grand coup. L'idée
semble contemporaine de la bataille de la Somme. Cette grande
bataille, peu comprise chez nous, n'en a pas moins eu une
portée qu'on serait aveugle de ne point voir. Nous avons hésild
à y reconnaître une victoire; l'ennemi en a mieux jugé : il y a
pris la conscience terrible de notre supériorité. Il a pu réussir,
à grand'peine, à sauver la face et à éviter la débâcle; il s'est
défendu pied à pied et n'a cédé de terrain qu'à la dernière
extrémité. Mais, sans parler d'autres résultats assez cQnside-
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 885
rables — 70 000 prisonniers, 304 canons captures, Verdun sauvé,
■ — nous avions imprimé à l'Allemagne le sentiment d'un ascen-
dant dont ce n'est pas trop de dire qu'elle en a conservé l'épou-
vante. Cette bataille a mis son armée à une épreuve telle qu'elle
ne s'est plus senti la force d'en affronter une seconde. Si à
Verdun elle a engagé en un an 56 divisions, elle a dû sur la
Somme, entre le l" juillet et le 31 octobre, en consommer 90,
dont 25 sont retournées au feu deux et trois fois. Une ins-
truction de la VIF armée nous met dans le secret des angoisses
du commandement, quand il s'agit de faire face à cette effroyable
usure : où trouver des ressources pour continuer la lutte? « Que
valent encore vos troupes? demande ce précieux questionnaire.
Critérium unique : sont-elles capables de servir sur le front de la
Somme? Et, comme toutes celles de l'armée y ont déjà passé,
dans quelle mesure se sont effacées les impressions de ces com-
bats? Dans quelle mesure les pertes ont-elles été comblées?
(Prière d'éviter l'expression : Division épuisée.) Quel est le
degré d'instruction de vos recrues? Ne pas rechercher la per-
fection; ne pas exiger l'impossible. On ne fait pas les difficiles
dans les circonstances urgentes (1). »
Voilà à quelle nécessité le commandement allemand se
trouve réduit dès le mois de novembre. Il savait que l'hiver
n'apporterait qu'une trêve et ne ferait qu'accroître le-s forces
de l'Alliance. Alors, devant l'offensive imminente de celle-ci,
il ne restait plus qu'une parade, puisque l'autre, la parade de
la paix préventive, avait échoué en décembre : c'était de rompre
avant l'attaque et de refuser, dans ces conditions, une nouvelle
bataille. L'appréhension d'un désastre, retardé plutôt que con-
juré au cours de l'été précédent, dictait à Hindenburg l'ordre
de la retraite. C'était, à six mois d'intervalle, la conséquence
de la longue pression antérieure. La volonté allemande cédait
à notre volonté.
Tel est le fait. Comment le faire passer pour un succès?
II s'agissait de prouver :
l"* Que la retraite ruinait nos projets d'olîensive.
2° Qu'elle rendait à l'armée une liberté d'action dont nous
ne tarderions pas à ne plus nous louer.
Ces deux articles constituent le sens de la « manœuvre, »
(1) 16 novembre 1916. Le document est reproduit in extenso dans la Revue de
Paris du 1" juillet 1917, p. 70.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
Le premier était le plus prochain et le plus apparent. C'est
celui que la presse développe bruyamment comme premier
bénéfice de l'opération. Le thème uniforme est le suivant : « Les
plans de l'Entente sont <( déjoués » et « réduits à néant. »
Que reste-t-il aujourd'hui de ses préparatifs? Tout cet échafau-
dage croule à bas d'un seul coup. »
L'ouvrage de longs mois, les parallèles de départ d'où devait
s'élancer l'assaut, les masses d'artillerie qui devaient frayer la route
par un déluge de feu aux colonnes d'attaque, les chemins de fer, les
routes construites à grands frais, les réserves accumulées déjà
derrière le front, tout cela se trouve inutile : tout a été fait en pure
perte. Au lieu de la victoire à cueillir, de nouvelles tâches s'imposent :
d'abord, il faudra reconnaître, en glissant dans le sang, ce qu'est
devenu l'adversaire; il faudra refaire d'autres plans, répartir autre-
ment ses forces, avec le lourd souci des mille surprises désagréables
qui peuvent survenir pendant ce moment de trouble. Telle est la
situation pénible à laquelle se trouve condamnée l'Entente par la
manœuvre d'Hindenburg (1).
On pourrait multiplier les citations du même genre. On
sent à quel orage l'Allemagne pensait se soustraire, et avec
quel soulagement elle le voyait se dissiper. Evidemment, on
reculait; mais le prestige d'Hindenburg est au-dessus d'une
reculade (2). D'autres y auraient laissé ou compromis leur
gloire: la sienne est sortie de là plus solide que jamais. L'Alle-
mand, quand il n'a pas la force, n'aime rien tant que la ruse,
la subtile Klugheit qui sait jouer au plus fin, « engeigner »
l'adversaire. Et c'était pour le populaire une joie sans mélange
que le spectacle imaginaire de notre déconvenue et surtout du
dépit de l'Anglais frustré du fruit de ses travaux, bafoué et
encombré de l'immense bagage qui lui restait pour compte. Car
cette Allemagne, naguère si vaine de son outillage, a changé
de chanson; à mesure que ce monopole lui échappe, elle se
retranche dans le domaine des supériorités abstraites et dans
le privilège de « l'art. »
Mais la merveille de cet « art, » ce n'était pas de renverser
les combinaisons de l'adversaire; c'était, par ce coup de poing
donné dans l'échiquier, d'avoir subitement recouvré l'initia-
(1) Lokal Anzeiger, 14 mars.
(2; F. -G. Endres, Frankfurter Zeitung, 18 mars.
où EN EST l'aHMÉE ALLEMANDE? 887
tive; c'était cette péripétie qui retournait la situation, et grâce
à quoi l'htomme assailli, déjà pris à la gorge, se dérobe à
l'étreinte et reprend sou indépendance. C'est lui qui mainte-
nant traîne l'ennemi à sa remorq'ue et l'oblige à le suivre (1).
Il bouscule ses plans, le déroute et le place en présence d'une
énigme (2). Mieux encore : parce magnifique « décrochage, » le
vieux maître inaugure une ère nouvelle de la guerre. « L'His-
toire, écrit Salzmann, enregistrera un jour comme un fait capi-
tal le chef-d'œuvre d'intelligence qui préside à la création de la
situation présente (3). )> La guerre, en elYet, immobile depuis
deux ans, figée sur place dans les tranchées, avait pris une
forme stationnaire dont aucun effort des deux partis n'avait
réussi à la tirer. Tout le monde avait fini par accepter cette
formule comme la condition fatale et le dernier mot de la
guerre moderne. 0 miracle! Hindenburg parait et le charme
est rompu. « La pensée a repris ses droits sur la matière (4). »
Puissance de l'idée (5) ! Il suffit au grand homme d'un acte de
sa volonté : aussitôt le front s'ébranle, et voilà restitués à ces
masses inertes le mouvement et la vie. La rigueur des fronts
défensifs se transforme en souplesse, l'ankylose en élasticité.
La guerre, si longtemps pétrifiée, retrouve la llexibilité des
lignes, l'espace, la manœuvre, la jeunesse. Il n'a fallu pour
cela que le souftle du génie!
Ainsi, nos projets bouleversés; nos préparatifs rendus vains;
l'initiative des batailles arrachée à l'Entente et l'Allemagne
maîtresse de la conduite de la guerre; l'engourdissement des
tranchées, la longue stagnation des affaires rompue par une
solution grandiose, et le champ infini des surprises et de la
manœuvre ouvert devant l'armée allemande : qu'était-ce, au
prix de tout cela, que la frange de terrain qu'on abandonnait à
l'ennemi? Du reste, on s'y prenait de façon à ne pas lui en
rendre la possession agréable...
Enfin, Hindenburg gagne du temps. Moraht, l'oracle mili-
taire du Berline?' Tageblatt, écrit le 5 avril : « Dans le camp
ennemi, les critiques compétens admettent une perte de temps
(1) Lokal Anzeiger, 14 mars.
(2) Ibid.
(3) Vossische Zeilung, 24 mars.
(4) Kolnische Zeilung, 17 mars.
(•) Frankfurter Zeilung, 19 mars.
888 tlÈVUË DES DEUX MONDÉS.
à! au moins trois mois; c est-à-dire quil faudra trois mois pnw
remettre sur pied une offensive franco-anglaise. » On peut d'ail-
leurs se demander « si la guerre sous-marine permettra à
l'Entente de se procurer le matériel nécessaire à la construction
d'une nouvelle base d'attaque (1). » En attendant, l'Allemagne
tient les Alliés à sa merci ; condamnés aux tourmens de l'insé-
curité, environnés partout <( d'incertitudes et de menaces, »
ils cherchent inutilement à « percer les ténèbres » et à déchif-
frer le mystère des intentions d'Hindenburg (2).
Telle est, d'après les Allemands, la situation au lendemain
de la retraite : l'offensive des Alliés est ruinée ; la guerre
maritime se charge d'en prévenir le retour. L'Amérique, il est
vrai, vient de déclarer la guerre ; mais l'Amérique est loin et
son concours problématique. La révolution de Pétrograd para-
lyse la Russie. Hindenburg est le maître des événemens et
l'arbitre de l'heure. Que l'ennemi étourdisse le monde de ses
clameurs de victoire pour quelques misérables bribes de terre
"reconquise, mais qu'il se hâte de se réjouir! (( Rira bien qui
rira le dernier (3j. »
II. — LES PROJETS ALLEMANDS ET LES ACCROISSEMENS DE l'aRMÉE
En effet, ce mouvement n'était qu'une préface. II était bien
entendu qu'après ce premier acte le rideau se relèverait sur un
nouveau coup de théâtre, qui pourrait cette fois être un coup de
tonnerre. Chacun répétait en Allemagne que la retraite n'était
qu'une feinte, et ne faisait que cacher une de ces idées de der-
rière la tête « qui sont la marque de toutes les conceptions
d'Hindenburg (4). » « Le seul point sur lequel le doute n'est
'pas permis, c'est que l'idée fondamentale, aujourd'hui comme
hier, est l'idée d'offensive (5). » — « Nous voulons, écrit-on
encore, mener librement le combat décisif au lieu et au moment
de notre choix, dans les meilleures conditions pour épargner
nos troupes et briser à jamais les forces de l'ennemi (6). »
Ëndres, derrière le stratagème de l'armée allemande, entrevoit
(1) Schwubischer Merkur, 22 mars.
(2) Lokal Anzeiger, 14 mars.
(3) F. -G. Endres, Frankfiirler Zeitung, 1" avril.
(4) Lokal Anzeiger, 14 mars.
(5) Ibid., 19 mars.
(6) Rheinische Westfùlische Zeitung, 19 mars.
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 889
la menace <( d'une de ces vastes nmanœuvres en tenailles dont
Hindenburg a le secret (1). » Le soldat sait bien que ce recul
n'est pas définitif « Il fait quelques pas en arrière, mais c'est
pour mieux mener la charge (2). » Et le général von Ardenne :
<( Les Anglais, ricane-t-il, s'apercevront bientôt si nous leur
montrons le dos, ou si ce n'est pas le clair regard d'un visage
résolu (3). »
Là-dessus, on citait l'exemple des retraites qui avaient fini
par des victoires; on rappelait ces fortes manœuvres, suivies
de foudroyantes surprises, dont Hindenburg s'est fait une
spécialité. C'est ainsi qu'en 1916 il prélude à l'invasion de
la Roumanie par l'évacuation d'une partie de la Transylvanie.
C'est ainsi que, dans l'automne de 1914, pris sur sa gauclie par
les Russes pendant sa marche sur la Vistule, il répond à celte
attaque de flanc par l'abandon de toute la Pologne et par un
regroupement imm.édiat dans la région de Posen : prodromes
de sa victoire de Lodsz que devait suivre, en mai, la percée
de la Dunajec. C'est toujours le même Hindenburg qui venait
de commander la retraite de la Somme. Qui sait quel coup
de boutoir il méditait encore?
Il est naturellement assez difficile de le dire, puisque ses
desseins n'ont pas reçu un commencement d'exécution. Ce qui
est sur, c'est que toute l'armée s'attendait à la reprise de la
guerre de mouvement, et que les critiques s'accordaient à y
voir la meilleure de ses chances contre des adversaires qui ne
la faisaient plus depuis trois ans ou qui, comme les Anglais,
ne l'avaient jamais faite. Les troupes allemandes, au contraire,
étaient là dans leur élément : presque toutes avaient pris part
aux marches et aux campagnes du front oriental. Les Alliés ne
pouvaient lutter sur ce terrain avec les vétérans de Pologne,
de Serbie et de Roumanie. Dans cette guerre nouvelle l'Alle-
magne, à défaut du nombre, retrouvait tous ses avantages.
Dans les dépôts, les recrues n'étaient plus exercées qu'à la
guerre de mouvement.
Le reste est forcément du domaine de la conjecture. Des
différentes hypothèses qu'il pouvait se proposer, sur laquelle
l'état-major allait-il arrêter son choix? Il y en a une qui est
(1) Frankfurter Zeitung, 18 mars.
(2) Ihid., 2o mars.
(3) Magdeburgische Zeitung, 23 mars.
890
REVUE DBS DEUX MONDES.
tout de suite à écarter, c'est l'idée d'un retour offensif sur le
terrain de la retraite, et qui nous y bousculerait avant de nous
laisser le temps de nous installer : s'il voulait manœuvrer par
là, liindenburg n'eût pas commencé par dévaster le pays et par
couper les routes. Il est clair qu'un [»areil « glacis » n'a qu'un
sens défensif. Certains, se souvenant qu'Hindenburg est
l'homme du front oriental, où il a remporté les plus beaux de
ses succès, ne doutaient pas qu'il ne portât ses premiers coups
contre la Russie; mais on répondait qu'il pouvait s'en épar-
gner la peine: il n'avait, en effet, qu'à laisser faire les déma-
gogues; ils auraient vite achevé de décomposer l'armée, et il
aurait alors bon marché de la Russie. En attendant, la Révolu-
tion le laissait tranquille de ce côté. D'autres rappelaient que
la méthode allemande est de tomber avec toutes ses forces sur
l'adversaire le plus faible, et montraient l'Italie comme la
victime désignée de la prochaine exécution.
Enfin, les derniers soutenaient comme la plus vraisemblable
l'hypothèse d'une nouvelle offensive sur le front occidental; là
se trouve l'adversaire principal, le plus fort et le plus détesté.
Après la manœuvre de mars et le « refus du centre, » ils atten-
daient, comme conclusion, quelque vaste tentative d'envelop-
pement par les ailes, le gros de l'effort se portant surtout à l'aile
droite, avec Calais pour objectif, c'est-à-dire les bases navales
de l'Angleterre ; à moins qu'ajournant cette manœuvre, liinden-
burg s'onfermàt sur terre dans une attitude défensive, mais
tout en lessinant par mer une menace d'investissement de plus
grande envergure encore, agissant par ses sous-marins sur les
communications de l'ennemi, pesant sur les artères qui lui
apportent la subsistance (1). La marine, dans ce système,
était une nouvelle armée, une sorte de bras immense ajouté à
l'armée de terre et prolongeant sa droite à travers l'Océan,
jetant ses tentacules autour de l'Angleterre, lui suçant le sang
avec la vie. C'est en ce sens que l'Allemagne peut dire que le
temps, qui travaillait pour les Alliés, travaille maintenant pour
elle. Ainsi s'articulaient les pièces du mécanisme géant, la
retraite de l'armée et l'offensive de la flotte, jusqu'au momenl
où, l'heure venue, et l'Angleterre haletante, épuisée par la
guerre navale, il suffirait d'un seul assaut pour lui donner le
coup de grâce.
(1) Frankfurter Zeitung 14 avril.
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 891
Reste une dernière hypothèse, fort difîe'rente des précédentes,
plus fine et peut-être plus profonde. C'est que toutes ces idées
d'offensive, tous ces développemens complaisans des journaux
sur le « fier privilège de l'initiative, » n'étaient peut-être autre
chose qu'un bluff destiné à amuser les badauds d'Allemagne
en les entretenant dans leurs illusions favorites, et à inquiéter
les Alliés en leur présentant de tous côtés de vagues épouvan-
tails, tandis que le commandement, persuadé de la fiivolité de
toute entreprise de « percée, » serait bien résolu à ne plus rien
tenter de ce genre pour son compte, et à en faire passer l'envie
à qui viendrait le provoquer. En somme, dans cette opinion,
Hindenburg serait un vieux malin qui cacherait son jeu et,
sous des airs de matamore, se contenterait de demeurer pru-
demment sur l'expectative... Il va sans dire que cette opinion,
si elle est exacte, équivaut à un aveu de défaite. Quand on se
rappelle tout ce qu'on sait et tout ce qu'a écrit l'état-major
allemand sur la valeur « en soi » et le mérite absolu de toute
solution offensive, quand on se souvient de ses premières ambi-
tions et de ses premières assurances, on est forcé de convenir
que, pour 'en arriver là, il faut qu'il y ait dans la machine
militaire allemande quelque chose qui ne va plus, et qu'une
pareille démission de l'armée est ce qu'on peut imaginer pour
elle de plus accablant.
Quoi qu'il en soit de ces conjectures, une chose est certaine :
c'est que l'Allemagne se livrait à un fiévreux travail d'orga-
nisation militaire. Elle trouvait le moyen d'accroître son armée.
Les dépôts, qui étaient à sec au mois de novembre, regorgent
de nouveau. Elle porte à 2.34 le nombre de ses divisions..,
(L'armée du temps de paix en comprenait 50.) Elle vient d'en
créer treize et se prépare activement à en forger huit ou dix
autres. Ce que signifie d'ordinaire ce genre d'accroissemens, it
suffit de consulter les dates pour le comprendre. Chacun
d'eux correspond à l'une des entreprises allemandes et a pour
raison d'être une de ces campagnes dont l'Empire a tour à tour
attendu la victoire. On ferait l'histoire de la guerre par celte
élude technique des transformations de l'armée.
Chacune de ces « époques » répond à un dessein de ma-
nœuvre défini, campagne de l'Yser, campagne contre la Russie
ou contre la Roumanie, — et chaque accroissement de forces
s'explique par les besoins de cette manœuvre. Qui dit
892 REVUE DES DEUX MONDES.;
« manœuvre, » d'ailleurs, ne dit pas nécessairement « offen-
sive : )) on peut, dans le cas contraire, n'avoir pour objet que de
se créer des pièces ou des unités de rechange, ce qu'on appelle
des (( volans, » pour soutenir une bataille d'usure. Dans tous
les cas, il est enfantin de prétendre que la réduction du
saillant de la Somme avait pour but de procurer à l'état-major
allemand quelques « disponibilités; » la différence des fronts,
avant et après la retraite, est de 45 kilomètres, représentant le
secteur de cinq à six divisions. Cette économie insignifiante (et
nous faisions la même, d'ailleurs, de notre côté) en valait-elle
la peine, quand l'Allemagne, en s'établissant sur la ligne du
Sereth, venait justement d'opérer un autre « raccourcissement »
de quelque mille kilomètres?
Au début de l'hiver, elle est en plein travail : on assiste au
plus vigoureux de ses efforts pour se créer des ressources nou-
velles et pour utiliser, exploiter à l'extrême son capital en
« personnel. » Jamais on n'a vu triturer d'une poigne plus
rude la pâte ou la matière humaine. Une série de mesures
d'une énergie extraordinaire parvient, dans ce pays qui parais-
sait vide en automne, à extraire encore une armée. On sait que
l'Allemagne, dès le printemps de 1915, avait inauguré un type
de divisions légères, constituées à trois régimens par la réduc-
tion des anciennes divisions à quatre régimens; ce système ter-
naire devient partout la règle : on supprime dans les régimens
les quatrièmes bataillons, qui formeront le noyau des créations
nouvelles. L'effectif de combat est unifié dans le bataillon à
650 hommes ; les services accessoires (cuisiniers, plantons,
ordonnances) seront remplis par des inaptes, des malingres,
les déchets des dépôts, par une catégorie de vieux, de pères de
famille, employés jusqu'alors aux menus services de l'intérieur,
douanes, postes, etc. : cette opération, à 25 hommes par com-
pagnie, devra rendre à l'armée active 250 000 hommes aguerris.
Par le même procédé, on en tirera 25 000 autres des compagnies
de mitrailleuses. Leurs remplaçans seront remplacés à leur tour
par d<}s auxiliaires du service civil. Cette substitution se pour-
suivra dans les bureaux, les hôpitaux, les ateliers et les usines.
En principe, le service civil est volontaire, mais l'administration
fait jouer, faut-il le dire? tous les divers ressorts de la pression
et de la contrainte; elle dispose de l'allocation, de la carte de
viande. Grâce à cette mobilisation universelle des deux sexes,
où EN EST L*ARMÉË ALLEMANDE? 893
l'Àiiemagne peut se vanter de posséder encore, après deux
ans et demi de guerre, une armée « en puissance » plus consi-
dérable que toutes celles que Moltke a jamais menées en
campagne.
Ce système d'expédiens et de récupérations, de substitutions
et de remplacemens, permet, une fois de plus, de faire le
« plein » dans les dépôts. Ces ressources, ajoutées à celles des
jeunes classes et des blessés guéris, vont suffire : 1° à alimenter
le front et à combler les pertes courantes; 2° à réaliser tout un
programme de créations. Ce programme comprend deux parties.
Une première série de divisions sera prête à entrer en ligne au
mois de mars 1917. Elle est formée de 35 régimens (442 à 477)
3t porte, dans la série des divisions, les numéros 231 à 242
(outre la 15^ bavaroise.) Une autre série de divisions, portant
les numéros de la dizaine suivante (251 et au delà) est en train
de s'organiser, dès la fin de janvier, avec les régimens de la
série 600. Au début d'avril, une dizaine d'entre elles sont déjà
repérées. Enfin, onze autres divisions sont formées au cours
du printemps, soit par prélèvemens, soit par transformations
d'unités existantes.
Au mois de mars, ce programme gigantesque est en voie
d'achèvement. L'Allemagne est un vaste chantier de construc-
tions; elle fabrique à outrance des canons, des sous-marins et
des divisions, mais cet effort représente à peu près sa limite.
Elle ne peut puiser davantage dans son réservoir d'hommes
sans tarir l'avenir. Déjà les divisions de la première série
(231 et suivantes) font leur apparition. L'Allemagne a bcsoir»
d'un peu de temps encore pour mener à bien son ouvrage. Ce
délai, la retraite va le lui assurer. On a vu que Moraht estime
gagner ainsi deux ou trois mois. Dans trois mois, les sous-marins
auront fait de la besogne. L'immense tenaille de la guerre navale
aura resserré ses pinces; l'Angleterre sera sur le point de crier
grâce. Ce sera (si l'on admet l'hypothèse <( offensive ») le
moment de lancer les réserves, les trente ou quarante divisions
dont le général von Ardenne commence à nous menacer (1),
de jouer cette carte imprévue et d'obtenir, par un coup de masse,
une écrasante victoire.
(1) Berlimr Tageblatt, 13 avril.
REVUE DES DEUX MONDES^
m. — LA BATAILLE D AVRIL A ETE, POUR L ENNEMI,
UNE BATAILLE DÉFENSIVE
Tel était, dans ses grandes lignes, autant qu'on peut le
deviner, le plan dont la retraite était le premier acte. Tel est
du moins le programme apparent, le scénario officiel que le
commandement allemand fait développer par ses journaux...
Il dut s'apercevoir, au bout de peu de jours, que sa manœuvre
ne lui donnerait pas tout ce qu'il s'en promettait. La bataille
qu'il venait de refuser au centre se dessinait sur les ailes. Il
avait vanté le mouvement de sa ligne u oscillant d'une façon
élastique entre les solides points d'appui » que représentent
ces deux ailes (1). Ce sont ces points d'appui — le double pilier
de la manœuvre — qui allaient se trouver attaqués.
Rendons justice à l'ennemi : il nous a fort bien vus venir.,
Une bataille moderne, avec ce qu'elle comporte d'apprêts et de
transports, n'est pas une chose qui se cache. Du reste, à tout
hasard, il avait pris ses précautions. Il avait, chez nous, le 10 jan-
vier, 130 divisions ; le 10 avril, il en avait 147, dont plus de 40
au repos formaient une réserve immédiatement disponible (2).
Neuf autres étaient en route pour se joindre à celles-là : deux
venues de Russie, le reste de formation nouvelle. Ou voit
que les Allemands se tenaient sur leurs gardes. Sur un
point, leur prudence se trouva en défaut : ils n'avaient pas pré-
vu que notre front d'attaque s'étendrait à la Champagne.
L'attaque anglaise du lundi de Pâques devança pourtant
leurs calculs; l'ennemi ne l'attendait pas si lot. La nôtre,
huit jours plus tard, le trouva mieux en éveil. L'aviation redou-
blait de vigilance et montait activement la garde; l'artillerie
se montrait chaque jour plus agressive. Nous tombions sur un
adversaire parfaitement préparé. Ses réserves étaient à pied
d'œuvre. Un placard de von Boehm, affiché le jour de Pâques,
avertissait l'armée de la prochaine offensive entre Soissons et
Reims.
Les ordres sont catégoriques : on ne devra jamais céder
un pouce de terrain. (( Gomme les organisations en arrière
du front, dit le 5 avril une note de la 39° brigade de réserve,
(1) Frankfûrler Zeitung, 20 mars.
(2) Sur ce nombre, cinq seulement venaient du front oriental.
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 81)5
ne sont pas très développées ou font même complètement
défaut, il faut tenir coûte que coûte notre position. » A la
183" division, sur le Chemin des Dames, l'ordre est plus expli*
cite encore :
I a. N° 638. Personnel. 18 mars 1917.
A M. le général commandant la 33^ brigade de réserve.
La dernière fois qu'il a passé dans les tranchées, le général a eu
l'impression que tous les officiers ne sont pas encore persuadés de
la nécessité de tenir à tout prix notre première position {die vordersie
Stellung ). Je ne m'explique pas comment cette pensée a pu leur
venir en tête, car tous les ordres prescrivent que la première ligne
doit être défendue coûte que coûte et que, si elle était perdue, il
faudrait se battre jusqu'à ce qu'elle soit reconquise.
IVolre principale ligne de combat est la première ligne : voilà, à
l'excUision de toute autre, la seule pensée à s'enraciner dans l'esprit.
Veuillez en pénétrer vos officiers et tous vos hommes. Vous me
rendrez compte pour le 23 mars au soir.
VoN SCULUSSER.
L'instruction est répétée sous cette forme par la brigade :
33" brigade de réserve.
Vous me rendrez compte, le 22 mars au matin, que tous les
officiers et hommes de troupe ont reçu de nouveau l'instruction
formelle que la première li;tme doit être défendue à toute extrémité.
Au cas où une compagnie aurait eu le malheur de laisser pénétrer
dans ses lignes des fractions ennemies, le commandant de cette
compagnie devra, par une contre-attaque immédiate, s'assurer la
reprise de ces positions. 11 faut s'y exercer, bien que ce cas doive
être. Dieu merci, l'exception.
J'espère que désormais il ne se trouvera plus personne à la
brigade pour répondre qu'il essayera de tenir sur la première ligne,
mais qu'on répondra que la première ligne doit être tenue coûte que
coûte.
VON WURM.
On se rend compte, par de tels textes, du prix que l'ennemi
attachait à ses positions et de l'effort qu'il s'apprêtait à faire
pour les conserver. Il y allait de la gloire des armes alle-
mandes (1). Du succès éclatant des attaques françaises de l'au-
(1) Ordre du général von Boehm à la Vil' armée, 12 avril 1911.
896
REVUE DES DEUX MONDES.
tomne, surtout de la double victoire de Douaumont-Lonvemont,
remporte'e coup sur coup, en quelques heures, presque sans
pertes, l'Allemagne avait gardé un ressentiment profond. Ces
revers si cuisans lui restaient sur le cœur. Par deux fois,
en octobre et en décembre, nos divisions « soigneusement
instruites, » après une préparation d'artillerie de plusieurs
jours, s'étaient élancées à la charge <( comme à la manœuvre. »
Par deux fois elles avaient fait ce qu'il leur avait plu, franchi
en se jouant les barrages, sans que les troupes ni l'artil-
lerie allemandes aient su leur opposer un obstacle sérieux. Le
Français n'est plus l'adversaire brave et écervelé qui ne compte
que sur son élan : chose plus grave, il a une méthode, et
cette méthode s'est trouvée victorieuse, (c L'ennemi, dit une
instruction du Kronprinz, emploiera désormais les mêmes
procédés, perfectionnés encore, même dans des attaques de
plus grande envergure. Il faut que la défense s'oriente d'après
cette règle. Les causes des succès de l' ennemi sont connues. Il
s'agit que ces succès ne soient plus possibles à l'avenir (1). »
Ainsi l'expérience de Verdun et de la Somme a révélé aux
Allemands notre supériorité technique. Force est de recon-
naître « les progrès indéniables de l'infanterie française. » Il
ne sera pas dit que la France aura eu raison de la science et
de la ténacité allemandes. Aussitôt, avec cette énergie et cet
esprit de suite qui le caractérisent, l'état-major allemand entre-
prend de refondre sa tactique de combat et d'opposer à notre
méthode d'attaque une nouvelle méthode de défense. De là, le
plan de la « ligne Hindenburg. »
Dans un mémoire confidentiel du 26 décembre 1916, Hin-
denburg analyse les raisons des « graves et douloureux échecs »
des semaines précédentes et trace les grandes lignes du sys-
tème. A V^erdun, la première défense culbutée, nous n'avions
plus trouvé devant nous d'organisations sérieuses; les réserves
se sont vues submergées par nos troupes sans avoir lo temps
d'intervenir. En deux heures, nous progressions de trois kilo-
mètres jusqu'aux positions de batteries. Il faut donc avant tout
retarder l'ennemi et opposer à son avance des difficultés sans
cesse renouvelées : qu'il ne puisse franchir un obstacle sans
[{) Considérations sur la dé fense el la construction des positions, mémoire de
l'état-major du groupe d'armées du Kronprinz, 3 février 1917, signé : Von
Schulcnbiug.
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 897
tomber sur un autre ; qu'il soit contraint de s'arrêter sous le feu
et d'y cruellement souffrir; qu'il trouve un terrain semé do
pièges, he'rissé de défenses, de fils de fer bien camoullés, dis-
posés en dents de scie, en écharpe, en couloirs, qui disloquent
l'attaque, l'accrochent, l'effiloquent, tandis que des feux d'enfi-
lade partis de points bien choisis, au besoin de nids de mitrail-
leuses embusquées en plein vent, achèvent de le détruire. Si
quelques groupes plus heureux parviennent malgré tout jusqu'à
la deuxième ligne, ce sera pour s'y faire ramener ou ramasser
par la garnison.
L'essentiel du système se ramène à ce qu'on appelle l'c he-
lonnement en profondeur, par opposition à l'ordre mince ou
linéaire. Une fortification du type Hindenburg comportera
généralement deux ou trois « positions, » comprenant chacune
au moins deux « lignes, » la ligne de défense et la ligne de
soutien, réunies entre elles par des boyaux, le tout agencé de
manière à obtenir un cloisonnement, un compartimentage
étanche du terrain, afin de limiter l'irruption de l'ennemi, avec
des points d'appui s'étayant mutuellement et un usage complet
de tous, les organes de flanquement, « qui constituent l'arma-
ture et le squelette du système (1). )> On multiplie à l'intérieur
les « bretelles, » les crans d'arrêt, les cadenas, les « verrous
(Riegelstellung); » on les doublera en arrière de « lignes de
sûreté. » C'est un ouvrage de serrurerie extrêmement compli-
qué, qu'une position Hindenburg. La disposition des abris est
assez particulière. Dans la ligne avancée, rien que des postes de
guetteurs; dans la ligne de soutien, un abri tous les deux
cents mètres pour un « groupe, » c'est-à-dire pour une dizaine
d'hommes. Les grands abris de réserve sont placés en arrière.
Plus d'abris de combat enterrés trop avant et d'où la garnison
n'arrive pas à sortir : en revanche, partout une débauche de
béton. On s'en servira surtout pour les blockhaus à mitrail-
leuses. En résumé, une « foule d'ouvrages de petites dimen-
sions, disséminés, dissimulés, se soutenant d'après un plan
précis, » sans aucune régularité, et disposés toujours en
chicane ou en échiquier. Les linéamens de cette organisation
apparaissent nettement dès la fin de janvier. L'Allemagne y
emploie les prisonniers, les déportés, l'immense main-d'œuvre
(1) Supplément d'instructions relatives à la construction des positions défen-
sives, document de la Vil' armée allemande, 27 septembre 1916.
•joMt \L. — 1917. .^7
898
REVUE DES DEUX MONDES.
de ses esclaves. Cette position, dans sa pensée, devait être
imprenable. — Ajoutons que la u ligne Hindenburg » est
inconnue sous ce nom dans le lexique allemand : on n'y connaît
qu'une position qui porte des noms divers emprunte's à la
mythologie wagne'rienne, position Siegfried vers le Nord,
Wotan ou Albérich au centre. Depuis que nous l'avons
emportée, les Allemands nient son existence : il est clair que
dans ces conditions elle ne sera jamais prise...
Ce n'est pas tout. A ce système de fortification correspond
une nouvelle formule de la défensive. Une défense vraiment
« active » comporte deux élémens : la résistance « opiniâtre » et
la contre-attaque. La première est l'affaire de la garnison des
premières lignes, la seconde celle des soutiens et des bataillons
de réserve. Les lignes avancées seront tenues par peu de monde,
afin de limiter les pertes ; de plus, cette ligne sera mobile et
devra, si le feu rend la place intenable, se déplacer, s'égailler
de côté et d'autre dans les trous d'obus, en dehors de la zone de
feu, de préférence en avant. L'assaillant parvient-il à déborder
la position? Ne pas considérer la partie comme perdue : « Ce
n'est pas la force d'une position, c'est l'esprit et l'habileté de la
défense qui repoussent l'attaque. » Alors, se déclenche le
mécanisme de traquenards qu'on a décrit plus haut, et ont beau
jeu les feux d'enfilade, les surprises latérales, les mitrailleuses
qui se démasquent sur les flancs de l'assaillant. Celui-ci a pour
principe de filer droit devant lui pour s'emparer de points
essentiels, sans s'arrêter à étouffer en chemin les résistances .
il n'y a qu'à le laisser faire. Qui enveloppe, risque d'être enve-
loppé à son tour : ce sera l'affaire des « soutiens » de lui
régler son compta. Il peut arriver un moment où les postes des
premières lignes se verront noyés de toutes parts dans un Ilot
d'ennemis : c'est alors que « les hommes de cœur, aux nerfs
d'acier, sont les colonnes de la bataille. » Ils peuvent disputer
le terrain, gêner les progrès de l'adversaire, rendre la victoire
incertaine, attendre la contre-attaque qui les délivrera. Voilà
la défense élastique, la résistance en profondeur. La défense
n'est plus localisée nulle part, arrêtée sur une ligne rigide. Ce
n'est plus la bataille frontale qui se décide en un moment et
où la poussée du plus fort fait céder ou éclater l'autre ; c'est un
genre de combat diffus, sans bords ou sans contours précis, et
qui se passe « autour de la première ligne, » avec des oscilla-
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 899
lions (le pendule calculées pour en revenir à peu près au point
mort.
La contre-atlaque enfin est l'âme du système ; elle en est
le nerf essentiel. Le principe est de surprendre l'assaillant en
plein de'sordre dans sa victoire, de préférence sur les flancs :
la contre-attaque le met en pièces. Les Allemands en dis-
tinguent plusieurs sortes. Celle des compagnies de soutien,
placées immédiatement en arrière du front, doit être instan-
tanée. C'est la réplique, la réaction automatique comme un
réflexe; elle se déclenche sans ordres; moins la riposte tarde,
plus elle a de chances de réussir. Si elle échoue, le commande-
ment fait donner les réserves. Enfin, en dernier ressort, si la
situation l'exige, on lancera la grande opération (c montée, »
avec préparation complète d'artillerie, ce que les Allemands
appellent la « contre- attaque de profondeur » (Gegenstoss ans
der Tiefe). Ceci suffit à montrer è quel degré de perfection ils
avaient porté, pendant l'hiver, la doctrine de la défensive: c'est
même ce qu'on discerne de plus clair dans les desseins mena-
çans qu'on prête à Hindenburg. Les documens de leur école
d'exercices de Solesmes forment un manuel complet de ce
genre de manœuvre. La leçon de l'automne leur avait profité :
ils n'avaient pas perdu leur temps. Toute une tactique était
prévue contre les engins nouveaux, en particulier contre les
tanks; une artillerie spéciale était créée pour les combattre.
Enfin, tout était prêt. Rien n'était négligé pour rendre
confiance à la troupe et la persuader du succès. Aux dernières
attaques de Verdun, le nombre alarmant des prisonniers avait
paru un grave symptôme de fléchissement moral. Les ordres
insistent sur ce point : '< Aucun chef ne devra ordonner ou
permettre à une troupe de se rendre. Défense à qui que ce soit
de se constituer prisonnier . Tout chef a le devoir de faire
entendre à ses hommes qu'une telle lâcheté est une trahison,
qui n'échappera pas, après la guerre, à la rigueur des lois. »
(Ordre du 7^ Bavarois de réserve, signé Aschnauer, du 6 avril
1917.) — « II sera porté à la connaissance de tous que des
réserves considérables se trouvent en arrière de la division,
prêtes à exécuter une contre-attaque immédiate, et que, par
conséquent, les élémens qui se trouveraient enveloppés peuvent
être certains d'être secourus. 11 faut faire comprendre à tous
que c'est une honte de se laisser capturer sans résistance et quau
900 REVUE DÈS DEUX MONDÉS.
besoin, on a toujonrs sa baïonnette pour s'ouvrir un passage. )i
(Ordre de la 40'' division, 31 mai, avant la bataille de Messines.)
On re'agit contre le relâchement de la tenue et de la disci-
pline. On recommande les théories, — « ce pain quotidien de
la troupe, » — sur ce thème, par exemple : « En prenant
pour point de départ notre offre de paix et le refus de nos
ennemis, le commandant de compagnie expliquera aux hommes
qu'il s'agit pour nous d'être ou de ne pas être. Plus de scru-
pules : la colère et la rage doivent seules nous inspirer pour les
combats décisifs qui approchent. » (Ordre de la 42*^ brigade,
signé von Davans.) Les généraux interviennent en personne
par des proclamations :
5 mars 1911.
VII« armée.
Le Général commandant en chef,
« Soldais de la VIP armée !
« L'offensive de nos ennemis, précipitée par les succès de n«s
sous-marins, semble maintenant imminente et tournera ses princi-
paux coups contre le front, longtemps tranquille, de la VIP armée.
u L'armée est prête à recevoir l'adversaire comme il faut et à le
renvoyer chez lui.
« Vous savez de quoi il s'agit et ce que vous avez à faire. Jetez les
yeux autour de vous; voyez ces campagnes dévastées, ces villages
détruits, ces forêts, ces récoltes ruinées : voilà ce qui menace notre
patrie, si nous ne sommes pas vainqueurs. C'est pour nos toits, pour
nos foyers, pour nos femmes, nos enfans, que nous nous ballons ici
sur l'Aisne, comme si nous maniions la garde sur le Rhin.
« Veillez donc et ne vous laissez pas surprendre! Soyez durs
comme l'acier au feu. Frappez avec la fermeté allemande quiconque
s'approche de vous. Français blanc, noir ou brun. Frappez jusqu'à ce
que l'ennemi sans force implore la paix allemande, qu'il repoussait
naguère dans son aveuglement.
« Qui voudrait revenir dans ses foyers sans cette paix viclorieuse?
A quoi bon vivre, s'il fallait vivre esclaves de nos vainqueurs? Non,
jamais ! Nous voulons vaincre, nous vaincrons, parce qu'il nous faut
la victoire.
« VoN Schubert. »
Ces ordres se multiplient aux premiers jours d'avril. Vers le
10, le canon commence son tonnerre : l'assaut n'est plus qu'une
ou EN EST LARJIEE ALLEMANDE
901
question d'heures. Le 15, veille de l'attaque, une proclamation
du Kronprinz porte à la connaissance des troupes un message
de l'Empereur : « L'Allemagne a les yeux fixés sur ses braves
enfans. Ma pense'e est avec eux; Dieu sera avec nous! »
IV. — LES ALLEMANDS PERDENT LEURS POSITIONS AVEC l'iNITIATIVE.
l'usure de LEUR ARMÉE.
On n'entre point ici dans le récit de la bataille, — cette
bataille que l'Allemagne, dans un communiqué anxieux,
appelle « une des plus grandes de tous les temps, » et qui a
coûté à son orgueil les plus grands cris de détresse que nous
ayons eu encore la joie d'en arracher (1). Le détail des opéra-
tions fera plus tard l'objet d'une étude militaire. Nous ne nous
occupons ici que des résultats généraux.
Pour s'en tenir aux grands faits, les Allemands se flattaient,
par leur repli du 17 mars, qu'ils nous avaient mis pour des
mois hors d'état d'attaquer : moins de trois semaines plus
tard, l'attaque anglaise commençait. Ils se vantaient que leurs
positions étaient tout à fait imprenables : elles ont été prises
sur toute la ligne. Ils s'étaient juré de ne pas laisser un pri-
sonnier entre nos mains : les Alliés en avaient fait, dès le
1®"" mai, 39000 qui devenaient, à la fin de juin, plus de 63 000,
dont plus de 1 200 officiers, c'est-à-dire un nombre presque
égal à celui de nos prisonniers faits sur la Somme en quatre
mois. 500 canons, autant de canons de tranchées, plus de
1300 mitrailleuses demeuraient, entre nos mains, les trophées
de la victoire.
La puissance du coup est clairement attestée par toutes les
lettres, les carnets de notes trouvés sur les cadavres ou sur les
prisonniers. Un mot revient comme un refrain : « C'est pis que
sur la Somme. » Les eïï^iU du bombardement sont effrayans :
a 9 avril. La nouvelle bataille de la Somme bat son plein : deuxième
édition revue et corrigée. J'ai eu hier une veine inouïe : je suis arrivé
sans trop de mal à mon poste de bataillon, en nage, voilà tout ; mais
la porte à peine fermée, voilà le tir à démolir qui recommence sur
les boyaux. Sortir d'ici, il n'y a pas à y songer. // n'y a pas d'autre
issue que les mains hautes. Je vous avertis franchement que si vous
(1) V^oir, en particulier, l'article de Salzmann intitulé : « Des nerfs ! n(Vossische
Zeilung.)
î^02 REVUE DES DEUX MONDES^
restez sans nouvelles pendant plus de trois semaines, c'est que je
serai mort ou prisonnier. Nous avons tous fait noire testament. » (D'un
homme du 10' grenadiers de la Garde, Falaise de Vimy.)
Ce sont des pensées du même genre qui peuplent chaque
souterrain, rampent au fond des « caves à héros » [Helden-
keller) où les troupes entassées, secouées par les coups sourds
des grosses explosions qui agitent la terre jusqu'aux entrailles,
croient attendre leur dernier jour :
« 16 avril. Je suis encore en bonne santé, mais notre secteur si
tranquille est devenu un véritable enfer. Si nous devons rester long-
temps là-dedans, nous deviendrons tous fous. Que penses-tu d'une
faix séparée avec la Russie? » (D'un homme du 201^ de réserve, sur
l'Aisne.)
Le ravitaillement n'arrive plus :
« Je commence à en avoir assez. Et je n'ai plus de vivres de
réserve. Il me reste quelques boîtes de conserves. Aujourd'hui, j'ai
distribué une boîte pour trois hommes, ils ne pourront pourtant pas
tenir toute une journée avec ça, et moi encore moins que les autres.
F... non plus n'a aucune idée de relève. D'ailleurs je crois que noug
sommes ici jusqu'au jour du départ pour Paris. Je m'exerce conscien-
cieusement : « Pardon, monsieur f » et haut les mains. Je ny arrive déjà
pas trop mal. » (Sans origine, front de TAisne.)
Le carnet d'un sous-officier du 202® de réserve (43® division
de réserve) nous dépeint l'existence aux alentours du fort de
Brimont :
« 9 avril, lundi. Activité d'artillerie particulièrement grande.
« 10 avril, mardi. Encore et toujours, sans arrêt, violente canon-
nade. A 2 h. 30, après-midi, alerte aux gaz. Au même moment, des
hommes arrivent du fort de Brimont; celui-ci est soumis à un bom-
bardement de grosses pièces; il y a cent hommes enterrés. Le reste
s'est enfui dans les bois. Je me demande avec angoisse ce que sont
devenus MM. les officiers. A 3 h. 10 précises, nous recevons des
marmites de 380; cela dure jusqu à ♦> h. 30. Tous les accès du fort
sont obstrués ; il ne reste que le passage par-dessus les remparts.
On ne peut peindre réellement l'horreur de ces scènes souterraines. A
chaque instant, il faut s'attendre à être enseveli. A 1 h. 10 du matin,
ordre d'alerte renforcée. »
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 903
Une lettre du brancardier B... (418'' de réserve) se termine
par un trait étrange et éloquent de désespoir :
« Soupir, 12 avril. Je ne puis vous décrire ce qui se passe ici : une
seconde bataille de la Somme se livre. Depuis sept jours et sept nuits,
les Français ne se contentent pas de niveler tous nos abris et nos
tranchées : ils déiruisent encore toutes nos communications à l'ar-
rière. Nous sommes réduits à demeurer accroupis dans nos trous et
à nous laisser tirer dessus. Quant à notre artillerie, pas un coup de
canon; elle fait des économies, et toutes les liaisons sont coupées
avec la première ligne. Nos hommes ont été enterrés par douzaines. On
ne sait où se sauver. /!. y a bien peu d'espoir de sortir de cette four-
naise. J'estime qu'il est bon de vous prévenir. La captivité serait le
salut; autremeyit, plus d'espoir. En arrière du front, ils démolissent
tous les villages et les cantonnemens. Pas un chemin n'est prati-
cable. Qu'ai-je fait pour vivre de telles horreurs?
« Adieu, mes amis. Ne vous faites pas de bile à cause de moi.
Quand une fois on a rejoint les camarades qui sont sous terre, on est
au m.oins délivré de cet enfer. »
Des 'troupes se mutinent et refusent d'obéir. Le 12 avril,
devant Vimy, un homme de la Garde écrit : « On nous relève.
Les homrtws n'en veulent plus. Un peloton a refusé de monter
aux tranchées; il y a une foule d'exemples semblables. » Un
autre, le même jour : « La tranchée est terriblement mau-
vaise : ce nest pas étonnant que les hommes ne marchent plus.
Nous aussi, nous avons refusé de prendre les tranchées. Ils
peuvent nous mettra en prison; peut-être qu'ainsi la guerre sera
finie pour moi. »
Ainsi, une fois de plus, s'imposait à l'ennemi l'impression
de notre puissance. Et c'est à cette puissance qu'il a été
contraint de céder, en dépit d'une résistance acharnée et de
contre-attaques réitérées dont la rage n'a fait que s'exaspérer
au cours de ces trois mois. Ce fait suffirait à montrer l'impor-
tance des positions que nous lui avons ravies. Il ne s'est pas
couvert de l'insignifiance d'une perte qui n'aurait pas valu ce
qu'elle eût coûté à recouvrer. C'est le prétexte qu'il avait donné
lors de sa défaite à Douaumont : ce point n'offrait plus d'intérêt,
du moment que l'on renonçait à l'entreprise de Verdun. Et le
commandement venait encore, par sa récente retraite, d'offrir
un exemple frappant de son indépendance à l'égard du « qu'en
904
REVUE DES DEUX MONDES
dira-t-on » et de sa liberté d'esprit au sujet des sacrifices de
terrain.
Mais il n'en allait pas de même cette fois. Jamais il ne s'est
agi d'un repli sur les positions que nous venons de conquérir.
Ces positions étaient le pivot de la manœuvre d'Hindenburg :
la sécurité de la manœuvre reposait tout entière sur la soli-
dité du pivot. Ce n'est pas tout : c'étaient ces falaises don^i-
nantes, ces situations de crêtes et de hauteurs dont l'armée
allemande a, dès le premier jour, su s'assurer la possession.
L'immense falaise du Chemin des Dames, qui court tout le long
de la vallée de l'Aisne comme la muraille de quelque cita-
delle géante, commande toute la contrée de Soissons jusqu'à
Reims; c'est à ce butoir que se heurta notre poursuite après la
Marne. Là, dans les durs combats d'octobre 1914, s'étaient
brisés tous nos efforts pour escalader cette muraille; là s'était
produite la grande poussée allemande de janvier 191o, pour
nous refouler au Sud de l'Aisne. De là-haut l'ennemi voyait
tout à la ronde. Pas un de nos mouvemens ne lui échappait,
et il nous cachait tous les siens à la faveur du couloir de
l'Ailette. La crête de Vimy jouait le même rôle devant les
plaines de Picardie, et le massif de Moronvilliers devant celles
de Champagne. C'était le théâtre de nos offensives de mai 1913
en direction de Lens, et de celle de septembre pour culbuter
l'ennemi dans la vallée de la Suippe. Dans toutes ces batailles,
il avait réussi à garder les hauteurs. Aucun effort n'était par-
venu à l'en déloger. Il songeait moins que jamais à les aban-
donner : qui a les vues, tient le pays. Il en était le maître soit
pour la défensive, soit pour tout autre dessein qu'il pourrait
méditer. On voit toutes les raisons qu'il avait de tenir à cette
ligne. Il venait de la renforcer encore d'après lès dernières
recettes du système Hindenburg : c'était le nec plus ultra de
la fortification. Cette ligne est maintenant tout entière entre
nos mains. La situation est retournée : c'est nous qui voyons
chez l'Allemand comme il voyait chez nous. Toute la ceinture
d'observatoires qui lui servait à surveiller chacun de nos mou-
vemens, à régler le tir de ses canons, à deviner nos gestes, à
préparer ses plans, lui échappe : nous lisons dans son jeu
comme il lisait dans le nôtre. Il perd sa base d'opérations. Il
faut qu'il reprenne celle-là ou qu'il en cherche une nouvelle
quelque part en arrière. Il se prévaut, en attendant, de nous avoir
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 905
interdit d'aller plus loin que cette ligne. Il est vrai qu'il a réussi
à retarder notre avance. Mais le temps ne fait rien à l'affaire :
il y a dans la situation qui vient d'être cre'ée des conséquences
fatales qu'aucune controverse n'empêchera de se dérouler.
Ce n'est pourtant là encore que le petit côté de l'affaire.
Pour en comprendre toute l'importance, il faut savoir ce qu'il
en coûte à l'armée allemande et de quels prodigieux sacri-
fices l'ennemi a payé la perte de ses lignes.
On a vu que les Allemands, au commencement de la
bataille, avaient sur le front occidental 147 divisions; dès le
début de mai ce nombre était élevé à 156, sur un total de 234,
c'est-à-dire que l'ennemi nous opposait les deux tiers de l'en-
semble de ses forces, le front oriental absorbant le dernier
tiers. Ce chiffre n'a pas été sensiblement diminué.
De ces 156 divisions l'ennemi, dans le premier niois de la
bataille, s'est vu contraint d'en engager 87, et dans le second
25 autres, ce qui forme pour cette période un total de 112 divi-
sions engagées. 23 ont subi le feu deux fois. — Un an de Verdun
n'avait coulé que 56 divisions. Six mois de la Somme en ont
coûté 96. L'usure résultant de la dernière bataille est donc
ejiviron double de ce quelle a été dans les batailles passées (1);
et comme on sait que l'effet des pertes est fonction de la rapidité
et qu'elles sont d'autant plus graves qu'elles se précipitent en
moins de temps, on peut dire que jamais l'Allemagne n'avait, au
cours de la guerre, subi plus effroyable et plus mortelle saignée.
Le jeu des relèves, la manière dont l'ennemi engage ses
forces dans le combat ne sont pas moins instructifs. A la date
du 1" avril, les Allemands disposaient en arrière du front d'une
réserve d'environ 40 divisions reposées; 9 autres étaient en
route pour se joindre aux premières : c'était une masse fraîche
de plus de 50 divisions, soit le tiers des forces totales sur le
front occidental.
Dès la fin d'avril^ toute cette réserve a été absorbée. Il
faut alors puiser dans les secteurs tranquilles comme dans un
(1) Le tableau suivant est très clair. On compte le nombre de relèves ou de
passages de divisions :
Septemlire-Octobre 1916 [i mois). Iyl7 (9 avril 8 mai).
Verdun 18 divisions Artois 43 divisions
Somme 82 — Aisne-Champagne. 60 —
Total. . . 100 Total. . . 103
906 REVUE DES DEUX MONDES.,
réservoir pour alimenter la bataille, afin de remplacer les divi-
sions éprouvées : les troupes retirées du combat sont remises
en ligne à la place de celles que l'on envoie dans la fournaise.
On leur donnait d'abord quelques jours de répit; une division
épuisée ne reparaissait en secteur qu'après deux ou trois semai-
nes; on lui laissait le temps de se refaire et de reprendre
haleine. Bientôt, plus de ces ménagemens.Les débris des troupes
démolies sont jetés sans transition de la bagarre dans quelque
coin de l'Argonne ou des Hauts-de-Meuse, en bouche-trou; la
2" division de la Garde, écharpée du 5 au 10 mai sur le plateau
de Californie, se retrouve le 16 mai dans le secteur de la
Harazée; la 28^ de réserve, abimée vers Graonne et Ghevreux,
est relevée de là le 18 mai pour prendre la garde, le 25, sur la
côte duïalou. Il n'y a dans l'intervalle que le temps du voyage.
On n'impose pas volontiers de tels efforts aux hommes : il saute
aux yeux que le commandement est à court de ressources.
Ce surmenage suffit à peine à faire face aux besoins. L'usure
s'accélère dans des proportions effrayantes, à mesure que nos
coups se précipitent. Les divisions qui ont reçu l'attaque anglaise
du 9 avril n'ont été retirées du front qu'au bout de six jours.
Après notre attaque du 16, les troupes sont usées en quatre jours,
Après l'attaque anglaise du 7 juin, à Messines, en quarante-
huit heures : deux jours ont suffi à les dévorer. Trois divisions
ont dû être retirées le soir même. L'une d'elles, la 3° bavaroise,
ne tenait les tranchées que depuis la veille. Elle a donc pris
le secteur, s'est fait détruire et a été ramenée en arrière, le tout
en vingt-quatre heures.
Dans quel état se trouvent les unités retirées du front?
Quel est pour chacune le degré d'épuisement où les a laissées
la bataille? Les chiffres suivans pourront en donner une idée;
il ne s'agit que de divisions auxquelles il a été fait plus de
500 prisonniers :
ATTAQUE ANGLAISE DU 9 AVRIL
14^ division bavaroise 2 800 prisonniers
lie — — 2200 —
17e — Réserve 2d00 —
79e — _ 1 600 — ^
1" — — 1500 —
18* — — 500
10 700 dont 4 300 Bavarois.
14« réserve bavarois.
985
3« — —
979
80« régiment ....
972
10* réserve bavarois.
831
OÙ EN EST l'armée ALLEMANDE? 907
ATTAQUE FRANÇAISE HU 16 AVRIL
9* division réserve bavaroise . 2 383
21" division 2 319
5« — réserve bavaroise . . 1 929
43« division réserve 1 374
8005 dont 4 312 Bavarois.
Un calcul empirique, le plus souvent vérifié, montre que le
chiffre des prisonniers représente communément le tiers ou
le quart du chiffre total des pertes. Les unités dont on parle ici
sont donc des unités pratiquement anéanties. La 4.")"' de réserve,
éreintée le 5 mai dans la région de Laffaux,est arrivée en Woëvre
à l'état de squelette, avec des effectifs de vingt hommes par
compagnie. Il y a tel régiment dont il ne subsiste que le sou-
venir : nous avons fait des prisonniers des trois bataillons, et
tué ou mis hors de combat ce qui ne s'est pas rendu. Tel a
disparu en entier comme dans un cataclysme; c'est le cas,
par exemple, du 476*" (242" division), qui a eu deux bataillons
engloutis dans le tunnel du Gornillot, tandis que le troisième
se faisait détruire, à la surface, dans une série de contre-attaques.
La presse a publié le récit de la première descente qu'on ait faite
dans ce sépulcre : on trouva les galeries obstruées par sept ou
huit cents cadavres et, au milieu de ce charnier, un brancardier
fou, accroupi entre quatre bougies.
A ces pertes déjà formidables viennent enfin s'ajouter celles
des contre-attaques. II ne s'est presque pas passé de jour, depuis
le 16 avril et le 5 mai, sans que les Allemands essayassent de
reprendre quelque lambeau de leurs anciennes lignes. C'est
tantôt sur la charnière du moulin de Laffaux, tantôt sur l'isthme
d'Hurtebise, sur les musoirs de Vauclerc ou de Californie, ou
sur les dômes de Moronvilliers, le « Casque » ou le « Téton, »
qu'ils renouvellent leurs efforts presque quotidiens. Sans
doute, le plus grand nombre de ces opérations ne sont que de
forts coups de main, menés par quelques bataillons. La pre-
mière attaque d'ensemble se produit le 20 mai, sur le Chemin
des Dames, et il est déjà surprenant que l'ennemi ait eu besoin
de quinze jours pour réagir. Dans la nuit du 2 au 3 juin, il
jette sur le saillant d^ Californie deux divisions nouvelles
arrivées de Russie : elles se font exterminer sans résultat;
908
RKVUE DES DEUX MO.NDES.1
l'attaque devait se produire en quatre « vagues » succes-
sives; les deux dernières ne parviennent même pas à débou-
cher. Il se passe alors tout un mois avant que l'ennemi, en
dehors des affaires de détail, soit capable de monter un nou-
veau coup de grand style : l'attaque est lancée le 3 juillet, sur
un front de 17 kilomètres, avec un effectif de 45 000 hommes.
Elle s'écrase sur nos positions, sans les faire bouger d'une
ligne, sans faire un prisonnier, et reflue en désordre avec des
pertes cruelles. Le fait est grave. « Toute doctrine défensive est
fondée sur l'axiome que l'assaillant s'use plus vite que le défen-
seur. Si c'est le contraire qui arrive, si la défense perd plus de
monde que l'attaque, tout en cédant le terrain et en subissant la
dépression morale qui accompagne le recul, la défensive n'a
plus de sens miiltaire, et n'est plus qu'un aveu désastreux
d'impuissance (1). »
Un désastre : le mot n'est pas trop fort pour exprimer le
résultat de la campagne par rapport à l'armée allemande. La
perte semble passer la proportion connue. « Incroyable, » nous
dit une lettre d'Allemagne. En prenant la mesure ordinaire,
qui est d'un prisonnier pour 4 ou 5 blessés ou tués, les 63 000 pri-
sonniers comptés jusqu'au l*"" juillet devraient donner une perle
totale, à cette date, de 250000 ou de 300 000 hommes. Or, nous
tenons de bonne source que la perte réelle était, le '27 mai,
de 350000 honmies; ce compte ne comprend ni les 30000 hommes
de l'affaire de Messines, ni la « note » des contre-attaques des
30 et 31 mai à Moronvilliers, du 3 juin sur le plateau de
Craonne, du 20 juin à Vauxaillon, du 29 juin autour de Gerny,
du 3 juillet sur les dix-sept kilomètres du Chemin des Dames,
des 20 et 22 juillet enfin .sur les promontoires de Vauclerc et
de Californie. Là s'est engagée une balaille qui rappelle les plus
sanglantes époques de la bataille de Verdun. A un an d'inter-
valle, le Kronprinz renouvelle les pratiques meurtrières de sa
tactique enragée. Il avance sur des hécatombes. Chacun de ses
pas coûte un carnage. On sera modéré en estimant à 450 000 ou
à 500 000 hommes 1' « addition » des trois premiers mois de
la campagne.
Une des conséquences immédiates a été celle-ci. On a vu
que l'Allemagne, par un prodigieux effort, s'était imposé un
[i) Journal des Débals, Situaiion mililfiirç.
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 009
programme de cre'ations et était parvenue à le re'aliser; à la
fin de l'hiver, elle avait mis sur pied 13 divisions nouvelles
(série 231) dont 10, au mois d'avril, se trouvaient sur noire
front; elle était en train de forger les régimens 600 pour en
former encore une douzaine d'autres divisions (série 251) :
42 de ces régimens étaient déjà tout prêts dans les dépôts de
l'intérieur. Mais l'usure de la bataille a été si rapide que
l'Allemagne renonce aux créations projetées. Aucune des divi-
sions de la nouvelle série n'a pu être envoyée sur le front ;
leurs régimens se voient dissoudre à peine formés pour combler
les vides des unités exténuées. Dès la fin de mai, douze d'entre
eux sont déjà disloqués, et servent à replâtrer les divisions les
plus malmenées. C'est ainsi que la 44« de réserve reçoit pour se
remonter 700 hommes du 514®. 1 000 hommes du 624® et un
bataillon du 625® servent à reconstituer la 56° division. Voici
d'autres exemples; les régimens suivans ont été démembrés :
Le 613« (de Zossen) pour renforcer la 1''* division de rés. de la Garde.
Le 619" (Magdebourg) — 79« division de réserve.
Le 620« (Itzehœ) — 18« division.
Le 626^ (Rastadt) — 29» —
Le 627" (Ulm) — 27e _
C'est le remède héroïque de la transfusion du sang; mais le
donneur périt pour sauver le malade.
On voit quel désordre profond l'hémorrhagie de ces deux
mois apporte jusque dans les forces vives de l'Allemagne. Cette
perte n'absorbe pas seulement la réserve normale des dépôts
de recrues : toute la classe 1917 est au feu depuis le mois de
mars; la classe 18 a commencé d'apparaître sur le front. On
incorpore la classe 19 : l'Allemagne mange son blé en herbe.
Pour pallier le danger, elle est contrainte de démolir la
machine nouvelle qu'elle construisait avec amour et de jeter à
la fonte, en vrac, le métal humain qu'elle choyait comme l'arme
secrète de sa victoire.
V. — CONCLUSION
En résumé, l'Allemagne, au début de 1916, pour prévenir
notre offensive de la Somme, prend les devans et attaque
e-lle-mème à Verdun. En 1917, dans une situation analogue,
910
REVUE DES DEUX MONDES.
elle ne trouve que l'expédient du repli « volontaire: » c'est la
seule ressource qui lui reste pour reconquérir l'initiative. Elle
se flatte de gagner du temps, de nous réduire à l'impuissance
par sa campagne sous-marine, et de nous écraser peut-être avec
l'armée nouvelle qu'elle s'occupe de rassembler. Au rebours,
elle est mise en demeure d'accepter la bataille. Elle rompt sur
toute la ligne. Elle perd un ensemble de positions capitales, sur
lesquelles ses efforts s'appuyaient depuis deux ans. La base
matérielle de ses opérations lui échappe, avec le pouvoir de
les exécuter : l'épée lui a sauté des mains.
Contrainte depuis un an à subir la pression et la volonté de
''adversaire, elle comptait sur la retraite pour desserrer l'étreinte
et sur les sous-marins pour lui faire lâcher prise ; elle cherche
en même temps à dénouer par l'intrigue les liens de l'Entente
et négocie avec la Russie, afin d'avoir les mains libres contre
l'Angleterre et la France. Des 156 divisions qu'elle avait réunies,
grâce à cette sorte de trêve du front oriental, il ne lui en restait
plus, vers le 15 juin, que 24 à engager dans la bataille, si l'on
ne tient pas compte de 20 divisions de landwehr qui ne sont
pas des troupes d'attaque. C'est avec ce capital singulièrement
réduit que le commandement entreprend de restaurer ses
affaires et lance les assauts ruineux de juin et de juillet.
Telle est la situation de l'armée allemande à la date où
j'écris : ses positions perdues, avec un matériel immense
et beaucoup plus de 400 000 hommes; une armée blessée, qu'on
est en train de rebouter avec les élémens destinés à d'autres
desseins; la classe 18 entamée; la maîtrise des opérations
évanouie sans remède, avec la ligne qui l'assurait et les réser-
ves neuves qui devaient en être l'instrument; les plans de
l'Empire abattus du même coup que ses forces. A la même
heure, le front oriental se ranime et les bataillons d'Amé-
rique défilent sur notre sol.
Sans doute, l'offensive russe a été suivie de prompts revers.
Trahi en plein élan, Broussiloff a dû évacuer presque toute la
Galicie. Mais la Révolution s'est déjà ressaisie. Elle répond à la
trahison en organisant la Terreur. La liberté, l'honneur sauront
sauver encore la patrie en danger. Déjà les choses s'améliorent :
l'Allemagne n'a pas eu de quoi exploiter sa victoire; elle tenait
l'armée russe enfermée dans sa main, et n'a pas eu la force de
refermer la main. Ce n'est même pas elle qui a provoqué la
où EN EST l'armée ALLEMANDE? 911
Russie, dont la léthargie la servait. Elle s'arrête au bout de
six jours pour soufiïer et compter ses morts. Et de Stauislau,
où il est accouru pour lancer à son peuple des bulletins de
triomphe, l'Empereur s'inquiète de la recrudescence du canon
dans les Flandres. La nouvelle bataille qui commence a déjà
pour effet de dégager le front de l'Aisne et de la Champagne; le
feu se ralentit sur le Chemin des Dames. La ventouse sera-
t-elle suffisante pour aspirer encore quelques-unes des forces
du front oriental? Peut-être. En tout cas la Galicie ne rendra
pas des hommes à l'Allemagne, et c'est d'hommes qu'elle a
besoin pour soutenir la tempête qui crève à l'Occident.
Les aftaires de l'Empire demeurent donc très critiques.
Toute la situation, en dépit de succès faciles et provisoires,
dus moins à la force qui lui reste qu'à d'impardonnables défail-
lances, est encore dominée à cette heure par l'état de pertes de
l'armée et par les périls qu'elle court sur le front occidental, — ■
par le passif de ces trois mois et par la menace de ceux qui
s'ouvrent. L'Entente, au contraire, redouble d'énergie et
s'apprête à frapper ses coups les plus puissans. Elle voit s'ajouter
à ses forces immenses les forces fraîches d'un nouveau monde.
C'est dans ces conditions assez graves que l'Allemagne devra
pourvoir à sa défense avec des alliés affaiblis et avec une armée
qui porte dans le flanc une de ces plaies profondes dont il est
malaisé de guérir.
LA
SITUATION AGRICOLE
EN FRANCE
Faut-il s'inquiéter aujourd'hui, après trois ans de guerre,
du problème de la production agricole dans notre pays?
Pour répondre à cette question et justifier une conclusion,
nous ne pouvons pas mieux faire que de marquer les princi-
paux traits de la situation faite à nos cultivateurs, d'en
indiquer les dangers, et de faire connaître les remèdes dont
l'expérience a prouvé l'efficacité. Nous l'affirmons, à cette
heure, avec une parfaite sincérité : il est nécessaire de se préoc-
cuper du problème agricole, sinon de s'en inquiéter, et l'enquête
à laquelle nous venons de nous livrer, en parcourant nos
campagnes, démontre clairement l'urgence de l'application
d'une réforme générale.
Au lieu de parler, au lieu de légiférer, au lieu de décourager
par la contrainte, il faut. agir, et surtout laisser agir tous ceux,
toutes celles aussi qui mettent en valeur, avec leurs bras robustes
et leurs mains adroites, le sol de la France.
LA HAUSSE DES PRIX ET LES DOLÉANCES DU PUBLIC
S'il est malaisé, ou parfois impossible de connaître, avec
quelque exactitude, les quantités de denrées alimentaires pro-
duites dans nos campagnes, rien n'est plus facile, au contraire,
que de constater la marche des prix. A cet égard, toutes les
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE.
91.1
ménagères dressent des statistiques qu'elles croient exactes, et
formulent des plaintes qu'elles trouvent justifiées. Depuis le
printemps de l'année 1915, il s'est produit une hausse générale
des alimens d'origine végétale ou animale. Au cours d'une
récente tournée faite dans nos départemens depuis la Nor-
mandie jusqu'à la Provence, en passant par le Limousin et les
Charentes, nous avons relevé nous-même les mercuriales, et
comparé leurs chiffres avec ceux des périodes précédentes.
Il est parfaitement établi que l'élévation des cours est géné-
rale et considérable. Elle est générale en ce sens qu'elle porte
sur tous les produits du sol sans distinction, et qu'elle n'est
pas spéciale à certaines régions. Qu'il s'agisse du bétail et de
la viande, du lait, du beurre et des fromages, des grains et
des légumes, des fruits, du vin ou du cidre, on observe toujours
une hausse variant de 20 pour 100, à 100 pour 100, par rapport
aux moyennes des années 1913-1915.
La hausse n'est donc pas seulement générale, elle est encore
considérable.
Sans doute, l'intervention de l'Etat a pu limiter parfois cette
hausse, en taxant certains produits. Mais la taxe ne modifie
pas les prix réels, ceux qui résulteraient normalement du jeu
de la concurrence et des effets de la liberté des transactions;
elle dissimule ces prix réels pratiqués et acceptés au besoin par
les particuliers, en marge de la loi qui les gêne, et de plus,
comme l'Etat est bien forcé de subir la règle commune, comme
son action ne s'exerce pas à l'étranger, toutes les importations
faites sont cotées aux cours vrais. Le consommateur qui béné-
ficie de la taxe et le producteur qui en souffre, supportent à
litre de contribuables les conséquences des achats faits à perte
pour dissimuler la réalité et retarder le règlement inévitable
des différences dont l'Etat est responsable 1
Que faut-il penser de la hausse dont nous parlons et que
nous avons partout constatée?
Assurément elle étonne les gens mal informés, elle irrite
tous ceux dont elle froisse les intérêts, et enfin elle fait supposer
au public que nous souffrons d'une disette, d'une énorme
réduction des disponibilités ordinaires. A la gène réelle imposée
aux Français dont le revenu modeste est en même temps un
revenu fixe, s'ajoute une inquiétude morale qui se traduit par
des plaintes, par des appels à l'intervention de l'Etat, et par
TOME XI,. — 1917, 58
914
REVUE DES DEUX MONDES.
des achats de précaution portant sur des denrées de conserva-
tion facile, — ■ sucre, œufs, légumes secs, salaisons, farines. Ces
achats, multipliés en raison même de la hausse nouvelle que
l'on redoute, précipitent l'élévation des prix et correspondent à
un état d'esprit qui influe sur la cote en même temps qu'il
paraît justifier ou excuser l'ingérence de plus en plus marquée
de l'Etat dans le domaine économique.
En fait, comme nous le montrerons bientôt, la hausse des
prix est parfaitement justifiée par les conditions nouvelles de la
production agricole, en France, et de la concurrence étrangère
De plus, la hausse ne correspond nullement à une réduc-
tion énorme ou désastreuse de la production au point de vue
des quantités.
Jusqu'à présent, au contraire, les denrées restent abondantes,
— relativement, — c'est-à-dire qu'en dépit des difficultés prodi-
gieuses dont doivent triompher les agriculteurs — et les femmes
de nos agriculteurs mobilisés, les récoltes ou les produits sont
loin d'avoir diminué dans la proportion que semblerait indiquer
l'élévation des prix. Une hausse de 100 pour 100 ne correspond
nullement à une diminution de moitié du total des quantités
réellement disponibles. Et c'est cela qu'il faut bien noter et
comprendre pour juger sainement la situation agricole, au lieu
de parler de famine et de désastre. C'est cela que nous avons
constaté.
Enfin la hausse n'a pas d'adversaire plus redoutable que la
hausse elle-même, en ce sens que l'appât d'une recette de plus
en plus élevée, équivalant souvent à un profit de plus en plus
grand, stimule les énergies, éveille les désirs de gain, et fait
des miracles qui se traduisent précisément, à la même heure,
sur tous les points du territoire, par un labeur obstiné. Ce
labeur maintient la production, l'assure, et prévient, à coup
sûr, les réductions dont la hausse des prix conduit à exagérer
l'importance quand on ne réfléchit pas et qu'on n'observe pas
les faits sur place.
Distinguons donc avec soin la marche des prix et les varia-
tions de la production. Ecoutons avec sympathie les plaintes de
ceux qui souffrent réellement de la hausse parce qu'elle réduit
leur bien-être, mais n'oublions pas ce que tant de gens oublient
à cette heure : c'est que nous sommes en guerre. La lutte for-
midable, subie avec tant de fermeté et poursuivie par la France
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE. 915
avec-tant de courage, doit avoir d'inévitables répercussions sur
le bien-être de tous. Il est aussi déraisonnable que puéril
d'exiger que personne ne souffre des conséquences de la
guerre.
Quelles ont été précisément ces répercussions en ce qui
touche les conditions de la production rurale? C'est ce que nous
allons dire en utilisant tous les renseignemens recueillis par
nous depuis plus d'un an.
LES CONDITIONS NOUVELLES DE LA PRODUCTION AGRICOLE EN FRANCE
Deux faits caractérisent les conditions nouvelles de la pro-
duction agricole dans notre pays à l'heure où ces lignes sont
écrites : il s'agit tout d'abord de l'extraordinaire rareté de la
main-d'œuvre, de la hausse de son prix et des exigences excep-
tionnelles du travailleur salarié ; il s'agit, en outre, de l'éléva-
tion du prix de toutes les matières qu'utilisent et achètent nos
agriculteurs, de telle sorte que l'augmentation de leur coût de
production comporte nécessairement, autant que logiquement,
la hausse du cours de leurs denrées.
Insistons sur ces deux points.
Il est clair que la mobilisation a privé nos campagnes de
tous les travailleurs, de tous les chefs d'exploitations notam-
ment, qui étaient en âge de se battre. A cet égard, aucune
preuve n'est nécessaire : l'évidence s'impose. Les femmes, les
enfans, les adolescens, les hommes d'âge mûr et les vieillards
constituent assurément une réserve fort importante, et la néces-
sité de travailler a été acceptée par tous ces braves gens, par
toutes ces courageuses femmes en particulier. Leur éloge n'est
plus à faire. Ils concourent tous de la façon la plus efficace à
entretenir la vie nationale, et, par suite, à défendre la patrie.
On a eu raison de dire que le patriotisme était la religion du
sol. Personne ne pratique cette religion avec plus de ferveur
que nos « paysans, » les gens du pays!
L'énergie, l'expérience et, disons-le sans fausse pudeur, le
désir de gagner, ont rendu possible l'exploitation de notre ter.
ritoire par les habitans des campagnes ; mais il leur a fallu
rechercher des auxiliaires salariés. Ceux-ci, devenus très rares,
se sont montrés très exigeans au double point de vue de l'ali-
mentation et du prix de la main-d'œuvre.
916 REVUE DES DEUX MONDES.
Le vin ou le cidre, la viande au moins deux fois par jour, le
café, sont le plus souvent exigés par les ouvriers nourris et par
les domestiques.
Remarquons, à ce propos, que les salariés agricoles ne sup-
portent pas les conséquences de la hausse des denrées alimen-
taires. C'est le patron, c'est l'employeur qui subit les augmen-
tations de dépense et qui voit s'élever le prix de revient de ses
produits.
Enfin, les gages ou salaires ont suivi une marche ascension-
nelle encore plus rapide que celle des principales denrées
alimentaires.
Dans nos départemens du Centre, un jeune homme de dix-
sept ans pouvait déjà gagner, en 1914, de 500 à 600 francs par
an comme domestique de ferme, et il était, bien entendu,
nourri et blanchi. Ces gages se sont élevés à 800 francs en 1915
et à 1200 francs en 1916.
Pendant la période des grands travaux de la fenaison et de
la moisson, un ouvrier de la même région gagnait, en 1914,
de 6 à 7 francs par jour, et son salaire a varié de 7 à 10 francs
en 1915, puis de 10 à 12 francs en 1916. Le tâcheron nourri
peut obtenir aisément 8 francs par jour pendant les autres
périodes de l'année, et les femmes exigent 2 fr. 50. Fort souvent
le coût de la main-d'œuvre a doublé depuis le commencement
de la guerre.
Le prix des engrais industriels a également augmenté
de 100 pour 100 au moins. Tel est le cas pour le superphosphate
de chaux et le nitrate de soude. Les alimens destinés au bétail
pour compléter les rations de fourrage ou de racines ont subi
une hausse de 80 pour 100.
Il y a plus, et nous nous bornons ici à reproduire les notes
que nous ont dictées des gens parfaitement informés :
« Le charron, le maréchal ferrant ont doublé et parfois
triplé leurs prix. Les socs de charrue ont doublé de valeur, et
le prix des instrumens agricoles a augmenté de 30 à 100 pour 100.
Cette hausse continue. »
En regard de ces chiffres, il est intéressant de placer ceux
qui se rapportent aux cours des principaux produits du sol.
Il y a six mois environ, avant la hausse désordonnée qui a eu
pour causes de fâcheuses mesures administratives et la diffi-
culté des transports, l'élévation du prix des denrées agricoles
LA SITUATION AGRICOLE Èx FRANGE. 917
était bien moins conside'rable qu'on ne le suppose. Les cours
dont nous parlons sont des prix de gros, bien entendu, et non
des prix de détail. Voici les variations relevées par un homme
dont la sincérité et la compétence nous inspirent une entière
confiance. Il s'agit des moyennes constatées dans la même région
du Centre de la France.
Le quintal de blé, vendu 27 francs en 1914, valait seule-
ment 32 francs en 191 G, à cause de la taxe qui en réduisait le
prix.
La hausse n'atteint que 18 pour 100.
Le quintal d'orge valait 20 francs en 1914 et 23 francs
en 1916.
La hausse s'élève à 2o pour 100.
L'avoine, cotée 22 francs en 1914, était vendue 35 francs
en 1916.
La hausse atteint 51 pour 100.
Les pommes de terre ont subi une hausse de 20 pour 100
seulement, dans le même intervalle.
Pour le bétail, citons les plus-values suivantes dans le cours
des deux années 1914-1916 :
Bœuf, au poids vif 30 p. 100
Mouton — 27 —
Porc — 106 —
On voit que, sauf pour le porc, les hausses constatées ne
sont pas aussi considérables que l'élévation des salaires, du
prix des engrais, ou du cours des alimens destinés au bétail !
Par contre, les fromages ont à peu près doublé de prix, et le
beurre, qui valait 3 francs par kilo, est vendu près de 5 francs,
accusant ainsi une hausse de 60 pour 100. Bien entendu, le
lait a subi une augmentation de prix analogue, bien qu'elle
soit, en général, moins marquée.
Voici un exemple pris sur le vif à propos des fromages et
du lait :
Dans le Cantal, la hausse de la tomme dépasse 100 pour lOB
et sa fabrication fait ressortir la valeur du litre de lait à
40 centimes environ.
Dans ces conditions il est clair que le lait vendu à l'état frais
dans les villes ou villages s'élève rapidement pour se rapprocher
du cours obtenu par les fromagers. Il est bien certain que dans
918 REVUE DES DEUX MONDES.
la Franche-Comté, par exemple, la hausse des « Gruyère » a
exercé la même influence sur le prix du lait vendu en nature,
à l'état frais. La valeur du produit industriel a pour contre-
partie la valeur de la matière première, et la hausse du premier
entraîne la hausse de la seconde.
« Il est déplorable, dit-on, de voir augmenter le prix des
denrées de première nécessité! »
La hausse n'est-elle pas expliquée et, en somme, parfai-
tement justifiée par les conditions nouvelles de la production?
Qui pourrait le nier quand on a vu quels étaient désormais les
salaires et les cours des produits dont les agriculteurs font
usage?
Que n'a-t-on pas dit cependant à propos de la hausse? Toute
variation de prix dans le sens de la cherté apparaît au public
comme une sorte d'attentat contre la tranquillité de tous et
contre les intérêts de la société. La cherté des denrées alimen-
taires ne peut être, à ses yeux, que le résultat d'une entente
frauduleuse et criminelle, d'une insupportable avarice, ou d'un
accaparement dont il faut châtier les auteurs avec une impi-
toyable sévérité. Sans doute les esprits, plus exaltés et généreux
que perspicaces et réfléchis, se bornent d'ordinaire à blâmer les
intermédiaires, les négocians, les revendeurs, les marchands
au détail, mais, en ce moment, ils n'hésitent plus à dénoncer
les agriculteurs eux-mêmes. Ils croient très sincèrement que
ces derniers veulent s'enrichir aux dépens d'autrui, et ils disent
que la terre, l'air, l'eau et le soleil n'ayant pas changé de prix,
les denrées agricoles fournies par la Nature ne devaient pas
subir une hausse! Ce sont là de pauvres raisonnemens. L'agri-
culture comme toutes les industries est obligée de faire des
avances, et les valeurs qu'elle consomme pour produire doivent
avoir pour contre-partie des valeurs au moins égales repré-
sentées par ses Fecettes. Parmi ces avances figurent précisément
les salaires, les matières premières achetées par les cultivateurs,
semences, engrais industriels, alimens donnés au bétail et
fournis par l'industrie. Dès lors, la hausse de ces avances
comporte logiquement l'élévation du prix des denrées agricoles.
Les cours montent ainsi sans que les cultivateurs soient le
moins du monde responsables de cette marche ascensionnelle
Jamais le producteur rural ne fixe les prix; jamais il n'accapare
ou ne constitue des groupemens capables de provoquer un
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE^ 919
renchérissement. On sait avec quelle lenteur et quelles diffi-
cultés les syndicats agricoles ont été établis dans notre pays où
ils ne groupent d'ailleurs qu'une minorité. Combien il serait
plus diificile encore de former des coalitions ou des trusts agri-
coles sur tout le territoire du pays! Jamais on n'a pu nous
signaler une seule tentative réelle d'accaparement 1
La hausse ne pourrait être efficacement combattue ou limitée
que par la concurrence étrangère et par la liberté des impor-
tations. Or, la cote des marchés étrangers a subi les mêmes
fluctuations que les mercuriales françaises, et, d'autre part,
nos tarifs douaniers mettent un obstacle aux entrées des produits
capables de concurrencer les nôtres. En outre, l'élévation des
prix de transport exagère l'action des droits de douane et les
rend prohibitifs.
Enfin, il faut se souvenir que si la France n'est pas menacée
de la disette, il est cependant bien certain que les quantités
produites et disponibles pour la vente ont diminué sous une
double influence : celle de la réduction de la main-d'œuvre
jointe à la diminution des stocks de matières fertilisantes, et
celle des àgens atmosphériques qui ont été peu favorables,
notamment à la production des grains en 1916. Cette rareté
toute relative des denrées agricoles a exercé naturellement une
action sur les cours et ne pouvait que contribuer à leur relè-
vement.
Mais, remarquons-le bien parce qu'il importe de ne pas
exagérer, et surtout de ne pas parler de famine ou de disette,
notre production agricole reste encore suffisante pour satisfaire
à nos besoins, si nous savons faire un utile emploi de nos
'•-essources en renonçant momentanément au bien-être que trop
de gens considèrent comme une nécessité.
Bien que les conditions de la production aient changé, bien
que les quantités produites aient diminué, nous disposons
encore de quantités supérieures à celles que l'on considérait
comme normales, en pleine paix, il y a soixante ans.
Ainsi la production annuelle de blé constatée durant la
période 4842-1861 s'élève, en moyenne, à 60 millions de quin-
taux. Eh bien ! la moisson de 1916a été supérieure à ce chiffre,
si l'on y joint la récolte disponible de l'Algérie-ïunisie. On
faisait, il est vrai, un plus large usage, à l'époque dont nous
parlons, sous le règne du Louis-Philippe, des céréales infé-
92Ô BEVUE DES DEUX MÔNDËâ.
Heures, telles que le seigle, le mais ou le sarrasin, mais rien
ne nous empêche de reprendre cette tradition au lieu de dépen-
ser des centaines de millions que l'Etat consacre (aux frais
des contribuables) à des achats de blés étrangers. Nos finances
s'en trouveraient mieux, et nos forces ne seraient nullement
affaiblies pour cela.
On dit que notre troupeau a diminué, et nous croyons, en
effet, que son poids a été réduit parce que nombre d'animaux
adultes ont été sacrifiés. Mais, d'une part, les jeunes bêtes qui
vont rem»placer les absens arrivent plus vite qu'autrefois à leur
développement maximum, et, d'autre part, le poids de chacune
d'elles est plus élevé qu'il y a cinquante ans. Avec nos effec-
tifs réduits, nous pouvons fournir encore, par tête d'habitant,
plus de viande que sous le second Empire. Ce poids ne s'élevait
qu'à 20 kilos environ vers 1862, et il atteignait 57 kilos en 1900,
d'après les évaluations officielles. Or, notre troupeau peut certes
produire encore beaucoup plus de la moitié de la quantité de
viande fournie par lui il y a seize ans. Nos disponibilités restent
donc supérieures à ce qu'elles étaient en 1862, et personne ne
parlait à cette époque de jours sans viande, de disette ou de
souffrances I
Ces observations générales se trouvent confirmées par nos
informations personnelles. En Normandie, dans le Nivernais, le
Bourbonnais, l'Auvergne, nous avons constaté la présence d'un
bétail plus jeune, comme âge moyen, que durant les années
antérieures, mais ce bétail est nombreux, en excellent état, et
l'élévation de son prix encourage les éleveurs qui réalisent de
sérieux profits. Nous nous trouvions dans le Cantal à la fin de
septembre, au moment où les troupeaux descendaient de la
montagne. Il est impossible de voir des animaux en meilleur
état, et, dans cette région, les réserves sont abondantes.
C'est là une certitude qui s'impose à l'esprit de tout obser-
vateur attentif.
Souvenons-nous, enfin, que la guerre nous impose des
sacrifices, et apprenons à nous contenter de ce qui paraissait
suffisant à nos pères. C'est ce que nous devons affirmer sans
hésitation, en achevant de présenter les observations que nous
suggère l'étude des conditions nouvelles de notre production
agricole.
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE. 921
LA QUESTION DE LA TAXATION ET LES DANGERS DE LA FIXATION ARBITRAGE
DES PRIX
Nous avons signalé plus haut les doléances du public à
propos de la cherté relative des denrées alimentaires. Le
consommateur des villes, notamment, a vivement protesté
contre la hausse, et, sans s'inquiéter des conditions nouvelles
de la production, il a demandé au législateur de le protéger
contre les prétentions intolérables des intermédiaires, des acca-
pareurs ou des agriculteurs eux-mêmes.
C'est au nom des familles nombreuses, au nom des humbles
et des gens de fortune modeste, que les partisans de la taxation'
ont élevé la voix. Leurs réclamations, leurs appels à l'interven-
tion de la puissance publique ont été d'autant mieux accueillis
que la hausse se produisait plus rapidement.
La loi du 16 octobre 1915 permit tout d'abord à l'État de pro-
céder à des opérations de vente et d'achat de blé pour assurer
le ravitaillement de la population civile. Ce texte prévoyait les
réquisitions imposées aux producteurs comme aux détenteurs
de blé, et fixait à 30 francs le prix maximum alloué, par quintal,
aux propriétaires des grains réquisitionnés. En même temps, le
droit de douane, supprimé en 1914, était rétabli. Dès lors, le
prix de revient du blé majoré de 7 fij&ncs par 100 kilos rendait
toute opération impossible pour les particuliers qui ne pou-
vaient pas utiliser les réquisitions à leur profit. L'État se trou-
vait ainsi investi de tous les pouvoirs nécessaires pour monopo-
liser, en fait, le commerce du froment tant à l'intérieur qu'à
l'extérieur. Quant à l'agriculteur, il était bel et bien. contraint
de céder son grain à 30 francs par quintal, alors que le prix
normal se fût élevé pour lui à 3.5 ou 36 francs ssus le régime
de la liberté du commerce! Enfin, la farine était également
taxée.
A ce moment, un partisan enthousiaste de la taxation disait
dudacieusement :
(( Le consommateur qui paie toujours son pain 4o centimes
le kilo constate que, dans la crise générale de la vie chère,
l'élément essentiel de son alimentation, la base de la nourriture
de la famille française, est demeuré invariablement accessible
aux petites bourses et aux familles nombreuses. »
922
REVUE DES DEUX MONDES.
En réalité, la taxation imposait à tous les producteurs de
blé un sacrifice de 5 à 6 francs par quintal, puisqu'ils se trou-
vaient contraints de céder leur grain à 30 francs au lieu de le
vendre 35 ou 36 francs, et, d'autre part, en achetant du blé au
dehors à 38 ou 40 francs pour le vendre 30 francs seulement,
l'Élat faisait une opération commerciale désastreuse dont la
perte était naturellement subie par le contribuable! Sans doute,
le consommateur bénéficiait d'une réduction de dépense, mais
il en supportait partiellement les conséquences sous forme
d'impôt, et il forçait le cultivateur à subir une véritable
confiscation.
Est-il besoin de dire que les producteurs de blé accueillirent
avec la plus vive irritation une mesure qui réduisait leurs
recettes au moment où leurs dépenses augmentaient? Nous
avons constaté partout, au cours de nos voyages, le fâcheux
effet moral de la taxation imposée aux agriculteurs. Une consé-
quence déplorable de l'intervention arbitraire du législateur fut
bientôt constatée. Les autres grains, et notamment l'avoine,
n'ayant pas été taxés au même moment, leur cours s'éleva
rapidement et dépassa même très largement celui du blé. Les
agriculteurs avaient dès lors intérêt à vendre l'avoine ou l'orge
et à faire consommer le blé par leurs animaux de ferme. Cette
substitution fut, en effet, opérée, et nous avons vu sur la place
du marché de X..., à 100 kilomètres de Paris, les musettes d<3s
chevaux pleines de blé! Bien entendu, les quantités de froment
ainsi consommées par le bétail devaient être remplacées, et
l'État se voyait forcé d'acheter fort cher à l'étranger lé poids de
grains que le cultivateur donnait aux animaux au lieu de lo
porter au moulin pour servira la fabrication de la farine et du
pain. La perte subie de ce fait, s'est trouvée aggravée par les
dépenses de transport depuis le lieu de débarquement jusqu'au
point où le blé devait être amené, moulu et consommé sous
forme de pain. Enfin, une autre conséquence de la taxation
arbitraire du blé ne tarda pas à être connue. Comme il est tou-
jours plus facile de produire de l'avoine et de l'orge que du blé,
comme ces deux premières espèces de grains sont semées
notamment au printemps, on a constaté que les agriculteurs
réduisaient les surfaces consacrées aux blés d'automne pour
augmenter l'étendue des champs réservés aux autres céréales.
D'ordinaire cette pratique se trouve en opposition avec Tinté-
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANGE.^ 923
rêt du producteur parce que le produit en argent d'une récolte
de blé est largement supérieur à celui de la récolte d'orge et
d'avoine sur la même terre; mais la taxation ayant désormais
bouleversé l'ordre normal des choses et déprécié le froment
pendant que les autres grains montaient de prix, il devenait au
contraire avantageux d'augmenter la production des céréales
communes en réduisant d'autant celle du froment.
On pourrait dire, il est rrai, que nous raisonnons sur des
(( espèces, » c'est-à-dire en généralisant abusivement. En réa-
lité, les faits que nous signalons et les craintes que nous
exprimons se trouvent exactement confirmés et justifiés par le
ministre de l'Agriculture lui-même. Dans un rapport daté de
mars 1916 et adressé au Président de la République, l'honorable
M. Méline insiste sur les dangers de la taxation en demandant
que le prix maximum du blé soit porté de 30 à 33 francs par
quintal quand le Ministère de la Guerre fera des achats par voie
de réquisitions à l'intérieur du pays. Voici comment il
s'exprime :
«... Il est du plus haut intérêt pour l'alimentation publique
et celle de l'armée, aussi bien que pour le bon état de nos
finances, d'intensifier la production du blé qui est le produit
français par excellence. 11 devient d'autant plus précieux que
les cours du blé étranger ne cessent pas de s'élever et la
hausse ne fera que s'aggraver. Chaque quintal de blé étranger
introduit en France fait perdre iO francs au Trésor et augmente
la crise du change.
(( Nos agriculteurs ne se refusent pas à faire le maximum
d'eiîorts pour diminuer le déficit en se concentrant sur la pro-
duction du blé, mais ils sont découragés par le prix fixe et
immuable de 30 francs qui leur a été imposé au début de la
guerre, et qui était déjà insuffisant. »
Depuis l'automne dernier, il l'est devenu bien davantage, los
frais de production et les difficultés de culture n'ayant pas cessé
de s'accroître. Ainsi, le ministre constate précisément que les
conditions de la production ont changé, et ses conclusions
confirment les nôtres.
Voici maintenant le passage relatif aux conséquences
fâcheuses de la taxation.
« L'enquête récente publiée par le ministère établit que la
surface cultivée en blé a été, eu l'Jlo, inférieure de 475000 hec-
924 BEVUE DES DEUX MONDES.;
tares à celle de 1914. Il esl indispensable de s'arrêter sur cette
pente pour l'anne'e 1916, et la première précaution à prendre
doit s'appliquer aux ensemencemens du printemps qui com-
mencent en ce moment.
(( Nos agriculteurs livre's à eux-mêmes choisiront naturel-
lement les céréales qui leur coûtent le moins ctier à produire et
qui rapportent le plus, et ils donneront la préférence à l'avoine
et à l'orge dont les cours n'ont pas cessé de monter. »
La conclusion logique de cette argumentation devait être la
suppression de toute taxe, jointe à la liberté du commerce des
grains, mais l'honorable ministre de l'Agriculture se borne à
demander que la taxe soit relevée à 33 francs pour les achats de
l'Intendance, et pour les blés de printemps seulement.
Il est aisé de comprendre que cette mesure sanctionnée par
le décret du 14 mars 1916 devait être inopérante. Le relève-
ment de la taxe ne s'appliquant qu'aux achats de la Guerre, sa
portée restait médiocre, et il était, d'autre part, singulièrement
difficile de distinguer les blés de printemps des autres blés, une
fois la moisson faite I
Ce que nous devons retenir seulement du rapport officiel,
c'est la preuve solidement établie des conséquences redou-
tables de la taxation du blé. Le u découragement » du produc-
teur est notamment signalé d'une façon officielle.
Chose étrange, au lieu de supprimer la taxe du froment, le
législateur décida, au contraire, qu'il y avait lieu de taxer désor-
mais les grains tels que l'orge, l'avoine, le seigle, et même les
résidus industriels de mouture, c'est-à-dire le son et les issues I
Tel fut l'objet de la loi récente du 17 avril 1916. Bien mieux,
un autre texte, celui du 20 avril de la même ann-ée^ autorisa la
taxation, soit par décret, soit par arrêtés préfectoraux, des
pommes de terre, du lait, et des légumes secs. Enfin, la loi du
30 octobre dernier permet de fixer arbitrairement le prix des
beurres et des fromages, tout en autorisant, il est vrai, la
taxation des tourteaux destinés au bétail et que l'agriculteur
achète tandis qu'il vendlQS autres produits.
Il est clair que le découragement signalé par le ministre de
l'Agriculture est devenu plus visible et plus dangereux que
jamais. La loi du 29 juillet 1916 a bien élevé d'une façon gé-
nérale à 33 francs le prix de réquisition du blé, porté récemment
à 36 francs, mais le producteur sait parfaitement que les achats
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE. 925
faits à l'étranger par l'État sont beaucoup plus onéreux et que
le vendeur français est moins bien traité que le vendeur amé-
ricain ou argentin. Ce contraste lui paraît inexplicable. Il se
demande pourquoi la taxe réduit le montant de ses recettes,
non seulement quand il s'agit des grains, mais lorsqu'il est
question de lait, de beurre, de fromages, de légumes secs; il
n'admet pas que le législateur hésite à taxer dès lors les salaires
des ouvriers agricoles, le fer des charrues, et tous les objets
qui sont achetés par les producteurs ruraux.
D'ailleurs le législateur se rend compte lui-même de la
situation faite à l'agriculteur et des sentimens qui l'animent.
On a proposé, l'hiver dernier, d'accorder à tout producteur de
blé une prime de 3 francs par quintal, et une autre prime de
20 francs par hectare ensemencé au delà de la surface consacrée
à la culture du froment en 1915. Cette prime double n'a pas
été votée; son effet sur les semailles d'automne a donc été nul,
et, d'autre part, le payement de ces allocations spéciales ne
pouvait manquer d'entraîner des vérifications, des enquêtes,
des lenteurs et des déceptions de toutes sortes 1
Ainsi,. à l'heure où il conviendrait de stimuler toutes les
énergies, de faire appel à toutes les bonnes volontés, de récom-
penser tous les labeurs utiles, le système de la taxation est au
contraire généralisé, il décourage, il irrite, il refuse aux meil-
leurs serviteurs du pays, à ceux qui le nourrissent, les prix
élevés dont bénéficient pourtant ceux qui vendent à ces mêmes
agriculteurs, ou leur travail, ou leurs produits industriels.
Certes nous n'approuvons pas le système du maximum
adopté par la Convention nationale, mais du moins nous faut-il
reconnaître que cette Assemblée avait traité les agriculteurs
avec moins de partialité et de rigueur, car elle avait taxé les
salaires ruraux, les gages, et tous les produits achetés par les
« laboureurs. »
Le traitement qui leur est infligé aujourd'hui ne saurait
donc manquer de produire les effets déplorables, déjà constatés
pourtant sous la première Révolution.
Si nos taxes actuelles réussissent à réduire les prix de vente
des produits agricoles en dépit de l'augmentation des dépenses
de l'agriculteur, celui-ci cessera de produire. Ce sont les quan-
tités disponibles qui diminueront parce que le cultivateur
découragé n'aura plus ni la volonté, ni la possibilité d'accom-
926 REVUE DES DEUX MONDES.
plir sa tâche. Avant même que la taxation ne produise ces effets
désastreux, la lutte commencera entre l'agriculteur qui défend
ses intérêts légitimes et l'Etat qui prétend lui imposer un sacri-
fice arbitraire. Si le producteur ne porte pas ses denrées sur le
marché, on devra lui imposer des réquisitions, des visites domi-
ciliaires, lui infliger les peines prévues par les textes en
vigueur ou par d'autres lois dont la rigueur devra permettre
de triompher de ses résistances!
Est-ce ainsi que l'on espère obtenir ce concert de bonnes
volontés, cette ardeur au travail que rien ne saurait remplacer?
Déjà les mêmes moyens ont été employés autrefois, et voici
comment un Conventionnel les appréciait : <( Je ne parle pas,
disait-il, de la tyrannie de ce moyen, — la réquisition, — mais
je vous prie de considérer son insuffisance. Il n'y a rien de si
difficile que de forcer un homme à se ruiner; s'il y a quelque
expédient secret pour l'éviter, soyez sûrs qu'il le découvrira.
L'intérêt privé est toujours plus habile que les lois prohibitives
ne furent rigoureuses. Recourez aux confiscations, vous serez
odieux et mieux trompés, voilà tout. »
Peut-on, d'ailleurs, réquisitionner, emmagasiner et répartir
des denrées périssables? Evidemment nonl Déjà le problème
est fort difficile à résoudre pour le blé, et l'Etat a trouvé plus
simple d'immobiliser des stocks dans les greniers du cultivateur.
Mais pour les pommes de terre, qui se corrompent aisément, la
question devient à peu près impossible à résoudre.
A propos du beurre qui s'altère, d'un jour à l'autre, com-
ment ferait-on? C'est la question que posait dernièrement au
ministre de l'Intérieur M. le comte de Saint-Quentin, et ce der-
nier avait raison de dire :
a Vous réquisitionnerez, vous aurez des stocks de beurre et
de fromages! Comment les répartirez-vous?... Il faut voir où ce
système va nous mener. La réquisition, la répartition, qu'est-ce
que cela?... C'est le rationnement... »
Ce n'est pas seulement le rationnement (qui suppose l'exis-
tence préalable d'une ration), c'est l'anéantissement de la
production, car la taxation complétée par la réquisition, c'est-à-
dire imposée par la violence, a pour conséquence fatale
l'inertie du cultivateur, sa mauvaise volonté, et l'abandon
même de la terre.
Les difficultés de la taxation sont d'ailleurs démontrées dès
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE.- 927
à présent par l'expérience. Les prix fixés arbitrairement ne peu-
vent jamais représenter que des moyennes, et c'est alors la
dernière qualité de la marchandise qui est vendue au tarif
fixé, les autres qualités devenant introuvables ou s'échangeant
de gré à gré — en marge de la taxe — au prix normal. Nous
avons relevé nous-même un exemple curieux de ces pratiques.
A X..., dans un département du bassin de la Loire, l'autorité
avait taxé les pommes de terre. Celles-ci étaient bien vendues
à ce taux, mais il s'agissait de tubercules petits, de qualité mé-
diocre, provenant de tris faits par les producteurs qui trou-
vaient ainsi le moyen d'écouler à, un bon prix des pommes de
terre de conservation impossible.
Si la taxe est plus élevée dans une région que dans l'autre,
les marchandises sont aussitôt expédiées là où leur prix est
plus avantageux pour les vendeurs, et la disette sévit ailleurs.
C'est ce qui vient d'être observé à Paris, quand le beurre fut
taxé au-dessous des cours pratiqués en province. Les expédi-
teurs se gardèrent bien d'envoyer aux Halles les marchandises
taxées à plus haut prix sur d'autres marchés, et les arrivages
constatés "à Paris diminuèrent dans de fortes proportions. En
même temps, les beurres inférieurs furent vendus au prix de la
taxe, c'est-à-dire a un prix maximum devenu un prix unique
par suite de la rareté de la marchandise et de l'activité de la
demande. Sous la pression de la nécessité, la taxe des beurres
a été abolie, et, à Paris comme en province, on a vu
augmenter les arrivages pendant que les prix s'abaissaient au
lieu de s'élever 1
Enfin, la taxe ne saurait rester fixe alors que tous les élé-
niens des prix de revient agricoles varient sans cesse, et notam-
ment ces frais augmentent parce que les difficultés de la pro-
duction sont toujours plus grandes.
Si l'expérience du passé pouvait éclairer le législateur
de 1917, il méditerait les sages paroles d'un Conventionnel,
Ducos, qui disait déjà en 1793 :
« Je parlerai tout d'abord de la difficulté d'établir un i.rix
avec quelque raison et quelque équité...
(( Sans doute, en fixant le prix des grains, vous voulez faire
entrer dans ce prix, comme données nécessaires, les avances de
la semence, celles de la culture, l'achat des bestiaux, des
instrumens aratoires, des transports, le prix du travail, euiin
928 REVUE DES DEUX MONDES.i
du laboureur et du fermier ; car, pour vous faire vivre, il faut
bien qu'ils puissent vivre eux-mêmes... Si la fixation du prix
(les grains n'était pas en proportion avec la cherté des autres
comestibles, avec les avances de la culture, avec le salaire des
manouvriers , le cultivateur, ne tirant alors aucun produit de
l exploitation de son champ, cesserait de cultiver, la plus grande
partie des terres serait en friche l'année prochaine, et le peuple
înourrait de faim . . .
« J'ai dit que la taxe, pour être équitable, devrait être en
proportion avec une foule d'avances, de frais, de salaires dont le
prix, variant sans cesse, devrait faire varier aussi chaque jour
celui de la taxe; et j'ajoute que le commerce, et le commerce
libre, peut seul suivre tous les degrés de ces variations...
« Pour labourer, il faut des bœufs ou des chevaux. Eh bien I
un cheval qui coûtait 300 livres il y a trois ans, coûte aujour-
d'hui 1 200 ou même 1 500 livres. Votre taxe suivra-t-elle cette
effrayante progression ?
« Si l'on proposait au cordonnier de taxer les souliers
à 6 livres, il répondrait : « Le prix du cuir a doublé; les jour-
« nées de mes ouvriers étaient de 50 sous, il y a quelques
« années; elles sont à 4 livres aujourd'hui. Je ne puis faire des
« souliers qu'à 12 livres. Payez-les à ce prix ou je renonce à
« mon métier. »
u Le cultivateur peut dire à son tour : « Taxez à une pro-
« portion raisonnable tous les comestibles, tous les objets prin-
ce cipaux d'industrie, toutes les avances et lous les travaux, ou
« ne taxez point le produit de mon travail I... »
On répond, il est vrai, à tous ces argumens que la taxe sera
établie pour tous les produits agricoles en tenant compte du
-prix de revient et d'un bénéfice raisonnable I Dernièrement,
c'est en utilisant la méthode des prix de revient que les préfets
ont été invités à taxer le lait et les dérivés du lait, tels que les
beurres ou les fromages I
Mais cette méthode ne tient pas compte des variations du
coût de production, variations incessantes que la taxe ne peut
pas suivre, et, en outre, le calcul des prix de revient précis est
impossible, parce qu'il devrait varier avec chaque ferme, avec
chaque saison, avec chaque cultivateur. Les prix calculés par
les commissions préfectorales sont donc inexacts, trop forts ici
9t insuffisans ailleurs. Les poursuites intentées contre des lai-
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE. 929
tiers ont pour résultat de rendre le lait plus rare et de forcer
maint producteur à vendre ses vaches pour ne pas être expose
à des amendes, voire à des condamnations plus graves,
s'il ne veut pas voir ses recettes tomber au-dessous de ses
dépenses. Et c'est encore Ducos qui disait très justement à ce
propos :
« Comme la proportion entre les prix et les dépenses s'éta-
blira bien mieux par la force des choses que par tous vos
calculs, comme les échanges sociaux sont toujours justes quand
ils sont libres, parce qu'ils sont l'ouvrage des intérêts respectifs
et le résultat de leurs conventions, tandis que ce qui est forcé
est souvent injuste parce que le législateur ne voit pas tout,
comme l'intérêt privé n'oublie rien, il en résulte qu'il vaut
mieux ne pas établir de taxe... »
Qu'est-ce, en outre, que ce bénéfice raisonnable dont les cir-
culaires ministérielles ou les commissions locales parlent
aujourd'hui? S'agit-il d'un profit de 5 pour 100, de 10 pour 100,
en admettant qu'il soit possible de calculer le montant des
capitaux engagés? Le mot « raisonnable » est assez vague pour
autoriser d'avance les actes les plus arbitraires, sous prétexte
qu'il faut protéger les intérêts de l'acheteur. En fait, le profit
raisonnable est celui qui résulte de la concurrence des produc-
teurs et de l'activité variable de la demande combinée avec
l'abondance non moins variable des offres.
Gomment ne voit-on pas que l'intérêt du public n'est pas
sacrifié à l'avidité du cultivateur aujourd'hui plus qu'hier? Si
les conditions nouvelles de la production nous forcent à subir
la hausse des prix, cette hausse n'est-elle pas moins dangereuse
qtie la disette provoquée par le découragement de l'agri-
culteur?
Il n'est pas question d'ailleurs d'oublier les souffrances
réelles infligées par l'élévation des prix à tous les pauvres dont
les ressources ou les revenus fixes ne sont pas en rapport avec
le cours des denrées de première nécessité.
C'est un devoir que de songer aux malheureux, mais il
importe d'en préciser le nombre pour montrer que l'État
peut les secourir sans anéantir la production en taxant le
cultivateur.
Voici ce que l'on peut dire à ce sujet.
TOME XL. — 1017. 50
930 REVUE DES DEUX MONDES.
LA HAUSSE DES PRIX ET LE SORT DES PAUVRES
Nous savons fort bien qu'aux yeux des partisans de la taxa-
tion, il est nécessaire de s'opposer à la hausse des denrées pour
épargner aux pauvres toutes les souffrances qu'entraîne la
cherté des alimens. Cette préoccupation généreuse fait honneur
à de bons Français, mais il s'agit, en fait, de savoir si l'on
vient réellement au secours des déshérités en multipliant des
taxes qui doivent décourager l'agriculteur et provoquer la
disette.
Ne serait-il pas, en vérité, plus expédient et plus sage, ne
serait-il pas moins coûteux de secourir les* pauvres avec discer-
nement plutôt que de ruiner tout le monde et de réduire la
production agricole au moment où nous avons précisément
besoin de l'assurer, sinon de la développer? Tout est là.
Nous pensons qu'on exagère trop volontiers le nombre des
personnes que la taxation doit protéger contre la misère.
Quelques renseignemens précis à cet égard sont donc indispen-
sables, et nous montrerons du même coup que les dépenses à
prévoir pour secourir les plus pauvres ne sont pas aussi consi-
dérables qu'on pourrait le supposer et qu'on le croit effecti-
vement.
Une première remarque s'impose. La plupart des agricul-
teurs ne sont pas le moins du monde protégés par la taxation
des denrées alimentaires, bien au contraire, et le sacrifice qu'ils
subissent est largement supérieur à celui qu'on leur épargne.
Gomme le cultivateur produit, en effet, non pas toutes les
denrées, mais la plupart des denrées qu'il consomme, la cherté
ne lui cause aucune gêne intolérable. En lui permettant de
réaliser des profits normaux correspondant aux recettes basées
sur des prix librement débattus, on améliore même sa situation,
bien loin de la rendre plus douloureuse ou plus misérable. C'est
l'évidence même.
Les salariés de l'agriculture constituent, d'autre part, deux
groupes distincts, celui des domestiques nourris, logés à la
ferme, et celui des journaliers qui ne prennent généralement
qu'un repas à l'exploitation rurale. Visiblement, le premier
groupe ne souffre nullement de la cherté des vivres, pas plus
que tous les domestiques qu^Is qu'ils soient, et le second ne
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANGE. 931
supporte que partiellement les conséquences pénibles de la
hausse. D'ailleurs, pour les journaliers des deux sexes comme
pour les domestiques, l'augmentation considérable du prix de la
main-d'œuvre compense — et fort souvent au delà — l'élévation
du cours des denrées alimentaires, surtout à la campagne, où
les familles d'ouvriers ruraux possèdent un jardin et profitent
de sa culture. Un très grand nombre de journaliers sont même
propriétaires, et non pas seulement locataires d'une certaine
étendue de terre.
En un mot, le groupe agricole dans notre pays ne saurait
être intéressé au maintien ou à l'établissement des taxes.
Or, la population agricole — qu'il ne faut pas confondre avec
la population rurale — représente environ 45 pour 100 de la
population totale de la France. Ce chiffre doit être retenu; il est
assurément instructif et suggestif au point de vue qui nous
intéresse.
On nous accordera que dans les autres groupes sociaux,
parmi les industriels, les commerçans, les fonctionnaires, les
personnes exerçant des professions libérales, le nombre des
nécessiteux- est fort restreint. A cette heure, cependant, les plus
riches comme les plus pauvres profitent de la taxation, et
notamment ils bénéficient des dépenses énormes faites par
l'Etat pour acheter à l'étranger des denrées alimentaires qu'il
revend à perte, de façon à ne pas élever les prix. Nos seuls
achats de blé ont occasionné des sacrifices se chiffrant par des
centaines de millions. Quelques indications précises nous ont
été fournies, à cet égard, par des documens officiels.
Les salariés du commerce, de l'industrie, des transports, etc.,
sont à coup sur intéressaos, mais les statistiques relatives au
chômage nous rassurent encore, et, de plus, nous savons très
exactement que les salaires se sont élevés avec une extrême
rapidité depuis dix-huit mois ou deux ans. Nous avons recueilli
nous-même, en province, des informations nombreuses se rap.
portant spécialement aux salaires féminins. Dans les usines, les
manufactures, les ateliers, les salaires ont au moins doublé. A
ce^ salaires s'ajoutent pour les femmes de très nombreuses
allocations distribuées — c'est l'opinion générale — avec une
générosité excessive.
Enfin, les institutions de « secours aux pauvres » n'ont pas
cessé de fonctionner et la solidarité sociale, à titre public ou
932
REVUE DES DEUX MONDES.
privé, vient encore protéger bien des déshe'rités contre la misère
provoquée par la cherté. Il y a lieu de ne pas oublier cela et de
souhaiter que toutes les œuvres de ce genre multiplient leurs
services au lieu de les restreindre. Il n'est pas question d'aban-
donner à leur sort, ce qui serait cruel, des femmes chargées de
famille, des veuves momentanément sans emploi, des enfans
orphelins ou des vieillards. Nous pensons seulement que la
tâche de l'Etat ou de la bienfaisance privée pourrait utilement
consister à secourir les malheureux, au lieu d'abaisser par des
taxes le prix des denrées qu'achètent les riches et les gens aisés
aussi bien que les plus pauvres. Les sacrifices imposés aux agri-
culteurs et ceux que l'Etat supporte en vendant à perte
profitent ainsi a des personnes dont la situation ne justifie en
rien de pareilles largesses. En accordant des secours aux pauvres,
aux vrais pauvres, et à eux seuls, on n'aurait pas à déplorer les
conséquences de la taxation, tout en soulageant les misères
réellesl C'est exactement ce que disaient les Conventionnels
effrayés à la fois des dépenses énormes du Trésor et des consé-
quences du maximum. Richaud disait à ce propos : « Craignez
de détourner les capitaux de l'Agriculture par le maximum qui
la ruine... Il n'en a pas moins coûté à la République lorsqu'il a
fallu tirer du dehors des subsistances de toute espèce qui
coûtaient fort cher et qu'on vendait dans l'intérieur au maxi-
mum, et le riche comme le pauvre profitait des pertes énormes
que faisait le gouvernement à ce commerce ruineux. Dans le
nouveau système (suppression du maximum), il n'y aura au
moins de sacrifices à faire que pour les troupes et de secours à
donner quaux indigens. »
Ces réflexions n'ont rien perdu de leur sagesse et de leur
actualité. Elles semblent écrites d'hier!
CONCLUSION
Il ressort clairement des observations faites dans nos cam-
pagnes que le système de la taxation, sans cesse aggravé par
des applications nouvelles, tend à décourager l'agriculteur, à
réduire la production, et à nous forcer de multiplier nos achats
a l'étranger, achats ruineux puisque l'Etat vend à perte et
contribue à provoquer la hausse sur les marchés neutres. Au
lieu de stimuler toutes les énergies et de récompenser tous les
LA SITUATION AGRICOLE EN FRANCE. 933
efforts en vue de rendre notre production plus abondante, le
système du maximum, inauguré de nouveau en France, para-
lyse les bonnes volontés et brise le ressort de l'intérêt per-
sonnel. Cet intérêt personnel, ce désir du gain légitime corres-
pondant, aujourd'hui, à des eiïorts extraordinaires, est pourtant
seul capable de déterminer des actes, partout, au même moment,
sans violences et sans menaces. Quelle est la loi qui peut exercer
une pareille action et rallier sans difficulté toutes les opinions?
Il y a plus. Sous l'étreinte de la nécessité représentée par
la cherté, la production peut être accrue en obligeant partout
les moins fortunés à travailler pour se procurer les alimens
dont ils ont besoin.
Il n'est pas de commune rurale qui ne puisse mettre à la
disposition des artisans, des journaliers agricoles ou industriels,
des familles nombreuses, une dizaine d'hectares prélevés sur
des terres communales, sur des domaines ruraux dont quelques
parties, sans être réellement délaissées, sont soumises cepen-
dant au système de la jachère ou de la dépaissance. En met-
tant ces parcelles à la disposition de ceux qui voudraient les
cultiver, on augmenterait comme par miracle, sous la seule
pression du besoin et de l'intérêt personnel, nos ressources en
pommes de terre, en légumes verts ou secs, sans compter les
grains eux-mêmes dont quelques ares ensemencés peuvent
porter une récolte capable de nourrir toute une famille pen-
dant un an. Pour cela, la réquisition est inutile ; il suffît d'in-
demniser les propriétaires après entente amiable, et de se
confier aux suggestions de l'intérêt personnel. Ceux qui ont
besoin d'augmenter leurs ressources n'hésiteront pas à travailler
dans ce dessein.
A un autre point de vue, au point de vue des économies à
réaliser, le système de la taxation n'est pas moins critiquable,
car il supprime l'effort nécessaire. Bien entendu, nous ne
songeons pas à rationner le pauvre en réduisant la quantité des
alimens qu'il serait capable d'acheter; mais nous songeons à
ces substitutions d'alimens qui correspondent à de véritables
économies et à une meilleure utilisation des ressources dispo-
nibles. Nous avons prouvé, — croyons-nous, — que ces res-
sources, par tête d'habitant, étaient encore supérieures aujour-
d'hui à celles dont disposaient nos pères il y a soixante ans,
quand on tient compte de la production nationale.
934 REVUE DES DEUX MONDES.;
Pourquoi notre population civile ne se contente-t-elle pas,
en ces heures de crise, du bien-être matériel qui paraissait suf-
fisant à la génération précédente? Pourquoi ses exigences
actuelles sont-elles considérées comm-e légitimes, et pourquoi
la consommation ne prend-elle pas, — au point de vue de la
qualité, — le caractère de celle que l'on acceptait librement
vers 18S0?
C'est qu'aujourd'hui la taxation vient abaisser les prix et
rend dès lors possible la persistance des habitudes prises depuis
quelques années seulement.
On prétend, à cette heure, qu'il ne faut ni mécontenter, ni
inquiéter les acheteurs ! Mais la force des choses, plus puissante
que toutes les lois, ne va-t-elle pas contraindre le législateur à
renoncer au système qu'il a momentanément adopté? Les
sacrifices imposés, en fait, à la nation tout entière, pour abaisser
artificiellement le prix des alimens, ne sauraient être indéfini-
ment prolongés et accrus.
Cependant la taxation va provoquer la réduction de la pro-
duction agricole nationale, et les pertes imposées à l'Etat com-
merçant dépasseront dès lors les forces contributives du pays
en épuisant ses ressources financières.
Eh bien! au lieu de farder la vérité, il faut la révéler; il
faut que tout le monde la voie en face. Il faut que la situation
véritable du marché soit connue, et que la cherté même récom-
pense les énergies' productives pour prévenir un désastre, ou,
du moins, pour éviter un grand danger.
Nous voyons clairement ce danger. Le système de la taxa-
tion, de la réquisition et des achats de l'Etat l'a créé. C'est ce
système qu'il convient d'abolir avant qu'il ait produit toutes
les conséquences dont on ne saurait trop résolument dénoncer
la gravité.
D. ZOLLA.
REVUE SCIENTIFIQUE
LES PLAIES DE GUERRE
Quand la guerre éclata, les générations médicales formées depuis
25 à 30 ans ne connaissaient plus guère que théoriquement un grand
nombre des terribles complications des plaies, qui avaient empoi-
sonné la pratique des générations précédentes. La plupart des méde-
cins n'avaient jamais -voi de pourriture d'hôpital, de pyohémie, de
gangrène gazeuse. Ils n'avaient que bien rarement l'occasion de voir
du tétanos ou de la septicémie. Toutes ces affections constituaient des
maladies d'ordre « paléontologique, » qu'on me permette cette ex-
pression. Ils ne connaissaient guère ces espèces pathologiques dis-
parues que théoriquement, comme ils connaissaient par exemple la
peste et lebéri-béri, ou comme le biologiste connaît le mammouth.
Au milieu du siècle dernier, le grand chirurgien Nélaton disait
qu'il faudrait élever une statue en or à celui qui saurait d<''barrasser la
chirurgie — alors si pleine d'aléas — de l'infection purulente et des
complications septiques des plaies. La récompense proposée ne
paraîtra pas excessive si l'on songe que, par suite de ces complica-
tions, tous les amputés de cuisse de l'hôpital Saint-Louis à Paris, sauf
un, avaient succombé, pendant la guerre de 1870-71. Ce précédent
est d'autant plus caractéristique que l'amputation de cuisse est la
plus fréquemment faite des amputations en chirurgie de guerre. Le
rêve de Nélaton s'était depuis lors réalisé. Sous l'influence des doc-
trines de Pasteur, on trouva que les complications infectieuses des
plaies étaient provoquées par des germes microscopiques. Lister
appliqua l'antisepsie, qui arrête le développement de ces germes,
936 REVUE DES DEUX MONDES.
mais ne s'imposa pas sans lullos. Un jeune chirurgien, épris du pro-
grès et conquis par ce qu'il avait vu chez Lister à Edimbourg, Lucas-
Championnière, essaya de réaliser saméthode à Paris. Sans relâche, il
lutta pour la faire connaître. On aura une idée des difficultés qu'il
eut à surmonter en se rappelant qu'un professeur de la Faculté de
Paris — d'ailleurs bon chirurgien, quoique misonéiste, — disait
qu'on devrait poursuivre en cour d'assises cet homme assez auda-
cieux pour tenter la cure chirurgicale des hernies, tant était grave
alors, sans l'antisepsie, toute intervention opératoire.
Peu à peu l'antisepsie s'imposa. Elle régna en souveraine maî-
tresse en chirurgie. Puis, sous l'influence des recherches scienti-
fiques et par la marche du progrès, à l'antisepsie qui emploie des
procédés chimiques — non sans quelques inconvénients parfois, —
succéda, grâce à Terrier et à son école, l'asepsie, qui use de pro-
cédés d'ordre physique et mécanique et qui se borne à toucher le
moins possible aux plaies en évitant de les infecter, qui en un mot
est défensive plutôt qu'offensive.
Dans la pratique d'avant-guerre, les chirurgiens vivaient donc
sur la doctrine d'asepsie, ne soupçonnant pas que la guerre nous
ramènerait à foison les terribles complications des plaies qu'avaient
connues leurs prédécesseurs. Sans doute quelques clairvoyans, au
premier rang desquels se trouvait Lucas-Championnière, n'oubliaient
pas que si l'ère antiseptique avait quasi fait disparaître ces accidens
anciens, au point que les nouvelles générations médicales ne les
connaissaient plus, il était à prévoir qu'elles renaîtraient avec la
guerre, dont chacun sentait l'imminence.
Multa renascentur guœ jam cecidere.
Mais Champion nière n'était pas écouté. .. ou guère, et nous vivions
avant 1914. dans le dogme très consolateur — trop — de l'abstention
au point de vue du traitement des plaies de guerre. On pensait et on
enseignait qu'avec la ^itesse considérable des nouveaux projec les,
avec leur force de pénétration, ceux-ci seraient en quelque sorte asep-
tiques et que la chirurgie de guerre serait essentiellement conserva-
trice. La chirurgie mutilatrice, disait-on, a vécu. Cette doctrine s'est
d'ailleurs trouvée assez souvent exacte pour les balles reçues de
plein fouet à longue distance, et qui rendues antiseptiques par la
haute température que produit le frottement dans l'air, traversent
d'autre part l'étoffe sans l'entraîner à cause de leur mince forme
arrondie.
On n'a pas oublié, dans les milieux militaires, les sensationnels
REVUE SCIENTIFIQUE. 931
« Conseils aux chirurgiens » donnés tout au début de la guerre
(août 1914), par une importante personnalité — administrativement,
sinon scientifiquement parlant — de la médecine militaire. <* Ne
touchez pas aux plaies. » C'est sous cette forme schématique et
brève que pouvaient se résumer ces conseils qui furent adressés à
tous les médecins mobilisés. Car, c'est endormie sur le mol oreiller
inerte de l'asepsie que la chirurgie militaire aborda la guerre pré-
sente.
Le réveil fut terrible et net. La dure expérience, mère de toute
vérité, comme dit Poincaré, nous apprit clairement et promptement
que la conduite à tenir devait être toute différente, je dirai même
opposée, si l'on voulait é^iter les pires désastres. C'est ainsi que lé
conflit actuel, qui nous a donné tant d'enseignements révolution-
naires en tactique, n'a pas été moins fécond en surprises dans cette
autre bataille contre le mal qu'est la chirurgie de guerre.
Une chose frappante, dans les combats d'aujourd'hui, est la mul-
tiplicité extraordinaire des plaies qu'on rencontre souvent chez le
même blessé. Cela est dû avant tout à la prédominance considérable
des plaies par éclats d'obus, de torpilles ou de grenades sur les plaies
par balles. Dans les guerres antérieures en rase campagne, les pro-
jectiles frappaient en général de plein fouet. Aussi les blessures par
balles étaient-elles de beaucoup les plus fréquentes. Aujourd'hui,
c'est l'inverse qui se produit. La guerre de tranchées a développé
d'une façon formidable le rôle de l'artillerie. Pour atteindre l'ennemi
dans les tranchées, on emploie essentiellement le tir indirect, l'artil-
lerie avec sesobusiers et ses lance-torpilles diverses, l'infanterie avec
les grenades. La balle tirée de plein fouet ne sert plus guère que
contre un adversaire s'avançant en terrain découvert, c'est-à-dire
dans le minimum des cas. Mais, même dans ceux-ci, les projectiles
explosifs sont encore les plus efficaces et les plus employés à cause
de leur grand rayon d'action, et parce que la supériorité de la balle,
sa longue portée est inutile dans cette guerre.
De là résulte la prépondérance marquée des plaies par éclats
d'obus, de grenades ou de torpilles sur les plaies par balles. Celles-ci
se produisent surtout dans les assauts. Alors entrent en jeu les ter-
ribles mitrailleuses qui font de si grands ravages chez l'assaillant si
la préparation d'artillerie n'a pas été suffisamment poussée.
On constate donc beaucoup plus souvent des plaies par éclats
d'obus ou de projectiles similaires. En éclatant, l'obus ou la grenade
se divise en un grand nombre de fragmens. Ceux-ci entraînent
938 REVUE DES DEUX MONDES»
d'ailleurs des débris de pierre, de bois, etc. Aussi les blessures qui
en résultent ont-elles grandes chances d'être multiples. Cette multi-
plicité des plaies est parfois extraordinaire, et l'on a vu des soldats
porteurs de plus de cent blessures. Eu outre, la vitesse relativement
faible de ces fragmens de projectiles ne les échauffe souvent pas assez
pour tuer les microbes que porte leur surface maculée. Enfin leurs
bords déchiquetés décMrent et entraînent dans la plaie des fragmens
d'uniforme et de Hnge eux-mêmes remplis d'impuretés. Donc généra-
lement la plaie de guerre n'est dès l'abord pas aseptique.
Quelles sont les lésions constituées par les différens projectiles,
autrement dit en quoi consiste essentiellement la plaie de guerre?
L'examen détaQlé d'une telle question nous entraînerait trop loin et
nous nous bornerons à en tracer un schéma, en éliminant d'ailleurs les
plaies des cavités du crâne, du thorax et de l'abdomen. Celles-ci
diffèrent du reste beaucoup à la fois les unes des autres et des plaies
des membres.
Un membre envisagé schématiquement comprend essentiellement,
de l'extérieur à l'intérieur, les couches anatomiques suivantes : la
peau doublée d'un tissu cellulaire plus ou moins épais et d'une apo-
névrose d'enveloppe du membre. Ces trois couches réunies constituent
un ensemble élastique et résistant. Au-dessous se trouve la masse
musculaire dans laquelle sont les vaisseaux et nerfs principaux. Cette
masse musculaire est moins élastique et surtout moins résistante
que le système cutanéo-aponévrotique (qu'on me pardonne ces termes
barbares, mais il faut bien appeler les choses par leur nom) qui enve-
loppe le membre. Enfin vient l'os, qui est très résistant et pas élas-
tique.
En somme, le membre peut être envisagé comme composé d'une
couche excentrique assez résistante, et d'une couche centrale très
résistante ; entre ces deux couches se trouve la couche musculaii'e
peu résistante. Cet ensemble peut être lésé par des agens vulnérans
variables. Nous ne parlerons pas des contusions qui constituent les
cas les plus simples, et sont en général peu graves et partant peu
intéressantes, ni même des plaies par armes blanches. Ces dernières,
lorsqu'elles ne sont pas d'une gravité telle qu'elles amènent la mort
à brève échéance, sont au contraire souvent bénignes et ne diffèrent
guère des plaies accidentelles qu'on rencontre dans la pratique de
la chirurgie civile.
Les plaies par armes à feu sont de beaucoup les plus fréquentes
et les plus graves dans la guerre actuelle. On en rencontre deux
REVUE SCTENTrFIQUE. 939
types principaux, selon la nature et la force de pénétration de l'agent
A^ulnérant.
Dans le premier type, il s'agit d'un projectile à grande vitesse
animé d'un mouvement sensiblement régulier qui a conserA-6 sa
forme primitive et qui frappe de plein fouet. C'est le cas de la balle
de fusil ou de mitrailleuse n'ayant pas ricoché. Cette balle détermine
soit un sillon, soit un cul de-sac lorsqu'elle reste incluse dans les
tissus, soit un tunnel lorsqu'elle traverse le membre de part en part.
Dans ce dernier cas, l'orifice de sortie est toujours plus étendu que
l'orifice d'entrée.
En effet, en franchissant la peau par son extrémité effilée, la balle
animée d'une force de pénétration aussi régulière que possible
écarte pour ainsi dire les élémens du revêtement cutané, en utilisant
au maximum son élasticité. La résistance rencontrée par le projectile
dans l'intérieur du membre et la déviation même relatiA-ement légère
qu'il y subit, jointes à la diminution de vitesse qui en résulte, font
que l'orifice de sortie est nécessairement plus grand que celui
d'entrée. C'est en effet la rotation de la balle qui la maintient
tangente à sa trajectoire ; cette rotation étant diminuée, la moindre
dissymétrie dans les résistances rencontrées fait un peu basculer le
projectile sur sa trajectoire, produit dans son mouvement ce que les
astronomes appellent des nutations, avec comme conséquence une
augmentation de la surface traversée par la balle. L'orifice de sortie
peut même être relativement considérable, alors que celui d'entrée
est presque punctiforme. Lorsque cette balle n'a pas intéressé
d'organe important, gros vaisseau ou nerf, ou os, la plaie, comme nous
l'avons dit, est en général peu septique et elle guérit facilement. On a
ATI ainsi des balles entrer par exemple à la racine du nez, passer entre
la face et le crâne et ressortir dans la région occipitale après avoir
traversé toute la masse céphaUque, sans occasionner de troubles
importans et sans empêcher le blessé de retourner au feu au bout de
quelques jours.
Un deuxième type de plaie de guerre tout différent est celui qui
est déterminé par un projectile ou fragment de projectile à explosif,
de forme irrégulière et animé de mouvemens asymétriques sur sa
trajectoire : éclat d'obus, de torpille ou de grenade. C'est là un genre
de blessure bien plus fréquent, comme nous l'avons dit, que le
premier type. Le projectile, en pénétrant dans les tissus, perfore la
couche superficielle constituée par la peau, le tissu cellulaire et
l'aponévrose, puis dans un mouvement giratoire dont l'incompressi-
940 KEVUE DES DEUX MONDES..
bilité des liquides organiques multiplie les ravages, il creuse dans la
masse musculaire une vaste cavité. Car frappant les tissus dans une
propulsion géométriquement non normale, entraînant des débris de
vétemens (capotes ou autres, bois, pierre, etc.), aux mouvemens de
translation qu'avait précédemment le projectile s'ajoutent des mou-
vemens de rotation irréguliers qui sont facteurs delà constitution de
cette cavité de dilacération intramusculaire.
Si le projectile, comme cela se produit très souvent, rencontre
l'os, celui-ci lui oppose sa résistance, et les facteurs d'éclatement
sont encore accrus notablement par la production d'esquilles osseuses
plus ou moins détachées qui agissent de leur côté comme de nou-
veaux projectiles et aggravent les lésions par dilacération. Le ou les
projectiles sont souvent situés à des distances très éloignées de ce
que l'on pourrait supposer par leur orifice d'entrée et leur volume.
Fait paradoxal : les débris vestimentaires se rencontrent souvent en
des points tous différens des projectiles dans les cavités d'attrition.
Nouvelle preuve des phénomènes de ricochet et de rotation considé-
rables dont ont été le siège ces cavités. La question de la recherche
des projectiles mérite d'ailleurs à elle seule une étude. Nous y revien-
drons dans la suite.
Entre ces deux types de plaies, — plaie par balle de plein fouet et
plaie par éclat irrégulier de projectile explosif — se place un type
intermédiaire comme degré de gravité. C'est celui qu'occasionne un
shrapnell. Celui-ci en effet est un projectile à faible vitesse, non
ricoché, et généralement retenu dans les tissus comme l'éclat d'obus.
Selon les cas et le degré d'infection du projectile, on aura une
blessure participant des caractères de l'un ou l'autre type : plaie peu
septique ou plaie infectée modérément en général et guérissant par
l'ablation du projectile.
Il convient maintenant, pour que cet exposé ne soit pas trop
incomplet, d'examiner en quelques mots ce qui a heu au point de vue
histologique dans les différentes plaies de guerre.
*
* *
Rien n'est plus intéressant que d'étudier microscopiquement les
phénomènes successifs dont est le siège une plaie de guerre du type
le plus général, c'est-à-dire produite par un fragment irrégulier de
projectile explosif. Dans « cet horrible mélange d'os et de chair
meurtris » et oùToeil lui-même n'aperçoit qu'un douloureux chaos, le
microscope va nous découvrir tout un champ de bataille où des êtres
REVUE SCIENTIFIQUE. 941
I
minuscules se livrent une lutte sauvage pour et contre la défense
de l'organisme lésé. Lutte passionnante, avec des hauts et des bas,
où, dans l'infiniment petit, les tactiques et les stratégies se contre-
battent énergiquement et dont dépend la mort, la mutilation ou le
salut du blessé. Étrange analogie qui fait que le sort du soldat
dépend des combats d'êtres infimes par rapport à lui, comme celui de
ce grand corps qu'est la Patrie elle-même dépend des luttes de
bipèdes humains infiniment petits, au moral comme au physique,
par rapport à elle !
Il est du plus haut intérêt de suivre dans son détail et dans ses
phases l'évolution microscopique de la plaie de guerre. Car cet
examen est seul de nature à conduire à un traitement rationnel. Dans
cette bataille qu'est le soin des bleàsés, comme dans la bataille des
hommes, il faut d'abord voir et observer avant d'agir et pour agir
utilement. Et l'étude microscopique continue des lésions est la base
nécessaire de leur guérison, comme l'observation est celle des bons
tirs d'artillerie, ainsi que je l'ai montré dans ma dernière chronique.
Veni, Vidi, Vici indique, en chirurgie comme ailleurs, les trois
étapes nécessaires de la victoire.
Regardons donc, du haut de cet observatoire magique qu'est le mi-
croscope, ce qui se passe dans la plaie. Par lui le LilUput microbien \a.
nous révéler ses secrets et les étranges combats qui l'agitent sur le
champ de bataille de la pauvre chair meurtrie des soldats. Les récens
travaux de divers chercheurs et notamment de MM. Policard, Phelip,
Fiessinger, nous ont apporté à cet égard des révélations fort sugges-
tives.
A l'intérieur de la cavité, à orifice déchiqueté et relativement
étroit, qu'a produite dans la masse musculaire la giration du projec-
tile déchirant, on trouve d'abord un magma formé par un mélange
de muscle arraché, de caUlots de sang, et de sérosité auquel sont
incorporés des corps étrangers : le projectile lui-même, des débris de
vêtement, de la boue, des fragmens divers de cailloux, de bois ou
d'acier. Tous ces corps étrangers et plus ou moins maculés ont
entraîné avec eux un certain nombre de microbes qui vont trouver
un terrain très favorable à leur développement, car on sait, et le pro-
fesseur Dieulafoy, en particulier, y a insisté, que les cavités closes
favorisent la virulence des infections.
Pourtant, immédiatement après que la blessure a été faite, le
microscope ne révèle d'abord que des élémens anatomiques détachés
de leurs connexions normales, des tissus meurtris, et qui ont perdu
942
REVUE DES DEUX MONDES.
leur irrigation sanguine. Mais, chose curieuse, pendant plusieurs
heures ces élémens conservent leur aspect habituel et il ne se passe
rien. — On aurait pu croire que les germes infectieux devaient attaquei
immédiatement, sans délai et sans répit, les tissus meurtris par le
projectile qui, nouveau cheval de Troie, les a introduits subreptice-
ment dans la citadelle. Il n'en est rien. Les deux camps semblent
s'observer. Il y a là une période d'activité latente et invisible, comme
si dans la guerre des microbes contre les tissus et leurs défenseurs,
les phagocytes, les premiers restaient d'abord à l'affût et mobilisaient
en quelque sorte leurs ressources avant d'assaillir l'adversaire, tandis
que celui-ci prépare sa défense. On dirait que les microbes patho-
gènes ont appris depuis longtemps — bien avant nos stratèges — que
toute attaque doit être précédée d'une préparation. Tout ceci a lieu
avant la cinquième heure qui a suivi le traumatisme.
Puis la situation se modifie. Ces élémens cellulaires ([ui ont été
meurtris cl qui ont perdu leurs connexions vasculaires et humorales
physiologiques, c'est-à-dire qui sont séparés de leur ravitaillement, se
mortifient bientôt. Au microscope on voit alors les microbes, notam-
ment le B. perfringens et le B. capsulatus aerogenes — puisqu'il faut
les appeler par leur nom — sortir de leurs repaires, j'allais dire de
leurs tranchées, et commencer à se multiplier dans le caijlot. C'est
qu'ils trouvent un milieu de culture extrêmement favorable à leur
prolifération dans les albumines qui résultent de la décomposition
des tissus cellulaires mortifiés. II convient à ce propos de remar-
quer qu'il y a ici une grande différence entre la guerre des infiniment
petits et celle de ces êtres qui ne sont pas infiniment grands, les
hommes : ce n'est pas dans des dépôts, dans des réserves straté-
giques que les microbes recrutent des combattans supplémentaires,
c'est sur place, en plein champ de bataille, par l'enfantement continuel
de nouveaux guerriers ; ici, lorsque la latte se développe librement, le
nombre des naissances dépasse singulièrement celui des morts. Ce
sont là des choses qui différencient les microbes des hommes beau-
coup plus que ne fait leur importance relative dans l'univers stellaire.
A ce déclenchement de l'attaque ennemie répond alors une réac-
tion de défense de l'organisme, un tir de barrage contre les microbes
ennemis, une contre-attaque, que constitue un afflux de globules
blancs. Ces bons microbes, qu'on appelle aussi des leucocytes, ou,
comme disait Metchnikoff, des phagocytes, — le nom ne fait rien à
l'affaire, — et que l'organisme avait, dès le temps de paix, c'est-
à-dire avant toute blessure, mobilisés en grand nombre dans le réseau
REVUE SCIENTIFIQUE. 943
sanguin, c'est-à-dire sur les voies de communication capables de les
déverser vite aux points menacés, ces bons microbes, dis-je, déclen-
chent en plein leur riposte aux environs de la vingtième heure. A
ce moment, la bataille est engagée dans toute sa violence. Cette
phase de la réaction de l'organisme est marquée par l'apparition de
la suppuration et du pus. C'est, pour continuer mon parallèle, à peu
près l'équivalent de la phase guerrière où se trouvaient, ces dernières
semaines, arrivés nos amis russes.
Les tissus mortifiés ont alors disparu. En pratique, on ne ren-
contre guère à ce moment comme microbes que des cocci ou des
coccobacilles.
Quant aux leucocytes, pour ne rien celer de leur état civil, je
rappellerai que ce sont des polynucléaires neutrophiles. J'ai eu l'oc-
casion naguère d'examiner ici même le mécanisme de la réaction
phagocylaire, et de montrer que les idées de M. MetchnikofT sur ce
sujet, pour ingénieuses et intéressantes qu'elles soient, ne consti-
tuent pas toute la vérité. A côté de la phagocytose, qui est, comme
on sait, un phénomène de destruction et d'absorption des microbes
pathogènes parles globules blancs qui les étreignent et les digèrent,
à côté de cette action directe, il est aujourd'hui prouvé que les leu-
cocytes agissent autant, sinon davantage, d'une façon indirecte, par
les produits non vivans qu'ils sécrètent et qui sont de diverses
natures : les uns neutralisant les substances toxiques produites par
la décomposition des tissus ou émises par les microbes ennemis, les
autres paralysant ces microbes eux-mêmes.
Il y a dans tout cela des analogies multiples et profondes avec ce
qui se passe dans la guerre humaine. La phagocytose, la lutte de deux
microbes qui s'étreignent, n'est-ce pas la lutte corps à corps de
deux guerriers, la forme la plus ancienne du combat, celle qui ne
disparaîtra jamais ? Les substances sécrétées par les microbes patho-
gènes ou les leucocytes ne sont-elles pas analogues aux projectiles,
aux nappes de gaz, aux jets de flamme par lesquels les combattaiis
agissent de loin, soit sur leurs adversaires, soit sur le milieu qui
abrite et ravitaille ceux-ci? On pourrait pousser très loin jusque dans
les détails ce parallèle.
N'est-il pas suggestif aussi que, de même que, dans la guerre
présente on a cru d'abord à l'efficacité prépondérante des hommes,
puis plus tard seulement \ celle du matériel et des engins, pareille-
ment la théorie phagocytaire, où le corps à corps des microbes
était tout, se soit vue supplantée bientôt par la théorie humorale qui
944 REVUE DES DEUX MONDES.:
montre les produits fabriqués par les microbes beaucoup plus meur-
tiiers et plus efficaces que les microbes eux-mêmes?
Il ne faut pas croire d'ailleurs que tout soit parfaitement éclairci
en ce domaine, pas plus que dans l'art militaire. Il serait trop
choquant que nous connaissions les microbes mieux que nous-
mêmes, et il y aurait là un paradoxe analogue à celui de l'astronomie
découvrant dans le soleil et dans les confins obscurs de la Voie lactée
des corps nouveaux que l'on ne devait trouver que plus tard dans
l'air même que nous respirons.
Nous n'en sommes pas encore là dans le domaine de la vie
microscopique; c'est heureux pour divers amours-propres, car
enfin quelle contenance devraient garder tant d'augures s'il fallait
demander aux cohortes des êtres monocellulaires les secrets de faire
de la meilleure manière, battre les hommes entre eux? La vérité c'est
que le rôle des phagocytes dans l'évolution des plaies reste sur bien
des points très obscur, et il y a là matière pour nos successeurs à
diverses découvertes qui pourraient bien rabattre rétrospectivement
notre superbe et montrer un fourmillement d'incertitudes et d'erreurs
dans nos idées actuelles.
Car enfin, lorsque tout va bien dans la marche de la plaie, et que
l'ennemi faiblit devant l'énergique défense de l'organisme, quand les
plaies commencent à se restaurer, quand elles sont, comme on dit, au
stade de réparation, alors l'afflux des leucocytes diminue beaucoup.
Cette diminution est même une condition essentielle de la bonne
évolution d'une plaie. Ce qui domine la scène à ce moment, c'est la
naissance du tissu conjonctivo-vasculaire jeune. Or, l'arrivée d'une
grande quantité de leucocytes polynucléaires nuit à la poussée du
tissu conjonctif. La thérapeutique rationnelle, loin de chercher à
favoriser l'afflux des leucocytes, doit donc alors s'efforcer de l'arrêter.
Ce ne sont donc pas des panacées universelles que les phagocytes,
qu'on croyait toujours débonnaires et bienfaisans, du bon
M. Metchnikoff. Ils me semblent plutôt, à l'instar de M. Pru-
dhomme, porteurs d'armes qui servent à défendre notre constitu-
tion ou au besoin à la combattre.
Et puisque, malgré nous, notre esprit ne saurait s'échapper des
parallélismes analogiques, car nous avons besoin dans noire isole-
ment de sentir partout nos affinités avec les autres créatures, com-
ment ne pas remarquer la haute et grave leçon que nous donnent
ces guerriers infimes et candides — c'est leur nom qui le dit — pré-
posés à la garde du corps humain et de sa santé? Une fois l'ennemi
RENTE SCIENTIFIQUE. 945
repoussé, ces combattans, ne pouvant se i csigner à l'inaction, veulent
continuer à combattre et à faire dépendre d'eux seuls le salut de la
cité. El, alors qu'en résulte-t-il? La formation du tissu conjonctif, la
restauration et la prospéiilé de ce qui a été lésé ne peut se faire tran-
quillement et l'organisme ne peut retrouver son équilibre par la
faute même de ceux qui l'ont empêché de le perdre. Si l'Allemagne
avait médité sur ces leçons de l'infiniment petit, elle n'aurait pas
laissé son militarisme la gouverner en temps de paix; elle ne lui
permettrait pas aujourd'hui d'empêcher la fragile reconstitution
du tissu conjonctif. Elle aurait maintenu à leur place qui est de
servir et non de commander, de défendre la loi et non de la faire, ses
microbes blancs et ses cuirassiers blancs. Et bien des choses tristes
n'auraient pas eu lieu qui ont fait pleurer la terre.
Il importe donc essentiellement que, pour savoir où en sont les
choses et s'il doit activer ou au contraire ralentir thérapeutiquement
la production et l'afflux des leucocytes, le chirurgien sache d'une
manière presque continue à quel stade de son évolution en est la
plaie de guerre.
Les renseignemens du microscope sont alors d'un grand intérêt
pratique, spécialement en ce qui concerne la détermination du
moment où il conviendra de faire la suture secondaire de la plaie.
On aura ces renseignemens en dénombrant périodiquement dans le
champ du microscope : 1° le nombre de germes pathogènes, 2° le
nombre des élémens de défense, des leucocytes polynucléaires,
S*" celui des germes de la régénération du tissu conjonctif, cellules
mononucléaires. C'est ce qu'on appelle la détermination des indices
microbiens relatifs à ces trois sortes de germe. On tracera, à l'aide des
nombres obtenus, des courbes qui fourniront les élémens positifs
nécessaires au chirurgien pour établir les modes et les époques de
ses diverses interventions.
En outre, la constatation de la présence et du nombre des cellules
épithéliales fournit des renseignemens précieux sur l'activité vasculi-
formatrice dans la plaie, élément capital de la réparation, et sur
l'absence de tout exsudât leucocytaire de mauvais pronostic.
Je m'excuse encore un coup d'employer parfois dans cet exposé
des mots un peu barbares, et qui peuvent paraître singuliers à ceux
de mes lecteurs qui ne sont pas coutumiers des promenades dans les
plates-bandes ésotériques du jardin médico-chirurgical. Mais ces
mots sont de pratique aujourd'hui courante parmi les séides d'Escu-
lape; la Faculté leur a donné des lettres de grande naturalisation, et
XOME XL. — 1917. 60
946
REVUE DES DEUX MONDES.
si Molière lui-même les entendait, il serait obligé, après avoir ri
beaucoup de l'anatomie bizarre de leurs syllabes assemblées, de
convenir tjue ces néologismes ont une certaine valeur abréviative qui
dispense des périphrases. Et puis comment pourrait-on se formaliser,
en présence des phénomènes nouveaux dont la science découvre
sans cesse l'existence, qu'il faille des mots nouveaux pour les nommer,
alors que tant de mots anciens désignent des choses qui n'existent
pas !
Dans ce qui précède, nous avons décrit sommairement l'évolution
microscopique spontanée d'une plaie de guerre normale. Mais il se
peut qu'arrivés au stade oii nous nous sommes arrêtés en dernier
lieu, la plaie n'évolue pas vers la guérison, et que par suite de la
virulence des germes pathogènes et de la faiblesse des moyens de
résistance du sujet, la défense succombe devant les microbes assail-
lans. L'infection a tendance alors à dépasser les régions lésées, à
atteindre les régions voisines et même à les dépasser pour atteindre
l'individu tout entier. C'est alors le navrant défilé des complications
infectieuses, la gangrène gazeuse, l'empoisonnement total par les
toxines que charrie le réseau sanguin et qui provient tant des germes
pathogènes eux-mêmes que de la décomposition des tissus désin-
tégrés et putréfiés. Bien d'autres complications et dégénérescences
surviennent alors qui amènent souvent la mort; ou du moins, la gué-
rison est alors beaucoup plus difficile, de même qu'un peuple envahi
souffre plus de la guerre et a plus de peine à puiser en lui-même les
ressources nécessaires pour battre l'ennemi qu'un peuple qui ne
l'est pas.
Telle peut être l'évolution de la plaie de guerre évoluant sponta
nément dans un sujet en état de résistance forcément diminuée par
le choc et par les fatigues.
Le rôle essentiel de la chirurgie de guerre est ou du moins doit
être de contrecarrer celte évolution et de la diriger dans le sens pré-
cédemment indiqué, où la défense leucocytaire jugule l'attaque
microbienne, puis de favoriser le stade de reconstitution des tissus.
Comment la chirurgie a-t-elle appris à s'acquitter de ce rôle ? C'est ce
qui nous reste à examiner.
Charles Nordmann.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
La roue a Aite tourné. L'armée russe, qui avait semblé bien
partie, portait en elle des germes de décomposition. En moins de
huit jours, Tarnopol était prise, les Austro-Allemands se glissaient
par les vallées du Sereth et de la Strypa, se répandaient sur les deux
rives du Dniester, réoccupaient Halicz, Stanislau, Nadvorna, obli-
geaient le général Korniloff à une retraite qu'ils inquiétaient; ren-
traient dans Kolomea, s'emparaient de Kuty, pointaient vers Czerno-
Adtz, vers KLmpolung, débloquaient les cols des Carpathes; et tous
ensemble, le prince Léopold de Bavière, Boehm-Ermolli, l'archiduc
Joseph, Kœwess, poussant de toutes leurs forces, à toute vitesse,
rejetaient les Russes hors de la Gahcie, les pressaient en Bukovine,
les ramenaient à leur frontière, la franchissaient. Le Kaiser, réapparu
à la lumière, après les entretiens de Berlin d'où il s'était, en
l'honneur de son fils, si inopinément exclu, était venu à Tarnopol,
moins sans doute pour voir que pour être vu ; et, bien installé au
spectacle, dans son automobile changée en trône roulant, il avait à
loisir admiré les heureux effets de la valeur de ses soldats et du
travail de ses agens.
Malgré la magnifique ardeur de Kerensky, malgré la volonté des
chefs, malgré l'effort énergique des régimens restés intacts ou
ressaisis, la trahison et l'anarchie ont accompli leur œuvre. Le com-
muniqué russe en fait, étape par étape, le douloureux, l'expiatoire
aveu. « En raison de l'inexécutioTi de certains ordres militaires, la
résistance de nos troupes ne s'étant pas artirmée comme suffi-
sante..., » dit-il le 21 juillet. Le 23, relatant un combat qui s'était
d'abord dessiné favorablement dans la direction de Vilna, région
du bourg de Krevo : « La conduite d'une partie de nos troupes
n'a pas permis d'exploiter ce succès. » Le 2d : « Nos contre- attaques,
948 lŒVl E DES DEUX xMONDES.:
par suite des faibles effectifs de nos élémens ainsi que des conditions
morales, n'ont amené aucun résultat positif. Quelques, élémens
continuent à abandonner leurs positions et n'exécutent pas les ordres
prescrits. » Mais, bâlons-nous de le remarquer, il y a la contre-partie.
Le bulletin relève, comme une consolation: « Il faut souligner 1^
vaillance des officiers qui sont tombés en grand nombre dans l'ac-
complissement de leur devoir... » — « Les officiers se sont fait
remarquer par leur héroïsme et se sont fait massacrer en grand
nombre. » Et comme une espérance : « A côté de tels élémens se
trouvent des troupes qui remplissent avec abnégation leurs devoirs
envers la patrie et qui opposent une résistance obstinée à l'ennemi. »
Enthousiaste et impassible en même temps, dans un esprit de
total sacrifice, sachant ce qu'il risque et le risquant délibérément,
Kerensky s'efforce de reprendre en main l'État et l'armée. Il ne recule
pas devant les mesures extrêmes. Il a juré au peuple russe, il s'est
juré à lui-même, dans sa grande pitié de la patrie, de faire un gou-
vernement de Salut public. Or il sait qu'un gouvernement de Salut
public, gouvernement de désespoir, de combat au dedans et au
dehors, doit être ou plutôt ne peut pas éviter d'être un gouvernement
<( de sang et de fer. » C'est précisément le langage qu'il tient ; ce sont
justement les mots qu'il emploie; ce sont ceux qu'il dicte ou qu'il
inspire à ses commissaires aux armées. Il le fallait. Il faut, comme
quelqu'un osa jadis l'écrire en une formule à la fois cynique et
superbe, « il faut que la patrie se défende ou avec ignominie ou avec
gloire; et, n'importe comment, elle est bien défendue. » Il faut donc
ce qu'il faut pour que cela soit. Parlant de cette nécessité première et
revenant à cette nécessité première, se déroulent, enchaînées, toutes
les autres nécessités.
« Pour que le sang des héros n'ait pas été répandu inutilement,
télégraphiait le commissaire Savinkoff (qui devient ministre), à la
suite de soninspection de la 7^ armée, il faut que vous fassiezpreuve
d'une volonté de fer... Qu'ils soient punis, ceux qui refuseront
d'exposer leur vie pour la patrie commune. Alors seulement le sang
n'aura pas été versé en vain. » Korniloff, Tcherbatcheff, les meil-
leurs généraux, tous les bons soldats, ont pensé et parlé ainsi. Il
en a été ainsi ordonné. « Placé devant l'alternative soit de sacrifier
l'armée aux lâches et aux traîtres, soit d'avoir recours à l'unique
moyen qu'ils puissent craindre, » le gouvernement révolutionnaire a
dû rétablir sur le front la peine de mort qu'il avait abolie.
Dans de pareils cas, c'est moins le mauvais troupeau qui est cou-
tlËVUÈ. — CURÔMQUE. ÎH9
pable, que le mauvais berger, que le cheuiineau jeteur de sorts. A.
l'intérieur aussi, Ua fallu se résignera sévdr.Trop longtemps couverts
par le voile d'une popularité indignement captée, Lénine et ses com-
plices sont apparus tels qu'ils étaient, et l'on a eu la preuve qu'ils
n'étaient pas seulement des politiciens extravagans et délirans ; de
Berlin à Stockholm et de Stockholm à Pefrograd, on a pu suivre à la
trace les trente deniers de Judas. Oulianoff, dit Lénine, s'est eni'ui :il
a sans doute trouvé un refuge en Allemagne, son pays de prédilection.
Reste sa séquelle, moins puissante maintenant que ses mobiles sont
découverts, mais toujours dangereuse par ses artifices. La trahison est
comme un fleuve qu'il est possible de tarir à sa source, très difficile
de briser dans son cours, impossible d'empêcher d'inonder et
d'emporter tout, quand il a pris, en coulant largement, la force de
s'épandre. Si Kerensky veut en venir à bout, c'est chez les faux
Zinovieff et les faux Kameneff, chez les Apfelbaum et les Rosen-
feld, qu'il est obligé d'aller la chercher, puisqu'il ne peut étendre le
bras assez loin pour l'atteindre à son origine.
En attendant, les conséquences sont là : tout l'effort militaire de
trois ans est compromis, ou même davantage; l'oflfensive de Brous i
silofT, celle de l'été de 1916, avec ses 500 000 prisonniers, ses milUers
de kilomètres carrés reconquis ou conquis, est annulée; en GaUcie,
en Bukovine, les Empires centraux effacent et rectifient « la carte
de guerre; » ils entament la Podolie, la Moldavie; ils guettent la
Bessarabie. La Russie, mordue au Nord, ne mord plus au Sud ;
envahie, elle ne rend plus l'invasion. Peut-être, à présent que l'état-
major allemand ne croit plus avoir d'intérêt à la ménager, et qu'U a
versé dans ses veines les philtres de dissolution, se prépare-t-il pour
elle de grandes batailles. Mais la plus grande de toutes est certaine-
ment celle que Kerensky livre à l'anarchie. Qu'il la gagne, qu'il
forme à son image un gouvernement de guerre, qu'il le pénètre et
quU pénètre la nation de cette vérité élémentaire que la guerre a
ses lois auxquelles les révolutions elles-mêmes ne sont pas dispen-
sées de se soumettre, et rien n'est définitivement perdu. En soi, le
fer et le sang sont injustes et impurs, un gouvernement de Salut
public est tyrannique; il n'est gouvernement de Salut public et ils
n'en deviennent les instrumens sacrés, ils ne se purifient qu'à la
condition qu'ils sauvent.
Par bonheur, sur les autres fronts, les Alliés ont eu d'assez belles
compensations, des revanches où la Russie, la première, s'est taillé
sa part. L'armée russo-roumaine, — indemne ou moins touchée en
9S0 \EVUE DES DEUX MONDES.
ses élémens russes, reconstituée en ses élémens roumains, — a
attaqué, dans les vallées du Trotus, de la Susita et de la Putna; sur
une longueur de soixante kilomètres, elle a enfoncé les lignes
ennemies d'une vingtaine de kilomètres en profondeur; mais les
événemens qui se sont passés sur le Dniester ralentissent et sus-
pendent sa marche, s'ils ne la mettent en péril.
Sur notre front occidental, les Anglo-Français, ayant mené à bien
une préparation d'artUlerie telle que cette guerre, qui en avait déjà
vu tant, et à pleine puissance, n'en connaissait pas encore d'aussi
formidable, se sont ébranlés simultanément, une armée française
en liaison, sur sa droite, avec les armées britanniques, sur sa
gauche, avec l'armée belge. Une bataille s'est engagée, formidable
comme sa préparation même, mais, selon toute probabiUté, formi-
dable en durée comme en intensité; bataille de patience autant que
de violence, dans laquelle la tempête du f'août et les pluies dilu-
viennes qui l'ont suivie n'auront fait que marquer une pause, juste
le temps d'organiser le terrain gagné et de faire avancer, par des che-
mins défoncés, les canons géans. Une bataille aussi décisive qu'au-
cune bataille puisse l'être dans cette guerre jusqu'ici sans décision où
chaque bataille est toute une guerre, c'est bien ainsi que la jugent les
Allemands qui la voyaient venir, puisque la seule image en a par
avance glacé la joie lyrique, assombri l'éclat oratoire et épistolaire
de l'Empereur, dans sa harangue de Tarnopol, dans ses dépêches à
Hindenburg et à M. Kaempf, dans ses manifestes commémoratifs à
la nation et à l'armée. Les nuées que le vent amasse dans l'Ouest
obscurcissent à ses yeux le nouveau soleil qui se levait à l'Orient. Il
pense au « bombardement » qui, là-bas, se prolonge, s'accroît sans
cesse, se décuple, se multiplie, aux « assauts » qui vont se produire.
Il sent, sur sa tête et sur sa langue, le poids « d'un monde d'enne-
mis. » Où sont les trompettes du triomphe ? Le ton est résigné, le
souffle court. Par habitude, automatiquement, dans un soupir beau-
coup plus que dans un défi, Guillaume II balbutie encore : « Dieu est
avec nous ! » Les deux larrons du Gol gotha purent aussi le dire sur
leur croix. Mais ils ne ressuscitèrent pas avec Jésus, le troisième jour
Pour nous, la bataille des Flandres commence bien, et même
un peu mieux que bien, mais elle ne fait que commencer, et nous
devons savoir, nous ne devons pas oublier que, comme toutes les
batailles de cette guerre, elle sera longue et dure. Longue et dure
comme cette guerre elle-même, dont la fin seule est sûre. Elle va
continuer, avec des intermittences, des péripéties, des contretemps^
REVUE. CHRONIQUE.
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des incertitudes, des émotions, pendant des semaines etdes semaines,
peut-être pendant plusieurs mois. Ne retombons pas dans les fautes
ou dans les erreurs d'un récent passé. Ne nous élançons pas trop
haut et ne nous lassons pas trop tôt. Vaincre, dans une bataille de
durée, est naturellement une affaire d'endurance. Verdun et l'Aisne
ont démontré que nous avions cette vertu, ou qUe nous l'avons
acquise, et que nous sommes capables de la conserver. Mais mesu-
rons et bornons nos desseins, sinon nos désirs ; réglons sur le possible
sinon nos ambitions, nos satisfactions. De la bataille qui commence,
et sur le caractère de laquelle il importe de ne pas se tromper, n'atten-
dons pas directement, immédiatement, de trop grands résultats terri-
toriaux. Là, dans ce décor historique, sur ce sol humide et bourbeux,
sur cette espèce de chaussée ou de digue à peine émergente, comme
sur une planche jetée au-dessus des marécages, va être vidée, en
champ clos, la querelle, depuis longtemps fatale, de l'Allemagne et
de l'Angleterre. C'est là qu'avec les Belges et nous comme seconds,
« la misérable petite armée anglaise, » que ce grossier Allemand
d'Erzberger voulait jadis faire prendre tout entière par un vieux gé-
néral prussien décrépit, hissé sur un cheval fourbu, pour l'exhiber, à
titre de curiosité, dans les cirques, cette petite armée, devenue une
nation en armes, — et quelle nation, qu'ahmentent les ressources de
la moitié de l'univers ! — a appelé en duel la colossale armée de
l'Empire, grossie de toutes les classes qu'elle a drainées jusqu'aux
raclures et épluchures, encadrée par ses plus vieilles bandes, com-
mandée par ses chefs les plus réputés.
Déjà, dans la période préparatoire et dans la première phase de la
bataille même, l'Allemagne paraît être dominée. Nos alliés et
nous, lui opposons cinq pièces de canon pour une ; ses feux sont
éteints, ses a\dons descendus, ses yeux crevés, ses réseaux barbelés
détruits, ses repaires éventrés, toutes ses malfaisantes et maudites
inventionsi, ses flammes et ses fumées d'enfer retournées contre elle,
à son tour empoisonnée par ses odeurs, tuée par sa propre pesti-
lence. Elle n'a pas répugné à faire de toutes les sciences une encyclo-
pédie du meurtre ; en invoquant, à l'aide de sa perfidie et de sa bru-
talité, une chimie dévastatrice, assassine et incendiaire, elle nous a
forcés, pour nous défendre, à convenir, plus de cent ans après la
Révolution française, que la République, elle aussi, peut avoir besoin
de chimistes. L'Allemagne a voulu faire la guerre d'usure, voir qui
frapperait le plus fort, qui supporterait le plus aisément. La voilà
accrochée au croc qu'elle a elle-même tendu. Lorsqu'elle sortira de
9S2 REVUE DES DEUX MON D 29.,
la bataille des Flandres, quelle que soit la variation de la « carte
de guerre, » quelle que soit, sur le terrain, l'étendue de nos gains et de
ses pertes, il n'y aura plus qu'un coup de lime à lui donner. Et la lime
sera de belle taille et de bonne trempe, tenue par une main robuste.
Elle sera, comme on dit à Paris, quand on y veut tout dire, « améri-
caine ! »
Ainsi se présente, en son ensemble, dégagée de considérations
incidentes ou accessoires qui n'y changeraient rien, la situation mi-
litaire, dans ce qu'elle a de favorable et ce qu'elle a de défavorable.
Tâchons, en simplifiant de même, de montrer aussi clairement de
quelle situation politique elle se double. Une des forces de l'Alle-
magne dans cette guerre a été de souder l'une à l'autre les deux tac-
tiques, de joindre et de combiner ses deux ofTensives. Parlant de la
crise allemande, nous en avons parlé sérieusement, comme si,
sérieusement, il y avait eu crise en Allemagne. Nous avons cherché
de notre mieux le sens du discours prononcé au Reichstag par le
nouveau chancelier, comme si M. le docteur Michaëlis avait tenu à
ce qu'il eût un sens, à ce qu'on lui en donnât un, et à ce que ce
fût bien celui que l'on préférait y attacher. Mais l'opération peut se
présenter sous un autre aspect. Il n'est pas interdit d'admettre, ou
du moins on ne doit pas rejeter a priori, l'hypothèse d'une pure
comédie, dans laquelle M. Scheidemann, M. Erzberger, M. Michaëlis
lui-même, auraient joué chacun leur rôle, dont tous les groupes poli-
tiques se seraient faits plus ou moins les comparses, et qui aurait eu
pour objet, en faisant croire à un désir de paix chez les Allemands,
de surexciter les « maximalistes » russes, de semer des hésitations
ou des dissentimens chez les Alliés, de rompre dans les différens
pays l'union des âmes, et de brouiller entre elles, si c'était possible,
les puissances de l'Entente, sournoisement induites à se méfier les
unes des autres. Une chose, après coup, corrobore l'hypothèse qu'il y
eut, dans la dernière crise, de la comédie : l'incident que vient de
soulever, avec une inconscience rare même parmi ses compatriotes,
M. le docteur Michaëlis.
Il n'avait pas dû être enchanté de ses débuts comme chancelier
devant le Parlement de l'Empire, où il avait en effet trouvé le secret
de décevoir ou de mécontenter tout le monde et de ne réaliser ni les
espérances ni les craintes que sa nomination avait fait naître. Ce
fonctionnaire bien noté, mais peu reluisant, que la fortune était allée
soudain tirer du rang des gens « qui ne sont pas nés, » qui ne sont ni
hoch^ ni wohl, ni, à plus forte raison, hochivohigeborcn, et dont elle
REVUE CHRONIQUE.
953
avait fait, en le touchant, un personnage, le premier de l'Allemagne
après l'Empereur, avait laissé surtout à son auditoire une impression
de médiocrité. Il l'a senti. D'autre part, les journaux, le Times en tète,
venaient de rappeler l'attention sur la Conférence tenue à Potsdam, le
5 juillet 19 14, un mois avant la déclaration de guerre, entre Allemands
et Autrichiens, souverains et princes héritiers, ministres, chefs d'état-
major; et par cette publication, qui n'était du reste qu'une réédition,
venait d'être posée derechef, ravivée, la question toujours brûlante
des « responsabilités de la guerre, » que Guillaume II s'évertue à
secouer, mais qioi lui colle au dos comme une tunique enduite de
soufre. Le crime des Empires du Centre, qui, dans la position réci-
proque de l'Allemagne et de l'Autriche, dans l'enchaînement des
causes et des faits, est avant tout le crime allemand, — ici encore,
l'Allemagne, l'Allemagne par-dessus tout! — était une fois de plus
démontré. M. MichaëUs, encore novice, s'est cru assez mahn pour
donner le change, par un recours à la ruse puérile que pratiquent
tous les écoliers, et dont nous avons souri l'autre jour : « Ce n'est
pas moi! C'est lui! » Mais tandis que, d'abord, iU'avait fait avec une
légèreté relative, ensuite, de peur que le coup n'eût pas porté, il a
insisté germaniquement. Ne pouvant, décemment ou indécemment,
prétendre que c'était la France qui, il y a trois ans, avait rendu la
guerre inévitable, il s'est proposé d'établir que c'était elle qui main-
tenant en rendait nécessaire la prolongation.
Par cette révélation, M. Michaëlis se flattait de faire du neuf, de se
distinguer de M. de Bethmann-Hollweg, demeuré empêtré dans ses
chiffons de papier, et de ses compères viennois qui n'avaient su que
rabâcher piteusement des fables ridicules, des histoires absurdes, des
contes à dormir debout. Et l'instant lui paraissait bon. Chargé de ré-
soudre le problème, il en repassait en esprit les données, telles qu'U
aimait à se les représenter : la débâcle russe, le fléchissement, signalé
avec complaisance et combien d'exagération! du moral des nations
de l'Entente, les difficultés que certains d'entre les Alliés devaient avoir
à s'accorder sur certains points, les lenteurs obligées, mais pesantes,
de l'intervention américaine, la lassitude plus sensible au quatrième
anniversaire (l'Allemand, homme d'imitation, est, naturellement aussi,
un homme à anniversaires), la douleur des familles ravagées ou
séparées, les souffrances, les privations, la gêne, la satiété de la mort,
la poussée de la vie qui veut renaître, les agitations des partis et des
syndicats de profiteurs qui pensent aux affaires de demain, les tra-
casseries en vue d'une paix brusquée et bâclée dont quelques-uns
954 REVUE DES DEUX MONDES.i
grilleraient de s'attribuer le mérite, fût-il illusoire, et l'avantage, ne
fût-il qu'électoral. Le milieu, comme l'instant, était donc propice. Le
chancelier a alors lancé son brûlot, tiré son pétard, dernier gaz
asphyxiant sorti du laboratoire de la Wilhelmstrasse. Solennelle-
ment, comme s'il déposait une pièce capitale dans les archives
des siècles, M, Michaëlis a pris le monde à témoin. « Il sera de la
plus haute importance pour le monde entier, a-t-il dit aux cin-
quante reporters qu'il avait convoqués tout exprès, de connaître
que des preuves écrites de la convoitise de nos ennemis sont tombées
entre nos mains et que nous savons ainsi les vraies raisons de la
continuation des sanglans massacres entre les nations. Je veux parler
des rapports de témoins oculaires et auriculaires des débats secrets
dans la Chambre française des députés, le 1*'' et le 2 juin. »
Expédions tout de suite une question préjudicielle. A interpréter
littéralement l'affirmation de M. Michaëlis, le chancelier allemand
aurait entre les mains « des preuves écrites » de nos « convoitises ; »
et ces preuves écrites seraient « des rapports » émanant, à un degré
quelconque, de « témoins oculaires et auriculaires » du comité secret
de la Chambre française. Ce n'est, à coup sûr, un mystère pour per-
sonne que des comptes rendus d'un des comités précédens ont couru
tout Paris, qu'on en offrait des copies à prix fixe, et que, pour le
dernier, celui auquel M. Michaëlis a fait allusion, il en a circulé de
café en café des versions, les unes assez fidèles, les autres défigu-
rées. On l'a su. La police l'a su, le gouvernement l'a su, la Chambre
des députés l'a su. Qui s'en est ému ? Ou du moins qui a fait quelque
chose de plus que si l'on ne s'en émouvait pas? Et, aujourd'hui que
des « rapports » fondés sur ces feuillets clandestins sont arrivés en
Allemagne, qu'est-ce que cela prouve? Non point qu'il y ait quelque
part chez nous un traître, mais qu'il y a dans la Chambre beau-
coup de bavards, et qu'un secret confié à six cents personnes ne
saurait plus être, on s'en doute bien, un secret (l'art des conjurations
le bornait strictement à trois, et encore!). Gela prouve, par surcroît,
que les comités secrets, qui sont sans secret, ne sont pas sans incon-
vénient, comme voulut le dii'e M. le général Lyautey, à qui il en
coûta son portefeuille de s'être permis de le supposer.
Mais, sur le fond, sincèrement, sans commettre une indiscrétion
que nous reprocherions à d'autres, nous pouvons nous porter garant
que, si la chancellerie a payé cher ce prétendu document, elle a
été volée. Il a peut-être été dit, en comité secret, les 1" et 2 juin,
quelque chose de cela, mais pas cela, et pas comme cela. L'informa-
REVUE. CHRONIQUE. 955
teur des informateurs de la chancellerie s'est embrouillé dans une ma-
tière délicate, tout en nuances, qu'il est possible que tous « les témoins
oculaires et auriculaires » n'aient pas toutes très finement discernées
ni très exactement perçues; qu'au demeurant il était impossible aux
informateurs de seconde main, même s'ils n'étaient pas professionnel-
lement des déformateurs, de comprendre et de rendre en leur subti-
lité. Nous n'osons dire rien de plus, et c'est dommage : M. Michaëlis
verrait à quel point il a été trompé. Il lui est d'ailleurs facile de le
deviner, et même de le toucher du doigt. S'il tient à être renseigné
sur ce point d'histoire, qui n'est et ne sera, quoi qu'il veuille, qu'un
point d'histoire, qu'il lise attentivement la réponse de M. Ribot.
Jamais un plus honnête homme n'a tenu un plus honnête langage.
A quoi bon biaiser ? Le point vif, et que le chanceUer a voulu
faire aigu, c'est la condition future de la rive gauche du Rhin. Il a
accusé nos ministres, ou même personnellement M. le Président de
la République, d'avoir conclu, à ce sujet, dans les derniers temps
de l'ancien régime en Russie, un traité secret avec le tsar, nous
réservant de procéder, sur la rive gauche du Rhin, à « de vastes mo-
difications territoriales. » M. Ribot a répondu : « Il ne s'agit que de
nous garantir contre une nouvelle agression, non pas en annexant à
la France les territoires de la rive gauche du Rhin, mais en faisant au
besoin de ces territoires un État qui nous protégerait ainsi que la
Belgique contre une invasion d'outre-Rhin. » M. Michaëlis lui-même
doit voir à présent qu'il y a une nuance, et il doit en prendre son
parti. Personne en France ne veut aller au delà, mais personne non
plus ne veut rester en deçà. Contre une nouvelle agression de
l'Allemagne, nous qui les comptons par centaines depuis qu'il y a des
Allemands et avant même qu'il y eût une Allemagne, nous entendons
qu'on nous donne des garanties, et des garanties positives. Nous ne
disons pas « territoriales, » par des annexions, mais nous disons caté-
goriquement positives, par des démantèlemens, des démobilisations,
des démilitarisations, en un mot par une « déprussification. » En
quoi nous nous montrons singulièrement plus modérés que les pan-
germanistes, qui réclament Longwy, Briey, Calais, Dunkerque,
Anvers et toute la côte belge, au minimum. A qui la faute, si l'Alle-
magne est un voisin si incommode que l'on ne puisse vivre à côté
d'elle sans s'en garder par une « marche? »
C'est tout, et voilà bien du bruit. Mais peut-être M. Michaëlis
désirait-il simplement faire beaucoup de bruit. Hors d'Allemagne,
l'Alsace-Lorraine, du point de vue allemand, ne « rend » plus. Il
9S6 HEVLE DES DEUX M0NDË3.
n'est pas, jusqu'au Soviet qui, sous réserve des formes, ne s'associe à
notre revendication, et que la chancellerie impériale ne renonce à
échauffer ou à refroidir sur l'Alsace-Lorraine. Mais elle a cru qu'il en
irait bien autrement de la rive gauche du Rhin, surtout en y mêlant
les sinistres projets du tsarisme exécré. Elle a cru souverainement
habile de marier à nouveau, après la lettre, le tsar et la République
française. Et elle n'a pas visé la Russie seulement. Ailleurs encore,
de l'autre côté de l'Océan, les mots d'annexions et de conquêtes pou-
vaient faire dresser l'oreille dans un geste ombrageux. Divide et im-
pera, disait l'autre ; mais il avait la manière. M. Michaëlis ne l'a pas ;
il découvre trop son jeu; il montre trop la patte. Ce n'est pas du bel
ouvrage. La double fin de sa machination se voit des extrémités de
la planète : soutenir l'esprit de guerre en Allemagne, et le faire baisser
dans l'Entente, troubler les Alliés et attendrir les neutres, en feignant
que l'Allemagne veut une paix raisonnable que la vorace Entente
s'obstine à repousser. Cependant, avec une maladresse qui a l'air
d'une flatterie, le comte Czernin appuie la manœuvre. Lui, c'est à
l'Angleterre qu'il s'adresse. Il affecte de prendre au bond une phrase
de lord Robert Cecil disant : « L'Autriche-Hongrie n'est pas notre
principal ennemi. » Qu'est-ce à dire, pour le comte Czernin? Il sup-
prime l'épithète, comme évidemment déplacée, et c'est-à-dire :
« L'Autriche n'est pas notre ennemi. » Sur quoi, tout allié qu'il est
de l'Allemagne qui matin et soir prie Dieu de punir l'Angleterre et de
faire de l'Empereur le ministre de ses vengeances, il offre tranquil-
lement son arbitrage.
De l'une et de l'autre démarche, nous concluons que les Empires
du Centre, ainsi que nous l'avons dit, veulent encore la guerre, mais
qu'en dépit de chances mihtaires que la complexité même de
l'Entente fait reverdir à chaque saison, ils la peuvent de moins en
moins, et ne la pourront bientôt plus. Cette guerre n'est point une
guerre ordinaire : plus de la moitié de l'univers y est en lutte contre
quatre puissances, deux grandes et deux petites, sous le régime des
nations armées, mais armées de tout ce qu'elles possèdent ou se pro-
curent, population, production, richesses, subsistances, industrie,
capacité d'achat et de transport. Il est possible qu'elle se termine par
une victoire qui ne soit pas une action spécifiquement mihtaire, par
une défaite qui soit surtout une failUte ou une défaillance. Mais ce
qui est tout à fait impossible, dune impossibilité physique et mathé-
matique, c'est qu'à la longue, l'univers ne l'emporte pas.
Tan lis que le chancelier s'occupait, avant de commencer ses
REVUE. — CnROIVIQUE. 951
visites, à préparer ainsi son camouflet (dans les deux sens du mot), la
Conférence des Alliés; à Paris, était close par la déclaration réitérée
de leur inébranlable résolution. Certaines difficultés, qu'on escomptait
dans le camp adverse, ou n'avaient pas été soulevées, ou avaient été
écartées, ou avaient été esquivées. Le fagot d'épines des questions
balkaniques avait été délié par les mains souples des Grecs et des
Italiens assis autour de la même table. L'opinion de la révolution
russe sur « les buts de guerre » et le ferme propos des puissances
occidentales ne s'étaient pas entre-choqués. La suite des conver-
sations avait été opportunément renvoyée aune seconde réunion qui
devait se tenir à Londres. Mais, dans le même temps et à Paris même,
siégeaient, en une sorte de Conférence officieuse, à côté de la
Conférence officielle, des délégués des partis socialistes de France,
d'Angleterre et de Russie. Toujours la concurrence des diplomaties.
Le Soviet de Petrograd s'y était fait représenter par quatre plénipo-
tentiaires, notamment par MM. Ehrlich et Goldenberg, qui sont, à
n'en pas douter, d'excellens patriotes russes, bien que leurs noms
ne rendent pas un très pur son de cristal slave. Ces quatre citoyens,
tout frais émoulus de l'autocratie, nous ont prodigué leurs conseils
avec une largesse parfois un peu choquante. « Voici ce que nous
voulons, ') tranchent-ils. Mais que veulent les autres? Car les autres
aussi ont le droit de vouloir. La révolution russe, ou quelques révo-
lutionnaires, pensent et parlent de la sorte, c'est entendu. Et, avec
leurs avis, qu'est-ce qu'ils apportent?
Ce que MM. Ehrlich, Goldenberg et leurs compagnons ont dit,
dans cette conférence à côté, nous passionne médiocrement et môme
nous intéresserait peu si nos socialistes, à nous, ne l'avaient pas
entendu, et si ce n'étaient pas des perroquets. Le lendemain,
M. Renaudel se perchait à la tribune de la Chambre. Sous le prétexte
un peu gros d'empêcher M. le président du Conseil de favoriser par
son silence la manœuvre de M. Michaëlis, il le sommait de renoncer
publiquement pour l'avenir à toute autre garantie contre le retour
d'une agression allemande que l'institution de la « Société des
nations. » Mais l'homme peut s'instruire chez les bêtes, et se souvenir
que la première « Société des nations » fut celle du Loup et de
l'Agneau, et la seconde, celle des Animaux malades de la peste.
M. Ribot l'a vu clairement et clairement dit. Il convient de lui en
savoir gré, autant que d'avoir posé, comme une borne infranchis-
sable à des empiétemens qui devenaient excessifs, cette maxime
fondamentale : « Il n'y a pas, en France, d'autre gouvernement que
958
REVUE DES DEUX MONDES.
le Gouvernement. » Que si tout ce tapage avait pour objet final
d'obtenir de la fatigue de l'autorité la facilité de se rendre, au
sortir d'une conférence préliminaire, à un autre congrès interna-
tional, où ne seraient pas seulement des socialistes alliés, quand il
abandonnerait Stockholm pour Christiania, nous nous retournerions
encore vers M. le président du Conseil et nous en appellerions de
M. Kenaudel à M. Ribot. Les paroles restent.
Il y a des paroles qui méritent de rester. M. Balfour, M. Bonar
Lavv, M. Sonnino,M. Pacbitch, en ont prononcé ces jours-ci. M, Lloyd
George, à lui seul, peut en inscrire deux à son compte. « La guerre,
a-t-il dit, est une terrible chose, mais joas aussi terrible que le serait
une mauvaise paix. » Et encore : « L'Allemagne, qui a manqué son
coup, s'arrangerait pour ne pas le manquer une autre fois. // faut quil
n^ y ait pas d'autre fois. » Une paix juste et réparatrice, une paix solide,
une paix durable, une paix moins terrible que cette terrible guerre,
et la guerre qu'U faut pour l'assurer, tant qu'il la faudra, parce qu'il
nous faut une paix définitive, c'est à cette pensée que le globe est
comme suspendu. Toute sa vie se rassemble et s'organise autour de
cet axe. Autour de lui, se groupent en un système d'événemens les
accidens ou incidens quotidiens dont la terre et les mers s'emplis-
sent jusqu'à en déborder. Même les affaires intérieures de chaque
pays, conflits constitutionnels, orages parlementaires, embarras minis-
tériels, empruntent de cette grande et unique affaire un immense
surcroît d'importance. Affaires d'Irlande, d'Espagne, de Grèce :
l'Occident, le Midi, l'Orient, l'Extrême-Orient. Il nous est arrivé de
dire de la Chine qu'elle ne faisait rien comme personne. Nous lui
devons amende honorable. Elle vient de faire comme tout le monde
(y compris la république noire de Libéria), et de déclarer la guerre à
l'Allemagne.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Dgumic.
SIXIÈME PÉRIODE. — LXXXVIP ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
DU
QUARÀINTIÈME VOLUME
JUILLET — AOUT
Livraison du l^' Juillet.
Pages.
L\ Ci.osEpiE DE Champdolent, dernière partie, par M. René BAZIN, de
l'Académie française ^
Visites au front. — Sur le front anglais (juin 1916). — 1. Vers les
TRANCHÉES. — DEVANT LA CRÈTE DE VlMY, par M. AnDRÉ CHEVRILLON ■ 46
Le Péril de notre marine marchande. — III. L'Insuffisance de nos ports
DE commerce, par M. J. CHARLES-ROUX 81
Poésies, par Madame la Comtesse DE NOAILLES 108
L'Extké.mk-Orient pendant la guerre (1914-1917), par M. A. GÉRARD. , . 121
Notre avenir économique. — France et Espagne, par M. Louis DE LAUNAY,
de l'Académie des Sciences 150
Lendemains de révolution a Pétrograd. — LE Conseil des députés, ouvriers
ET SOLDATS. — LA FÊTE RÉVOLUTIONNAIRE. — UNE INTERVIEW DE
M. MlLlOUKOFF. — LÉNINE AU PALAIS DE LA DANSEUSE, par MaRYLIE
MARROVITGH 180
Revue dramatioie. — L'Élévation, à la Comédie-Française, par M. René
DOUMIC, de l'Académie française ' 211
Revck littéraire. — Les Amours d'un philosophe, par M. André
BEAUNIER 211
Chronique de la quinzaine, histoire politiquk, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 22?
Livraison du 15 Juillet.
La Bataille des Flandres. — L'Yser et Ypres. — I. La Course a la mer.
— Les Belges sur l-Yser. — Les Anglais au sud d'Ypres. — Une armée
française de Belgique (avec cartes), par M. Louis MADELIN 241
Marseille pendant la guerre, par M. Louis BERTRAND 277
Récits de l'invasion. — I. L'Oubliée, par Camille MAYRAN 306
Visites au front. — Sur le front anglais (juin 1916). — II. Quelques
métbodes. — Voix du dimanche. — Le Champ de bataille de u Artois.
— Ceux que nous garderons, par M. André CHEVRILLON 34.^
Un nouvel acteur sicilien : Angelo Musco, par M. Paul HAZARD 378
L'Aventure sentimentale de J.-Il. Bernstorff (1741-1748), par M™® Martine
RÉMUS.\T 387
960
REVUE DES DEUX MONDES.
Pages.
Aux Régions dévastées. — I. Les Ruines, par M. Gaston DESCHAMPS. . 406
Les Offensives conjuguées, par M. le Contre-Amiral DEGOUY 432
Réceptions académiques. — Réception de M. Alfred Capus, par M. Henry
BIDOU 449
Revue scientifique. — Le Réglage du tir de vartillerie, par M. Charles
NORDMANN 457
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 469
Livraison du 1^'' Août.
L'Alsace-Lorraine a la veille de la délivrance, par M. l'Abbé WETTERLÉ. 481
La Bataille des Flandres. — L'Yser et Ypres. — II. La Bataille d'Ypres.
— L'Offensive alliée. — L'Assaut allemand. — Le Rétablissement.
— Les Résultats (avec une carte), par M. Louis MADELIN ;i06
Récits de l'invasion. — II. Histoire de Gotton Connixloo, par Camille
MAYRAN 540
Trois ans après. — Le Miracle français, II, par M. Victor GIRAUD. . . . S70
La Guerre en montagne. — Les Routes D'une armée. — Au Cœur des
pierres. — PODGORA, GORITZ. — DES ARMÉES ET DES AVALANCHES. —
Le Front du Trentin, par M. Rudyard KIPLING . 60!
En Amérique. — Avec M. Viviani et le maréchal Joffre, par Pierre
DE LEYRAT 632
La Russie au bord de l'abîme. — Pour et contre le gouvernement provi-
soire i'20 AVRlLjS MAI). — LA « GARDE ROUGE. » — On DÉf-ERTE... ON FRA-
TERNISE. — L'ANARCHIE DANS LES VILLES. — LA JACQUERIE DANS LES
CAMPAGNES. — UNE ÉCLAIRCIE, par Marylie MARROVITGH 666
Revue littéraire. — Nouveaux Essais de Théodore de Banville, par
M. André BEAUNIER 697
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 709
Livraison du 15 Août.
L'Enigme de Charleroi. — I.La Manœuvre de Belgique.— Les Combats de
LA Sambre [16-95 AOUT i9ii), avcc cartes, par M. G. HANOTAUX, de l'Aca-
démie française 721
Le Cardinal Mercier, par M. Georges GOYAU. 762
Récits de l'invasion. — Histoire de Gotton Connixloo (deuxième partie),
par Camille MAYRAN 800
L'Éternel champ de bataille : Les Bonnes gens de chez nous, H, par
M. Louis BERTRAND 828
Poésies. — Le Poème des Jardins, par M. le Comte Ernest DE GANAY . . 8.j8
Le Martyre de Reims. — Les Écoles dans les caves. — Journal de L'ins-
pecteur PRIMAIRE, par M. 0. FORSANT 866
Où en est l'armée allemande? par **' 883
La Situation agricole en France, par M. Daniel ZOLLA 912
Revue scientifique. — Les Plaies de guerre, par M. Charles NORDMANN. 935
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 947
Parti. — Typ. Philippe Renooard, 19, rue des Saiots-P^res.
TUFTS UNIVERSITY LIBRARIES
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